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Affaire T455/17

Naser Bateni

contre

Conseil de l’Union européenne

 Arrêt du Tribunal (première chambre) du 7 juillet 2021

« Responsabilité non contractuelle – Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises à l’encontre de l’Iran – Liste des personnes et entités auxquelles s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Compétence du Tribunal – Prescription – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers »

1.      Politique étrangère et de sécurité commune – Compétence du juge de l’Union – Recours en indemnité – Recours visant à obtenir réparation du préjudice subi du fait de l’inscription erronée sur une liste de personnes faisant l’objet de mesures restrictives et de la mise en œuvre desdites mesures – Inclusion

(Art. 340 TFUE ; décisions du Conseil 2011/783 et 2013/661 ; règlements du Conseil no 1245/2011, no 267/2012 et no 1154/2013)

(voir points 48-51)

2.      Recours en indemnité – Délai de prescription – Point de départ – Responsabilité du fait d’un acte individuel – Préjudice moral – Date de l’apparition des effets dommageables de l’acte

(Statut de la Cour de justice, art. 46 et 53, 1er al. ; règlements du Conseil no 1245/2011, no 267/2012 et no 1154/2013)

(voir points 61-63, 69-71)

3.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union – Marge d’appréciation de l’institution lors de l’adoption de l’acte – Appréciation de l’illégalité de l’acte ou du comportement de l’institution – Nécessité de prise en compte d’éléments contextuels et temporels – Existence d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union – Absence

(Art. 340, 2e al., TFUE ; règlements du Conseil no 1245/2011, no 267/2012 et no 1154/2013)

(voir points 83, 86, 87, 89-93, 114, 115, 119-121, 123, 124, 128, 129)

4.      Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives à l’encontre de l’Iran – Gel des fonds de personnes, entités ou organismes reconnus par le Conseil comme participant à la prolifération nucléaire – Obligation d’étendre cette mesure aux entités détenues ou contrôlées par une telle entité – Notion d’entité détenue ou contrôlée – Capacité d’influence, par les entités ou organismes reconnus par le Conseil comme participant à la prolifération nucléaire, sur les choix de l’entité détenue ou contrôlée – Inscription sur les listes de telles personnes ou entités pour éviter le contournement des mesures restrictives – Inclusion

(Règlements du Conseil no 1245/2011, no 267/2012 et no 1154/2013)

(voir point 94)

5.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union – Exigence d’une méconnaissance manifeste et grave par les institutions des limites de leur pouvoir d’appréciation – Mesures de gel des fonds – Appréciation de la légalité du comportement des institutions – Preuve – Sources d’information de caractère public – Violation suffisamment caractérisée des conditions matérielles d’inscription sur les listes – Absence

(Art. 21 TUE ; règlements du Conseil no 1245/2011, no 267/2012 et no 1154/2013)

(voir points 97-107, 110-113, 125-127, 130)

6.      Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives à l’encontre de l’Iran – Gel des fonds de personnes, entités ou organismes participant ou appuyant la prolifération nucléaire – Appui aux activités nucléaires de l’Iran posant un risque de prolifération – Notion – Personnes et entités fournissant des services d’assurance ou d’autres services essentiels à la compagnie de transport maritime de la République islamique d’Iran ou à des entités lui appartenant, étant placées sous son contrôle ou agissant pour son compte – Portée

[Décision du Conseil 2010/413, telle que modifiée par la décision 2013/497, art. 20, § 1, b) ; règlements du Conseil no 267/2012, tel que modifié par le règlement no 971/2013, art. 23, § 2, e), et no 1154/2013]

(voir points 116, 117)

7.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers – Exercice du droit de recours ayant abouti à un arrêt en annulation – Protection juridictionnelle effective – Violation – Absence

(Art. 340, 2e al., TFUE)

(voir points 131, 132)

Résumé

À la suite de l’adoption, par le Conseil de sécurité des Nations unies, de plusieurs résolutions visant le programme de prolifération nucléaire développé par la République islamique d’Iran (1) et demandant, notamment, aux États membres de geler, du fait de ses activités maritimes, les avoirs de la compagnie Islamic Republic of Iran Shipping Lines (ci-après « IRISL ») et des personnes physiques ou morales qui pourraient être liées à celle-ci, le Conseil de l’Union européenne avait adopté des mesures restrictives contre IRISL, contre la société HTTS Hanseatic Trade Trust & Shipping (ci-après « HTTS ») (2), une société de droit allemand exerçant des activités d’agent maritime et de gestionnaire technique de navires, et contre M. Naser Bateni (3). Le Conseil avait, par la suite, prorogé ces mesures à plusieurs reprises.

HTTS avait été réinscrite le 25 octobre 2010 sur la liste des personnes et entités visées par ces mesures au motif qu’elle était placée sous le contrôle ou agissait pour le compte d’IRISL (4), et le 23 janvier 2012 également, pour le motif qu’elle était enregistrée en Allemagne à la même adresse que IRISL Europe GmbH et que M. Naser Bateni, son dirigeant, était précédemment employé par IRISL (5). Ce dernier avait, quant à lui, été inscrit sur la liste en cause le 1er décembre 2011 au motif qu’il était l’ancien directeur juridique d’IRISL et directeur de HTTS, sanctionnée par l’Union. Après que le Conseil a adapté les critères d’inscription en ciblant directement les « personnes et entités qui fournissent des services d’assurance ou d’autres services essentiels à […] IRISL ou à des entités qui sont sous [son] contrôle ou qui agissent pour [son] compte » (6), M. Naser Bateni a été maintenu sur la liste au motif qu’il avait agi pour le compte d’IRISL, qu’il en avait été le directeur jusqu’en 2008, puis directeur général d’IRISL Europe et qu’il était le directeur de HTTS qui, en tant qu’agent général, fournissait des services essentiels à deux autres entités maritimes, SAPID et HSDL, également désignées comme des entités agissant pour le compte d’IRISL (7).

HTTS et M. Naser Bateni (ci-après « les requérants »), ainsi que la société IRISL, ont attaqué, devant le Tribunal, la plupart des mesures successives adoptées à leur encontre par le Conseil et en ont obtenu l’annulation (8). Dans ce contexte, les requérants ont demandé, sur le fondement des articles 268 et 340 TFUE applicables en matière de responsabilité non contractuelle de l’Union, la réparation de leurs préjudices respectifs prétendument subis du fait de leurs inscriptions sur les listes litigieuses. Ils faisaient notamment valoir que leurs inscriptions sur les listes concernées constituaient des violations suffisamment caractérisées de règles de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (9).

Dans ces deux affaires, le Tribunal rejette les recours en indemnité des requérants et rappelle, notamment, que la constatation de l’illégalité d’un acte juridique de l’Union ne suffit pas, en tant que telle, pour considérer que la responsabilité non contractuelle de celle-ci tenant à l’illégalité du comportement de l’une de ses institutions soit, de ce fait, automatiquement engagée.

Appréciation du Tribunal

Le Tribunal examine, dans les deux affaires, si les éléments avancés par les requérants permettent de démontrer que les inscriptions en cause constituaient des violations suffisamment caractérisées d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, ainsi que l’exige la jurisprudence en matière de responsabilité non contractuelle de l’Union.

À cet égard, le Tribunal rappelle, dans lesdites affaires, que les paramètres qui doivent être pris en compte dans l’évaluation d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers doivent tous se rapporter à la date à laquelle la décision ou le comportement ont été adoptés par l’institution concernée. Il rappelle également que l’erreur manifeste d’appréciation en tant que moyen avancé à l’appui d’un recours en annulation doit être distinguée de la méconnaissance manifeste et grave des limites qui s’imposent au pouvoir d’appréciation invoquée pour constater une telle violation dans le cadre d’un recours en indemnité.

Or le Tribunal relève que le Conseil disposait de nombreux éléments constituant autant d’indices de liens entre IRISL, HTTS et M. Naser Bateni.

Le Tribunal relève notamment que la notion de société « détenue ou contrôlée par une autre entité » laissait une certaine marge d’appréciation au Conseil et que celui-ci avait fourni des éléments qu’il considérait comme susceptibles d’établir la nature des liens entre HTTS, IRISL et M. Naser Bateni. Dans l’affaire T‑455/17, le Tribunal constate également que les inscriptions du requérant étaient fondées tant sur un lien personnel entre celui-ci et IRISL que sur la circonstance qu’il avait un rôle de gestion à l’intérieur d’une société prétendument contrôlée ou détenue par IRISL, dont HTTS, qui fournissait des services essentiels à d’autres sociétés prétendument contrôlées ou détenues par IRISL. Le Tribunal conclut à cet égard que, même à supposer que, lors des inscriptions litigieuses, le Conseil ait commis une erreur d’appréciation à cet égard, cette erreur ne saurait revêtir un caractère flagrant et inexcusable et il ne saurait être considéré qu’une administration normalement prudente et diligente ne l’aurait pas commise dans des circonstances analogues.

Enfin, le Tribunal écarte les griefs des requérants selon lesquels leurs inscriptions, également fondées sur la participation des sociétés de la compagnie IRISL, dont SAPID et HDSL, à la prolifération nucléaire, étaient erronées du fait de l’annulation, le 16 septembre 2013, des mesures restrictives adoptées contre IRISL (10). Le Tribunal rappelle notamment que la légalité des actes attaqués doit être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date à laquelle l’acte a été adopté et il souligne que la réalité matérielle des violations par IRISL de l’embargo sur les armes imposé par les Nations unies n’avait pas été remise en cause et que l’implication d’IRISL dans trois incidents concernant le transport de matériel militaire augmentait le risque que cette compagnie fût également impliquée dans des incidents concernant le transport de matériel lié à la prolifération nucléaire, de sorte que le Conseil n’a pas commis de violation des conditions matérielles d’inscription de nature à engager la responsabilité non contractuelle de l’Union.

Le Tribunal rejette, en conséquence, les deux recours en indemnité dans leur intégralité.


1      Résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies 1737 (2006), 1747 (2007), 1803 (2008) et 1929 (2010).


2      Décision du Conseil 2010/413/PESC, du 26 juillet 2010, concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant la position commune 2007/140/PESC (JO 2010, L 195, p. 39) et règlement d’exécution (UE) no 668/2010 du Conseil, du 26 juillet 2010, mettant en œuvre l’article 7, paragraphe 2, du règlement (CE) no 423/2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2010, L 195, p. 25).


3      Décision du Conseil 2011/783/PESC, du 1er décembre 2011, modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2011, L 319, p. 71) et règlement d’exécution (UE) no 1245/2011 du Conseil, du 1er décembre 2011, mettant en œuvre le règlement (UE) no 961/2010 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2011, L 319, p. 11).


4      Règlement (UE) no 961/2010 du Conseil, du 25 octobre 2010, concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant le règlement (CE) no 423/2007 (JO 2010, L 281, p. 1).


5      Décision 2012/35/PESC du Conseil, du 23 janvier 2012, modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2012, L 19, p. 22) et règlement d’exécution (UE) no 54/2012 du Conseil, du 23 janvier 2012, mettant en œuvre le règlement (UE) no 961/2010 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2012, L 19, p. 1).


6      Article 20, paragraphe 1, sous b), de la décision 2013/497/PESC du Conseil, du 10 octobre 2013, modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2013, L 272, p. 46) et article 23, paragraphe 2, sous e), du règlement (UE) no 971/2013 du Conseil, du 10 octobre 2013, modifiant le règlement (UE) no 267/2012 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2013, L 272, p.1).Article 20, paragraphe 1, sous b), de la décision 2010/413/PESC du Conseil, du 26 juillet 2010, concernant des mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant la position commune 2007/140/PESC (JO 2010, L 195, p. 39), telle que modifiée par la décision 2013/497/PESC, et article 23, paragraphe 2, sous e), du règlement (UE) no 267/2012 du Conseil, du 23 mars 2012, concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement (UE) no 961/2010 (JO 2012, L 88, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE) no 971/2013.


7      Décision 2013/661/PESC du Conseil, du 15 novembre 2013, modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2013, L 306, p. 18) et règlement d’exécution (UE) no 1154/2013 du Conseil, du 15 novembre 2013, mettant en œuvre le règlement (UE) no 267/2012 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO 2013, L 306, p. 3).


8      Voir arrêt du 7 décembre 2011, HTTS/Conseil (T‑562/10, EU:T:2011:716) ; arrêt du 12 juin 2013, HTTS/Conseil (T‑128/12 et T‑182/12, EU:T:2013:312) ; arrêt du 6 septembre 2013, Bateni/Conseil (T‑42/12 et T‑181/12, EU:T:2013:409) ; arrêt du 16 septembre 2013, Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil (T‑489/10, EU:T:2013:453) ; ainsi que arrêt du 18 septembre 2015, HTTS et Bateni/Conseil (T‑45/14, EU:T:2015:650).


9      Dans l’affaire HTTS/Conseil (T‑692/15 EU:T:2017:890), le Tribunal avait d’abord rejeté, par un arrêt du 13 décembre 2017, la demande en réparation de HTTS. Cet arrêt a ensuite été annulé par la Cour le 10 septembre 2019 dans l’affaire HTTS/Conseil (C‑123/18 P EU:C:2018:694) et l’affaire a été renvoyée devant le Tribunal.


10      Arrêt du 16 septembre 2013, Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil (T‑489/10, EU:T:2013:453).