Language of document : ECLI:EU:T:2019:84

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (troisième chambre élargie)

12 février 2019 (*)

« Responsabilité non contractuelle – Marchés publics de services – Procédure d’appel d’offres – Conflit d’intérêts – Obligation de diligence – Perte d’une chance – Indemnisation »

Dans l’affaire T‑292/15,

Vakakis kai Synergates – Symvouloi gia Agrotiki Anaptixi AE Meleton, anciennement Vakakis International – Symvouloi gia Agrotiki Anaptixi AE, établie à Athènes (Grèce), représentée par M. B. O’Connor, solicitor, Mes S. Gubel et E. Bertolotto, avocats,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par M. F. Erlbacher, Mme E. Georgieva et M. L. Baumgart, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 268 TFUE et tendant à obtenir réparation du préjudice que la requérante aurait prétendument subi du fait d’irrégularités que la Commission aurait commises dans le cadre de l’appel d’offres « Renforcement du système de sécurité alimentaire en Albanie » (EuropeAid/129820/C/SER/AL),

LE TRIBUNAL (troisième chambre élargie),

composé de MM. S. Frimodt Nielsen, président, V. Kreuschitz, I. S. Forrester, Mme N. Półtorak (rapporteur) et M. E. Perillo, juges,

greffier : M. P. Cullen,

vu la phase écrite de la procédure et à la suite de l’audience du 12 décembre 2018,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige et procédure

1        Par arrêt du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T‑292/15, ci-après l’« arrêt interlocutoire », EU:T:2018:103), le Tribunal a accueilli la demande indemnitaire de la requérante, Vakakis kai Synergates – Symvouloi gia Agrotiki Anaptixi AE Meleton, dans la mesure où elle visait la réparation de la perte d’une chance de se voir attribuer le marché objet de l’appel d’offres « Renforcement du système de sécurité alimentaire en Albanie » (EuropeAid/129820/C/SER/AL), organisé par la délégation de l’Union européenne en Albanie, pour le compte de la Commission européenne, ainsi que la réparation des charges et des frais concernant la participation à la procédure d’appel d’offres, majorée d’intérêts compensatoires.

2        Selon les points 4 et 5 du dispositif de l’arrêt interlocutoire, les parties devaient transmettre au Tribunal, dans un délai de trois mois à compter de la date du prononcé de l’arrêt, le montant chiffré de l’indemnité, établi d’un commun accord, ou, à défaut d’accord, faire parvenir au Tribunal, dans le même délai, leurs conclusions chiffrées. Les dépens ont été réservés.

3        Par lettre du 24 mai 2018, la Commission a demandé à ce que ce délai soit prorogé jusqu’au 7 août 2018. La requérante a, quant à elle, demandé, par lettre du 25 mai 2018, que ce délai soit prorogé jusqu’au 28 juin 2018.

4        Par décision du président de la troisième chambre élargie du Tribunal du 28 mai 2018, le délai de trois mois prévu dans l’arrêt interlocutoire a été prorogé jusqu’au 7 août 2018.

5        Dans le cadre de leurs négociations, les parties ont échangé plusieurs lettres. La requérante a notamment envoyé cinq lettres les 16 mars, 20 avril, 14 mai, 6 juin et 13 juillet 2018, auxquelles la Commission a répondu par lettres des 27 mars, 4 et 24 mai et 5 juillet 2018.

6        Les parties n’ayant pu parvenir, lors de leurs négociations, à un accord sur tous les points relatifs à la détermination exacte de l’indemnité due à la requérante, elles ont transmis au Tribunal, le 7 août 2018, leurs conclusions chiffrées.

7        Par mesure d’organisation de la procédure du 28 août 2018, le Tribunal a posé des questions écrites à la requérante concernant un des points de divergence demeurant entre les parties. La requérante a répondu à ces questions dans le délai imparti.

8        Par mesure d’organisation de la procédure du 24 septembre 2018, le Tribunal a invité la Commission à présenter ses observations sur la réponse apportée par la requérante à cette mesure d’organisation de la procédure et les documents produits en annexe à celle-ci. La Commission a déféré à cette demande dans le délai imparti.

9        Sur proposition du juge rapporteur, le Tribunal (troisième chambre élargie) a décidé d’ouvrir la phase orale de la procédure.

10      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l’audience du 12 décembre 2018.

 Conclusions des parties

11      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        enjoindre à la Commission de verser une indemnité à hauteur de 422 899,6 euros ;

–        condamner la Commission à supporter l’ensemble des dépens exposés jusqu’à ce que l’indemnisation soit versée dans son intégralité et qu’il soit statué sur les dépens.

12      La Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        confirmer que le montant de 10 642 euros, provisoirement convenu entre les parties, représente une indemnisation juste et adéquate des charges et des frais encourus par la requérante pour participer à l’appel d’offres ;

–        considérer que le montant de 49 464 euros constitue une indemnisation juste et adéquate du préjudice subi par la requérante au titre de la perte d’une chance de se voir attribuer le marché en cause ;

–        condamner chaque partie à supporter ses propres dépens dans le cadre de la procédure au principal et, pour les négociations postérieures à l’arrêt interlocutoire et dans le cadre des procédures en cours, ordonner que les dépens soient supportés par la requérante.

 En droit

13      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler les critères que les parties devaient prendre en compte pour déterminer le montant de l’indemnité due à la requérante, tels qu’ils ont été établis dans l’arrêt interlocutoire.

14      En premier lieu, les parties devaient tenir compte du fait que, dans le cadre de la procédure d’appel d’offres en cause en l’espèce, la requérante faisant partie d’un consortium, l’indemnisation devrait correspondre à sa participation audit consortium (voir point 215 de l’arrêt interlocutoire).

15      En deuxième lieu, quant aux charges et aux frais concernant la participation à la procédure d’appel d’offres, d’une part, les parties devaient prendre en considération la part exacte des frais liés à la participation à la procédure d’appel d’offres dans les « frais généraux » présentés par la requérante ainsi que le nombre exact de jours de travail nécessaires à cette fin. D’autre part, en ce qui concerne les intérêts compensatoires, les parties devaient tenir compte du fait que le point de départ et le terme de la période ouvrant droit à la réévaluation monétaire devaient être respectivement fixés au premier jour du mois suivant celui au cours duquel la requérante avait effectué ses dernières démarches non contentieuses et à la date du prononcé de l’arrêt constatant l’obligation de réparer le préjudice. Quant au taux des intérêts compensatoires, les parties devaient prendre en considération la circonstance que l’érosion monétaire liée à l’écoulement du temps était, en principe, reflétée par le taux d’inflation annuel constaté, pour la période concernée, par Eurostat (office statistique de l’Union européenne) dans l’État membre où la requérante était établie (voir points 216 et 217 de l’arrêt interlocutoire).

16      En troisième lieu, quant à la perte d’une chance, premièrement, les parties devaient tenir compte du taux de probabilité que la requérante aurait eue de remporter l’appel d’offres en l’absence des illégalités constatées par le Tribunal. À cette fin, elles devaient d’abord prendre en considération la probabilité qu’une enquête diligente aboutisse à l’exclusion de l’offre de la société A. dans la mesure où l’existence d’un conflit d’intérêts ne justifiait l’exclusion d’un soumissionnaire qu’à condition que cette circonstance constitue une situation de concurrence déloyale, que le pouvoir adjudicateur puisse adopter des mesures afin de neutraliser l’avantage découlant du conflit d’intérêts et qu’il puisse annuler la procédure d’appel d’offres. Ensuite, elles devaient prendre en compte le fait que, l’offre de la requérante ayant été classée en deuxième position, elle aurait eu de très fortes chances de remporter l’appel d’offres en cas d’exclusion de l’offre de la société A. Enfin, elles devaient prendre en considération le fait que, en l’espèce, le pouvoir adjudicateur n’avait pas fait usage de la possibilité prévue par le règlement financier de renoncer au marché ou d’annuler la procédure de passation du marché. Deuxièmement, les parties devaient prendre en considération le bénéfice net qui aurait pu découler de l’exécution du marché par la requérante. À cet égard, les parties devaient déterminer la marge bénéficiaire nette à laquelle donnait généralement lieu l’exécution de marchés similaires (voir points 218 et 219 de l’arrêt interlocutoire).

17      C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient de déterminer, d’une part, le montant de l’indemnité due à la requérante au titre des charges et des frais concernant sa participation à la procédure d’appel d’offres et, d’autre part, le montant de l’indemnité due à la requérante au titre de la perte d’une chance.

 Sur le montant de l’indemnité due à la requérante au titre des charges et des frais concernant sa participation à la procédure d’appel d’offres

18      Il résulte des conclusions déposées par les parties le 7 août 2018 qu’elles se sont entendues sur le montant de l’indemnité due à la requérante au titre des charges et des frais concernant sa participation à la procédure d’appel d’offres au sens du point 216 de l’arrêt interlocutoire. En effet, dans ses conclusions déposées le 7 août 2018, la requérante confirme que, compte tenu du calcul exposé par la Commission dans sa lettre du 5 juillet 2018 adressée à la requérante (annexe E.33), elle accepte que le montant de cette indemnité s’élève à 10 642 euros.

19      Il ressort tant de ladite lettre du 5 juillet 2018 que des conclusions déposées le 7 août 2018 par la Commission que ce montant résulte de l’addition de l’estimation de la part des frais liés à la participation à la procédure d’appel d’offres dans les « frais généraux » de la requérante, qui s’élève à 1 090 euros, et de celle des dépenses de personnel engagées, en fonction du nombre de jours de travail nécessaires à la participation à la procédure d’appel d’offres, qui s’élève à 9 552 euros.

20      Il convient donc de prendre acte de cet accord entre les parties et de fixer le montant de l’indemnité due à la requérante au titre des charges et des frais concernant sa participation à la procédure d’appel d’offres à 10 642 euros.

21      Par ailleurs, en ce qui concerne les intérêts compensatoires, au sens du point 217 de l’arrêt interlocutoire, il ressort des lettres des 14 mai et 13 juillet 2018 que la requérante a provisoirement accepté que les intérêts compensatoires relatifs à l’indemnité due au titre des charges et des frais de participation à l’appel d’offres ne soient pas versés en raison de la crise financière qui a gravement frappé la Grèce au cours de la période pertinente et de la situation de déflation à cette époque (annexes E.21 et E.34). Lors de l’audience, la requérante a d’ailleurs confirmé cette position en précisant que, pour cette raison, elle renonçait au versement de ces intérêts.

22      Dès lors, il convient de prendre acte de la renonciation de la requérante à ce que l’indemnité due au titre des charges et des frais de participation à l’appel d’offres soit majorée d’intérêts compensatoires.

 Sur le montant de l’indemnité due à la requérante au titre de la perte d’une chance

23      En premier lieu, il apparaît que les parties se sont entendues sur le montant à prendre en considération comme point de départ pour le calcul de l’indemnité due à la requérante au titre de la perte d’une chance. Il ressort des conclusions déposées par les parties le 7 août 2018 qu’elles sont convenues que ce montant s’élevait à 458 064 euros.

24      Cela étant, il ressort des conclusions déposées le 7 août 2018 par la Commission qu’elle considère ce montant comme étant un « bénéfice brut », et ce alors que le Tribunal avait jugé que les parties devaient prendre en considération le bénéfice net. Selon la Commission, le bénéfice net devrait être compris, au sens de l’arrêt interlocutoire, comme les « bénéfices après impôts ». Ainsi, la Commission fait valoir que, pour tenir dûment compte du bénéfice net, « le montant de l’indemnisation [pour la perte d’une chance] doit […] être diminué des impôts applicables ».

25      À cet égard, d’une part, il convient de relever que le montant de 458 064 euros a été négocié et convenu entre les parties sur la base du budget convenu par les membres du consortium dont faisait partie la requérante en septembre 2010, qui figure à l’annexe E.15, dans lequel ce montant est désigné comme étant « le bénéfice net escompté pour le dirigeant du consortium ». Selon ce document, le montant en question a été calculé en déduisant du budget général prévu pour l’exécution du marché l’ensemble des coûts et des frais se rapportant à cette exécution.

26      D’autre part, force est de constater que, quand le Tribunal, dans son arrêt interlocutoire, a indiqué qu’il y avait lieu de prendre comme point de départ pour le calcul de l’indemnité due à la requérante au titre de la perte d’une chance le bénéfice net auquel aurait pu prétendre la requérante, il n’a, contrairement à ce que soutient la Commission, aucunement visé une indemnité après impôts. La question du caractère imposable de l’indemnité, qui relève du droit national, n’est dès lors pas à prendre en considération pour le calcul de l’indemnité.

27      Par conséquent, le montant de 458 064 euros doit être considéré, aux fins du calcul de l’indemnisation pour la perte d’une chance, comme étant le bénéfice net qui aurait pu découler de l’exécution du marché par la requérante. En outre, contrairement à ce que suggère la Commission, aucun montant représentant « les impôts applicables » ne saurait être déduit du montant de l’indemnité due à la requérante au titre de la perte d’une chance.

28      En second lieu, les conclusions déposées par les parties le 7 août 2018 font état de désaccords subsistant sur quatre points. Ils concernent, premièrement, la répartition du bénéfice net entre les membres du consortium, deuxièmement, la déduction des charges et des frais de participation à l’appel d’offres du bénéfice net, troisièmement, la probabilité de remporter l’appel d’offres, quatrièmement, la déduction des bénéfices autrement réalisés du montant de l’indemnité due au titre de la perte d’une chance.

 Sur la répartition du bénéfice net entre les membres du consortium

29      La requérante fait valoir que, conformément à l’accord qui existait entre les membres du consortium, tel qu’il ressort du procès-verbal de la réunion du consortium du 17 septembre 2010 et du budget convenu à cette occasion, l’intégralité du bénéfice net devait lui revenir.

30      La Commission considère qu’il appartenait à la requérante de fournir la preuve de l’accord interne entre les membres du consortium en même temps que la requête et soutient que, de ce fait, la revendication de la requérante fondée sur cet accord devrait être rejetée. Par souci d’exhaustivité, la Commission ajoute que la valeur probante du procès-verbal et du budget produits par la requérante est limitée. Elle soutient que la requérante devrait fournir des éléments de preuve attestant que les autres membres du consortium avaient effectivement accepté cet arrangement à l’époque. En l’absence d’éléments établissant un tel accord et dans la mesure où le consortium était composé de quatre membres, dont l’un était un organisme public, la Commission propose que le montant du bénéfice net soit divisé en trois parts égales.

31      À la suite d’une mesure d’organisation de la procédure du 28 août 2018, la requérante a soumis au Tribunal trois déclarations des représentants respectifs des trois autres membres du consortium dont la requérante faisait partie (annexes F.2 à F.4). Selon ces déclarations, le 17 septembre 2010, les membres du consortium se sont rencontrés et sont convenus de la manière dont le consortium mettrait en œuvre le projet, si leur offre était retenue. Le procès-verbal de la réunion rédigé par la requérante, qui a été envoyé aux membres du consortium par lettre du 17 septembre 2010, refléterait fidèlement ce qui avait été convenu lors de cette réunion.

32      À cet égard, la Commission fait valoir que, la requérante ayant allégué pour la première fois durant les négociations qu’un tel accord existait entre les membres du consortium, les déclarations de ces membres sont irrecevables dans la mesure où elles soutiennent cette allégation.

33      Il convient de noter que le Tribunal a considéré que les déclarations des membres du consortium (annexes F.2 à F.4) étaient nécessaires pour déterminer la répartition du bénéfice net entre ces membres – critère fixé par l’arrêt interlocutoire (voir point 14 ci-dessus) – dès lors qu’il a demandé à la requérante de confirmer l’accord entre les membres du consortium par le biais d’une mesure d’organisation de la procédure. En outre, dans ses conclusions déposées le 7 août 2018, la Commission avait indiqué qu’il était nécessaire pour le Tribunal d’avoir plus d’informations sur l’allégation faite par la requérante à cet égard. Dans ces conditions, la Commission ne saurait légitimement remettre en cause la recevabilité desdites déclarations. Partant, lesdites déclarations sont recevables.

34      Par ailleurs, il y a lieu de relever que, en vertu du point 5 du procès-verbal de la réunion des membres du consortium du 17 septembre 2010, lesdits membres convenaient que le bénéfice net attendu revenait à la requérante. En outre, il ressort clairement des déclarations des membres du consortium, soit des annexes F.2 à F.4, que ces membres avaient effectivement accepté les conditions prévues par ledit procès-verbal – consentement qui s’était matérialisé à l’époque par la remise à la requérante des documents nécessaires à la soumission de l’offre. Il s’ensuit que la requérante a suffisamment démontré que la totalité du bénéfice net devait lui revenir.

35      Dès lors, conformément au point 215 de l’arrêt interlocutoire, l’indemnisation devant correspondre à la participation de la requérante au consortium, il y a lieu de considérer pour le calcul de celle-ci que la requérante avait droit à la totalité du bénéfice net.

 Sur la déduction des charges et des frais de participation à l’appel d’offres du bénéfice net

36      À titre liminaire, il y a lieu de préciser que, par lettre du 4 mai 2018 adressée à la requérante, la Commission a fait valoir que, lorsque les entreprises participent à des appels d’offres, elles estiment que le coût de leur participation à un appel d’offres sera couvert par le contrat lui-même, s’il leur est attribué. La Commission a soutenu que les charges et les frais de participation à l’appel d’offres devaient par conséquent être déduits du bénéfice net afin d’éviter une surcompensation (annexe E.20). Par lettre du 5 juillet 2018 adressée à la requérante, la Commission a réitéré cet argument (annexe E.33). Par lettre du 13 juillet 2018 adressée à la Commission, la requérante a accepté provisoirement que les frais de participation à l’appel d’offres soient déduits du bénéfice net (annexe E.34).

37      Interrogé par le Tribunal à ce propos lors de l’audience, la requérante a expliqué, en substance, que les charges et les frais liés à la participation à des appels d’offres constituaient des investissements pour les entreprises participant à ces appels d’offres et que, lorsque ces entreprises remportaient un appel d’offres, les frais de participations à cet appel d’offres étaient généralement récupérés sur le bénéfice net découlant de l’exécution du marché remporté. En l’espèce, la requérante n’a ni allégué ni démontré que les charges et les frais afférents à sa participation à l’appel d’offres en cause n’auraient pas été récupérés sur le bénéfice net qu’elle aurait retiré si elle avait obtenu le marché.

38      Eu égard à ce qui précède, il y a lieu, afin de calculer le montant de l’indemnité due au titre de la perte d’une chance, de déduire le montant des charges et des frais de participation à l’appel d’offres du bénéfice net afin d’éviter une surcompensation.

 Sur la probabilité de remporter l’appel d’offres

39      La requérante estime que, compte tenu des faits de l’espèce, la probabilité qu’elle remporte le marché en cause devrait être fixée à 90 %. À cet égard, elle avance, d’abord, qu’il ressort de la procédure d’appel d’offres suivie pour le marché en cause que les pièces justificatives attestant de la conformité au cahier des charges ont résisté à l’examen, dès lors qu’elle n’a pas été exclue sur ce fondement. Elle soutient également que les membres du consortium avaient de bonne foi déclaré qu’ils n’étaient pas en situation d’exclusion. Ensuite, la requérante fait valoir que la Commission n’a pas été en mesure d’indiquer les mesures appropriées qu’elle aurait pu prendre pour neutraliser le conflit d’intérêts en cause dans le cas d’espèce, ce qui démontrerait qu’il n’y en avait aucune. Enfin, étant donné que la procédure d’appel d’offres n’a pas été annulée et que l’offre de la requérante a été classée en deuxième position, cette dernière estime que ces facteurs ne sauraient servir de fondement pour diminuer la probabilité qu’elle remporte le marché ou, si tel devait être le cas, seulement de très peu.

40      La Commission fait valoir que la probabilité que le consortium dont faisait partie la requérante remporte le marché devrait être fixée à 50 %. À cet égard, elle avance, d’abord, que, dans la requête, la requérante avait fait valoir qu’elle disposait d’une chance sérieuse de se voir attribuer le marché et que 50 % de la valeur du marché représentait une indemnisation juste et raisonnable. Ensuite, la Commission précise que, de jure, le pouvoir adjudicateur n’était pas tenu d’attribuer le marché en cause et avait donc la possibilité d’annuler la procédure. Selon la Commission, ce dernier facteur devrait être pris en considération dans la mesure où l’exclusion de la société A. aurait créé une situation nouvelle. Enfin, même si le pouvoir adjudicateur avait sélectionné l’offre du consortium, il aurait dû vérifier les pièces justificatives présentées à l’appui du dossier d’appel d’offres et tous les membres du consortium auraient dû prouver qu’ils n’étaient pas dans une situation d’exclusion – des déclarations faites de bonne foi ne pouvant remplacer les vérifications du pouvoir adjudicateur.

41      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il a été exposé au point 188 de l’arrêt interlocutoire, le manque à gagner tend à l’indemnisation de la perte du marché lui-même alors que la perte d’une chance tend à obtenir la compensation de la perte d’une chance de conclure ledit marché. Contrairement au manque à gagner, la perte d’une chance n’équivaut pas à la survenance d’un préjudice dont les probabilités de réalisation seraient absolues, c’est pourquoi elle est plus difficile à quantifier (voir, en ce sens, arrêt du 21 février 2008, Commission/Girardot, C‑348/06 P, EU:C:2008:107, point 60, et conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Giordano/Commission, C‑611/12 P, EU:C:2014:195, point 65). Par voie de conséquence, la perte d’une chance ne peut pas donner droit à la compensation de l’ensemble du bénéfice escompté par la requérante. La compensation de la perte d’une chance doit être déterminée sur la base de l’ensemble des éléments propres aux circonstances de l’espèce. À cet égard, il y a lieu de préciser que le Tribunal dispose d’une marge d’appréciation, dans l’exercice de son pouvoir de pleine juridiction, quant à la méthode à retenir pour effectuer une telle détermination (arrêt du 21 février 2008, Commission/Girardot, C‑348/06 P, EU:C:2008:107, point 61).

42      En l’espèce, conformément à l’arrêt interlocutoire, pour déterminer le taux de probabilité que la requérante avait de remporter l’appel d’offres, il convient de prendre en considération, tout d’abord, la probabilité qu’une enquête diligente aboutisse à l’exclusion de l’offre de la société A., ensuite, le fait que l’offre de la requérante ait été classée en deuxième position et, enfin, le fait que, bien que le règlement financier prévoie la possibilité pour le pouvoir adjudicataire de renoncer au marché ou d’annuler la procédure de passation du marché, ce dernier n’a pas mis en œuvre cette possibilité (voir point 218 de l’arrêt interlocutoire).

43      Il y a lieu de relever que les chances de la requérante d’emporter le contrat dépendaient de l’issue de l’enquête diligente qui aurait dû être menée. À cet égard, il convient de relever que l’argumentation de la requérante selon laquelle elle avait 90 % de chances de remporter le marché en cause part de la prémisse que l’enquête en question ne serait pas parvenue à exclure avec certitude l’existence d’un conflit d’intérêts au profit de la société A., que cette circonstance constituait une situation de concurrence déloyale et qu’aucune mesure n’aurait pu neutraliser l’avantage découlant dudit conflit d’intérêts. Or, cette prémisse ne correspond pas aux faits.

44      En effet, force est de constater que, en l’absence d’une enquête menée diligemment par le pouvoir adjudicateur, l’issue éventuelle de celle-ci ne peut être connue ou présumée. Dès lors, contrairement à ce que soutient la requérante, aucune possibilité ne saurait être exclue. Si, après une enquête diligente, l’exclusion de la société A. était probable, ce que ne conteste pas la Commission depuis le prononcé de l’arrêt interlocutoire, aucune certitude quant à la probabilité de celle-ci ne ressort des éléments présentés devant le Tribunal. En d’autres termes, l’issue d’une enquête diligemment menée étant inconnue, il ne peut être considéré que la requérante avait toutes chances de se voir attribuer le marché en cause.

45      À cet égard, il convient de rappeler que, quand bien même un conflit d’intérêts aurait été constaté lors de l’enquête, la société A. aurait pu ne pas être exclue s’il avait été prouvé que cette circonstance ne constituait pas une situation de concurrence déloyale ou si des mesures appropriées avaient été mises en œuvre afin de neutraliser l’avantage découlant dudit conflit d’intérêts. En effet, en vertu du « Guide pratique des procédures contractuelles dans le cadre des actions extérieures de l’Union européenne », un soumissionnaire en situation de conflit d’intérêts doit être exclu de la procédure d’appel d’offres sauf à apporter la preuve que cette circonstance ne constitue pas une concurrence déloyale. En l’espèce, à défaut d’une enquête diligente, il n’existe aucune certitude quant à l’implication de l’un des experts de la société A. dans la rédaction des termes de référence, à l’existence ou l’absence de conflit d’intérêts et à l’avantage stratégique qu’une telle situation aurait conféré à la société A. (voir point 149 de l’arrêt interlocutoire). De ce fait, à ce stade, il ne peut également être exclu que, suivant le résultat de l’enquête, des mesures appropriées auraient été définies et mises en œuvre par le pouvoir adjudicateur. En outre, bien que, en l’espèce, le pouvoir adjudicateur n’ait pas fait usage de la possibilité prévue par le règlement financier de renoncer au marché ou d’annuler la procédure de passation du marché, il ne saurait être exclu que, après avoir mené une enquête diligente, le pouvoir adjudicateur aurait fait usage d’une telle possibilité. Ces éléments sont de nature à réduire les chances qu’avait la requérante de remporter le marché en cause.

46      Toutefois, il convient de relever que, si l’offre de la société A. avait effectivement été exclue, l’offre de la requérante ayant été classée en deuxième position, elle aurait eu de très fortes chances de remporter l’appel d’offres.

47      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de conclure que la requérante avait en définitive une chance sérieuse de remporter l’appel d’offres en cause. Dans ces conditions, compte tenu de l’ensemble des éléments propres aux circonstances de l’espèce, il convient d’affecter ex æquo et bono le bénéfice net prévu du consortium, duquel a été soustrait les charges et les frais de participation à l’appel d’offres, d’un coefficient multiplicateur égal à 0,5 destiné à refléter l’existence d’une chance sérieuse (50 %) de remporter l’appel d’offres en cause.

 Sur la prise en compte des bénéfices autrement réalisés

48      La Commission soutient qu’il peut être raisonnablement supposé que le personnel permanent qui aurait été chargé du projet en Albanie a été chargé des projets concomitants en Turquie (« Assistance technique pour la mise en œuvre de la directive nitrates », EuropeAid/126902/D/SER/TR) et en Égypte (« Assistance technique pour le soutien au programme de développement rural », EuropeAid/131118/D/SER/EG), couvrant les années 2011 à 2013. Elle en déduit que cela se serait traduit par une augmentation du volume des coûts fixes nécessaires à l’exécution du marché en Albanie, y compris le soutien et l’appui de la part du personnel permanent. La Commission propose d’utiliser la formule appliquée dans les contrats de subvention, pour lesquels les coûts indirects représentent 7 % du coût total des projets. Ce pourcentage appliqué aux dépenses totales pour les deux contrats en Turquie et en Égypte, divisé par le nombre d’années de mise en œuvre et le nombre de membres du personnel permanent, c’est-à-dire quinze, pourrait être, une fois la moyenne calculée, raisonnablement utilisé pour indiquer l’augmentation des coûts fixes par unité qui aurait résulté de la mise en œuvre du contrat albanais et qui serait, par conséquent, à déduire du bénéfice annuel. En somme, la Commission propose de réduire de 3 132,66 euros le montant de l’indemnité due à la requérante pour la perte d’une chance.

49      La requérante fait valoir que sa participation aux projets en Égypte et en Turquie ne peut être considérée comme un moyen d’atténuer la perte du marché en cause dans la mesure où ces contrats ont été conclus indépendamment de cette perte. En ce qui concerne le marché en cause, la requérante soutient que ses bénéfices dépendaient des experts qu’elle devait mettre à la disposition du pouvoir adjudicateur. Or, ces experts ne faisaient pas partie de son personnel permanent.

50      D’une part, il y a lieu de relever que la Commission soutient que des profits ont été réalisés par la requérante dans la mesure où le personnel permanent qui aurait été chargé du projet en Albanie a été chargé des projets concomitants en Turquie et en Égypte durant les années 2011 à 2013. À cet égard, force est de constater, à l’instar de la requérante, que les projets en Turquie et en Égypte ont été conclus indépendamment de la décision d’attribuer le marché en cause à une autre société. La seule circonstance que la requérante ait été chargée de deux autres projets concomitamment au marché en cause ne permet pas à la Commission d’établir que, du fait de la décision d’attribution de ce marché à une autre société, la requérante a réalisé des profits.

51      D’autre part, il convient d’observer qu’il ressort du procès-verbal de la réunion du consortium du 17 septembre 2010 et du budget convenu à cette occasion pour la réalisation du projet en Albanie que, si ledit consortium avait remporté le marché, la requérante aurait été responsable de la gestion technique, financière et administrative du projet lors de l’exécution du marché. En outre, il ressort dudit budget que celui-ci incluait des frais généraux, des frais de lancement du projet ainsi que des frais de gestion du projet. Ledit budget comprenait, dès lors, l’ensemble des frais d’exécution du marché en cause. Les éléments du dossier ne corroborent donc pas l’allégation de la Commission selon laquelle, si le consortium avait remporté le marché en cause, la requérante aurait vu ses coûts fixes augmenter. À cet égard, le fait que la requérante disposait d’un personnel permanent n’est pas suffisant pour déduire qu’elle aurait eu des coûts fixes supplémentaires à prendre en compte, en l’espèce, dans l’hypothèse où elle se serait vu attribuer le marché en cause en sus des projets en Turquie et en Égypte.

52      Partant, il n’y a pas lieu, en l’espèce, de réduire l’indemnité due au titre de la perte d’une chance afin de tenir compte des prétendus bénéfices autrement réalisés.

 Conclusion

53      Il résulte de tout ce qui précède que le montant définitif de l’indemnité quant aux charges et aux frais de participation à l’appel d’offres s’élève à 10 642 euros. Quant au montant définitif de l’indemnité due au titre de la perte d’une chance, celui-ci correspond au montant de 458 064 euros, dont est retirée la somme de 10 642 euros, affecté d’un coefficient multiplicateur de 0,5. Le montant définitif de l’indemnité due au titre de la perte d’une chance s’élève donc à 223 711 euros. Le montant total de l’indemnité due à la requérante s’élève donc à 234 353 euros, soit 223 711 euros plus 10 642 euros pour les charges et les frais de participation à l’appel d’offres.

54      Par ailleurs, conformément au point 224 de l’arrêt interlocutoire, les indemnités visées au titre de la perte d’une chance ainsi que des charges et des frais liés à la participation à la procédure d’appel d’offres doivent être majorées d’intérêts moratoires, à compter du prononcé de l’arrêt interlocutoire et jusqu’à complet paiement, dont le taux est celui fixé par la Banque centrale européenne (BCE) pour ses opérations principales de refinancement, majoré de deux points de pourcentage.

 Sur les dépens

55      Il y a lieu de rappeler que les dépens de la procédure ont été réservés par le point 6 du dispositif de l’arrêt interlocutoire.

56      En ce qui concerne les dépens engagés au titre de la procédure ayant donné lieu à l’arrêt interlocutoire, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé pour l’essentiel, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la requérante. 

57      En ce qui concerne les dépens engagés au titre de la procédure subséquente à l’arrêt interlocutoire, d’une part, il y a lieu de préciser qu’il s’agit des dépens engagés depuis le 28 février 2018, y compris les frais afférents aux négociations menées par les parties en vue d’établir d’un commun accord l’indemnité due. D’autre part, aux termes de l’article 135, paragraphe 1, du règlement de procédure, lorsque l’équité l’exige, le Tribunal peut décider qu’une partie qui succombe supporte, outre ses propres dépens, uniquement une fraction des dépens de l’autre partie, voire qu’elle ne doit pas être condamnée à ce titre. Au vu des circonstances particulières de l’espèce et en vertu des dispositions dudit article du règlement de procédure, chaque partie supportera ses dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (troisième chambre élargie)

déclare et arrête :

1)      Le montant de l’indemnité due par la Commission européenne à Vakakis kai Synergates – Symvouloi gia Agrotiki Anaptixi AE Meleton en vertu de l’arrêt du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T292/15), est fixé à 234 353 euros, majorés d’intérêts moratoires courant à compter du 28 février 2018 et jusqu’à complet paiement, au taux fixé par la Banque centrale européenne (BCE) pour les opérations principales de refinancement, majoré de deux points de pourcentage.

2)      La Commission est condamnée aux dépens engagés au titre de la procédure ayant donné lieu à l’arrêt du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T292/15).

3)      Chaque partie supporte ses propres dépens engagés au titre de la procédure subséquente à l’arrêt du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T292/15).

Frimodt Nielsen

Kreuschitz

Forrester

Półtorak

 

      Perillo

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 12 février 2019.

Signatures


*      Langue de procédure : l’anglais.