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DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

27 mars 2024 (*)

« Référé – Accès aux documents – Règlement (CE) no 1049/2001 – Exception relative à la protection des intérêts commerciaux d’un tiers – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑1101/23 R,

AQ, représentée par Mes C. Mereu et I. Zonca, avocats,

partie requérante,

contre

Agence européenne des produits chimiques (ECHA), représentée par Mmes C. Buchanan et B. Broms, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE, la requérante, AQ, sollicite le sursis à l’exécution de la décision de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) du 14 septembre 2023 accordant un accès intégral au document demandé dans le cadre de la procédure portant la référence [confidentiel](1), au titre du règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2001, relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (JO 2001, L 145, p. 43) (ci‑après la « décision attaquée »).

 Antécédents du litige et conclusions des parties

2        La requérante est une société spécialisée dans la fabrication de substances actives pour produits phytopharmaceutiques.

3        Une demande d’accès aux documents au titre du règlement no 1049/2001 a été présentée à l’ECHA concernant un document contenant des informations provenant de huit notifications d’exportation de produits chimiques effectuées au titre du règlement (UE) no 649/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 4 juillet 2012, concernant les exportations et importations de produits chimiques dangereux (JO 2012, L 201, p. 60).

4        Par lettre du 10 août 2023, l’ECHA a invité la requérante, conformément à l’article 4, paragraphe 4, du règlement no 1049/2001, à lui indiquer les éléments à la divulgation desquels elle s’opposait.

5        Le 29 août 2023, la requérante a indiqué à l’ECHA qu’elle s’opposait à la divulgation de son nom et de son adresse, au motif qu’une telle divulgation porterait atteinte à ses intérêts commerciaux, dans la mesure où la divulgation de sa qualité d’exportatrice des substances en cause risquerait de susciter l’indignation du public, qui l’accuserait de produire et de commercialiser des produits perçus comme dangereux.

6        Le 14 septembre 2023, par la décision attaquée, l’ECHA a rejeté la demande de la requérante de ne pas divulguer les informations en cause, en affirmant que le nom des substances actives constituait une information publique, puisqu’il était indiqué sur le site Internet de la requérante, et que l’exception visée à l’article 4, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001 n’était pas applicable.

7        Le 28 septembre 2023, la requérante a précisé les motifs de son opposition à la divulgation des informations en cause en faisant valoir que son préjudice commercial tenait au fait que ladite divulgation avait été demandée par un média d’information connu dans le but de publier des articles dépeignant de manière partiale et peu favorable les entreprises exportant des produits chimiques interdits en Europe et que la mention des substances en cause sur son site Internet ne semblait pas déterminante. En effet, selon elle, son site Internet s’adressait à un public très spécifique, alors que les médias d’information disposaient d’une audience bien plus large.

8        Le 3 novembre 2023, l’ECHA a réfuté les arguments de la requérante et l’a informé qu’elle suspendrait l’exécution de sa décision de divulgation des informations en cause pendant le déroulement de la procédure devant le Tribunal.

9        Par requête déposée au greffe du Tribunal le 24 novembre 2023, la requérante a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision attaquée.

10      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 15 février 2024, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        ordonner le sursis à l’exécution de la décision attaquée jusqu’au prononcé de la décision dans l’affaire au principal ;

–        adopter toute autre mesure provisoire appropriée ;

–        condamner l’ECHA aux dépens.

11      Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 5 mars 2024, l’ECHA conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Considérations générales

12      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce dans le respect des règles de recevabilité prévues par l’article 156 du règlement de procédure du Tribunal. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).

13      L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».

14      Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P‑R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).

15      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C‑110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].

16      Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

17      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

 Sur la condition relative à l’urgence

18      Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).

19      C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si la requérante parvient à démontrer l’urgence.

20      En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice invoqué, en premier lieu, la requérante fait valoir que la mise en œuvre de la décision attaquée lui causera un préjudice grave et irréparable en ce qui concerne sa réputation, lequel entraînera à son tour pour elle la survenance d’un préjudice grave et irréparable dans les domaines économique et financier.

21      La requérante ajoute que les informations en cause une fois divulguées seront utilisées afin que soit publié un nouvel article mensonger et désobligeant sur ses activités, ce qui aura une influence néfaste sur l’opinion publique, particulièrement en ce moment historique où les partis populistes et les militants de la cause écologiste exercent sur elle une influence considérable.

22      En effet, selon la requérante, il importe peu qu’elle se conforme à toutes les législations environnementales et qu’elle détienne toutes les autorisations nécessaires. Le simple fait qu’elle produise des substances chimiques constituerait une raison suffisante pour stigmatiser ses activités et la condamner.

23      Cela a été le cas lors de la publication d’un article en 2020 (ci-après l’« article précédent »), qui a incité le parti des Verts italien à poser deux questions parlementaires aux niveaux régional et national. En outre, cet article a suscité des inquiétudes injustifiées et exacerbé la méfiance que manifestent à l’égard de la requérante les citoyens qui vivent dans la zone d’implantation de son usine.

24      En second lieu, la requérante allègue que le préjudice financier lié à la divulgation des informations en cause sera grave et irréparable.

25      Dans ce cadre, la requérante fait savoir qu’elle a investi 13 millions d’euros pour développer un plan d’affaires en matière de durabilité, ce qui correspond à plus de 10 % de son chiffre d’affaires annuel moyen de 95 millions d’euros. En substance, ce plan prévoirait le développement de produits phytopharmaceutiques biologiques ainsi que de nouvelles formulations pour les produits phytopharmaceutiques chimiques et aurait pour effet de réduire l’utilisation de substances chimiques par les fermiers et les agriculteurs, ce qui aurait des effets bénéfiques sur la durabilité et, en définitive, sur la santé humaine et animale ainsi que sur l’environnement.

26      La requérante ajoute que, à ce montant de 13 millions investi dans le plan d’affaires en matière de durabilité s’ajoutent 4 millions d’euros de subventions octroyées par les autorités italiennes.

27      Or, selon la requérante, la publication d’un nouvel article désobligeant et mensonger pourra conduire les autorités italiennes à révoquer l’octroi des subventions et mettra ainsi en péril la réalisation du plan d’affaires en matière de durabilité, ce qui aura des incidences défavorables évidentes sur ses recettes et sur son activité commerciale en général.

28      La description désobligeante qui serait faite de l’activité de la requérante dans une telle publication conduirait en fin de compte à une contraction des ventes de produits phytopharmaceutiques traditionnels, car les clients ne souhaiteraient pas acheter les produits d’une entreprise décrite comme pratiquant un « commerce meurtrier » qui consisterait à exporter des « pesticides interdits » vers des pays tiers, où ils provoquent « chaque année des milliers d’empoisonnements ».

29      Enfin, l’échec du plan d’affaires en matière de durabilité pourrait également entraîner une réduction de la production industrielle et, partant, une contraction de la main-d’œuvre de la requérante en ce qui concerne les 45 personnes actuellement employées pour mettre en œuvre ledit plan.

30      L’ECHA conteste les arguments de la requérante.

31      À cet égard, en premier lieu, le constat s’impose que le préjudice qu’invoque la requérante en ce qui concerne sa réputation est de nature hypothétique et qu’il se fonde sur des événements futurs et incertains.

32      Or, selon une jurisprudence constante, si l’imminence du préjudice allégué ne doit pas être établie avec une certitude absolue, sa réalisation doit néanmoins être prévisible avec un degré de probabilité suffisant, un préjudice de nature purement hypothétique, fondé sur la survenance d’événements futurs et incertains, ne justifiant pas l’octroi de mesures provisoires (voir ordonnance du 7 décembre 2015, POA/Commission, T‑584/15 R, non publiée, EU:T:2015:946, point 22 et jurisprudence citée).

33      En l’espèce, il n’est pas certain que les informations litigieuses soient effectivement utilisées pour publier un article désobligeant et mensonger. Il n’est pas non plus possible d’anticiper avec un degré de probabilité prévisible les conséquences d’une telle publication pour la requérante.

34      En outre, les informations litigieuses se limitent à identifier la requérante comme une société qui envisageait d’exporter en 2022, vers certains pays tiers, deux substances actives qui ne sont pas approuvées dans l’Union.

35      Or, ces informations factuelles ne peuvent pas être considérées comme étant confidentielles, car le nom des substances actives en cause est déjà de notoriété publique, dans la mesure où il figure sur le site Internet de la requérante.

36      Par conséquent, il est peu probable que les informations litigieuses puissent affecter la réputation de la requérante.

37      De plus, il ne semble pas que la publication de l’article précédent ait eu une incidence sensible sur la réputation de la requérante. En effet, tout d’abord, cette publication n’a pas empêché la requérante d’obtenir un investissement financier important des autorités italiennes sous la forme de subventions. Ensuite, les questions parlementaires mentionnées par la requérante dans la demande en référé semblent être des questions tout à fait légitimes et habituelles, dans la mesure où elles concernent l’exploitation d’une usine chimique. De même, le fait que les citoyens soient sensibles à l’impact de l’implantation d’une usine dans leur région n’est pas anormal non plus. Au surplus, il n’existerait aucun lien démontré entre un tel intérêt citoyen et l’article précédent, qui est centré sur l’activité d’exportation des opérateurs concernés.

38      En second lieu, s’agissant du prétendu préjudice commercial et financier dont fait état la requérante, il est de jurisprudence bien établie qu’un préjudice d’ordre pécuniaire ne saurait, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme irréparable ou même difficilement réparable, une compensation pécuniaire étant, en règle générale, à même de rétablir la personne lésée dans la situation antérieure à la survenance du préjudice. Contrairement à ce qu’allègue la requérante, un tel préjudice pourrait notamment être réparé dans le cadre d’un recours en indemnité introduit sur le fondement des articles 268 et 340 TFUE [voir ordonnances du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), EU:C:2013:795, point 48 et jurisprudence citée, et du 28 avril 2009, United Phosphorus/Commission, T‑95/09 R, non publiée, EU:T:2009:124, point 33 et jurisprudence citée].

39      Toutefois, lorsque le préjudice invoqué est d’ordre financier, les mesures provisoires sollicitées se justifient s’il apparaît que, en l’absence de ces mesures, la partie qui les sollicite se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril sa viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante au regard, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle appartient (voir ordonnance du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C‑21/14 P‑R, EU:C:2014:1749, point 46 et jurisprudence citée).

40      En outre, il y a lieu de préciser que, selon une jurisprudence constante, un préjudice d’ordre financier peut notamment être considéré comme irréparable si ce préjudice, même lorsqu’il se produit, ne peut pas être chiffré [voir ordonnance du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), EU:C:2013:795, point 49 et jurisprudence citée].

41      En l’espèce, la requérante affirme, tout d’abord, que la publication d’un nouvel article désobligeant et mensonger pourra conduire les autorités italiennes à révoquer l’octroi des subventions.

42      À cet égard, il n’est pas plausible que les autorités italiennes révoquent les subventions octroyées. En effet, lors de l’attribution de ces subventions, les autorités italiennes avaient connaissance de la publication de l’article précédent, tout comme de l’exportation des substances actives par la requérante. Dès lors, il paraît improbable qu’une nouvelle publication, encore hypothétique, puisse influer sur l’octroi de subventions.

43      Ensuite, la requérante allègue que la publication d’un nouvel article désobligeant et mensonger mettra en péril la réalisation du plan d’affaires en matière de durabilité.

44      Or, comme tout plan, le plan d’affaires en matière de durabilité ne concerne que des événements futurs et incertains et ne saurait donc étayer l’allégation d’un préjudice financier grave et irréparable.

45      Enfin, en ce qui concerne la prétendue contraction des ventes des produits phytopharmaceutiques traditionnels, force est de reconnaître qu’une telle allégation est également hypothétique, dans la mesure où elle est fondée sur des événements futurs et incertains. En outre, étant donné que les clients de la requérante sont des clients professionnels qui sont familiarisés avec le cadre réglementaire applicable, il semble peu probable qu’une publication désobligeante soit susceptible d’influencer négativement leurs décisions commerciales.

46      Il résulte de tout ce qui précède que la demande en référé doit être rejetée, à défaut pour la requérante d’établir que la condition relative à l’urgence est remplie, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur le fumus boni juris ou de procéder à la mise en balance des intérêts.

47      En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 27 mars 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : l’anglais.


1 Données confidentielles occultées.