Language of document : ECLI:EU:T:2023:573

ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre)

20 septembre 2023 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Inscription et maintien du nom du requérant sur les listes des personnes, des entités et des organismes concernés – Article 2, paragraphe 1, sous a), d), f) et g), de la décision 2014/145/PESC – Droit à une protection juridictionnelle effective – Obligation de motivation – Erreur d’appréciation – Proportionnalité – Égalité de traitement – Droit de propriété »

Dans l’affaire T‑248/22,

Alexey Mordashov, demeurant à Cherepovets (Russie), représenté par Mes T. Bontinck, A. Guillerme, L. Burguin, M. Brésart et J. Goffin, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme M.-C. Cadilhac et M. V. Piessevaux, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de MM. D. Spielmann, président, V. Valančius (rapporteur) et R. Mastroianni, juges,

greffier : Mme H. Eriksson, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure, notamment :

la requête déposée au greffe du Tribunal le 6 mai 2022 ;

les mémoires en adaptation déposés au greffe du Tribunal le 25 novembre 2022 et le 23 mai 2023 ;

–        à la suite de l’audience du 28 juin 2023,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, le requérant, M. Alexey Mordashov, demande l’annulation, premièrement, de la décision (PESC) 2022/337 du Conseil, du 28 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 59, p. 1), et du règlement d’exécution (UE) 2022/336 du Conseil, du 28 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 58, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes initiaux »), deuxièmement, de la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du 14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 149), et du règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « premiers actes de maintien »), troisièmement, de la décision (PESC) 2023/572 du Conseil, du 13 mars 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 134), et du règlement d’exécution (UE) 2023/571 du Conseil, du 13 mars 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « seconds actes de maintien »), pour autant que ces actes le concernent.

 Antécédents du litige

2        Le requérant est un homme d’affaires de nationalité russe.

3        Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16).

4        Le même jour, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

5        Le 23 février 2022, le Conseil a adopté une première série de mesures restrictives. Celles-ci concernaient, premièrement, des restrictions applicables aux relations économiques avec les régions de Donetsk et de Lougansk non contrôlées par le gouvernement, deuxièmement, des restrictions à l’accès au marché des capitaux, notamment en interdisant le financement de la Fédération de Russie, de son gouvernement et de sa banque centrale, et, troisièmement, l’ajout de membres du gouvernement, de banques, d’hommes d’affaires, de généraux ainsi que de 336 membres de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie sur la liste des personnes et entités faisant l’objet de mesures restrictives.

6        Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et, le même jour, les forces armées russes ont attaqué l’Ukraine à plusieurs endroits du pays.

7        Le 25 février 2022, le Conseil a adopté une deuxième série de mesures restrictives. Premièrement, il s’agissait de mesures individuelles visant des hommes politiques et des hommes d’affaires impliqués dans l’atteinte à l’intégrité du territoire ukrainien. Deuxièmement, il s’agissait de mesures restrictives applicables dans le domaine de la finance, de la défense, de l’énergie, dans le secteur de l’aviation et de l’industrie spatiale. Troisièmement, il s’agissait de mesures suspendant l’application de certaines dispositions de l’accord prévoyant des mesures visant à faciliter la délivrance de visas à l’égard de certaines catégories de citoyens de la Fédération de Russie demandant un visa de court séjour.

8        À la même date, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté, d’une part, la décision (PESC) 2022/329 modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 50, p. 1), et, d’autre part, le règlement (UE) 2022/330 modifiant le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 51, p. 1), afin notamment d’amender les critères en application desquels des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes pouvaient être visés par les mesures restrictives en cause. Selon le considérant 11 de la décision 2022/329, le Conseil a estimé qu’il convenait de modifier les critères de désignation de façon à inclure les personnes et entités qui apportaient un soutien au gouvernement de la Fédération de Russie ou qui tiraient avantage de ce gouvernement ainsi que les personnes et entités qui lui fournissaient une source substantielle de revenus et les personnes physiques ou morales associées aux personnes et entités figurant sur la liste.

9        L’article 2, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/145, dans sa version modifiée par la décision 2022/329 (ci-après la « décision 2014/145 modifiée »), se lit comme suit :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :

a)      à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

[…]

d)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;

[…]

f)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ce gouvernement ; ou

g)      à des femmes et hommes d’affaires influents ou des personnes morales, des entités ou des organismes ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine,

[…]

2. Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est, directement ou indirectement, mis à la disposition des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe, ou mis à leur profit. »

10      Les modalités de ce gel des fonds sont définies aux paragraphes suivants du même article.

11      L’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145 modifiée proscrit l’entrée ou le passage en transit sur le territoire des États membres des personnes physiques répondant à des critères en substance identiques à ceux énoncés à l’article 2, paragraphe 1, de cette même décision.

12      Le règlement no 269/2014, dans sa version modifiée par le règlement 2022/330 (ci-après le « règlement no 269/2014 modifié »), impose l’adoption des mesures de gel de fonds et définit les modalités de ce gel en des termes identiques, en substance, à ceux de la décision 2014/145 modifiée. En effet, l’article 3, paragraphe 1, sous a) à g), de ce règlement reprend pour l’essentiel l’article 2, paragraphe 1, sous a) à g), de ladite décision.

13      Le 28 février 2022, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté les actes initiaux.

14      Par ces actes, le nom du requérant a été ajouté, respectivement, à la liste annexée à la décision 2014/145 modifiée et à celle figurant à l’annexe I du règlement no 269/2014 modifié (ci-après les « listes en cause »), aux motifs suivants :

« [Le requérant] tire profit de ses relations avec des décideurs russes. Il est président de la société Severgroup. L’entreprise est un actionnaire de Bank Rossiya, dont il détenait environ 5,4 % en 2017 et qui est considérée comme la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie. Depuis l’annexion illégale de la Crimée, Bank Rossiya a ouvert des succursales en Crimée et à Sébastopol, consolidant ainsi son intégration dans la Fédération de Russie.

Par ailleurs, Severgroup détient des participations considérables dans le National Media Group, qui contrôle des chaînes de télévision soutenant activement les politiques du gouvernement russe visant à déstabiliser l’Ukraine.

En outre, Severgroup détient l’entreprise JSC Power Machines, qui est responsable d’avoir vendu quatre turbines éoliennes à la péninsule de Crimée occupée.

Il est donc responsable de soutenir des actions et politiques qui compromettent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

Il est également responsable d’apporter un soutien financier et matériel aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, et de retirer un avantage de ces décideurs. »

15      Le 1er mars 2022, un avis à l’attention des personnes, entités et organismes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2014/145 modifiée par la décision (PESC) 2022/337, du Conseil, et par le règlement no 269/2014 mis en œuvre par le règlement d’exécution (UE) 2022/336, du Conseil concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine a été publié au Journal officiel de l’Union européenne (JO 2022, C 101, p. 4). Cet avis indiquait, notamment, que les personnes concernées pouvaient adresser au Conseil une demande de réexamen de la décision par laquelle leurs noms avaient été inscrits sur les listes en cause, en y joignant des pièces justificatives.

16      Par lettre du 1er avril 2022, le requérant a sollicité le Conseil aux fins de lui donner accès à l’ensemble du dossier le concernant, ce qui a été fait le 13 avril 2022 par la transmission du dossier WK 2789/2022.

17      À la suite d’une demande de communication de documents complémentaires sollicitée par le requérant le 15 avril 2022, le Conseil lui a communiqué ces documents figurant dans le dossier relatif à une autre personne et mentionnés dans le dossier WK 2789/2022, le 28 avril 2022.

18      Par une lettre du 2 mai 2022, le requérant a contesté le bien-fondé de l’inscription de son nom sur les listes en cause et a demandé au Conseil de procéder à un réexamen.

 Faits postérieurs à l’introduction du présent recours

19      Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté les premiers actes de maintien, lesquels ont eu pour effet de renouveler les mesures restrictives à l’encontre du requérant sans modifier les motifs d’inscription. Le 15 septembre 2022, le Conseil a notifié sa décision de renouveler les mesures restrictives à l’encontre du requérant dans une lettre adressée aux conseils de ce dernier.

20      Le 28 octobre 2022, le requérant a introduit auprès du Conseil une demande de réexamen.

21      Par une lettre du 22 décembre 2022, à laquelle était joint le dossier WK 17684/2022 INIT, le Conseil a indiqué au requérant qu’il envisageait de proroger les sanctions à son égard sur la base de motifs modifiés et a invité le requérant à présenter ses observations.

22      Par un courrier du 19 janvier 2023, le requérant a présenté ses observations sur la proposition de renouvellement des mesures restrictives à son égard.

23      Le 24 février 2023, le Conseil a répondu à la demande de réexamen du 28 octobre 2022 du requérant et à ses observations du 19 janvier 2023. En outre, le Conseil a autorisé le requérant à présenter des observations additionnelles avant le 3 mars 2023. Le requérant a présenté ses observations additionnelles dans le délai imparti.

24      Le 13 mars 2023, le Conseil a adopté les seconds actes de maintien. Par ces actes, le nom du requérant a été maintenu sur les listes en cause avec la nouvelle motivation qui suit :

« [Le requérant] est un homme d’affaires russe entretenant des liens étroits avec le gouvernement russe. Le 24 février 2022, après les premières phases de l’agression russe contre l’Ukraine, [le requérant] ainsi que 36 autres hommes d’affaires ont rencontré le président Vladimir Poutine et d’autres membres du gouvernement russe pour discuter de l’incidence des choix à opérer à la suite des sanctions occidentales. Le fait qu’il a été invité à participer à cette réunion montre qu’il appartient au cercle le plus proche de Vladimir Poutine. [Le requérant] est président de la société Severgroup, une société d’investissement privée dont la filiale, Severstal, exerce ses activités dans le secteur sidérurgique et minier et fournit des produits en acier spécial à l’industrie militaire, y compris de l’acier renforcé.

Il est donc un homme d’affaires influent qui a une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine.

Par ailleurs, [le requérant] soutient et met en œuvre des actions et des politiques qui compromettent et menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

Enfin, il est également responsable d’apporter un soutien financier et matériel au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, et de tirer avantage dudit gouvernement. »

 Conclusions des parties

25      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes initiaux, les premiers actes de maintien et les seconds actes de maintien (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») en ce qu’ils le concernent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

26      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où le Tribunal annulerait les actes attaqués en ce qu’ils visent le requérant, ordonner le maintien des effets des décisions 2022/337, 2022/1530 et 2023/572 en ce qui concerne le requérant jusqu’à ce que l’annulation partielle des règlements 2022/336, 2022/1529 et 2023/571 prenne effet ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

27      À l’appui de son recours, le requérant invoque trois moyens, tirés, le premier, d’une violation du droit à une protection juridictionnelle effective et de l’obligation de motivation, le deuxième, d’une erreur manifeste d’appréciation et, le troisième, d’une violation du principe de proportionnalité. Dans les mémoires en adaptation, le requérant invoque également, dans le cadre d’un quatrième moyen, une violation des droits de la défense et la méconnaissance par le Conseil de son obligation de réexamen, lequel se rattache, en substance, au premier moyen, de sorte que le quatrième moyen sera analysé comme une branche du premier moyen.

28      Le Tribunal estime opportun de se prononcer, à titre liminaire, sur la recevabilité des pièces supplémentaires produites par le requérant.

 Sur la recevabilité des pièces supplémentaires produites par le requérant

29      Il y a lieu de rappeler que l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal prévoit que, à titre exceptionnel, les parties principales peuvent encore produire des preuves ou faire des offres de preuve avant la clôture de la phase orale de la procédure ou avant la décision du Tribunal de statuer sans phase orale de la procédure, à condition que le retard dans la présentation de celles-ci soit justifié.

30      En l’espèce, le requérant a produit trois pièces supplémentaires le 26 juin 2023 et a justifié leur tardiveté en indiquant qu’elles visaient à répondre aux arguments du Conseil dans ses observations sur le second mémoire en adaptation.

31      La première pièce supplémentaire est la page de garde du site du Service fédéral des impôts de la Fédération de Russie. La deuxième est un rapport consolidé au 1er janvier 2023 issus du même site du Service fédéral des impôts de la Fédération de Russie et la troisième est une note explicative reprenant des extraits du rapport précité qui, selon le requérant, donnent des informations sur les secteurs d’activités pertinents en l’espèce et établissent les chiffres plus précis quant aux recettes fiscales dans lesdits secteurs.

32      Or, ces documents ont été produits par le Conseil dans la lettre du 24 février 2023 par laquelle celui-ci a répondu à la demande de réexamen du 28 octobre 2022 du requérant et à ses observations du 19 janvier 2023. Le requérant n’ayant pas expliqué pourquoi il n’était pas en mesure de produire de telles pièces, à tout le moins au stade du second mémoire en adaptation, leur production tardive ne saurait être justifiée.

33      Il résulte de ce qui précède que ces éléments de preuve sont irrecevables dans le cadre de l’analyse de la demande d’annulation des seconds actes de maintien.

 Sur le premier moyen, tiré d’une violation du droit à une protection juridictionnelle effective, de l’obligation de motivation, des droits de la défense et de la méconnaissance par le Conseil de son obligation de réexamen

34      Le premier moyen peut être subdivisé, en substance, en deux branches, dont la seconde est constituée d’arguments soulevés par le requérant dans le cadre du quatrième moyen de ses mémoires en adaptation.

 Sur la première branche, tirée d’une violation du droit à une protection juridictionnelle effective et de l’obligation de motivation

35      S’agissant de la première branche, le requérant soutient que la motivation, en ce qui concerne sa situation individuelle, est très brève et sans précision. Elle ne permettrait pas d’identifier et de comprendre les faits ayant justifié l’inscription de son nom sur les listes en cause, de sorte que les raisons fondant ladite inscription ne seraient pas individuelles, spécifiques et concrètes.

36      Selon le requérant, les allégations du Conseil ne permettraient pas d’identifier ses actes de soutien aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou un quelconque avantage reçu de ces décideurs.

37      Cette insuffisance de motivation des actes attaqués n’aurait pas permis au requérant de se défendre dans les meilleures conditions possibles et aurait ainsi violé son doit à une protection juridictionnelle effective, énoncé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

38      Dans la réplique, le requérant reproche au Conseil de ne pas avoir identifié les décideurs russes ni le soutien ou l’avantage qu’il aurait tiré de ceux-ci.

39      L’existence des autres critères d’inscription, notamment ceux établis à l’article 1, paragraphe 1, sous d) et e), et à l’article 2, paragraphe 1, sous f) [ci-après le « critère f) »] et g) [ci-après le « critère g) »], de la décision 2014/145 modifiée sur lesquels le Conseil ne s’était pas fondé dans les actes initiaux et dans les premiers actes de maintien, compliquerait davantage la bonne compréhension des motifs d’inscription du nom du requérant.

40      Le Conseil conteste les arguments du requérant.

41      Selon une jurisprudence constante, le droit à une protection juridictionnelle effective, énoncé à l’article 47 de la Charte, exige que l’intéressé puisse connaître les motifs sur lesquels est fondée la décision prise à son égard soit par la lecture de la décision elle-même, soit par une communication de ces motifs faite à sa demande (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 100 et jurisprudence citée).

42      L’obligation de motiver un acte faisant grief, telle que prévue à l’article 296, deuxième alinéa, TFUE, qui constitue un corollaire du principe du respect des droits de la défense, a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien-fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba, C‑417/11 P, EU:C:2012:718, points 49 et 50, et du 22 avril 2021, Conseil/PKK, C‑46/19 P, EU:C:2021:316, point 47 et jurisprudence citée).

43      Il convient également de rappeler que la motivation exigée par l’article 296 TFUE doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 61 et jurisprudence citée).

44      La motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure de gel des fonds doit permettre que soient identifiées les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles celui-ci considère, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé doit faire l’objet d’une telle mesure (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 63 et jurisprudence citée).

45      Cependant, l’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires peuvent avoir à recevoir des explications (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 64 et jurisprudence citée).

46      Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où la question de savoir si la motivation d’un acte satisfait aux exigences de l’article 296 TFUE doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 65 et jurisprudence citée).

47      En particulier, d’une part, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard. D’autre part, le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 104 et jurisprudence citée).

48      En l’espèce, il y a lieu de rappeler que la motivation retenue à l’égard du requérant dans les actes initiaux et dans les premiers actes de maintien est celle exposée au point 14 ci-dessus. Or, dans les seconds actes de maintien, la motivation rappelée au point 24 ci-dessus a été modifiée.

49      À cet égard, il y a lieu de constater que le requérant conteste uniquement le respect de l’obligation de motivation s’agissant des actes initiaux et des premiers actes de maintien, sans remettre en cause le respect de cette obligation s’agissant des seconds actes de maintien.

50      En ce qui concerne les raisons pour lesquelles le nom du requérant a été inscrit et maintenu sur les listes en cause, il résulte de manière suffisamment claire de la motivation des actes initiaux et des premiers actes de maintien que le Conseil s’est appuyé sur le critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 modifiée [ci-après le « critère a) »] et à l’article 2, paragraphe 1, sous d), de ladite décision [ci-après le « critère d) »].

51      À cet égard, il y a lieu de relever que les écritures du requérant mettent en évidence le fait que celui-ci a compris que son nom avait été inscrit sur les listes en cause dans lesdits actes au titre de ces critères.

52      S’agissant de l’application de ces critères, la motivation se réfère à la position professionnelle du requérant en l’identifiant comme président de Severgroup.

53      À cet égard, la motivation fournit des raisons spécifiques et concrètes au soutien de l’inscription du nom du requérant sur les listes en cause, dans la mesure où, premièrement, elle précise que Severgroup est actionnaire de Bank Rossiya, qui est considérée comme la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie et qui a ouvert des succursales en Crimée à la suite de son annexion illégale, consolidant ainsi l’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie. Deuxièmement, elle mentionne que Severgroup détient des participations considérables dans National Media Group (NMG), qui contrôle des chaînes de télévision soutenant activement les politiques du gouvernement russe visant à déstabiliser l’Ukraine. Troisièmement, elle indique que Severgroup détient JSC Power Machines, qui est responsable d’avoir vendu quatre turbines éoliennes à la péninsule de Crimée occupée.

54      Contrairement à ce que soutient le requérant, une telle motivation est compréhensible et suffisamment précise, compte tenu du contexte spécifique marqué par l’agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, détaillée aux considérants 3 à 11 des actes initiaux, pour lui permettre de comprendre les raisons qui ont conduit le Conseil à considérer que, compte tenu de son rôle de président de Severgroup, il était responsable de soutenir des actions et politiques des décideurs russes compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, d’apporter un soutien financier et matériel aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et de tirer un avantage de ces décideurs.

55      Cette appréciation ne saurait être remise en cause par l’argument du requérant portant sur l’absence d’identification des « décideurs russes », du « soutien » ou des « avantages » en cause.

56      À cet égard, d’une part, il convient de relever que, ainsi que le reconnaît le requérant dans son mémoire en adaptation, le critère d) et le critère f) se recoupent partiellement et l’expression « décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine », replacée dans le contexte des mesures restrictives en cause, fait, notamment, référence aux hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, y compris le président de la Fédération de Russie et les membres du gouvernement russe. D’autre part, le soutien aux décideurs russes et l’avantage tiré de ces derniers sont directement liés au fait que le requérant est détenteur, par l’intermédiaire de Severgroup, de participations dans des secteurs essentiels de l’économie russe, y compris la Bank Rossiya, qui est considérée comme la banque des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie. Par conséquent, il n’était pas nécessaire, pour le Conseil, de détailler davantage ces notions, la motivation des actes attaqués permettant au requérant de comprendre les critères sur lesquels le Conseil s’est fondé et de les discuter dans le cadre du moyen tiré d’une erreur manifeste d’appréciation.

57      Eu égard à ce qui précède, il convient de rejeter la première branche du premier moyen.

 Sur la seconde branche, tirée d’une violation des droits de la défense et d’une méconnaissance par le Conseil de son obligation de réexamen

58      S’agissant de la seconde branche du premier moyen, le requérant reproche au Conseil de ne pas lui avoir donné l’opportunité d’être entendu avant l’adoption des premiers et seconds actes de maintien et de ne pas avoir apporté une réponse substantielle à un certain nombre d’arguments qu’il avait soulevés.

59      En outre, le requérant reproche au Conseil de ne pas avoir réévalué la nécessité de maintenir les mesures restrictives à son égard et d’avoir ignoré les changements de circonstances intervenus depuis l’inscription de son nom sur les listes en cause.

60      Le Conseil conteste les arguments du requérant.

61      Le droit d’être entendu dans toute procédure, prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant qu’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ne soit prise à son égard (voir, en ce sens, arrêts du 11 décembre 2014, Boudjlida, C‑249/13, EU:C:2014:2431, points 34 et 36, et du 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, EU:C:2020:481, points 65 et 67 et jurisprudence citée).

62      Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne sur une liste figurant à l’annexe d’un acte portant mesures restrictives, le respect des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective exige que l’autorité compétente de l’Union européenne communique à la personne concernée les éléments dont elle dispose à l’encontre de ladite personne pour fonder sa décision, afin que cette personne puisse défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles et décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge de l’Union. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 111 et 112 ; voir également, en ce sens, arrêt du 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran/Conseil, T‑228/02, EU:T:2006:384, point 93).

63      En outre, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 102 et jurisprudence citée). Le droit d’être entendu préalablement à l’adoption d’actes maintenant le nom d’une personne ou d’une entité sur une liste de personnes ou d’entités visées par des mesures restrictives s’impose lorsque le Conseil a retenu, dans la décision portant maintien de l’inscription de son nom sur cette liste, de nouveaux éléments contre cette personne, à savoir des éléments qui n’étaient pas pris en compte dans la décision initiale d’inscription de son nom sur cette même liste (voir arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, point 54 et jurisprudence citée ; voir également, en ce sens, arrêt du 7 avril 2016, Central Bank of Iran/Conseil, C‑266/15 P, EU:C:2016:208, point 33).

64      Ainsi, lorsque des observations sont formulées par la personne concernée au sujet de l’exposé des motifs, l’autorité compétente de l’Union a l’obligation d’examiner, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués, à la lumière de ces observations et des éventuels éléments à décharge joints à celles-ci (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 114).

65      Par ailleurs, d’une part, selon la jurisprudence, si le respect des droits de la défense et du droit d’être entendu exige que les institutions de l’Union permettent à la personne visée par un acte faisant grief de faire connaître utilement son point de vue, il ne peut leur imposer d’adhérer à celui-ci (arrêts du 7 juillet 2017, Arbuzov/Conseil, T‑221/15, non publié, EU:T:2017:478, point 84, et du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 330).

66      Ainsi, le seul fait que le Conseil n’a pas conclu à l’absence de bien-fondé de la prorogation des mesures restrictives, ni même jugé utile de procéder à des vérifications au vu des observations présentées par elles, ne saurait impliquer que de telles observations n’ont pas été prises en compte (voir, en ce sens, arrêt du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 331).

67      D’autre part, selon la jurisprudence, le Conseil n’est pas tenu de répondre aux observations présentées par la personne ou l’entité concernée avant l’adoption des mesures restrictives envisagées (arrêt du 31 janvier 2019, Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil, C‑225/17 P, EU:C:2019:82, point 92).

68      En l’espèce, s’agissant des premiers actes de maintien, le Conseil a publié un avis, le 1er mars 2022, à l’attention des personnes et des entités concernées, par lequel elles ont été informées de la possibilité de présenter une demande de réexamen avant le 1er juin 2022.

69      Ainsi, le requérant a pu présenter sa demande de réexamen, ce qu’il a fait par l’envoi au Conseil des lettres des 2 mai et 4 août 2022. Il a ainsi pu faire valoir ses observations devant le Conseil, qui a pu les apprécier. Par conséquent, le requérant a eu la possibilité de faire connaître son point de vue avant l’adoption des premiers actes de maintien.

70      Le Conseil n’était pas tenu, pour respecter le droit d’être entendu du requérant, de lui communiquer à nouveau les éléments à charge retenus, dès lors que les motifs des premiers actes de maintien ne contenaient aucun nouvel élément à son égard par rapport à ceux énoncés dans les actes initiaux.

71      En outre, s’agissant de l’évaluation de la nécessité du maintien des mesures à l’encontre du requérant, le Conseil a apporté des précisions supplémentaires dans la lettre du 15 septembre 2022, en indiquant au requérant qu’il ne considérait pas avoir commis d’erreur manifeste d’appréciation en ce qui concernait l’inscription de son nom au titre tant du critère d) que du critère a). En effet le Conseil considérait, notamment, que le fait que le requérant avait, d’une part, développé et maintenu un « empire économique » dans des secteurs essentiels et stratégiques pour la Fédération de Russie et son économie, tels que la métallurgie et l’énergie, en parallèle de l’accession, puis du maintien au pouvoir du président Poutine et, d’autre part, maintenu ses participations dans des sociétés liées aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine étaient suffisants pour conclure qu’il remplissait les conditions requises par lesdits critères.

72      S’agissant des seconds actes de maintien, il convient de relever que le Conseil a informé le requérant, par une lettre du 22 décembre 2022, qu’il envisageait de maintenir son nom sur les listes en cause et l’a invité à présenter ses observations, ce qu’il a fait par une lettre du 19 janvier 2023.

73      Ainsi, le requérant a pu présenter ses observations relatives aux nouveaux éléments de preuve que le Conseil lui avait transmis par lettre du 22 décembre 2022, à laquelle était joint le dossier WK 17684/2022 INIT. Par ailleurs, le 24 février 2023, le Conseil a répondu à la demande de réexamen du 28 octobre 2022 du requérant et à ses observations du 19 janvier 2023 et a autorisé celui-ci à présenter des observations additionnelles, qui ont été déposées le 2 mars 2023. Il convient donc de relever que le Conseil a transmis au requérant les nouveaux éléments avant l’adoption des seconds actes de maintien et que ce dernier a pu faire valoir son point de vue sur ceux-ci avant le renouvellement des mesures restrictives en cause.

74      S’agissant du grief tiré de la prétendue absence de réponse substantielle à des arguments du requérant, il y a lieu de relever que, dans sa lettre du 24 février 2023, le Conseil a répondu à suffisance de droit aux éléments présentés par le requérant et qu’il n’était pas tenu à cet égard de répondre de manière détaillée à l’ensemble des considérations que celui-ci avait formulées dans sa demande de réexamen du 28 octobre 2022, de sorte que ce grief doit être rejeté.

75      Il en va de même, pour le même motif, en ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel le Conseil n’a pas tenu compte de ses arguments et des pièces qu’il avait déposées à l’appui de la demande de réexamen.

76      S’agissant de l’argument relatif aux conséquences de la prétendue violation, par le Conseil, de l’obligation de réexamen de la situation du requérant, il ne peut qu’être écarté, faute de violation de ladite obligation.

77      À la lumière des circonstances qui précèdent, il convient de conclure que le Conseil s’est acquitté de ses obligations en ce qui concernait le respect du droit d’être entendu au cours de la procédure qui a abouti à l’adoption des premiers et seconds actes de maintien. Partant, il convient de rejeter la seconde branche du premier moyen et, dès lors, le premier moyen dans son ensemble.

 Sur le deuxième moyen, tiré d’une erreur manifeste d’appréciation

78      En substance, le requérant fait valoir que le Conseil n’apporte pas d’éléments concrets, précis et concordants permettant de constituer une base factuelle suffisante afin d’étayer l’inscription de son nom sur les listes en cause.

79      Le Conseil conteste le bien-fondé de ce moyen.

 Considérations liminaires

80      À titre liminaire, il importe de relever que le deuxième moyen doit être considéré comme tiré d’une erreur d’appréciation et non d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, s’il est certes vrai que le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer, au cas par cas, si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis, il n’en reste pas moins que les juridictions de l’Union doivent assurer un contrôle, en principe complet, de l’ensemble des actes de l’Union (voir arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 61 et jurisprudence citée).

81      L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige, notamment, que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119, et du 5 novembre 2014, Mayaleh/Conseil, T‑307/12 et T‑408/13, EU:T:2014:926, point 128).

82      Une telle appréciation doit être effectuée en examinant les éléments de preuve et d’information non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. En effet, le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une mesure de gel de ses fonds et le régime ou, en général, les situations combattues (voir arrêt du 20 juillet 2017, Badica et Kardiam/Conseil, T‑619/15, EU:T:2017:532, point 99 et jurisprudence citée).

83      C’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs. Il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne concernée (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 121 et 122, et du 3 juillet 2014, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑565/12, EU:T:2014:608, point 57).

84      Dans cette hypothèse, il incombe au juge de l’Union de vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués au regard de ces informations ou éléments et d’apprécier la force probante de ces derniers en fonction des circonstances de l’espèce et à la lumière des éventuelles observations présentées, notamment, par la personne ou l’entité concernée à leur sujet (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 124). Ainsi, le juge de l’Union peut se fonder sur l’ensemble des éléments qui lui ont été communiqués tant à charge qu’à décharge par les parties au cours de la procédure judiciaire. Le fait qu’un élément ait été communiqué en tant qu’élément à décharge par la personne visée par les mesures restrictives n’empêche pas que cet élément lui soit éventuellement opposé pour constater le bien-fondé des motifs sous-tendant les mesures restrictives prises à son égard (voir arrêts du 3 mai 2016, Post Bank Iran/Conseil, T‑68/14, non publié, EU:T:2016:263, point 110 et jurisprudence citée, et du 12 février 2020, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑166/18, non publié, EU:T:2020:50, point 124 et jurisprudence citée).

85      À cet égard, il convient de relever que l’activité du juge de l’Union est régie par le principe de libre appréciation des preuves et le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité. En outre, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue, tenir compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration et de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable (voir arrêt du 8 juillet 2020, Zubedi/Conseil, T‑186/19, EU:T:2020:317, point 48 et jurisprudence citée).

86      S’agissant, plus particulièrement, du contrôle de légalité exercé sur les actes de maintien du nom de la personne visée par les mesures restrictives sur la liste en cause, il convient de rappeler que les mesures restrictives ont une nature conservatoire et, par définition, provisoire, dont la validité est toujours subordonnée à la perpétuation des circonstances de fait et de droit ayant présidé à leur adoption ainsi qu’à la nécessité de leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qui leur est associé. C’est ainsi qu’il incombe au Conseil, lors du réexamen périodique de ces mesures restrictives, de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (voir arrêt du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 55 et jurisprudence citée ; arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 67).

87      Il en résulte que, pour justifier le maintien du nom d’une personne sur les listes en cause, il n’est pas interdit au Conseil de se fonder sur les mêmes éléments de preuve ayant justifié l’inscription initiale, la réinscription ou le maintien précédent du nom de ladite personne sur les listes en cause, pour autant que, d’une part, les motifs d’inscription sont inchangés et, d’autre part, le contexte n’a pas évolué d’une manière telle que ces éléments de preuve seraient devenus obsolètes (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2020, Kaddour/Conseil, T‑510/18, EU:T:2020:436, point 99). À ce titre, l’évolution du contexte inclut la prise en considération, d’une part, de la situation du pays à l’égard duquel le système de mesures restrictives a été établi ainsi que la situation particulière de la personne concernée (arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 78 ; voir également, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2020, Kaddour/Conseil, T‑510/18, EU:T:2020:436, point 101), et, d’autre part, de l’ensemble des circonstances pertinentes et, notamment, la réalisation des objectifs visés par les mesures restrictives (arrêt du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 56 ; voir également, en ce sens et par analogie, arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 82 à 84 et jurisprudence citée).

88      C’est à la lumière de ces principes qu’il convient de vérifier si le Conseil a commis une erreur d’appréciation en décidant d’inscrire et de maintenir le nom du requérant sur les listes en cause.

 Sur les actes initiaux et les premiers actes de maintien

89      Il y a lieu de rappeler que le nom du requérant a été inscrit sur les listes en cause et maintenu la première fois sur la base des critères a) et d).

90      Ainsi, il convient de déterminer, en premier lieu, si le Conseil a, sans commettre d’erreur d’appréciation, considéré que le critère d) était constitué à l’encontre du requérant et, en second lieu, si le critère a) l’était également.

91      En ce qui concerne le critère d), il convient d’observer que celui-ci n’exige pas que les personnes ou entités concernées apportent un soutien qui est directement ou indirectement lié à l’annexion de la Crimée ou à la déstabilisation de l’Ukraine ou qu’elles tirent personnellement avantage de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine. Il suffit qu’elles apportent un soutien matériel ou financier quantitativement et qualitativement important aux décideurs russes responsables de ces actions ou qu’elles tirent avantage de ces décideurs.

92      À cet égard, ainsi qu’il ressort du point 56 ci-dessus, l’expression « décideurs russes », placée dans le contexte des mesures restrictives en cause, fait référence aux hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, y compris le président de la Fédération de Russie et les membres du gouvernement russe.

93      Il ressort des actes initiaux et des premiers actes de maintien que le soutien apporté par le requérant aux décideurs russes et l’avantage tiré de ces derniers sont directement liés aux activités professionnelles du requérant. Il convient donc d’examiner si le Conseil pouvait, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer que le requérant apportait un soutien financier et matériel au régime du président Poutine et tirait avantage de ce dernier.

94      À cet égard, il convient de relever que le requérant détient un « empire économique » dans des secteurs essentiels et stratégiques pour la Russie et son économie, tels que la sidérurgie (Severstal), l’énergie (JSC Power Machines) et la finance (Bank Rossiya). Le requérant est l’un des hommes les plus riches de la Fédération de Russie, voire du monde. Ces éléments sont confirmés par les affirmations du requérant figurant aux points 15 à 21 de la requête. Par ailleurs, ils ressortent du dossier de preuves WK 2789/2022 (pièces nos 1, 2, 5 et 7).

95      S’agissant de Bank Rossiya, le requérant remet en cause des éléments de preuve sur lesquels le Conseil s’est fondé pour soutenir que cette banque est « considérée comme la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie ». En outre, la part de participation de 5,481 % dans la banque en cause serait trop négligeable pour avoir une influence sur la prise de décision en son sein. Enfin, le requérant précise que Severgroup a cédé le 21 juillet 2022 toutes les parts qu’elle détenait dans Banque Rossiya et reproche au Conseil de ne pas avoir procédé à une appréciation actualisée de sa situation avant l’adoption des actes de maintien.

96      Premièrement, en ce qui concerne la cession des parts de Bank Rossiya, il ressort du dossier de preuves WK 2789/2022 (pièce no 2) que le requérant détenait en 2014 une participation dans cette banque à hauteur de 5,481 %. Le requérant fait valoir que Severgroup a cédé toutes les parts qu’elle détenait dans Bank Rossiya le 21 juillet 2022. À ce titre, il produit un document émis par une société à responsabilité limitée qui attesterait que, le 21 juillet 2022, Severgroup ne détenait plus d’actions de Bank Rossiya.

97      À cet égard, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la légalité d’un acte de l’Union doit être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date où l’acte a été adopté. Par conséquent, il incombe au Tribunal de ne tenir compte que des éléments de fait qui existaient au moment de l’adoption des actes attaqués et sur lesquels le Conseil s’est fondé à cette date (voir arrêt du 8 mars 2023, Prigozhina/Conseil, T‑212/22, non publié, EU:T:2023:104, point 80 et jurisprudence citée).

98      En l’espèce, s’agissant des actes initiaux, il convient de relever que l’éventuelle cession des parts de Bank Rossiya détenues par le requérant est en tout état de cause postérieure à leur date d’adoption. Partant, ladite cession ne saurait permettre de remettre en cause la légalité des actes initiaux.

99      Concernant les premiers actes de maintien, il importe de rappeler que, l’attestation, produite en annexe à la réplique, émane d’une société privée et indique que, le 21 juillet 2022, Severgroup ne détenait plus d’actions de Bank Rossiya. Elle ne contient aucune information sur la date de transfert de ces actions ainsi que sur les personnes ou entités auxquelles ces actions ont été transférées.

100    Par mesures d’organisation de la procédure du 22 mars 2023, le Tribunal a notamment invité le requérant à produire une preuve authentique et/ou un extrait du registre des actionnaires de Bank Rossiya faisant apparaître la date exacte à laquelle le requérant ou Severgroup avait cédé ses actions et l’identité du ou des cessionnaires.

101    En réponse à cette demande, le requérant a présenté des documents expurgés émanant de la même société privée, qui n’identifient toutefois pas le cessionnaire. En outre, la vente d’une participation dans Bank Rossiya à hauteur de 5,4 % pour un montant de 600 millions de roubles (RUB) (environ 5,8 millions d’euros) alors même que, ainsi qu’il ressort de l’article de l’agence TASS, qui figure dans le dossier relatif à une autre personne et est mentionné dans le dossier WK 2789/2022, à la date du 1er mars 2014, le capital de cette banque s’élevait à 45,2 milliards de RUB (environ 908 millions d’euros), avec un revenu de 125,2 milliards de roubles (environ 2,5 milliard d’euros), met en évidence que les parts cédées l’ont été à une valeur probablement très inférieure à leur valeur réelle. Cette circonstance, à laquelle s’ajoute l’absence de mention de l’identité du cessionnaire, affaiblit la valeur probante desdits documents, dans la mesure où ils ne sont pas susceptibles d’établir que la cession de ladite participation a été effectuée en faveur d’un tiers indépendant du requérant.

102    Dans les circonstances de l’espèce, sans autre document officiel prouvant une telle cession, il convient de considérer que c’est à juste titre que le Conseil a estimé que la situation individuelle du requérant n’avait pas évolué d’une manière telle que les éléments du dossier de preuves concernant Bank Rossiya dans le cadre de l’inscription initiale de son nom sur les listes en cause étaient devenus obsolètes.

103    Deuxièmement, en ce qui concerne la mention figurant dans les motifs des actes attaqués, selon laquelle Bank Rossiya « est considérée comme la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie », il suffit de constater que cette description ressort de la pièce no 4 du dossier de preuves WK 2789/2022. Elle est confirmée par les autres pièces produites par le Conseil dans son mémoire en défense pour répondre aux dénégations du requérant.

104    À cet égard, les autorités du bureau de contrôle des actifs étrangers du U. S. Department of the Treasury’s Office of Foreign Assets Control (OFAC, bureau de contrôle des actifs étrangers du département du Trésor des États-Unis) ont indiqué que « Banque Rossiya [était] la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie ». En se référant à ces derniers, l’OFAC a englobé dans cette référence l’ensemble des hauts fonctionnaires de cet État, y compris le premier d’entre eux, à savoir le président de la Fédération de Russie.

105    Le fait que Bank Rossiya soit la banque du président Poutine, qui bénéficie en conséquence du soutien financier de celle-ci, est confirmé par le document joint à l’annexe B.10 c) du mémoire en défense.

106    Ce document analyse, en effet, la manière par laquelle la « banque personnelle du [président Poutine] a fait transiter de l’argent vers des fonds offshore pour que, au final, cet argent revienne, à son profit, en Fédération de Russie. Dans cette analyse, l’article met en cause non seulement deux personnes, mais aussi Bank Rossiya, laquelle est décrite comme étant « étroitement associée [au président] Poutine et à ses amis [et dont les] dirigeants étaient derrière les milliards de dollars [en cause] dans des transactions offshore suspectes ».

107    Ainsi, au regard de la pièce no 4 du dossier de preuves WK 2789/2022 ainsi que des documents mentionnés aux points 103 à 106 ci-dessus, le Conseil a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer qu’il existait des indices précis, concrets et concordants établissant que Bank Rossiya [était] la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, y compris son président, lequel bénéficiait ainsi du soutien financier de cette banque.

108    S’agissant de la question de savoir si le requérant peut être personnellement considéré comme apportant un soutien financier par le biais de Bank Rossiya au président Poutine, il y a lieu de relever que, dans la mesure, notamment, où les mesures restrictives ne sont pas des sanctions pénales, une personne physique peut faire l’objet de mesures restrictives en raison d’actes commis par une société dont elle est actionnaire, lorsqu’elle exerce une influence importante sur cette société.

109    Il peut en aller de même si, compte tenu des circonstances spécifiques de l’affaire, liées, notamment, à la composition de l’actionnariat, ainsi qu’à l’importance capitalistique de la société considérée, l’actionnaire de cette société dispose d’un pouvoir suffisant pour que les positions qu’il adopte en tant qu’actionnaire soient susceptibles d’influer sur le sens des décisions prises par ladite société.

110    Or, en l’espèce, ainsi qu’il ressort de la pièce no 3 du dossier de preuves WK 2789/2022, le requérant par l’intermédiaire de Severgroup, avec 5,9 % des droits de vote, était le cinquième plus grand actionnaire de ladite banque, ce qui implique un certain contrôle ou, à tout le moins, une présence dans le processus décisionnel de la politique de celle-ci. Dès lors, en tenant compte de cette circonstance, le Conseil a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer, d’une part, que le requérant ne pouvait pas ignorer que Bank Rossiya apportait un soutien financier à certains décideurs russes et, d’autre part, que, en laissant cet état de fait continuer, alors qu’il avait le pouvoir d’influer sur les décisions de Bank Rossiya, le requérant apportait lui-même un tel soutien.

111    Ainsi, c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré, dans les actes initiaux et dans les premiers actes de maintien, que le requérant remplissait les conditions pour voir son nom inscrit sur les listes en cause au titre du critère d).

112    En ce qui concerne le critère a), il convient de rappeler que ce critère lié au soutien des actions ou des politiques compromettant l’intégrité territoriale de l’Ukraine implique que soit établie l’existence d’un lien, direct ou indirect, entre les activités ou les actions de la personne ou de l’entité visée et la situation en Ukraine à l’origine de l’adoption des mesures restrictives en cause. Autrement dit, ces personnes doivent, par leur comportement, s’être rendues responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, point 74).

113    En l’espèce, ainsi qu’il ressort de la pièce no 7 du dossier de preuves WK 2789/2022, le requérant possède, par l’intermédiaire de Severgroup, 100 % des parts de JSC Power Machines, une société d’ingénierie énergétique russe qui fabrique et fournit des ensembles d’équipements pour les centrales thermiques, nucléaires et hydroélectriques ainsi que les turbines à gaz.

114    JSC Power Machines détient 35 % de la société mère Siemens Gas Turbine Technologies Holding BV, laquelle détient à son tour 100 % de l’entreprise commune OOO Siemens Gas Turbine Technologies (ci-après l’« entreprise commune ») qui a conclu, avec la société OJSC VO Technopromexport (ci-après « OJSC TPE »), le contrat prévoyant la fourniture des turbines à gaz qui ont été finalement installées dans la péninsule de Crimée.

115    Tout d’abord, il convient de constater que le requérant ne conteste pas que quatre turbines à gaz fabriquées par l’entreprise commune vendues à OJSC TPE ont été installées en Crimée, ni qu’une telle installation constitue un soutien matériel aux décideurs russes. Toutefois, il remet en cause la responsabilité de JSC Power Machines dans la livraison en Crimée desdites turbines, car, d’une part, le rôle de cette entreprise serait limité dans l’entreprise commune et, d’autre part, cette dernière aurait été trompée par OJSC TPE, qui aurait agi en violation de ses obligations contractuelles.

116    Premièrement, s’agissant du rôle limité de JSC Power Machines dans le processus décisionnel de l’entreprise commune, il convient de rappeler qu’elle est un des deux actionnaires de l’entreprise commune et détient 35 % des parts de cette dernière. Même si JSC Power Machines ne participait pas directement aux négociations contractuelles avec les clients, elle avait, ainsi que le confirme le requérant lui-même, des informations sur la négociation, puis la conclusion du contrat de vente des quatre turbines pour plus de 200 millions d’euros avec la société OJSC TPE, filiale de la société d’État russe Rostec.

117    Par ailleurs, JSC Power Machines, qui est l’opérateur local exerçant son activité dans le secteur de l’énergie, ne pouvait pas ignorer la situation dans ce marché. À cet égard, le requérant ne conteste pas les faits suivants, qui ressortent, notamment, des annexes de ses propres écritures et des annexes du mémoire en défense. D’abord, la construction de la centrale thermique sur la péninsule de Taman, dans la région de Krasnodar, pour laquelle les turbines ont été achetées, n’a jamais été planifiée avant l’annexion illégale de la Crimée. Ensuite, au moment de la conclusion du contrat de vente, la construction de la centrale de Taman n’avait toujours pas commencé. Or, pour garantir une alimentation électrique stable de la Crimée, la construction, sur cette péninsule, des deux centrales thermiques dont la puissance totale correspondait à celle des quatre turbines vendues, avait déjà débuté. Enfin, la construction des deux centrales en Crimée a été confiée à OJSC TPE, l’acheteur des quatre turbines en question.

118    Deuxièmement, le fait que l’entreprise commune avait pris la précaution d’insérer une clause contractuelle destinée à s’assurer qu’à aucun moment le produit livré ne soit installé en Crimée est, en toute hypothèse, sans influence sur la circonstance, non contestée par le requérant, selon laquelle l’installation des turbines en cause en Crimée relève, par elle-même, de la politique d’annexion de ce territoire ou de la déstabilisation de l’Ukraine menée par la Russie, au sens du critère a) et que la vente des turbines en cause par JSC Power Machines à la société d’État russe Rostec a constitué un soutien matériel à ladite politique (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2019, Topor-Gilka et WO Technopromexport/Conseil, T‑721/17 et T‑722/17, non publié, EU:T:2019:579, points 153 à 155).

119    Ainsi, au vu de ce qui précède et en l’absence d’éléments dans le dossier susceptibles de confirmer que l’entreprise JSC Power Machines s’est opposée à la conclusion du contrat, il y a lieu de reconnaître que JSC Power Machines est responsable de la vente des turbines en question à OJSC TPE et, par voie de conséquence, du fait que ces turbines ont été installées en Crimée.

120    En outre, JSC Power Machines qui opère dans le secteur de l’ingénierie énergétique, lequel est très important stratégiquement pour la Russie, permet d’assurer le bon fonctionnement du réseau électrique. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort d’une pièce annexée à la requête, pour traiter les problèmes qui sont apparus en Russie après que JSC Power Machines a été sanctionnée par les États-Unis d’Amérique, le requérant a envisagé de mettre en place un partenariat public-privé pour rassembler l’argent de l’État et de JSC Power Machines pour produire des turbines à gaz. Même si ce projet n’était que potentiel et ne s’est pas concrétisé à ce jour, l’interview du requérant démontre l’importance du secteur et les liens étroits entre lui et le pouvoir central de la Fédération de Russie, puisqu’il peut être déduit des affirmations du requérant que ce projet a été discuté avec le gouvernement et a reçu un certain soutien.

121    Il résulte de tout ce qui précède que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré, dans les actes initiaux et dans les premiers actes de maintien, que le requérant remplissait les conditions pour voir son nom inscrit sur les listes en cause au titre des critères a).

 Sur les seconds actes de maintien

122    Les seconds actes de maintien ont prolongé les mesures prises à l’encontre du requérant jusqu’au 15 septembre 2023 en modifiant les motifs d’inscription, le nom du requérant étant maintenu sur les listes en cause sur la base des critères a), f) et g).

123    S’agissant du critère g), le nom du requérant a été inscrit sur les listes en cause aux motifs qu’il « appart[enait] au cercle le plus proche de Vladimir Poutine [et était] président de la société Severgroup, une société d’investissement privée dont la filiale, Severstal, exerç[ait] ses activités dans le secteur sidérurgique et minier ».

124    Eu égard au libellé de ce critère, il y a lieu de considérer que les personnes visées doivent être considérées comme influentes du fait de leur importance dans le secteur dans lequel elles exercent leur activité et de l’importance que revêt ce secteur pour l’économie russe (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Rosneft e.a./Conseil, T‑715/14, non publié, EU:T:2018:544, point 157 et jurisprudence citée).

125    Il convient de constater que le critère g) implique la notion de « femme et homme d’affaires influents » en corrélation avec l’exercice d’une « activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie », sans autre condition concernant un lien, direct ou indirect, avec ledit gouvernement. La finalité poursuivie par ce critère est en effet d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 163 et jurisprudence citée).

126    La notion de « femme et hommes d’affaires influents » doit donc être comprise comme visant l’importance de ces derniers, au regard, selon le cas, de leurs statuts professionnels, de l’importance de leurs activités économiques, de l’ampleur de leurs possessions capitalistiques ou de leurs fonctions au sein d’une ou de plusieurs entreprises dans lesquelles ils exercent ces fonctions.

127    En effet, il existe un lien logique entre, d’une part, le fait de cibler les femmes et les hommes d’affaires influents exerçant leurs activités dans des secteurs économiques fournissant une source substantielle de revenus au gouvernement, au vu de l’importance que revêtent ces secteurs pour l’économie russe, et, d’autre part, l’objectif des mesures restrictives en l’espèce, qui est d’accroître la pression sur la Fédération de Russie ainsi que le coût des actions de celle-ci visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Rosneft e.a./Conseil, T‑715/14, non publié, EU:T:2018:544, point 157 et jurisprudence citée).

128    De ce fait, il y a lieu d’interpréter le critère g) en ce sens, d’une part, qu’il a vocation à s’appliquer à des femmes et des hommes d’affaires influents dans le sens décrit au point 126 ci-dessus et, d’autre part, que ce sont les secteurs économiques dans lesquels interviennent ces personnes qui doivent constituer une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie.

129    C’est donc à l’aune de cette interprétation du critère g) qu’il convient d’examiner le bien-fondé des motifs retenus dans les seconds actes de maintien.

130    Le requérant conteste le fait que sa participation à la réunion du 24 février 2022 permette de conclure qu’il fait partie du cercle rapproché de Vladimir Poutine et que les secteurs dans lesquels il opère soient des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement russe.

131    À cet égard, en premier lieu, il convient de relever qu’il ressort du dossier que le requérant contrôle, par l’intermédiaire de Severgroup, 77 % du capital social de Severstal une entreprise sidérurgique et minière verticalement intégrée. Il ressort du rapport annuel de Severstal pour l’année 2021 qu’elle est l’une des plus grandes entreprises sidérurgiques et minières de Russie et que les activités sidérurgiques ont rapporté au groupe 11 638 millions de dollars des États-Unis (USD) (environ 10 920 millions d’euros).

132    En outre, le requérant est impliqué, par l’intermédiaire de Severgroup, dans d’autres secteurs stratégiques pour la Russie et son économie, notamment l’ingénierie énergétique. Le requérant contrôle, par l’intermédiaire de Severgroup, JSC Power Machines qui, selon son site Internet, a créé, avec les entreprises du groupe Nord Energo, le plus grand groupe d’ingénierie énergétique de Russie.

133    En second lieu, il convient de souligner que le requérant a été présent lors d’une réunion du 24 février 2022 organisée par le président Poutine et réunissant plusieurs hommes d’affaires russes. Or, bien que n’étant pas à lui seul déterminant, cet élément corrobore la thèse du Conseil selon laquelle le requérant est un homme d’affaires influent.

134    Eu égard à l’ensemble de ces éléments, il y a lieu de conclure que le Conseil a apporté un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles de mettre en évidence le fait que le requérant était un homme d’affaires influent en raison de son statut de président de Severgroup et de l’importance économique des sociétés contrôlées par ledit groupe.

135    Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les arguments avancés par le requérant.

136    Premièrement, s’agissant de la participation du requérant à la réunion du 24 février 2022, il y a lieu de relever que, parmi tous les hommes d’affaires actifs en Russie, seuls 37 ont été conviés à cette réunion. Cela indique que le requérant est considéré par le président Poutine comme un homme d’affaires important dont les activités sont essentielles pour l’économie russe. Cette analyse est d’ailleurs confortée par le fait que, ainsi que le souligne le Conseil, le 16 mars 2023, le requérant a de nouveau participé à une réunion organisée par le président Poutine, lors de laquelle ce dernier, dans le contexte de l’opération militaire menée à l’encontre de l’Ukraine, a appelé les milliardaires russes à placer le patriotisme avant le profit.

137    Deuxièmement, le requérant conteste l’affirmation du Conseil selon laquelle le secteur sidérurgique et minier est un secteur économique qui fournit une source substantielle de revenus au gouvernement russe. D’une part, le requérant souligne que les recettes fiscales provenant de ce secteur sont principalement affectées aux budgets des entités fédérées locales et non au budget du gouvernement russe. D’autre part, le requérant, en se fondant sur le rapport d’experts préparé par la société russe Kept Tax and Advisory LLC, soutient que les contributions de Severstal au budget fédéral sont insignifiantes.

138    S’agissant du rapport de Kept Tax and Advisory LLC, lequel ne se concentre que sur le paiement d’impôts et taxes par Severstal, il ne saurait être pertinent, puisque, comme il est rappelé au point 128 ci-dessus, aux fins du critère g), ce sont les secteurs économiques dans lesquels interviennent les personnes faisant l’objet de mesures restrictives qui doivent constituer une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie. Or, il est de notoriété publique que le secteur sidérurgique et minier fournit une source substantielle de revenus au gouvernement russe.

139    En outre, la circonstance, à la supposée avérée, que les recettes fiscales provenant du secteur sidérurgique et minier seraient principalement affectées aux budgets des entités fédérées locales est dénuée de pertinence. En effet, eu égard à l’objectif des mesures restrictives en cause, rappelé au point 127 ci-dessus, la notion de « revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie » ne saurait recevoir une interprétation restrictive, qui se limiterait à viser les recettes fiscales affectées au budget fédéral de cet État.

140    Au regard de l’ensemble des éléments qui précèdent, il convient de considérer que le Conseil a apporté un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles de mettre en évidence le fait que le requérant était un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissaient une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie.

141    Il en résulte que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré, dans les seconds actes de maintien, que le requérant remplissait les conditions pour voir son nom maintenu sur les listes en cause au titre du critère g).

142    Or, selon la jurisprudence, eu égard à la nature préventive des décisions adoptant des mesures restrictives, si le juge de l’Union considère que, à tout le moins, l’un des motifs mentionnés est suffisamment précis et concret, qu’il est étayé et qu’il constitue en soi une base suffisante pour soutenir cette décision, la circonstance que d’autres de ces motifs ne le seraient pas ne saurait justifier l’annulation de ladite décision (voir arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 72 et jurisprudence citée).

143    Ainsi, il n’y a pas lieu d’examiner, en ce qui concerne les seconds actes de maintien, les autres griefs soulevés par le requérant et visant à remettre en cause le maintien de son nom sur les listes en cause au titre des critères a) et f).

144    Dès lors, il y a lieu de rejeter le deuxième moyen dans son intégralité.

 Sur le troisième moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité et des droits fondamentaux

145    Dans le cadre du troisième moyen, le requérant invoque une violation, d’une part, du droit de propriété, garanti par l’article 17 de la Charte, et, d’autre part, du principe de proportionnalité, tel qu’énoncé à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte et en tant que principe général du droit de l’Union.

146    Tout d’abord, le requérant fait valoir que l’inscription de son nom sur les listes en cause n’est ni appropriée ni nécessaire dans le but de lutter contre les actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. En effet, il n’aurait jamais été impliqué dans l’opération militaire en Ukraine. Il ajoute que le Conseil n’a pas démontré en quoi les mesures restrictives le concernant seraient nécessaires, appropriées et pourraient exercer une pression sur les autorités russes. Les mesures restrictives sectorielles seraient suffisantes pour atteindre les objectifs poursuivis.

147    Ensuite, le requérant soutient que le Conseil n’a pas respecté le principe d’égalité de traitement dans la mesure où il n’a pas adopté les mesures restrictives contre Siemens et NMG.

148    Enfin, selon le requérant, l’inscription de son nom sur les listes en cause porte une atteinte injustifiée et disproportionnée à son droit de propriété. Dans son mémoire en adaptation, le requérant explique que l’inscription de son nom sur les listes en cause a eu pour conséquence qu’il n’a pas pu influencer la décision du conseil d’administration de TUI AG relative à l’augmentation de capital et que, de ce fait, il a perdu sa majorité de contrôle et sa participation dans TUI AG a été diluée.

149    De plus, l’inscription du nom du requérant sur les listes en cause l’exposerait à la confiscation de ses fonds et ressources économiques ainsi qu’à des sanctions pénales.

150    Le Conseil conteste les arguments du requérant.

151    Il convient de rappeler que le droit de propriété fait partie des principes généraux du droit de l’Union et est consacré par l’article 17 de la Charte.

152    Il est certes vrai que les mesures restrictives comme celles en cause en l’espèce limitent incontestablement les droits dont le requérant bénéficie en vertu de l’article 17 de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2016, NIOC e.a./Conseil, C‑595/15 P, non publié, EU:C:2016:721, points 50 et 59 et jurisprudence citée).

153    Cependant, selon une jurisprudence constante, le droit à la propriété ne constitue pas une prérogative absolue et peut, en conséquence, faire l’objet de limitations, dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte (voir, en ce sens, arrêts du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 121, et du 13 septembre 2018, Gazprom Neft/Conseil, T‑735/14 et T‑799/14, EU:T:2018:548, point 161).

154    À cet égard, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, d’une part, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la [C]harte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et, d’autre part, « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

155    Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une limitation de l’exercice des droits fondamentaux en cause doit répondre à quatre conditions. Premièrement, elle doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre les droits fondamentaux d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la limitation en cause doit respecter le contenu essentiel de ces droits. Troisièmement, ladite limitation doit viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, la limitation en cause doit être proportionnée (voir, en ce sens, arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 222 et jurisprudence citée).

156    En l’espèce, ces quatre conditions sont remplies.

157    En premier lieu, les mesures restrictives en cause sont « prévues par la loi », puisqu’elles sont énoncées dans des actes ayant notamment une portée générale et disposant d’une base juridique claire en droit de l’Union ainsi que d’une prévisibilité suffisante, ce qui n’est pas contesté par le requérant.

158    En deuxième lieu, les actes attaqués s’appliquent pour six mois et font l’objet d’un suivi constant, comme cela est prévu à l’article 6 de la décision 2014/145. Dès lors que lesdites mesures sont temporaires et réversibles, il y a lieu de considérer qu’elles ne portent pas atteinte au contenu essentiel des libertés invoquées. En outre, les actes attaqués prévoient la possibilité d’accorder des dérogations aux mesures restrictives appliquées. En particulier, concernant les gels de fonds, l’article 2, paragraphes 3 et 4, de la décision 2014/145 modifiée et l’article 4, paragraphe 1, l’article 5, paragraphe 1, et l’article 6, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 modifié prévoient la possibilité, d’une part, d’autoriser l’utilisation de fonds gelés pour faire face à des besoins essentiels ou pour satisfaire à certains engagements et, d’autre part, d’accorder des autorisations spécifiques permettant de dégeler des fonds, d’autres avoirs financiers ou d’autres ressources économiques.

159    En troisième lieu, les mesures restrictives en cause répondent à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 150). En effet, elles visent à exercer une pression sur les autorités russes afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et à leurs politiques déstabilisant l’Ukraine. À cet égard, en février 2022, le Conseil a souhaité affaiblir stratégiquement l’économie russe, d’une part, en interdisant notamment le financement de la Fédération de Russie, de son gouvernement et de sa banque centrale et, d’autre part, en appliquant de telles mesures notamment dans le domaine de la finance, de la défense et de l’énergie. Il ressort, en outre, du considérant 11 de la décision 2022/329, que le Conseil a estimé que, eu égard à la gravité de la situation en Ukraine, il convenait de modifier les critères de désignation. Dès lors, il apparaît que l’Union cherche à réduire les revenus de l’État russe et à mettre la pression sur le gouvernement de la Fédération de Russie, afin de diminuer sa capacité à financer les actions de celui-ci compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et d’y mettre fin en vue de la préservation de la stabilité européenne et mondiale. Or, il s’agit là d’un objectif qui relève de ceux poursuivis dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et visés à l’article 21, paragraphe 2, sous b) et c), TUE, tels que la préservation de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale.

160    En quatrième lieu, s’agissant du principe de proportionnalité, il doit être rappelé que ce principe exige que les limitations qui peuvent être apportées par des actes de droit de l’Union à des droits et libertés consacrés dans la Charte ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ou du besoin de protection des droits et libertés d’autrui, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 168 et jurisprudence citée).

161    La jurisprudence précise, à cet égard, que, s’agissant du contrôle juridictionnel du respect du principe de proportionnalité, il convient de reconnaître un large pouvoir d’appréciation au législateur de l’Union dans des domaines qui impliquent de la part de ce dernier des choix de nature politique, économique et sociale, et dans lesquels il est appelé à effectuer des appréciations complexes. Dès lors, seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure adoptée en ces domaines, par rapport à l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre, peut affecter la légalité d’une telle mesure (voir arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 120 et jurisprudence citée).

162    Il convient de constater, à cet égard, qu’il existe un rapport raisonnable entre le contenu des actes attaqués et l’objectif poursuivi par ces derniers. En effet, étant donné l’importance primordiale du maintien de la paix et du renforcement de la sécurité internationale, et, dans la mesure où l’objectif des actes attaqués est, notamment, d’exercer une pression maximale sur les autorités russes afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et à leurs politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays, l’approche consistant à cibler un homme d’affaires remplissant les conditions pour l’application des critères a), d) et f), répond de manière cohérente audit objectif et ne saurait, en tout état de cause, être considérée comme étant manifestement inappropriée au regard de l’objectif poursuivi (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 147).

163    En outre, il est certes vrai que les mesures restrictives comportent, par définition, des effets qui affectent les droits de propriété, causant ainsi des préjudices à des parties qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des sanctions. Tel est a fortiori l’effet des mesures restrictives ciblées pour les entités visées par celles-ci (voir arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 149 et jurisprudence citée).

164    Toutefois, il y a lieu de relever que, eu égard à l’importance des objectifs poursuivis par le Conseil, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union, énoncés à l’article 21 TUE, et à l’augmentation progressive des mesures restrictives, en fonction de l’effectivité de celles-ci, adoptées par le Conseil en réaction aux actions de la Fédération de Russie déstabilisant l’Ukraine, les mesures restrictives en cause ne sauraient être considérées comme disproportionnées (voir, en ce sens, arrêts du 25 juin 2020, VTB Bank/Conseil, C‑729/18 P, non publié, EU:C:2020:499, point 82, et du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 163 et jurisprudence citée).

165    En ce qui concerne le caractère nécessaire des mesures restrictives en cause, il convient de constater que des mesures alternatives et moins contraignantes, telles que des mesures restrictives sectorielles, ne permettraient pas d’atteindre aussi efficacement les objectifs poursuivis, à savoir l’exercice d’une pression sur les décideurs russes responsables de la situation en Ukraine, notamment eu égard à la possibilité de contourner les restrictions imposées (voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, point 182 et jurisprudence citée).

166    De plus, il doit être rappelé que l’article 2, paragraphes 3 et 4, de la décision 2014/145 modifiée et l’article 4, paragraphe 1, l’article 5, paragraphe 1, et l’article 6, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 modifié prévoient la possibilité, d’une part, d’autoriser l’utilisation de fonds gelés pour faire face à des besoins essentiels ou satisfaire à certains engagements et, d’autre part, d’accorder des autorisations spécifiques permettant de dégeler des fonds, d’autres avoirs financiers ou d’autres ressources économiques.

167    De même, conformément à l’article 1er, paragraphe 6, de la décision 2014/145 modifiée, l’autorité compétente d’un État membre peut autoriser l’entrée des personnes visées sur son territoire, notamment pour des raisons urgentes d’ordre humanitaire.

168    En outre, l’allégation du requérant selon laquelle il est exposé à des sanctions pénales et à une possible confiscation ne saurait remettre en cause la nature conservatoire des mesures en cause. En effet, cette allégation est fondée sur la prémisse erronée selon laquelle les mesures restrictives en cause en l’espèce incluent une confiscation. Or, d’une part, les avoirs des intéressés n’étant pas confisqués en tant que produits du crime, mais gelés à titre conservatoire, ces mesures ne constituent pas une sanction pénale et elles n’impliquent, par ailleurs, aucune accusation de cette nature (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2007, Sison/Conseil, T‑47/03, non publié, EU:T:2007:207, point 101 et jurisprudence citée). D’autre part, la possibilité pour les États membres d’adopter des sanctions pénales en droit national, prévue à l’article 15, paragraphe 1, du règlement no 269/2014, tel que modifié par le règlement (UE) 2022/880 du Conseil, du 3 juin 2022 (JO 2022, L 153, p. 75), n’est possible que dans le cas d’infractions aux dispositions du règlement no 269/2014, à savoir le non-respect et le contournement des mesures en cause.

169    Enfin, concernant le grief du requérant, tiré d’une violation du principe d’égalité de traitement, il y a lieu de constater que, même à supposer que le Conseil ait effectivement omis d’adopter des mesures restrictives à l’égard de certaines entités se trouvant dans la même situation que le requérant, cette circonstance ne saurait être valablement invoquée par ce dernier, à l’égard duquel il ne fait pas de doute qu’il remplit lesdites conditions. En effet, le principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le principe de légalité (voir, en ce sens, arrêt du 14 octobre 2009, Bank Melli Iran/Conseil, T‑390/08, EU:T:2009:401, point 59 et jurisprudence citée).

170    Il y a donc lieu de conclure que les restrictions des droits fondamentaux du requérant, qui découlent des mesures restrictives en cause, ne sont pas disproportionnées et ne sauraient entacher les actes attaqués d’illégalité.

171    Au vu de ce qui précède, il convient de rejeter le troisième moyen et, partant, le recours dans son intégralité.

 Sur les dépens

172    Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le requérant ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      M. Alexey Mordashov est condamné aux dépens.

Spielmann

Valančius

Mastroianni

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 20 septembre 2023.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : le français.