CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME CHRISTINE STIX-HACKL
présentées le 5 octobre 2006 (1)
Affaire C-292/04
Wienand Meilicke
Heidi Christa Weyde
Marina Stöffler
contre
Finanzamt Bonn-Innenstadt
[demande de décision préjudicielle formée par le Finanzgericht de Cologne (Allemagne)]
«Entrave à la libre circulation des capitaux – Impôt sur le revenu – Avoir fiscal au titre de dividendes versés par des sociétés nationales – Effets d’un arrêt de la Cour dans le temps – Conditions d’une limitation»
I – Introduction
1. Par ordonnance de renvoi du 9 juillet 2004, le Finanzgericht de Cologne a adressé à la Cour une question préjudicielle à la faveur de laquelle il souhaite s’entendre préciser en substance si une réglementation nationale conformément à laquelle des contribuables ne peuvent se voir attribuer un avoir fiscal que pour des dividendes qui leur sont versés par des sociétés nationales est compatible avec les articles 56 CE et 58 CE.
2. La première chambre de la Cour a entendu les parties au cours de l’audience du 8 septembre 2005.
3. L’avocat général Tizzano a présenté ses conclusions le 10 novembre 2005 et proposé à la Cour d’interpréter les articles 56 CE et 58 CE en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation telle que celle qui est en cause au principal. Il a également proposé de limiter les effets de l’arrêt dans le temps, de sorte que l’incompatibilité de cette réglementation ne prendrait effet que le 6 juin 2000, date à laquelle la Cour a statué dans l’affaire Verkooijen (C-35/98, Rec. p. I-4071), et qu’elle ne pourrait être invoquée pour obtenir des avoirs fiscaux portant sur des dividendes perçus avant la date de cet arrêt Verkooijen, sous réserve des droits des contribuables qui, antérieurement à cet arrêt et jusqu’à la date de publication de la communication au Journal officiel de l’Union européenne de la décision de renvoi qui a donné lieu à la présente affaire, c’est-à-dire jusqu’au 11 septembre 2004, ont présenté une demande tendant à l’obtention de ces avoirs fiscaux ou attaqué la décision de refus correspondante, à condition que leurs droits ne soient pas prescrits en application de règles propres à l’ordre juridique national.
4. Eu égard à l’importance d’une éventuelle limitation des effets de l’arrêt dans le temps, la première chambre a décidé, le 19 janvier 2006, conformément à l’article 44, paragraphes 3 et 4, du règlement de procédure, de renvoyer la présente affaire devant la Cour, qui l’a réattribuée à la grande chambre.
5. Le 7 avril, celle-ci a ordonné la réouverture de la procédure orale et fixé l’audience de plaidoirie au 30 mai 2006. Elle a invité les participants à prendre position sur les questions suivantes:
«1) Quelle serait l’incidence, pour une éventuelle limitation dans le temps des effets de l’arrêt à intervenir, de la circonstance que, d’une part, la Cour a interprété, dans des arrêts précédents, les règles de droit communautaire pertinentes dans la présente affaire par rapport aux règles de droit national telles que celles mises en cause dans cette même affaire et, d’autre part, qu’elle n’a pas limité les effets de ceux-ci dans le temps?
2) Quelles répercussions économiques pourrait avoir l’interprétation des règles de droit communautaire dont la limitation des effets dans le temps est demandée? »
6. Ont présenté des observations orales au cours de cette seconde audience du 30 mai 2006 dix États membres, la Commission des Communautés européennes et M. Wienand Meilicke. M. Meilicke ainsi que les agents des gouvernements allemand, tchèque, français et néerlandais ont pris position sur les deux questions. Les agents de la Commission et des autres gouvernements, à savoir les gouvernements danois, grec, espagnol, hongrois, autrichien et suédois ainsi que le gouvernement du Royaume-Uni, se sont essentiellement exprimés sur la première question. Ces États membres et la Commission ont fait valoir en particulier qu’eu égard à la complexité qui caractérise fréquemment les régimes fiscaux nationaux, il ne serait possible de statuer sur une restriction des effets de l’arrêt dans le temps qu’en se fondant sur la situation concrète prévalant dans chaque État membre. C’est la raison pour laquelle il faudrait limiter à des cas exceptionnels l’éventuel rejet d’une demande de limitation de la portée chronologique de l’arrêt pour introduction tardive.
7. Le gouvernement allemand met en garde devant des moins‑values fiscales aux effets économiques considérables dans l’hypothèse où la Cour assortirait son arrêt d’effets rétroactifs (2). Les gouvernements français, grec et hongrois partagent en substance cette analyse.
II – Cadre juridique
8. Conformément aux dispositions combinées de l’article 36, paragraphe 2, point 3, et de l’article 20 du code allemand de l’impôt sur le revenu (3) (Einkommensteuergesetz, ci-après l’«EStG»), les contribuables peuvent déduire, à hauteur de 3/7 de leur dette d’impôt sur le revenu, les dividendes qui leur sont versés par des sociétés nationales. Cette réglementation a pour objet d’éviter que ces bénéfices soient imposés une seconde fois lorsqu’ils sont répartis entre les actionnaires sous forme de dividendes. En revanche, un tel avoir fiscal n’est pas attribué pour les dividendes payés par des sociétés établies dans d’autres États membres.
9. La République fédérale d’Allemagne a aboli ce système en l’an 2000, au moyen d’une loi applicable à partir de l’exercice 2001 (4), et l’a remplacé par une procédure de division par deux des recettes, dite «Halbeinkünftevarfhren», grâce à laquelle l’impôt sur le revenu ne frappe plus que la moitié des dividendes perçus par l’actionnaire. Cette réforme doit permettre d’éviter la double imposition des dividendes ou, du moins, de la réduire considérablement sans devoir recourir au mécanisme des avoirs fiscaux (5).
III – Sur la question des effets de l’arrêt dans le temps
A – Principe de la rétroactivité des arrêts de la Cour conformément à l’article 234 CE
10. Avant de répondre à la première question que la Cour a formulée dans son ordonnance du 7 avril 2006, il convient de rappeler brièvement la jurisprudence qu’elle a déjà consacrée au problème de la limitation des effets de ses arrêts dans le temps (6).
11. Conformément à la jurisprudence constante de la Cour concernant l’article 234 CE, «l’interprétation qu’[elle] donne d’une disposition du droit communautaire se limite à éclairer et à préciser la signification et la portée de celle-ci, telle qu’elle aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de son entrée en vigueur» (7). Il en résulte que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation. Ces arrêts de la Cour sortissent donc en principe des effets rétroactifs (8).
12. C’est dans l’affaire Defrenne II (9) que la Cour a, pour la première fois, consenti des exceptions à ce principe. Considérant que les effets pratiques des décisions de justice devraient toujours être évalués avec soin, la Cour n’en a pas moins précisé dans le même temps que leur prise en considération ne pouvait en aucun cas prendre une importance telle que l’objectivité du droit s’en trouve infléchie et son application future jugulée, uniquement parce qu’une décision de justice serait susceptible d’entraîner certaines conséquences pour le passé.
13. Dans des décisions ultérieures, la Cour a souligné que ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’elle peut, par application du principe de la sécurité juridique, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de remettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi (10). Dans les affaires Edis (11) et Bautiaa et Société française maritime (12), la Cour a dit à nouveau que la limitation des effets d’un arrêt dans le temps devait demeurer une exception absolue.
14. Lorsque la Cour ordonne une limitation des effets d’un arrêt dans le temps, cette limitation ne vaut en outre que pour l’État membre auquel elle a été accordée. Toutes les exceptions au principe de la rétroactivité d’un arrêt sont donc soumises à des limites territoriales (13).
15. Il faut également rappeler dans ce contexte la jurisprudence concernant l’éventuelle justification d’une limitation des libertés fondamentales pour des motifs d’ordre économique, car, dans la mesure où l’interprétation des libertés fondamentales fait l’objet d’une décision préjudicielle, la jurisprudence existante en matière de justification des limitations des libertés fondamentales ne peut pas être énervée par le biais d’une restriction des effets d’un arrêt dans le temps.
16. Lorsqu’elle a été amenée à statuer sur la limitation de la portée chronologique d’un arrêt, la Cour l’a toujours fait en concordance avec sa jurisprudence relative à la justification d’une restriction des libertés fondamentales. Conformément à celle-ci, des objectifs de nature purement économique ne peuvent jamais être un motif impératif d’intérêt général susceptible de justifier une restriction des libertés fondamentales. Il en va de même lorsqu’il s’agit de garantir les rentrées budgétaires nationales (14). C’est donc en parfaite conformité avec sa jurisprudence que la Cour a déclaré, à propos de la limitation des effets d’un arrêt dans le temps, que les conséquences financières qui pourraient découler pour un État membre d’un arrêt rendu à titre préjudiciel n’ont jamais justifié, par elles-mêmes, la limitation de la portée chronologique de cet arrêt (15). S’il en était autrement, les violations les plus graves seraient traitées plus favorablement, dans la mesure où ce sont elles qui sont susceptibles d’avoir les implications financières les plus importantes pour les États membres. En outre, limiter les effets d’un arrêt dans le temps en s’appuyant uniquement sur ce type de considérations aboutirait à réduire de façon substantielle la protection juridictionnelle (16).
17. Enfin, il faut donc rappeler une fois encore qu’il ne peut être dérogé au principe de la rétroactivité des arrêts de la Cour qu’à titre absolument exceptionnel et que les éventuelles conséquences financières d’une interprétation déterminée du droit communautaire ne peuvent, en soi, ni justifier une éventuelle restriction des libertés fondamentales ni être un motif permettant de limiter dans le temps les effets de l’arrêt d’interprétation. Lorsqu’à titre exceptionnel, la Cour estime pouvoir tenir compte des conséquences que son interprétation du droit communautaire peut avoir sur les ressources budgétaires nationales, elle ne le fait que lorsque le danger de graves répercussions économiques peut être écarté, grâce à une mesure garantissant les recettes fiscales de l’État concerné (17).
B – Rejet de la demande de limitation des effets de l’arrêt dans le temps pour introduction tardive
18. Le fait que la Cour ait déjà interprété auparavant les règles de droit communautaire en cause en l’espèce, sans limiter pour autant les effets de son arrêt dans le temps, serait déjà un premier motif de ne pas le faire dans ce cas-ci non plus (18).
19. Conformément à la jurisprudence de la Cour, une telle limitation ne peut être admise que dans l’arrêt même qui statue sur l’interprétation sollicitée (19). Dans l’hypothèse, donc, où la question d’interprétation qui est posée à la Cour en l’espèce serait la même que celles qui lui avaient été adressées dans l’affaire Verkooijen (20) ou dans l’affaire Manninen (21), la jurisprudence citée pourrait être interprétée en ce sens qu’une demande de limitation des effets d’un arrêt dans le temps aurait déjà dû être présentée dans chacune de ces procédures. La demande faite par la République fédérale d’Allemagne en l’espèce devrait donc être rejetée pour ce seul motif déjà.
20. La question se pose dès lors de savoir si cette jurisprudence doit faire obstacle à une limitation de la portée chronologique de l’arrêt à intervenir en l’espèce.
21. Il convient de rappeler à ce sujet que la Cour n’admet qu’à des conditions très strictes que des questions d’interprétation qui lui sont adressées sont analogues à d’autres qu’elle a déjà résolues et qu’une telle analogie lui impose de rejeter la demande préjudicielle. C’est ainsi que, dans les affaires Gravier (22) et Blaizot e.a. (23), elle a été en mesure de détecter des différences suffisantes permettant de distinguer les questions, en dépit du fait que c’était la même disposition de droit national qui était à l’origine des deux demandes préjudicielles et que les questions d’interprétation étaient donc très semblables.
22. Compte tenu de la complexité, tant de fois rappelée au cours de la deuxième audience du 30 mai 2006, des rapports dans chaque droit fiscal national concerné, il devrait donc a fortiori être possible, en dépit de tous les points communs apparents, d’établir une distinction entre les dispositions qui s’appliquent dans les différents États membres. Une telle approche pourrait néanmoins comporter le risque de ratiocination.
23. Il ne faut pas non plus oublier qu’un juge national, déjà destinataire d’un arrêt préjudiciel, peut estimer nécessaire de saisir à nouveau la Cour avant de trancher le litige au principal (24). Un tel – nouveau – recours peut être justifié lorsqu’il pose à la Cour une nouvelle question de droit ou encore lorsqu’il lui soumet de nouveaux éléments d’appréciation susceptibles de la conduire à répondre différemment à une question déjà posée (25).
24. Dans ces conditions, il conviendrait d’offrir au gouvernement fédéral également la possibilité d’interroger la Cour à propos d’aspects juridiques concernant la limitation de la portée chronologique de l’arrêt qui vont au-delà de ceux qui ont été abordés dans l’affaire Verkooijen ou dans l’affaire Manninen.
25. À ce sujet, on attachera une importance particulière au fait que l’issue incertaine, c’est-à-dire ouverte, d’une procédure préjudicielle portant sur une nouvelle question juridique permet difficilement aux États membres d’évaluer avec une précision suffisante et dans les délais l’impact que cette procédure peut avoir sur leur ordre juridique.
26. C’est particulièrement le cas des conditions, qu’il nous faut encore préciser, auxquelles la Cour peut ordonner une limitation des effets de son arrêt dans le temps. C’est ainsi que, dans le cas présent, le gouvernement fédéral aurait dû, à l’occasion de la procédure Verkooijen – ou de la procédure Manninen –, tirer au clair le point de savoir si l’interprétation du droit communautaire en l’espèce comportait pour lui le risque de conséquences économiques importantes. Eu égard au fait qu’avant de statuer dans l’affaire Verkooijen, la Cour n’avait jamais traité de manière exhaustive la question de l’interprétation du droit communautaire relativement à des procédures nationales d’imputation fiscale et qu’en ce qui concerne plus précisément un régime d’avoirs fiscaux, c’est dans l’affaire Manninen qu’elle lui a apporté, pour la première fois, la réponse la plus élaborée, il ne paraît guère possible de porter une telle évaluation préalable.
27. À l’inverse, et comme les États membres l’ont fait observer, non sans raison, au cours de l’audience du 30 mai 2006, il ne serait pas souhaitable, notamment si l’on se place du point de vue de l’économie de la procédure, que les États membres demandent systématiquement à la Cour – à titre de pure précaution, en somme – qu’elle limite les effets de son arrêt dans le temps. En effet, la Cour devrait alors analyser les réflexions forcément abstraites de tous les États membres qui lui feraient une telle demande sur les conséquences de l’arrêt qu’elle doit prononcer.
28. Je considère donc qu’il résulte des considérations qui précèdent que la demande par laquelle le gouvernement allemand sollicite une limitation des effets de l’arrêt dans le temps ne peut pas être considérée comme tardive.
C – Charge de la preuve: obligation d’exposer tous les éléments tendant à démontrer que les conditions d’une restriction des effets temporels sont remplies
29. Avant d’aborder les conditions d’une éventuelle limitation des effets de l’arrêt dans le temps, il faut encore préciser à qui incombe l’obligation d’exposer tous les éléments tendant à démontrer qu’elles sont remplies.
30. Selon une jurisprudence constante, c’est celui qui se prévaut d’une dérogation – qui lui serait favorable – à un principe général de démontrer que les critères permettant de l’accorder sont remplis (26).
31. En ce qui concerne la limitation des effets d’un arrêt dans le temps, la Cour a rappelé ce principe dans les arrêts Grzelczyk (27), Bautiaa et Société française maritime (28) et Dansk Denkavit et Poulsen Trading (29).
32. C’est ainsi que la Cour a déclaré, dans l’arrêt Grzelczyk, que le gouvernement belge, visé dans cette affaire, n’avait invoqué, à l’appui de sa demande de limitation des effets de l’arrêt dans le temps, aucun élément de nature à établir qu’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions du traité CE en cause avait incité les autorités nationales à un comportement non conforme à ces dispositions (30).
33. Dans l’affaire Bautiaa et Société française maritime, la Cour avait refusé de limiter les effets de son arrêt dans le temps, au motif que le gouvernement français, qui était partie à cette procédure, n’avait pas démontré qu’à l’époque à laquelle le droit d’enregistrement litigieux était perçu, le droit communautaire pouvait être raisonnablement compris comme autorisant le maintien de ce droit (31).
34. Dans l’affaire Dansk Denkavit et Poulsen Trading, la Cour a constaté que le gouvernement danois n’avait pas démontré qu’au moment où la contribution litigieuse avait été instituée, le droit communautaire pouvait raisonnablement être compris comme autorisant une telle taxe et qu’au contraire, la disposition en cause, dont la Cour avait déjà précisé la portée dans un autre arrêt aux implications pertinentes pour le cas de l’espèce, indiquait clairement par son libellé que la taxe litigieuse était interdite (32), ce qui démontre d’ailleurs également, a contrario, que, bien qu’elle avait déjà statué en ce sens auparavant, la Cour n’avait manifestement pas rejeté la demande de l’État membre a priori comme étant irrecevable.
35. Dans les conclusions qu’il a présentées dans l’affaire Test Claimants in the FII Group Litigation (33), l’avocat général Geelhoed, enfin, a lui aussi évoqué les exigences que comporte l’obligation qu’ont les États membres de présenter tous les éléments susceptibles de permettre une limitation des effets des arrêts dans le temps. Il a ainsi souligné qu’une partie qui présente un moyen ou soumet une exception au cours d’une procédure devant la Cour doit s’assurer que ses arguments ont été suffisamment étayés et que la Cour dispose de suffisamment d’informations pour pouvoir statuer, rappelant qu’il est indispensable de respecter ce principe fondamental de la procédure pour éviter à la Cour d’avoir à statuer sur des questions purement hypothétiques ou sur la base de simples suppositions pouvant s’avérer imprécises (34). C’est sur cette base-là qu’il a proposé à la Cour de rejeter purement et simplement la demande que l’État membre concerné avait faite à la Cour de limiter les effets de son arrêt dans le temps pour la simple raison que l’État membre en question n’avait pas suffisamment fondé sa demande en démontrant que les conditions d’une dérogation étaient remplies (35).
36. C’est donc à la République fédérale d’Allemagne qu’il appartient en l’espèce d’expliquer de manière argumentée, voire de démontrer, que les conditions d’une limitation des effets de l’arrêt dans le temps sont remplies, conditions que je vais à présent m’employer à exposer.
D – Exposé détaillé des conditions d’une limitation des effets de l’arrêt dans le temps
37. Se fondant sur le principe de la sécurité juridique qu’elle avait formulé dans l’affaire Defrenne II (36), la Cour a fixé, dans sa jurisprudence ultérieure, deux conditions pour que les effets d’un arrêt puissent être limités dans le temps.
38. Une telle limitation ne peut être envisagée qu’en présence d’un risque de répercussions économiques graves dues en particulier au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée comme étant validement en vigueur (37). Il faut en outre que les particuliers et les autorités nationales aient été incités à un comportement non conforme à la réglementation communautaire en raison d’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions communautaires, incertitude à laquelle avaient éventuellement contribué les comportements mêmes adoptés par d’autres États membres ou par la Commission (38).
39. Il faut à présent analyser ces deux conditions.
1. Sur l’incertitude juridique objective et importante
40. En ce qui concerne l’exigence d’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions communautaires, la Cour a précisé dans les affaires jointes Ampafrance et Sanofi (39) – bien que le contexte fût différent puisque la procédure concernait la validité d’un acte de la Communauté – que ce critère ne peut pas être interprété comme mettant en place une protection de la confiance légitime au profit des États membres.
41. C’est pourquoi la Cour a, à plusieurs reprises, attiré l’attention sur le fait que l’incertitude juridique alléguée doit être objective. Une insécurité juridique subjectivement ressentie comme telle par un État membre n’est donc pas suffisante. La Cour doit donc vérifier, afin de garantir l’égalité de traitement des États membres et une application uniforme du droit communautaire, s’il existait ou non une insécurité juridique objective à l’époque concernée.
42. C’est ainsi que la Cour a rejeté les arguments d’États membres qui prétendaient que la question préjudicielle à résoudre présentait un caractère nouveau au motif qu’il existait déjà une jurisprudence permettant à l’État membre concerné dans chacune de ces affaires de contrôler la compatibilité de la réglementation nationale litigieuse avec les règles du droit communautaire (40)(41).
43. Inversement, dans l’arrêt Fisscher (42), la Cour a décidé de limiter les effets de son arrêt dans le temps, parce que la disposition de droit communautaire en cause dans cette affaire, qui concernait l’application du principe de l’égalité de traitement dans le temps, permettait aux États membres et aux parties concernées de supposer raisonnablement qu’il avait toujours été licite de déroger au principe de l’égalité de traitement des hommes et des femmes dans le domaine dont il s’agissait en l’espèce.
44. La Cour s’est livrée à des considérations de plausibilité analogues dans d’autres arrêts également. C’est ainsi que, dans l’affaire Bosman (43), elle a accepté de limiter la portée chronologique de son arrêt, estimant que l’existence d’une multitude de réglementations différentes qui se recoupaient partiellement (44) créait une insécurité juridique.
45. Voici ce qu’il faut retenir dans la présente affaire: comme je l’ai déjà rappelé (45), c’est dans l’affaire Verkooijen que la Cour s’est, pour la première fois, employée à interpréter les dispositions du droit communautaire applicables en matière de traitement fiscal des paiements de dividendes au titre de l’impôt sur le revenu et c’est dans l’affaire Maninnen que, pour la première fois également, elle a analysé un régime d’imputation national – finlandais en l’espèce – comparable aux dispositions de l’EStG allemand qui sont en cause en l’espèce. Il est dès lors possible qu’une insécurité juridique objective et importante ait existé au moins jusqu’à ce que la Cour précise la situation dans son arrêt Verkooijen.
46. Il faut se demander si et dans quelle mesure il convient, à cet égard, d’attacher de l’importance au comportement de la Commission également. L’avocat général Tizzano a lui aussi déjà soulevé cette question dans les conclusions qu’il a présentées en l’espèce (46).
47. Dans une lettre datée du 31 octobre 1995, la Commission avait déjà attiré l’attention du gouvernement fédéral sur le fait que, selon elle, le régime d’imputation allemand enfreignait les libertés fondamentales garanties par le traité. Elle n’a cependant jamais donné suite à cette mise en garde ni introduit de recours en manquement. Au cours de la deuxième audience du 30 mai 2006, elle a expliqué à la Cour, qui l’interrogeait à ce sujet, qu’elle avait renoncé à introduire un recours, parce que le gouvernement allemand lui avait annoncé qu’il allait modifier les dispositions légales en cause et qu’elle a donc préféré encourager ses efforts.
48. Dans ses conclusions du 10 novembre 2005, l’avocat général Tizzano part du principe que le fait, pour la Commission, de ne pas avoir engagé de procédure en manquement pourrait avoir créé une insécurité juridique objective (47). Pour pouvoir apprécier de façon complète le comportement de la Commission en l’espèce – au regard notamment des explications qu’elle a fournies au cours de la deuxième audience –, il me paraît néanmoins expédient d’examiner tout d’abord la jurisprudence que la Cour a dégagée à propos de la signification juridique de l’introduction d’un recours en manquement par la Commission (48).
49. Conformément à celle-ci, la Commission n’a pas le pouvoir de déterminer de manière définitive, par les avis formulés en vertu de l’article 226 CE ou par d’autres prises de position dans le cadre de cette procédure, les droits et obligations d’un État membre ou de lui donner des garanties concernant la compatibilité d’un comportement déterminé avec le droit communautaire (49). Il découle, au contraire, du système mis en place par les articles 227 CE et 228 CE que la détermination des droits et obligations des États membres et le jugement de leur comportement ne peuvent résulter que d’un arrêt de la Cour (50).
50. La Cour a également dit pour droit que l’émission d’un avis motivé fait partie de la procédure préliminaire. Il ne s’agit que d’une procédure précontentieuse devant permettre à l’État membre «de se conformer volontairement aux exigences du traité ou, le cas échéant, de lui donner l’occasion de justifier sa position» (51). L’on conviendra qu’il doit a fortiori en aller de même en ce qui concerne une éventuelle demande informelle que la Commission adresserait à l’État membre.
51. La Cour a également souligné que la décision de la Commission d’engager ou non un recours en manquement relève de son pouvoir discrétionnaire, lequel, en fin de compte n’est pas susceptible d’un contrôle juridictionnel (52). En conséquence, la Commission n’a pas à démontrer l’existence d’un intérêt spécifique à agir lorsqu’elle engage une telle procédure. Dans l’intérêt général communautaire, elle a pour mission de veiller d’office à l’application, par les États membres, du traité et des dispositions prises par les institutions en vertu de celui‑ci et de faire constater, en vue de leur cessation, l’existence de manquements éventuels aux obligations qui en dérivent (53). Par conséquent, c’est à elle seule qu’il appartient de décider s’il convient d’engager ou non une procédure d’infraction (54).
52. Le fait de ne pas poursuivre une procédure d’infraction après avoir engagé une procédure précontentieuse informelle peut dès lors reposer non seulement sur des raisons juridiques, mais souvent également sur une multitude d’autres raisons, relevant en particulier de considérations d’opportunité. Tel pourrait d’ailleurs bien être le cas en l’espèce: je considère qu’au cours de la seconde audience en tout cas, la Commission a expliqué de manière parfaitement plausible qu’elle n’est pas demeurée inactive, mais qu’elle a, pour des raisons d’opportunité, préféré attendre la modification annoncée du régime national suivant la voie non contentieuse. À considérer les choses de cette manière, il me paraît cependant difficile d’analyser isolément les explications que la Commission a fournies – jusqu’à présent – devant la Cour, à laquelle elle a affirmé n’avoir pas engagé de procédure d’infraction parce que le régime allemand des avoirs fiscaux allait être abrogé ultérieurement (55). Les contacts, évoqués notamment au cours de la deuxième audience, que ses services auraient poursuivis avec les autorités allemandes et que le gouvernement fédéral n’a pas contestés corroborent d’ailleurs ce point de vue.
53. Contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Defrenne II (56), cette façon de procéder de la Commission, en particulier le fait qu’elle n’ait pas engagé une procédure formelle d’infraction contre la République d’Allemagne, ne semble cependant guère de nature à avoir contribué à renforcer une éventuelle insécurité juridique en ce qui concerne la question de la compatibilité de l’EStG avec le droit communautaire.
54. À supposer même que les contacts aient été espacés et que des laps de temps substantiels se soient écoulés entre eux, ils ne sauraient guère être interprétés comme une renonciation à l’engagement éventuel d’une procédure d’infraction, renonciation susceptible de fonder une confiance légitime. Il faut également rappeler ici que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, le seul silence de la Commission ne saurait être interprété comme l’approbation d’un comportement déterminé d’un État membre (57).
55. Enfin, l’attitude que le gouvernement allemand a adoptée n’est pas de nature à dissiper le soupçon qu’il avait à tout le moins conscience que le régime d’imputation mis en place par l’EStG soulevait des problèmes de droit communautaire. Il n’a d’ailleurs pas contesté, au cours de la deuxième audience du 30 mai 2006, que la procédure d’abrogation du régime des avoirs fiscaux litigieux a été engagée peu de mois avant même que la Cour statue dans l’affaire Verkooijen (58). L’objection suivant laquelle cet élément serait tout autant dépourvu de signification que l’exposé des motifs qui figure dans le recueil des travaux préparatoires de la loi et conformément auquel les nouvelles dispositions en cause devraient être alignées sur le droit communautaire, car des formulations de cette nature dans les exposés des motifs sont usuelles et y sont souvent inscrites sans référence concrète au droit communautaire (59), paraît à tout le moins peu convaincante dans la mesure où le gouvernement allemand n’a opposé aucun démenti aux explications de la Commission lorsqu’elle a affirmé avoir poursuivi ses contacts avec les autorités allemandes.
56. Nous aurions cependant pu renoncer à déterminer définitivement s’il existait une insécurité juridique objective et importante si le gouvernement fédéral n’avait pas exposé force arguments pour démontrer l’existence d’un risque de conséquences économiques graves.
2. Sur le risque de conséquences économiques graves
57. Dans l’ordonnance de réouverture de la procédure orale qu’elle a prononcée le 7 avril 2006, la Cour a formellement invité les participants à l’audience à se prononcer sur les conséquences économiques de l’arrêt d’interprétation du droit communautaire dont elle a été priée de limiter les effets dans le temps.
58. Il convient tout d’abord de souligner que, dans l’arrêt pionnier Defrenne II (60), la Cour ne s’est pas prononcée sur le montant des conséquences financières qu’il y aurait lieu de craindre si son arrêt sortissait des effets rétroactifs. On ne saurait pas davantage passer sous silence la jurisprudence constante suivant laquelle les conséquences financières qu’une décision préjudicielle est susceptible d’avoir pour un État membre ne sont jamais susceptibles en soi de justifier une limitation de ses effets dans le temps (61).
59. On observera encore qu’un arrêt sortit ses effets rétroactivement, indépendamment du point de savoir si ceux qu’il affecte le seront favorablement ou défavorablement. La question de savoir s’il s’agit de sommes d’argent qu’un État membre aurait perçues en violation du droit communautaire est, en particulier, dénuée de pertinence (62).
60. Il résulte de toutes ces observations que la valeur des conséquences financières d’un arrêt ne saurait à elle seule être déterminante en vue d’une éventuelle limitation de ses effets dans le temps. L’État membre qui demande à la Cour de contenir la portée chronologique de son arrêt ne saurait fonder sa requête uniquement sur des considérations d’ordre quantitatif, car la Cour doit apprécier le risque d’effets économiques graves en se fondant bien davantage sur l’exposé des faits que lui fournit l’État membre. La Cour devrait dès lors, selon moi, résister à la tentation de déterminer le degré de gravité des conséquences économiques en se basant sur la valeur des éventuelles conséquences financières ou des sommes concernées. En effet, je considère qu’eu égard notamment aux écarts qui caractérisent la puissance économique des différents États membres, il pourrait être dangereux à long terme de partir du principe que certains montants (pour considérables qu’ils soient) impliqueraient déjà a priori un risque de répercussions économiques graves (63). Adopter une telle prémisse pourrait même, au pis aller, donner naissance à une discussion sur les montants seuils à partir desquels ce risque doit être pris en considération (64).
61. C’est la raison pour laquelle il faut, selon moi, se demander si le gouvernement allemand a dûment exposé le risque de répercussions économiques graves. Les moins-values fiscales qu’il a alléguées et dont le montant – réduit au cours de la première audience – s’élèverait à 5 milliards d’euros ne sont pas suffisantes dans la mesure où, si elles peuvent entraîner les effets économiques graves qu’il craint, elles n’en démontrent cependant pas encore pour autant la réalité du risque. Les montants de cet ordre de grandeur que le gouvernement allemand a fait valoir et dont le calcul, suivant l’exposé qu’il a fourni au cours de la deuxième audience du 30 mai 2006, paraît assez plausible (65), s’inscrivent dans une représentation des répercussions budgétaires qui, conformément à une jurisprudence constante (66), n’est pas suffisante en soi pour démontrer dûment qu’il existe un risque de répercussions économiques graves.
62. C’est pour la même raison qu’il n’est pas davantage possible d’établir le risque de répercussions économiques graves en rapportant de façon arithmétique le montant de 5 milliards d’euros au déficit budgétaire allemand – déficit assorti d’une réduction des capitaux disponibles pour des investissements (67), d’une diminution des recettes de l’impôt sur les sociétés et d’un rétrécissement des autres valeurs de référence, parce que de telles données illustrent (en outre) les conséquences «purement» financières de l’arrêt à intervenir.
63. À cela s’ajoute le fait que le montant cité par le gouvernement allemand se rapporte à une période de quatre ans (1998-2001), alors que les valeurs de référence concernent chaque fois une année budgétaire. Le chiffre de 5 milliards d’euros invoqué par le gouvernement fédéral représente le montant potentiel que les risques financiers atteindraient si tous les contribuables concernés par le régime des avoirs fiscaux engageaient des recours, ce que le gouvernement fédéral a formellement confirmé au cours de la seconde audience. Bien que les risques budgétaires correspondants résultent d’une réglementation qui n’est plus en vigueur, il n’est pas parvenu à établir, fût-ce de façon approximative – pour la période de contrôle pertinente à l’époque –, combien de contribuables ont effectivement engagé des recours. Dans cette mesure-là, la présente affaire se distingue également de l’affaire Banca Populare di Cremona (68), dans laquelle le régime national en cause est toujours en vigueur et, suivant les explications que le gouvernement italien a fournies et que nul n’a contestées, assure une part essentielle du financement de pouvoirs locaux autonomes.
64. Il me paraît donc qu’il existe de bonnes raisons de considérer que le gouvernement allemand n’a pas suffisamment établi l’existence d’un risque de répercussions économiques graves.
65. Je ne saurais pas davantage réserver un bon accueil à l’objection soulevée par le gouvernement fédéral qui jugerait disproportionné que l’arrêt à intervenir sortisse des effets rétroactifs, une telle rigueur conférant à la procédure préjudicielle un caractère pénal que le constituant communautaire n’a pas voulu.
66. Il est certes exact que l’ordre public communautaire et, donc, la procédure préjudicielle visent exclusivement à assurer et à garantir le droit, et qu’il est fondamentalement étranger à leur nature de sanctionner les États membres. Comme l’avocat général Tizzano l’a expliqué, la position des États membres ne doit pas être rendue plus difficile que ne l’exige absolument la situation (69). Cela ne change cependant rien au fait que, conformément à une jurisprudence constante, les conséquences dont il a été fait état sont un effet accessoire des effets rétroactifs fondamentaux d’un arrêt d’interprétation.
67. Il faut encore, pour être complet, dire un mot des possibilités de mise en forme dont disposent les États membres. Comme la Cour l’a dit pour droit dans l’affaire Edis (70), si les effets d’un arrêt d’interprétation de la Cour remontent normalement à la date de l’entrée en vigueur de la règle interprétée, encore faut-il, pour que le juge national puisse l’appliquer à des faits antérieurs à cet arrêt, que les modalités procédurales nationales des recours en justice, tant de fond que de forme, aient été respectées (71).
Il résulte, au demeurant, d’une jurisprudence constante qu’en l’absence de réglementations communautaires en matière de restitution de taxes nationales indûment perçues, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire, étant entendu que ces modalités ne sauraient être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne ni rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (72).
Rien en droit communautaire ne s’opposerait en principe à ce que des délais raisonnables de recours soient fixés dans l’intérêt de la sécurité juridique qui protège à la fois le contribuable et l’administration concernés (73).
IV – Conclusion
68. Eu égard à toutes les considérations que je viens d’exposer, je propose à la Cour de ne pas limiter dans le temps les effets de l’arrêt qu’elle est appelée à rendre dans la présente affaire.