Language of document : ECLI:EU:T:2010:436

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

15 octobre 2010 (*)

« Référé – Marchés publics – Procédure d’appel d’offres – Rejet d’une offre – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑415/10 R,

Nexans France SAS, établie à Clichy (France), représentée par Mes J.-P. Tran Thiet et J.-F. Le Corre, avocats,

partie requérante,

contre

Entreprise commune européenne pour ITER et le développement de l’énergie de fusion, établie à Barcelone (Espagne), représentée par Mme A. Verpont, en qualité d’agent, assistée de Mme C. Kennedy-Loest, MM. C. Thomas, M. Farley, solicitors, Mes J. Derenne et N. Pourbaix, avocats,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande de sursis à l’exécution des décisions prises par la défenderesse, dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres, de rejeter l’offre de la requérante et d’attribuer à un autre soumissionnaire le marché de fourniture de conducteurs TF et PF,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

 Antécédents du litige

1        Le projet international de construction et d’exploitation d’un réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER), destiné à démontrer la faisabilité scientifique et technique de l’énergie de fusion à des fins pacifiques, est régi par un accord international signé à Paris le 21 novembre 2006. Cet accord a créé l’organisation internationale ITER pour l’énergie de fusion, dotée de la personnalité juridique et chargée d’assurer la mise en œuvre conjointe du projet. Par décision 2007/198/Euratom du Conseil, du 27 mars 2007, instituant une entreprise commune pour ITER et le développement de l’énergie de fusion et lui conférant des avantages (JO L 90, p. 58), a été créée l’entreprise commune européenne pour ITER et le développement de l’énergie de fusion (ci-après l’« entreprise commune »). En vertu de l’article 4 de l’annexe de la décision 2007/198 relative aux statuts de l’entreprise commune, celle-ci a la personnalité juridique et possède, sur le territoire de chacun de ses membres, la capacité juridique la plus large accordée aux personnes morales par les législations nationales respectives.

2        L’entreprise commune a pour mission de contribuer à l’organisation internationale ITER pour l’énergie de fusion, de contribuer aux activités relevant de l’approche élargie avec le Japon en vue de la réalisation rapide de l’énergie de fusion ainsi que d’élaborer et de coordonner un programme d’activités en préparation de la construction d’un réacteur de fusion de démonstration et des installations associées.

3        À ces fins, l’entreprise commune procède à la passation de marchés relatifs à la fourniture de biens meubles et immeubles, à l’exécution de travaux ou à la prestation de services, dans le cadre des tâches internationales devant être mises en œuvre en lien avec la construction du réacteur en cause à Cadarache (France).

4        En août 2009, l’entreprise commune a lancé, dans le cadre d’une procédure ouverte, l’appel d’offres F4E-2009-0PE-018 (MS-MG) en vue de l’attribution d’un marché de fourniture de conducteurs PF (Poloidal Field Conductors) et TF (Toroidal Field Conductors). À cet appel d’offres étaient joints, notamment, un cahier des charges, des spécifications techniques et un modèle de contrat de fourniture.

5        Conformément aux spécifications techniques, deux échantillons de câble devaient être livrés dans un délai de dix mois à compter de la signature du contrat pour les conducteurs TF, deux autres échantillons de câble devaient être livrés dans un délai de seize et de dix-sept mois à compter de la signature du contrat pour deux conducteurs PF et un troisième échantillon devait être livré dans un délai de huit mois pour d’autres conducteurs TF. Quant au cahier des charges, son point 4.1, relatif aux conditions générales, prévoyait ce qui suit :

« La présentation d’une offre implique l’acceptation de toutes les stipulations du projet de contrat et de ses annexes, y compris les spécifications techniques et de gestion et, si cela est approprié, renonciation aux propres stipulations et conditions du candidat. L’entreprise commune peut ignorer toute réserve ou clause de non-responsabilité produisant le même effet contenue dans l’offre et se réserve le droit de rejeter de telles offres sans les évaluer plus avant au motif qu’elles ne respectent pas le cahier des charges. »

6        Le 23 octobre 2009, la requérante, Nexans France SAS, une société spécialisée dans les systèmes de câblage et qui, ainsi qu’il ressort de son site Internet, fait partie d’un groupe actif, à l’échelle mondiale, sur les marchés des infrastructures, de l’industrie, du bâtiment ainsi que des réseaux locaux de transmission de données, a présenté son offre pour le marché en cause.

7        Dans une annexe jointe à son offre, la requérante a proposé plusieurs amendements au modèle de contrat. Ainsi, elle souhaitait décliner toute responsabilité pour les problèmes qui seraient liés au design des câbles déterminé par l’entreprise commune, qui seraient causés par des produits intermédiaires fournis par cette dernière ou qui seraient causés par des produits fabriqués par la requérante, mais retravaillés par l’entreprise commune. En outre, elle estimait que le calendrier de livraison n’était pas tenable et proposait donc de décaler la première livraison de douze mois, tout en s’engageant à terminer la totalité du projet en 55 mois au lieu de 54. Enfin, elle demandait que les pénalités en cas de mauvaise exécution soient réduites.

8        Par lettre du 19 novembre 2009, l’entreprise commune a demandé à la requérante de fournir, d’une part, des informations complémentaires concernant son offre et, d’autre part, un exemplaire paraphé et signé du modèle de contrat. Dans cette lettre, l’entreprise commune, après avoir rappelé que la requérante « établiss[ait] une liste d’aménagements au [modèle de] contrat qui aboutir[aient] à une modification de certaines clauses », indique que, « [a]u cas où [celle-ci] ne confirmer[ait] pas [son] acceptation des termes du [modèle de] contrat, [son] offre sera[it] rejetée sans faire l’objet d’une évaluation ».

9        Dans une lettre du 26 novembre 2009, la requérante a communiqué les informations demandées, tout en « confirm[ant] que tous les aménagements [proposés] devraient être pris en considération pour les négociations à venir ».

10      À la suite d’un échange de courriers entre les parties et portant sur un éventuel conflit d’intérêts qui risquerait d’entacher le déroulement du marché, l’entreprise commune a informé la requérante, par lettre datée du 16 juillet 2010 et réceptionnée le 19 juillet 2010, que son offre n’avait pas été retenue (ci-après la « décision de rejet »). Elle précisait que la requérante remplissait certes les critères de non-exclusion et de sélection, mais que son offre n’avait pas fait l’objet d’une évaluation, puisqu’elle ne satisfaisait pas à certaines conditions essentielles. En effet, la requérante se serait abstenue de joindre à son offre un exemplaire paraphé et signé du modèle de contrat, tout en transmettant une liste des aménagements qu’elle souhaitait y apporter.

11      À la même date, l’entreprise commune a publié sur son site Internet un avis indiquant que le marché litigieux avait été attribué au consortium italien ICAS, la requérante ayant été informée de cette décision par courrier électronique du 16 juillet 2010 (ci-après la « décision d’attribution »).

12      Le 23 juillet 2010, la requérante a invité l’entreprise commune à reconsidérer sa position, ce qui a été refusé par lettre du 3 août suivant.

 Procédure et conclusions des parties

13      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 18 septembre 2010, la requérante a introduit un recours visant, d’une part, à l’annulation des décisions de rejet et d’attribution et, d’autre part, à la réparation du préjudice subi, consistant en les dépenses exposées pour participer à l’appel d’offres et en le manque à gagner causé par l’éviction illégale.

14      Par acte séparé, déposé au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        ordonner le sursis à l’exécution de la décision de rejet et de la décision d’attribution, jusqu’à ce que le Tribunal se prononce sur le recours principal ;

–        ordonner à l’entreprise commune de ne pas procéder à la signature du contrat prévu à la suite des décisions susmentionnées, jusqu’à ce que le Tribunal se prononce sur le recours principal ;

–        dans l’hypothèse où ce contrat aurait déjà été signé, suspendre son exécution, jusqu’à ce que le Tribunal se prononce sur le recours principal ;

–        condamner l’entreprise commune aux dépens.

15      Dans ses observations écrites, déposées au greffe du Tribunal le 4 octobre 2010, l’entreprise commune conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé ;

–        condamner la requérante aux dépens.

16      Dans ces observations, l’entreprise commune a, notamment, indiqué qu’elle avait décidé, d’une part, de mener une enquête au sujet de l’éventuel conflit d’intérêts dénoncé par la requérante et, d’autre part, de suspendre toute mesure relative à la mise en œuvre de la décision d’attribution et, en tout état de cause, de ne pas procéder à la signature du contrat dans l’attente de la conclusion de cette enquête. Selon l’entreprise commune, cette décision est néanmoins indépendante du recours principal introduit par la requérante à l’encontre des décisions de rejet et d’attribution, étant donné que la requérante n’aurait en aucun cas pu se voir attribuer le marché litigieux en raison de la non-conformité de son offre.

17      En réponse à ces observations, la requérante a, par lettre du 7 octobre 2010, demandé la tenue d’une audition, aux fins de débattre les conséquences de l’ouverture de l’enquête susmentionnée et de la suspension de la décision d’attribution. Elle a, en outre, invoqué son droit à un recours juridictionnel effectif, tel que garanti par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics (JO L 335, p. 31).

 En droit

18      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 TFUE et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

19      L’article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal dispose que les demandes en référé doivent spécifier l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent. Ainsi, le sursis à exécution et les mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets dès avant la décision sur le recours principal. Ces conditions sont cumulatives, de sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut [ordonnance du président de la Cour du 14 octobre 1996, SCK et FNK/Commission, C‑268/96 P(R), Rec. p. I‑4971, point 30].

20      En outre, dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre dans lequel doit s’effectuer cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [ordonnances du président de la Cour du 19 juillet 1995, Commission/Atlantic Container Line e.a., C‑149/95 P(R), Rec. p. I‑2165, point 23, et du 3 avril 2007, Vischim/Commission, C‑459/06 P(R), non publiée au Recueil, point 25]. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (ordonnance du président de la Cour du 23 février 2001, Autriche/Conseil, C‑445/00 R, Rec. p. I‑1461, point 73).

21      Enfin, il importe de souligner que l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions, les organes et les organismes de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 17 décembre 2009, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht/Commission, T‑396/09 R, non publiée au Recueil, point 31, et la jurisprudence citée).

22      Compte tenu des éléments du dossier, le juge des référés estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande de mesures provisoires, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales. Par conséquent, il convient de rejeter la demande de la requérante visant à l’organisation d’une audition.

23      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

24      Un tel examen n’est pas devenu inutile du fait que l’entreprise commune a décidé de suspendre la mise en œuvre de la décision d’attribution et de ne pas procéder à la signature du contrat prévu à la suite de cette décision, en attendant le résultat d’une enquête interne (voir point 16 ci-dessus). En effet, l’entreprise commune maintient, en tout état de cause, la décision de rejet, alors que la requérante estime que son offre aurait dû être retenue. Par conséquent, la requérante conserve un intérêt légitime à voir examiner l’urgence de sa demande en référé, notamment pour le cas où la suspension de la décision d’attribution serait levée avant que n’intervienne la décision mettant fin au litige principal.

 Arguments des parties

25      La requérante affirme qu’elle risque de subir un préjudice grave et irréparable si le juge des référés ne fait pas droit à la demande de sursis à exécution. À cet égard, elle invoque, notamment, les ordonnances du président du Tribunal du 20 septembre 2005, Deloitte Business Advisory/Commission (T‑195/05 R, Rec. p. II‑3485, points 146, 147 et 151), et du 20 juillet 2006, Globe/Commission (T‑114/06 R, Rec. p. II‑2627, points 136 et 137).

26      S’agissant du risque d’un préjudice financier grave en termes de perte d’une chance, la requérante estime que le caractère significatif des bénéfices qu’elle aurait pu retirer du marché litigieux ne saurait être contesté, du fait que le montant de ce dernier est de l’ordre de 50 millions d’euros. En outre, le contexte de crise économique rendrait la perte de bénéfices plus problématique encore, car il en résulterait une grande incertitude sur les bénéfices futurs d’une entreprise comme celle de la requérante. La gravité du préjudice n’en serait que plus patente.

27      La requérante souligne qu’elle risque de subir un préjudice grave également en termes d’avantage concurrentiel. En effet, des références seraient systématiquement demandées pour appuyer les offres des candidats à des marchés publics, ce qui aurait été reconnu par la jurisprudence, selon laquelle la possibilité pour un tel candidat de pouvoir faire état d’un contrat obtenu auprès d’une institution de l’Union dans un marché spécialisé et caractérisé par un petit nombre d’opérateurs est susceptible d’être considérée comme constituant un avantage concurrentiel dont ce candidat pourrait bénéficier si le contrat lui était accordé. Or, le marché dont il s’agit en l’espèce serait précisément très spécialisé et caractérisé par un petit nombre d’opérateurs. Ainsi, la requérante devrait retirer un bénéfice significatif du marché en question en termes de gains d’expérience, de prestige et de notoriété sur le marché ainsi que, notamment, de savoir-faire dans le domaine des conducteurs PF et TF. Le fait d’avoir exécuté le marché litigieux devrait donc avoir pour conséquence de rendre les futures offres de la requérante plus compétitives. Par conséquent, il serait incontestable que, si la requérante avait remporté ledit marché, ses chances de remporter des marchés futurs pour le même type de technologie auraient été décuplées.

28      S’agissant du caractère irréparable du préjudice allégué, la requérante invoque les ordonnances Deloitte Business Advisory/Commission et Globe/Commission, précitées, pour soutenir qu’il serait quasi impossible d’évaluer sa chance de remporter le marché litigieux, du fait que son offre a été rejetée sans avoir été évaluée. De même, le préjudice résultant de la perte d’avantages concurrentiels serait extrêmement difficile à évaluer, étant donné que les futurs marchés que la requérante perdrait en raison de son manque de références pour la construction des câbles en question ne pourraient être ni dénombrés ni quantifiés. Conformément à la jurisprudence précitée, le préjudice que subirait la requérante, si les mesures provisoires sollicitées n’étaient pas arrêtées, serait donc irréparable.

29      L’entreprise commune conteste les arguments de la requérante. Elle considère que le préjudice allégué n’est ni grave ni irréparable.

 Appréciation du juge des référés

30      Il y a lieu de constater que la requérante allègue deux types de préjudices qui lui seraient causés en cas de rejet de la demande en référé : d’une part, un préjudice consistant en la perte de la chance d’obtenir le marché litigieux et de réaliser les bénéfices susceptibles d’en découler et, d’autre part, un préjudice consistant en l’atteinte portée à sa réputation et à sa compétitivité, le rejet de son offre et l’attribution du marché en cause à un autre soumissionnaire l’empêchant d’acquérir l’expérience et la renommée liées à l’exécution d’un marché aussi prestigieux et exceptionnel que le marché litigieux. Selon la requérante, ces préjudices sont irréparables, parce qu’ils ne peuvent pas être quantifiés.

31      Il convient de relever que ces préjudices seraient subis à l’occasion d’une procédure d’appel d’offres. Or, une telle procédure a pour objet de permettre à l’autorité concernée de choisir, parmi plusieurs offres concurrentes, celle qui lui paraît la plus conforme aux critères de sélection prédéterminés. Une entreprise qui participe à une telle procédure n’a, dès lors, jamais la garantie absolue que le marché lui sera adjugé, mais doit toujours tenir compte de l’éventualité de son attribution à un autre soumissionnaire. Dans ces conditions, les conséquences financières négatives pour l’entreprise en question qui découleraient du rejet de son offre font, en principe, partie du risque commercial habituel auquel chaque entreprise active sur le marché doit faire face (voir ordonnance du président du Tribunal du 31 août 2010, Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, T‑299/10 R, non publiée au Recueil, point 46, et la jurisprudence citée).

32      Pour ce qui est du caractère irréparable du préjudice découlant de la perte d’une chance, il y a lieu de rappeler que, lorsque le Tribunal accorde des dommages et intérêts sur la base de l’attribution d’une valeur économique au préjudice subi en raison d’un manque à gagner, cette réparation est en principe susceptible de satisfaire à l’exigence, énoncée par la jurisprudence, d’assurer la réparation intégrale du préjudice individuel que la partie concernée a effectivement subi du fait des actes illégaux particuliers dont elle a été victime (voir ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 48, et la jurisprudence citée).

33      Il en résulte que, dans l’hypothèse où la requérante obtiendrait gain de cause dans la procédure principale, il pourrait être attribué une valeur économique au préjudice subi en raison de la perte de sa chance de se voir attribuer le marché en cause, ce qui permettrait de satisfaire à l’obligation de réparer intégralement le dommage individuel effectivement subi. Par conséquent, l’argument de la requérante selon lequel son préjudice serait irréparable au motif qu’il ne serait pas possible de quantifier la perte de la chance de se voir attribuer le marché en cause ne saurait être accueilli (voir, en ce sens, ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 49, et la jurisprudence citée).

34      Ainsi, les ordonnances Deloitte Business Advisory/Commission et Globe/Commission, précitées, invoquées par la requérante, doivent être considérées comme dépassées à cet égard par la jurisprudence plus récente, dans la mesure où il y avait été jugé que la perte de la chance de se voir attribuer un marché public était très difficile, voire impossible, à quantifier, de sorte que ladite perte pouvait être qualifiée de préjudice irréparable (voir, en ce sens, ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 50, et la jurisprudence citée).

35      Par ailleurs, en l’espèce, la requérante a elle-même, d’une part, chiffré à 50 millions d’euros la valeur du marché litigieux (voir point 26 ci-dessus) et, d’autre part, indiqué que l’entreprise commune n’avait reçu que deux offres à la suite de l’appel à la concurrence pour ledit marché, ce qui devrait faciliter la quantification de la perte alléguée par la requérante. Au demeurant, dans son recours principal (voir point 13 ci-dessus), la requérante évalue, au soutien de ses conclusions en indemnité, la chance qu’elle aurait eue de remporter le marché litigieux à 50 %, de sorte qu’il conviendrait de lui allouer, au titre de la perte de cette chance, une réparation correspondant à la moitié de la valeur de ce marché.

36      Il s’ensuit que la requérante n’est pas parvenue à établir, avec un degré de probabilité suffisant, que le préjudice invoqué, dont le caractère financier s’est ainsi avéré, pourrait être qualifié d’irréparable. Elle n’a, notamment, pas démontré qu’elle serait empêchée d’obtenir une compensation financière ultérieure par la voie d’un recours en indemnité au titre des articles 268 TFUE et 340 TFUE, étant entendu que la seule possibilité de former un tel recours suffit à attester du caractère en principe réparable d’un tel préjudice (voir, en ce sens, ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 51, et la jurisprudence citée).

37      Enfin, en ce qui concerne la gravité du préjudice financier allégué, il convient de rappeler qu’elle ne saurait être admise que si la société requérante démontre à suffisance de droit qu’elle aurait pu retirer des bénéfices suffisamment significatifs de l’attribution et de l’exécution du marché en cause, l’importance du préjudice allégué devant être évaluée au regard de la taille de cette société ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle se rattache par son actionnariat (voir ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 52, et la jurisprudence citée).

38      Il s’ensuit que la société requérante, qui est tenue de produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière, doit mettre à la disposition du juge des référés, lorsqu’elle appartient à un groupe, tous les éléments nécessaires lui permettant d’apprécier la capacité et la solidarité financières dont cette société jouit grâce à son intégration dans ce groupe (voir ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 53, et la jurisprudence citée).

39      En l’espèce, il résulte de sources publiques, à savoir le site Internet de la requérante, que cette dernière fait partie d’un groupe actif à l’échelle mondiale (voir point 6 ci-dessus). Afin de démontrer la gravité du préjudice financier allégué en produisant une image fidèle et globale de sa situation financière, la requérante aurait donc dû fournir tous les éléments permettant d’apprécier les caractéristiques financières du groupe auquel elle appartient.

40      Toutefois, force est de constater que la requérante n’a fourni aucun élément de cette nature, alors que de telles précisions auraient dû être exposées dans la demande en référé. En effet, il est de jurisprudence constante qu’une telle demande doit, à elle seule, permettre à la partie défenderesse de préparer ses observations et au juge des référés de statuer sur la demande, le cas échéant, sans autres informations à l’appui, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celle-ci se fonde devant ressortir d’une façon cohérente et compréhensible du texte même de la demande en référé [ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 17 ; voir, également, ordonnance du président de la Cour du 30 avril 2010, Ziegler/Commission, C‑113/09 P(R), non publiée au Recueil, point 13].

41      Il s’avère donc que la requérante est restée en défaut de fournir les éléments nécessaires permettant au juge des référés d’apprécier la gravité du préjudice financier allégué. Au regard des contestations de l’entreprise commune, le juge des référés ne saurait admettre l’urgence invoquée, en se contentant des simples affirmations non étayées de la requérante. En effet, compte tenu du caractère strictement exceptionnel de l’octroi de mesures provisoires (voir point 21 ci-dessus), de telles mesures ne peuvent être accordées que si ces affirmations s’appuient sur des éléments de preuve (voir, en ce sens, ordonnance Babcock Noell/Entreprise commune Fusion for Energy, précitée, point 57).

42      À titre surabondant, ainsi qu’il ressort du site Internet de la requérante et qu’il a été confirmé par l’entreprise commune dans la présente procédure, le groupe auquel appartient la requérante a réalisé, en 2009, un chiffre d’affaires de plus de 5 milliards d’euros. Il s’ensuit que la valeur du marché litigieux, que la requérante considère comme étant de l’ordre de 50 millions d’euros (voir point 26 ci-dessus), représente moins de 1 % du chiffre d’affaires de ce groupe. Or, la perte d’un tel marché ne saurait être qualifiée de préjudice grave (ordonnance du président du Tribunal du 4 décembre 2007, Cheminova e.a./Commission, T‑326/07 R, Rec. p. II‑4877, point 104).

43      Par conséquent, le préjudice financier allégué par la requérante ne saurait justifier l’octroi du sursis à exécution sollicité.

44      S’agissant de la prétendue atteinte à la réputation de la requérante, il suffit de relever que la participation à une soumission publique, par nature hautement compétitive, implique des risques pour tous les participants et que l’élimination d’un soumissionnaire, en vertu des règles de la soumission, n’a, en elle-même, rien de préjudiciable. Lorsqu’une entreprise a été illégalement écartée d’une procédure d’appel d’offres, il existe d’autant moins de raisons de penser qu’elle risque de subir une atteinte grave et irréparable à sa réputation que, d’une part, son exclusion est sans lien avec ses compétences et, d’autre part, l’arrêt d’annulation qui s’ensuivra permettra en principe de rétablir une éventuelle atteinte à sa réputation (ordonnance du président du Tribunal du 15 juillet 2008, Antwerpse Bouwwerken/Commission, T‑195/08 R, non publiée au Recueil, point 56).

45      En ce qui concerne l’atteinte qui serait portée à la compétitivité de la requérante, en ce que le rejet de son offre l’empêcherait d’acquérir l’expérience et la renommée liées à l’exécution d’un marché aussi prestigieux et exceptionnel que le marché litigieux, il y a lieu de relever que, dans son recours principal (voir point 13 ci-dessus), la requérante évalue à 25 millions d’euros ce qu’elle qualifie de « perte de son avantage concurrentiel ». Dès lors, la requérante semble, elle-même, considérer ledit préjudice comme réparable.

46      Quant à la gravité de ce préjudice, il est vrai que le rejet de l’offre présentée par la requérante empêche cette dernière d’acquérir l’expérience et la renommée liées à l’exécution du marché litigieux. Toutefois, d’une part, la requérante n’a fourni aucun élément de preuve établissant que « ses chances de remporter des marchés futurs pour le même type de technologie auraient été décuplées » par l’octroi du marché litigieux (voir point 27 ci-dessus). D’autre part, ainsi qu’il ressort de son site Internet, les activités économiques de la requérante ne se limitent nullement au domaine technologique du marché litigieux, mais portent sur des secteurs aussi variés que la « Métallurgie » (transformation du cuivre et de l’aluminium pour approvisionner la fabrication de câbles), les « Infrastructures » (câbles et solutions innovantes pour les réseaux d’électricité et de télécommunications), le « Bâtiment » (câbles pour l’éclairage, l’alimentation électrique, les ascenseurs et autres équipements des bâtiments résidentiels, industriels et tertiaires), l’« Industrie » (câbles composants pour l’aéronautique, l’automobile, la construction navale, le ferroviaire, la manutention et les télécommunications), les « Projets industriels » (câbles pour des projets en matière de pétrochimie et de nucléaire) et la « Haute Tension » (projets clés en mains pour les opérateurs de réseaux d’énergie).

47      Il s’ensuit que le fait pour la requérante de ne pas pouvoir acquérir l’expérience et la renommée qu’implique l’exécution du seul marché litigieux ne saurait constituer un préjudice grave.

48      En tout état de cause, dans la mesure où la requérante affirme que, si son offre était retenue, ses chances de remporter des marchés à l’avenir augmenteraient du fait que ses offres futures deviendraient plus compétitives, elle invoque des situations purement hypothétiques et aléatoires, dont le juge des référés ne peut tenir compte dans le présent contexte de l’urgence. En effet, s’agissant de sa participation à de futures procédures d’appel d’offres, la requérante doit toujours tenir compte de l’éventualité de l’attribution du marché en cause à un autre soumissionnaire, l’éventuel rejet de son offre dans le cadre d’une telle procédure faisant, en principe, partie de son risque commercial habituel (voir point 31 ci-dessus). Enfin, la chance d’obtenir une certaine amélioration de sa situation compétitive générale ne saurait en aucun cas justifier, à elle seule, l’octroi du sursis à exécution sollicité.

49      Par conséquent, la requérante n’ayant pas établi l’urgence, l’invocation par celle-ci de la directive 2007/66 (voir point 17 ci-dessus) – à supposer que le juge des référés de l’Union puisse s’inspirer de ladite directive – ne saurait prospérer.

50      En effet, cette directive vise, en tout premier lieu, à remédier à la faiblesse consistant en l’absence, « entre la décision d’attribution d’un marché et la conclusion dudit marché, d’un délai permettant un recours efficace », ce qui conduirait parfois les pouvoirs adjudicateurs « désireux de rendre irréversibles les conséquences de la décision d’attribution contestée à précipiter la signature du contrat » (considérant 4 de la directive 2007/66), de sorte que, en cas de « recours portant sur la décision d’attribution du marché, […] le pouvoir adjudicateur ne peut conclure le marché avant que [le juge saisi] statue soit sur la demande de mesures provisoires soit sur le recours » [article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), et article 2, paragraphe 3, de la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14), tels que modifiés par la directive 2007/66]. Or, en l’espèce, cette finalité principale de la directive 2007/66 n’a joué aucun rôle pour l’examen de la demande en référé, dans la mesure où celle-ci visait la décision de rejet. Au demeurant, la mise en œuvre de la décision d’attribution a, en tout état de cause, été suspendue par l’entreprise commune.

51      En outre, l’article 2, paragraphe 5, de la directive 89/665 et l’article 2, paragraphe 4, de la directive 92/13, tels que modifiés par la directive 2007/66, prévoient expressément que le juge saisi « peut tenir compte des conséquences probables des mesures provisoires pour tous les intérêts susceptibles d’être lésés, ainsi que de l’intérêt public, et décider de ne pas accorder ces mesures lorsque leurs conséquences négatives pourraient l’emporter sur leurs avantages ». Or, en l’espèce, la requérante est restée silencieuse sur la balance des différents intérêts en présence et s’est abstenue d’exposer les raisons pour lesquelles son intérêt à obtenir la mesure provisoire demandée devrait prévaloir sur l’intérêt que présenterait une application immédiate de la décision de rejet et de la décision d’attribution.

52      Enfin, sur le plan des principes, il y a lieu de rappeler que l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive 89/665, tel que modifié par la directive 2007/66, et l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive 92/13 prévoient la possibilité, pour le juge saisi, de prendre, « par voie de référé », des « mesures provisoires » destinées, notamment, à suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou l’exécution de toute décision prise par le pouvoir adjudicateur. Or, la requérante s’est abstenue d’exposer les raisons pour lesquelles le juge, confronté à une demande de « mesures provisoires » à octroyer « par voie de référé », serait empêché de procéder à l’examen de l’urgence, alors qu’un tel examen semble être inhérent à toute procédure de référé. Elle s’est, en tout état de cause, abstenue d’indiquer quelle règle de droit empêcherait, en vertu du principe de la hiérarchie des normes, le président du Tribunal, agissant en tant que juge des référés, d’appliquer l’article 104, paragraphe 2, de son règlement de procédure, aux termes duquel toute demande en référé doit spécifier « les circonstances établissant l’urgence ».

53      Il résulte de tout ce qui précède que la demande en référé doit être rejetée, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur le fumus boni juris.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 15 octobre 2010.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       M. Jaeger


* Langue de procédure : le français.