Language of document : ECLI:EU:T:2024:422

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (septième chambre)

26 juin 2024 (*)

« Droit institutionnel – Membre du Parlement – Privilèges et immunités – Décision de lever l’immunité parlementaire – Articles 8 et 9 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union – Notion de « lien avec les fonctions parlementaires » – Erreur manifeste d’appréciation »

Dans l’affaire T‑305/23,

Nicolaus Fest, demeurant à Zagreb (Croatie), représenté par Me G. Seidel, avocat,

partie requérante,

contre

Parlement européen, représenté par M. N. Lorenz et Mme A.‑M. Dumbrăvan, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (septième chambre),

composé de Mme K. Kowalik‑Bańczyk (rapporteure), présidente, M. I. Dimitrakopoulos et Mme B. Ricziová, juges,

greffier : M. V. Di Bucci,

vu la phase écrite de la procédure,

vu l’absence de demande de fixation d’une audience présentée par les parties dans le délai de trois semaines à compter de la signification de la clôture de la phase écrite de la procédure et ayant décidé, en application de l’article 106, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, de statuer sans phase orale de la procédure,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, le requérant, M. Nicolaus Fest, demande l’annulation de la décision P9_TA(2023)0061 du Parlement européen, du 14 mars 2023, sur la demande de levée de son immunité (ci-après la « décision attaquée »).

 Antécédents du litige

2        Le requérant est un homme politique allemand, membre du parti politique « Alternative für Deutschland » (AfD). Il a été élu député au Parlement au titre de la neuvième législature (2019-2024).

3        M. Volker Beck est, quant à lui, membre du parti politique « Bündnis 90/Die Grünen ». Il a été député au Bundestag (chambre basse du parlement fédéral, Allemagne) entre 1994 et 2017.

4        Lors de la séance plénière du 10 mars 2021, le Parlement a tenu un débat relatif aux droits de l’enfant à la suite d’une question avec demande de réponse orale adressée à la Commission européenne et portant sur la stratégie à venir de l’Union européenne à cet égard. À cette occasion, le requérant a prononcé le discours suivant (ci-après le « discours du requérant ») :

« Monsieur le Président, il y a environ une semaine a été publiée en Allemagne une étude dont de nombreux journaux – notamment la Frankfurter Allgemeine Zeitung, mais également d’autres titres – ont traité. Cette étude portait sur les réseaux pédosexuels à Berlin ainsi que – force est hélas de le constater – sur des abus sexuels commis sur des enfants pendant des décennies. Et l’étude identifiait également les responsables de ces actes, à savoir ce qu’il est convenu d’appeler la scène alternative de gauche et, surtout, le parti Die Grünen. C’est certainement la raison pour laquelle les membres de ce parti, du moins du parti allemand, ne s’expriment pas à ce sujet aujourd’hui. En effet, ils continuent à tolérer dans leurs rangs un individu dépravé et pédosexuel tel que Volker Beck. Il est absurde, honteux, répugnant, hypocrite de discuter des droits de l’enfant, tandis que dans cette assemblée siègent nombre de membres d’un parti qui, directement ou politiquement, sont responsables des crimes les plus graves commis envers des enfants. En un mot : ce n’est que pratique habituelle ici ! »

5        Le 9 septembre 2021, M. Beck a publié le message suivant sur le réseau social Twitter (devenu le réseau social X) (ci-après le « tweet de M. Beck ») :

« [Nicolaus Fest] se révèle être un calomniateur lâche et vil.

volkerbeck.de/artikel/060606...

volkerbeck.de/artikel/130919...

Je me suis trompé dans mon appréciation de l’attitude à adopter envers les pédophiles. Et je m’en suis excusé. Cela ne fait pas de moi un pédophile. »

6        Le 10 septembre 2021, le requérant a répondu à M. Beck en publiant le message suivant sur le réseau social Twitter (ci-après le « tweet litigieux ») :

« Cher Monsieur Beck, pourquoi me qualifiez-vous de lâche ? Je déclare pourtant publiquement que vous êtes un menteur et un pédophile notoire qui n’utilise son engagement en faveur de la cause juive que comme bouclier. Shalom ! »

7        Par lettre du 15 octobre 2021, l’avocate de M. Beck a informé le requérant que les propos figurant dans son discours et dans le tweet litigieux constituaient des diffamations au sens de l’article 187 du Strafgesetzbuch (code pénal allemand). En conséquence, elle a exigé du requérant qu’il s’engage par écrit à s’abstenir de toute déclaration ou expression réitérant de tels propos. Le requérant a refusé de donner suite à cette demande.

8        Le 2 décembre 2021, M. Beck a porté plainte contre le requérant conformément à l’article 194 du code pénal allemand.

9        Le 31 mars 2022, la Staatsanwaltschaft Berlin (parquet de Berlin, Allemagne, ci-après le « parquet de Berlin ») a demandé la levée de l’immunité parlementaire du requérant au motif que, en publiant le tweet litigieux, ce dernier pourrait s’être rendu coupable du délit d’injure prévu par l’article 185 du code pénal allemand. Cette demande a été transmise au Parlement par les autorités allemandes le 16 mai 2022, puis communiquée en séance plénière le 8 juin 2022.

10      Le 14 mars 2023, le Parlement a adopté la décision attaquée, laquelle lève l’immunité parlementaire du requérant.

 Conclusions des parties

11      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        condamner le Parlement aux dépens.

12      Le Parlement conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

13      Au soutien de son recours, le requérant soulève trois moyens, tirés, le premier, de la violation de l’article 8 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne (JO 2016, C 202, p. 266, ci‑après le « protocole no 7 »), le deuxième, de l’existence d’un fumus persecutionis et, le troisième, d’un soupçon de « motifs personnels » du parquet de Berlin.

 Considérations liminaires

14      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que l’article 8 du protocole no 7 dispose que « [l]es membres du Parlement […] ne peuvent être recherchés, détenus ou poursuivis en raison des opinions ou votes émis par eux dans l’exercice de leurs fonctions ». 

15      L’article 9 du protocole no 7 énonce ce qui suit :

« Pendant la durée des sessions du Parlement […], les membres de celui-ci bénéficient :

a)      sur leur territoire national, des immunités reconnues aux membres du parlement de leur pays ;

b)      sur le territoire de tout autre État membre, de l’exemption de toute mesure de détention et de toute poursuite judiciaire.

L’immunité les couvre également lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement […] ou en reviennent.

L’immunité ne peut être invoquée dans le cas de flagrant délit et ne peut non plus mettre obstacle au droit du Parlement […] de lever l’immunité d’un de ses membres. »

16      L’immunité parlementaire des députés au Parlement, telle qu’elle est prévue aux articles 8 et 9 du protocole no 7 rappelés aux points 14 et 15 ci-dessus, comprend les deux formes de protection habituellement reconnues aux membres des parlements nationaux des États membres, à savoir l’immunité en raison des opinions et des votes exprimés dans l’exercice des fonctions parlementaires ainsi que l’inviolabilité parlementaire, comportant, en principe, une protection contre les poursuites judiciaires (arrêts du 21 octobre 2008, Marra, C‑200/07 et C‑201/07, EU:C:2008:579, point 24, et du 6 septembre 2011, Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:543, point 18).

17      À cet égard, en premier lieu, l’étendue de l’immunité prévue à l’article 8 du protocole no 7 doit être établie, en l’absence de renvoi aux droits nationaux, sur la seule base du droit de l’Union (arrêts du 6 septembre 2011, Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:543, point 25 et jurisprudence citée, et du 17 septembre 2020, Troszczynski/Parlement, C‑12/19 P, EU:C:2020:725, point 40).

18      En revanche, la teneur de l’inviolabilité établie à l’article 9, premier alinéa, sous a), du protocole no 7 s’analyse par renvoi aux dispositions nationales pertinentes et elle est, par conséquent, susceptible de varier selon l’État membre d’origine du député européen (voir arrêt du 17 janvier 2013, Gollnisch/Parlement, T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23, point 44 et jurisprudence citée). S’agissant des membres du Parlement élus en République fédérale d’Allemagne, ils bénéficient, sur le territoire de cet État membre, des immunités prévues en faveur des députés au Bundestag par les dispositions de l’article 46 du Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland (loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne).

19      En deuxième lieu, l’article 8 du protocole no 7, qui constitue une disposition spéciale applicable à toute procédure judiciaire pour laquelle le député européen bénéficie de l’immunité en raison des opinions et des votes exprimés dans l’exercice des fonctions parlementaires, vise à protéger la libre expression et l’indépendance des députés européens, de sorte qu’elle fait obstacle à toute procédure judiciaire en raison de tels opinions et votes. Ainsi, lorsque les conditions de fond pour reconnaître l’immunité édictée à l’article 8 du protocole no 7 sont remplies, celle-ci ne peut pas être levée par le Parlement et la juridiction nationale compétente pour l’appliquer est tenue d’écarter l’action diligentée contre le député européen concerné (voir arrêt du 6 septembre 2011, Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:543, points 26 et 27 et jurisprudence citée).

20      En revanche, l’inviolabilité parlementaire établie à l’article 9 du protocole no 7 peut être levée par le Parlement, conformément à l’article 9, troisième alinéa, du même protocole.

21      Ainsi, lorsqu’une demande de levée de l’immunité est transmise au Parlement par une autorité nationale, il appartient tout d’abord à ce dernier de vérifier si les faits à l’origine de la demande de levée sont susceptibles d’être couverts par l’article 8 du protocole no 7, auquel cas une levée de l’immunité est impossible (arrêt du 17 janvier 2013, Gollnisch/Parlement, T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23, point 46).

22      Si le Parlement aboutit à la conclusion que l’article 8 du protocole no 7 ne s’applique pas, il lui incombe ensuite de vérifier si le député au Parlement bénéficie de l’immunité prévue par l’article 9 de ce même protocole pour les faits qui lui sont reprochés et, si tel est le cas, de décider s’il y a lieu ou non de lever cette immunité (arrêt du 17 janvier 2013, Gollnisch/Parlement, T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23, point 47).

23      En troisième lieu, dans l’hypothèse mentionnée au point 22 ci-dessus, il y a lieu de reconnaître au Parlement un très large pouvoir d’appréciation quant à l’orientation qu’il entend donner à une décision faisant suite à une demande de levée d’immunité en raison du caractère politique que revêt une telle décision (voir arrêt du 17 janvier 2013, Gollnisch/Parlement, T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23, point 59 et jurisprudence citée).

24      L’exercice de ce pouvoir n’est toutefois pas soustrait à tout contrôle juridictionnel. En effet, il résulte d’une jurisprudence constante que, dans le cadre de ce contrôle, le juge de l’Union doit vérifier le respect des règles de procédure, l’exactitude matérielle des faits retenus par l’institution, l’absence d’erreur manifeste dans l’appréciation de ces faits ou l’absence de détournement de pouvoir (voir arrêt du 17 janvier 2013, Gollnisch/Parlement, T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23, point 60 et jurisprudence citée).

25      En l’espèce, il ressort tant du dispositif que des motifs de la décision attaquée, notamment ceux exposés aux considérants E et L de cette décision, que le Parlement a considéré, en substance, d’une part, que les faits à l’origine de la demande de levée de l’immunité parlementaire du requérant ne constituaient pas des opinions ou des votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions de député et, d’autre part, qu’il y avait lieu de lever ladite immunité sur le fondement de l’article 9 du protocole no 7.

26      Il y a lieu d’examiner d’abord le premier moyen puis, de façon conjointe, les deuxième et troisième moyens.

 Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’article 8 du protocole no 7

27      Par son premier moyen, le requérant soutient que, en levant son immunité parlementaire, le Parlement a violé l’article 8 du protocole no 7. En effet, le tweet litigieux se rattacherait à un débat en séance plénière portant sur un sujet d’intérêt public. Ainsi, ce tweet constituerait une opinion exprimée dans le cadre de son activité politique et, partant, dans l’exercice de ses fonctions parlementaires.

28      Le Parlement conteste l’argumentation du requérant.

29      En premier lieu, il convient de rappeler que l’article 8 du protocole no 7, eu égard à son objectif et à son libellé, lequel se réfère expressément aux opinions et aux votes émis par les députés européens, a essentiellement vocation à s’appliquer aux déclarations effectuées par ces derniers dans l’enceinte même du Parlement. Toutefois, il n’est pas exclu qu’une déclaration effectuée par un député en dehors de cette enceinte puisse constituer une opinion exprimée dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, l’existence d’une telle opinion étant fonction non du lieu où elle a été émise, mais de sa nature et de son contenu. La notion d’« opinion », au sens de cette disposition, doit ainsi être comprise dans un sens large, comme recouvrant les propos ou les déclarations qui, par leur contenu, correspondent à des assertions constitutives d’appréciations subjectives (voir arrêt du 17 septembre 2020, Troszczynski/Parlement, C‑12/19 P, EU:C:2020:725, point 38 et jurisprudence citée).

30      En second lieu, dès lors que l’immunité prévue à l’article 8 du protocole no 7 est susceptible d’empêcher définitivement les autorités judiciaires et les juridictions nationales d’exercer leurs compétences respectives en matière de poursuites et de sanctions des infractions pénales et, corrélativement, de priver les personnes lésées par ces opinions de l’accès à la justice, le lien exigé entre l’opinion exprimée par le député et les fonctions parlementaires de celui-ci doit être direct et s’imposer avec évidence (voir arrêt du 17 septembre 2020, Troszczynski/Parlement, C‑12/19 P, EU:C:2020:725, point 39 et jurisprudence citée). En particulier, cette opinion doit présenter un lien direct et évident avec un intérêt général préoccupant les citoyens (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2011, Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:543, point 36).

31      En l’espèce, le Parlement a estimé, au considérant E de la décision attaquée, que les griefs retenus contre le requérant ainsi que la demande de levée de son immunité parlementaire n’étaient pas liés à un avis exprimé ou à un vote émis par lui dans l’exercice de ses fonctions de député, mais au fait que, en réponse au tweet de M. Beck, il avait publié un tweet présentant des allégations perçues comme étant insultantes par ce dernier.

32      À cet égard, premièrement, il convient de relever que la demande de levée de l’immunité parlementaire du requérant adressée au Parlement par le parquet de Berlin est motivée uniquement par les propos figurant dans le tweet litigieux (voir point 9 ci-dessus), et ne mentionne le discours du requérant qu’en tant qu’élément de contexte. Il s’ensuit que cette demande est liée à une déclaration effectuée par le requérant sur un réseau social et non à des propos tenus par lui au sein de l’enceinte physique du Parlement.

33      Deuxièmement, le tweet litigieux se présentait comme une réponse directe et immédiate au tweet de M. Beck, publié la veille, et ne comportait aucune référence au discours du requérant, prononcé le 10 mars 2021. De plus, ce tweet se bornait à imputer à M. Beck des comportements de mensonge, de pédophilie et d’instrumentalisation de la cause juive à des fins personnelles. En revanche, ce tweet ne contenait aucune prise de position d’ordre général sur des sujets d’intérêt public, tels que celui des droits de l’enfant abordé lors du débat en séance plénière du 10 mars 2021. Il s’ensuit que, par son contenu, le tweet litigieux s’inscrivait davantage dans le cadre d’une polémique visant un autre individu que dans celui d’un débat d’idées sur un problème d’intérêt général. Or, les allégations concernant les individus plutôt que les institutions et n’abordant aucun problème d’intérêt général sont habituellement considérées comme ne se rattachant pas à l’exercice des fonctions parlementaires (voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Poiares Maduro dans les affaires jointes Marra, C‑200/07 et C‑201/07, EU:C:2008:369, points 37 à 40, et de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:379, point 109).

34      Troisièmement, M. Beck n’a jamais été député au Parlement et n’exerçait plus aucun mandat national depuis 2017, que ce soit au Bundestag ou dans un parlement régional. Il n’apparaît pas non plus qu’il exerçait encore des fonctions particulières au sein du parti « Bündnis 90/Die Grünen » à l’époque des faits litigieux. Il s’ensuit que M. Beck, destinataire du tweet litigieux, n’était pas un concurrent politique direct du requérant.

35      Quatrièmement, même en admettant que M. Beck ait encore été politiquement actif à Berlin, ville qui serait son « foyer politique » selon le requérant, les échanges entre les deux intéressés sur le réseau social Twitter présentaient une dimension locale ou tout au plus nationale et étaient, en revanche, dépourvus de portée politique au niveau de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 8 novembre 2018, Troszczynski/Parlement, T‑550/17, non publié, EU:T:2018:754, points 52 à 54 ; conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:379, points 102 à 107, et de l’avocat général Pikamäe dans l’affaire Troszczynski/Parlement, C‑12/19 P, EU:C:2020:258, point 54).

36      Dans ces conditions, eu égard à sa nature, à son contenu et à son contexte, le tweet litigieux, bien qu’exprimant une assertion constitutive d’appréciations subjectives, ne présentait pas un lien direct et évident avec les fonctions parlementaires du requérant.

37      Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les arguments invoqués par le requérant.

38      En premier lieu, le requérant soutient qu’il existe un lien direct et évident entre le débat en séance plénière du 10 mars 2021 et les tweets échangés entre M. Beck et lui-même. En effet, d’une part, le tweet de M. Beck ferait clairement référence au discours du requérant et, d’autre part, le tweet litigieux aurait le même objet que ce discours, à savoir dénoncer le rôle de M. Beck en tant que protagoniste des tentatives du parti « Die Grünen » (aujourd’hui « Bündnis 90/Die Grünen »), au cours des années 70 et 80, de légaliser les relations sexuelles avec les enfants. De plus, l’avocate de M. Beck aurait enjoint au requérant de cesser de tenir les propos qu’il a tenu en séance plénière.

39      À cet égard, il est certes vrai que le tweet litigieux n’est pas dépourvu de tout lien avec le discours du requérant. En effet, tant dans ce discours que dans ce tweet, le requérant a formulé des accusations de pédosexualité ou de pédophilie à l’encontre de M. Beck.

40      Toutefois, ce sont avant tout les déclarations qui font directement suite à des débats parlementaires, qui les reproduisent ou qui les commentent qui ont vocation à être couvertes par l’immunité prévue par l’article 8 du protocole no 7 (voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:379, point 101).

41      Or, en l’espèce, d’abord, il convient de relever que ni le tweet de M. Beck ni le tweet litigieux ne se réfèrent expressément au discours du requérant, non plus qu’au débat relatif aux droits de l’enfant qui s’est tenu en séance plénière le 10 mars 2021. Ainsi, le tweet de M. Beck comporte deux liens hypertextes vers des pages de son site Internet personnel, lesquelles traitent de la question des abus sexuels sur les enfants sans mentionner le requérant, non plus que le discours de ce dernier.

42      Ensuite, les deux tweets en cause ont été échangés six mois après le discours du requérant. Ce décalage temporel n’a pu qu’affaiblir le lien entre ces tweets et ce discours, et ce même en l’absence de tout autre échange privé ou public entre le requérant et M. Beck durant cette période.

43      Enfin, le discours du requérant et le tweet litigieux présentent des différences significatives quant à leurs destinataires et à leur contenu. En effet, ce discours, prononcé dans l’enceinte du Parlement, visait avant tout les membres, notamment allemands, du groupe parlementaire « Les Verts/Alliance libre européenne » présents lors de la séance plénière du 10 mars 2021 et ne mentionnait M. Beck, qui n’était pas présent, qu’à titre de tierce personne membre du parti « Bündnis 90/Die Grünen ». En revanche, le tweet litigieux s’adressait directement à M. Beck et ne mentionnait plus les autres membres de ce groupe parlementaire et de ce parti politique. De plus, ce tweet ne se bornait pas à décrire M. Beck comme un « pédophile », mais le qualifiait également de « menteur » et lui reprochait, en outre, d’utiliser son engagement en faveur de la cause juive comme un bouclier.

44      Dans ces circonstances, le tweet litigieux ne présentait pas un lien direct et évident avec le débat tenu en séance plénière le 10 mars 2021. D’ailleurs, le requérant lui-même admet que le lien entre son discours et les tweets en cause n’était pas immédiatement perceptible par les tiers.

45      Quant à la lettre de l’avocate de M. Beck exigeant du requérant qu’il cesse d’attaquer son client (voir point 7 ci-dessus), d’une part, elle est postérieure au tweet litigieux et, d’autre part, elle constitue une correspondance d’ordre privé. Dès lors, quand bien même cette lettre mentionnerait à la fois le discours du requérant et le tweet litigieux, elle ne saurait être invoquée aux fins d’établir qu’il existait, au moment de la publication de ce tweet, un lien direct et évident entre ce discours et ledit tweet.

46      En deuxième lieu, le requérant fait valoir que le tweet litigieux participe de son activité politique. En effet, d’une part, le contenu de ce tweet se rattacherait à un sujet d’intérêt public majeur en Allemagne, à savoir le rôle du parti « Die Grünen » au cours des années 70 et 80 dans la question de la légalisation des relations sexuelles avec les enfants. D’autre part, ce tweet aurait été échangé avec un adversaire politique.

47      À cet égard, d’une part, il y a lieu de constater que le caractère prétendument politique du tweet litigieux ne s’impose pas avec évidence en raison de la nature des accusations formulées par le requérant à l’encontre de M. Beck et du fait que ce dernier n’était pas un concurrent politique direct du requérant (voir points 33 et 34 ci-dessus).

48      D’autre part, même en admettant que le tweet litigieux ait présenté un certain caractère politique, cela ne suffirait pas à le rattacher à l’exercice des fonctions de député au Parlement en raison, notamment, de son absence de portée politique au niveau de l’Union (voir point 35 ci-dessus).

49      En troisième lieu, le requérant invoque la liberté d’opinion et d’expression des parlementaires, laquelle devrait faire l’objet d’une protection accrue. À cet égard, il y a lieu de relever que cette liberté doit être mise en balance avec d’autres principes, tels que le droit d’accès à la justice des personnes lésées par les propos des parlementaires et le principe d’égalité entre les citoyens, de sorte que l’immunité absolue prévue par l’article 8 du protocole no 7 doit être interprétée de façon étroite, en ce sens qu’elle protège les membres du Parlement uniquement lorsqu’ils agissent en tant que tels (voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Patriciello, C‑163/10, EU:C:2011:379, points 93, 94, 99 et 100). Or, en l’espèce, il n’existe pas de lien direct et évident entre l’opinion exprimée et l’exercice des fonctions parlementaires (voir points 32 à 48 ci-dessus).

50      Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que le tweet litigieux ne constituait pas une opinion exprimée par le requérant dans l’exercice de ses fonctions au sens de l’article 8 du protocole no 7.

51      Partant, le premier moyen doit être écarté.

 Sur les deuxième et troisième moyens, tirés, respectivement, de l’existence d’un fumus persecutionis et d’un soupçon de « motifs personnels » du parquet de Berlin

52      Par son deuxième moyen, le requérant soutient qu’il existe un fumus persecutionis. En effet, les poursuites judiciaires en cause seraient motivées par la volonté de porter atteinte à son activité politique.

53      Par son troisième moyen, le requérant fait valoir que le parquet de Berlin pourrait avoir agi pour des « motifs personnels ».

54      Le Parlement conteste l’argumentation du requérant relative à ces deux moyens.

55      Il convient de relever que, en tant qu’il soutient que les poursuites judiciaires en cause pourraient être fondées sur des motifs d’ordre politique ou personnel, le requérant doit être regardé comme faisant valoir l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation du Parlement dans l’application de l’article 9 du protocole no 7.

 Sur les motivations d’ordre politique

56      Il y a lieu de rappeler que la notion de fumus persecutionis, à laquelle le Parlement s’est référé au considérant L de la décision attaquée et que mentionnent tant le requérant que le Parlement dans leurs écritures, apparaît dans la communication aux membres no 11/2019, du 19 novembre 2019, établie par la commission des affaires juridiques du Parlement. En effet, le point 43 de cette communication prévoit que, « [l]orsque la procédure en question ne porte pas sur des opinions ou [des] votes émis par un député dans l’exercice de ses fonctions, il convient de lever l’immunité à moins qu’il ne s’avère que la finalité qui sous-tend les poursuites soit de porter préjudice à l’activité politique du député et, partant, à l’indépendance du Parlement (fumus persecutionis) ». Ainsi, un fumus persecutionis est constaté lorsqu’il existe des éléments de fait indiquant que les poursuites judiciaires ont été engagées dans l’intention de porter atteinte à l’activité politique du député (voir, en ce sens, arrêts du 17 octobre 2018, Jalkh/Parlement, T‑26/17, non publié, EU:T:2018:690, points 72 et 86, et du 30 avril 2019, Briois/Parlement, T‑214/18, non publié, EU:T:2019:266, points 66 et 72).

57      En l’espèce, le Parlement a estimé, au considérant L de la décision attaquée, qu’il n’avait pas pu établir que les poursuites judiciaires en cause étaient engagées dans l’intention de nuire à l’activité politique du requérant et, partant, de l’institution.

58      Le requérant fait état de différents indices permettant, selon lui, de remettre en cause cette appréciation.

59      En premier lieu, les poursuites judiciaires en cause trouveraient leur origine dans une plainte déposée par un adversaire politique.

60      Toutefois, la circonstance que l’auteur de la plainte soit un opposant politique du député concerné ne saurait, à elle seule, caractériser l’existence d’un cas de fumus persecutionis (voir, en ce sens, arrêt du 30 avril 2019, Briois/Parlement, T‑214/18, non publié, EU:T:2019:266, point 69). Dans le cas d’espèce, eu égard notamment à la nature des accusations formulées par le requérant à l’encontre de M. Beck, la seule circonstance que les intéressés étaient membres de deux partis politiques différents et ne partageaient pas la même idéologie politique ne suffit pas à établir, ou à faire présumer, que M. Beck a déposé plainte contre le requérant dans l’intention de porter atteinte à l’activité politique de ce dernier.

61      En deuxième lieu, le requérant relève que M. Beck n’a « incriminé » ses propos tenus en séance plénière que six mois plus tard, ce qui suscite le soupçon que les poursuites en cause ont été orchestrées.

62      À cet égard, il est certes vrai qu’un délai anormalement long s’écoulant entre les faits reprochés à un membre du Parlement et l’engagement de poursuites à son égard pourrait, à défaut de justification, constituer un élément pertinent pour l’appréciation du fumus persecutionis (arrêt du 5 juillet 2023, Puigdemont i Casamajó e.a./Parlement, T‑272/21, sous pourvoi, EU:T:2023:373, point 176).

63      Toutefois, en l’espèce, il y a lieu de rappeler que la demande de levée de l’immunité parlementaire du requérant n’est pas liée au discours de ce dernier, prononcé le 10 mars 2021, mais uniquement au tweet litigieux, publié le 10 septembre 2021 (voir point 32 ci-dessus). Or, M. Beck a réagi rapidement à ce tweet, puisque, d’une part, son avocate a écrit au requérant dès le 15 octobre 2021 et, d’autre part, il a porté plainte dès le 2 décembre 2021 (voir points 7 et 8 ci-dessus).

64      En tout état de cause, le délai de près de six mois entre le discours du requérant, prononcé le 10 mars 2021, et le tweet de M. Beck, publié le 9 septembre 2021, ne constitue pas un délai de réaction anormalement long ou manifestement déraisonnable. D’ailleurs, le requérant n’explique pas, de manière concrète et circonstanciée, en quoi un tel délai de réaction permettrait d’établir, ou de faire présumer, que les poursuites judiciaires en cause, engagées ultérieurement et après la réitération de ses accusations de pédophilie à l’encontre de M. Beck, seraient motivées par la volonté de porter atteinte à son activité politique.

65      En troisième lieu, le requérant fait valoir, en substance, que le parquet de Berlin n’est pas une autorité judiciaire indépendante dans la mesure où il est soumis aux instructions du Justizministerium des Landes Berlin (ministère de la Justice du Land de Berlin, Allemagne). Or, M. Beck serait politiquement bien implanté à Berlin et serait lié aux partis politiques de gauche [« Sozialdemokratische Partei Deutschlands » (SPD), « Die Linke », « Bündnis 90/Die Grünen »], tous adversaires politiques de l’AfD, qui auraient formé une coalition et gouverné ensemble le Land de Berlin entre 2016 et 2023. En particulier, le poste de ministre de la Justice de ce Land aurait été occupé par un membre du parti « Bündnis 90/Die Grünen », puis par une membre du parti « Die Linke » au cours de cette période.

66      À cet égard, force est de constater que le requérant n’apporte aucun élément concret permettant d’établir, ou de faire présumer, que, en l’espèce, le parquet de Berlin a agi sur instruction du ministre de la Justice du Land de Berlin. En réalité, il se borne à invoquer la circonstance que ce ministre était un adversaire politique. Dès lors, le soupçon selon lequel les poursuites en cause auraient été engagées à la demande du pouvoir exécutif et des partis politiques de gauche alors au pouvoir dans ce Land n’est pas étayé et présente un caractère spéculatif.

67      En quatrième lieu, le requérant observe que le niveau de la criminalité est très élevé à Berlin et que le parquet de Berlin est surchargé. Dans ce contexte, il serait étonnant, et d’ailleurs inhabituel, que ce parquet ait trouvé le temps d’ouvrir une enquête pénale à propos d’un différend mineur entre deux hommes politiques.

68      À cet égard, le requérant se contente de s’étonner que des poursuites judiciaires aient été engagées à son égard, en dépit de la charge de travail du parquet de Berlin, sans apporter aucun élément établissant le caractère anormal ou inhabituel desdites poursuites.

69      En cinquième lieu, le requérant soutient que l’accusation dont il fait l’objet est manifestement dépourvue de fondement et qu’aucun intérêt public ne justifie les poursuites judiciaires en cause.

70      À cet égard, le requérant n’explique pas pour quel motif les poursuites judiciaires en cause seraient manifestement dépourvues de fondement ou manifestement non justifiées par un intérêt public. Du reste, la question de savoir si les conditions pour une levée de l’immunité parlementaire, en vertu de l’article 9 du protocole no 7, sont réunies est distincte de celle consistant à déterminer si les faits reprochés au député concerné sont établis, cette question relevant de la compétence des autorités de l’État membre (arrêt du 17 septembre 2020, Troszczynski/Parlement, C‑12/19 P, EU:C:2020:725, point 57).

71      En sixième lieu, le requérant fait valoir, dans la réplique, que les dirigeants de l’AfD et lui-même feraient face, à Berlin, à des actes de violence de la part du mouvement « Antifa », lesquels seraient tolérés par les partis de gauche. Il explique avoir décrit cette situation dans un projet de rapport présenté devant la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement.

72      À cet égard, sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité – contestée par le Parlement – des arguments et éléments invoqués pour la première fois au stade de la réplique, il y a lieu de relever que le mouvement « Antifa » n’est pas un organe étatique et que ses agissements, à les supposer établis, ne sont pas imputables au Land de Berlin et encore moins au parquet de Berlin. Par ailleurs, en se bornant à alléguer la proximité idéologique entre ce mouvement et les partis de gauche et leur commune hostilité envers l’AfD, le requérant n’établit pas que, dans le cas d’espèce, ces partis ont instrumentalisé le parquet de Berlin à des fins politiques.

73      Dans ces conditions, en l’absence d’éléments de fait établissant que les poursuites judiciaires en cause ont été engagées dans l’intention de porter atteinte à l’activité politique du requérant, le requérant n’est pas fondé à invoquer l’existence d’un cas de fumus persecutionis.

 Sur les motivations d’ordre personnel

74      Le requérant soupçonne également le parquet de Berlin d’avoir eu des « motifs personnels » de le poursuivre en raison d’un « différend passé » avec lui et d’une « défaite » subie face à lui. Il explique que, en 2018, ce parquet avait déjà cherché à lui nuire en ouvrant à son égard une procédure d’enquête pour incitation à la haine et banalisation de l’Holocauste, mais avait ensuite été contraint de classer sans suite cette procédure en raison de ses positions projuives et pro-israéliennes. Il serait donc possible que ledit parquet ait voulu « solder ce passif » en engageant les poursuites judiciaires en cause.

75      Cependant, le requérant n’apporte aucun élément concret permettant d’étayer, autrement que par des spéculations d’ordre général, le soupçon selon lequel le parquet de Berlin aurait fait preuve de partialité et cherché à lui nuire en engageant des poursuites judiciaires à son égard en 2018, puis à nouveau en 2022. De plus, l’abandon par le parquet de Berlin de la procédure d’enquête ouverte en 2018 est plutôt de nature à révéler l’objectivité et l’absence d’animosité de ce parquet à l’égard du requérant. Par ailleurs, il ressort du dossier que la procédure d’enquête de 2018 et la procédure de levée de l’immunité parlementaire de 2022 ont été menées par deux procureurs distincts et aucun élément concret ne permet de supposer que ces deux procureurs auraient agi de concert et dans une commune hostilité à l’égard du requérant.

76      Dans ces conditions, compte tenu de ce qui a déjà été relevé au point 73 ci-dessus et en l’absence d’éléments de fait établissant que les poursuites judiciaires en cause ont été engagées pour des « motifs personnels » propres au parquet de Berlin, le Parlement n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en levant l’immunité parlementaire du requérant.

77      Partant, les deuxième et troisième moyens doivent être écartés.

78      Il résulte de ce qui précède que le recours doit être rejeté.

 Sur les dépens

79      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le requérant ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Parlement.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (septième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      M. Nicolaus Fest supportera ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Parlement européen.

Kowalik-Bańczyk

Dimitrakopoulos

Ricziová

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 26 juin 2024.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.