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Affaire T761/21

Fabien Courtois e.a.

contre

Commission européenne

  (cinquième chambre) du 17 juillet 2024

« Accès aux documents – Règlement (CE) no 1049/2001 – Documents concernant l’achat de vaccins par la Commission dans le cadre de la pandémie de COVID-19 – Refus partiel d’accès – Exception relative à la protection des données à caractère personnel – Exception relative à la protection des intérêts commerciaux d’un tiers – Obligation de motivation – Existence d’un risque prévisible et non purement hypothétique d’atteinte à l’intérêt invoqué – Principe de proportionnalité » 

1.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Non-respect, par l’institution concernée, des délais impartis pour répondre à une demande confirmative d’accès – Décision implicite de rejet – Abrogation par l’adoption d’une décision explicite de rejet – Possibilité de recours à l’encontre de la décision implicite – Absence – Demande d’annulation d’une même décision explicite dans ses deux versions linguistiques – Absence d’incidence

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 7 et 8)

(voir points 30, 31, 32)

2.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Champ d’application – Demande d’accès visant des contrats signés d’achat de vaccins contre la COVID-19 – Documents préparatoires – Exclusion

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001)

(voir points 40, 41, 44)

3.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection de la vie privée et de l’intégrité de l’individu – Applicabilité intégrale des dispositions du règlement 2018/1725 – Obligation pour le demandeur de démontrer le caractère nécessaire du transfert des données à caractère personnel en cause – Demande d’accès aux déclarations d’absence de conflit d’intérêts des membres de l’équipe conjointe de négociation des contrats d’achat de vaccins contre la COVID-19 justifiée par la nécessité de vérifier leur impartialité – Obligation de l’institution concernée de mettre en balance les intérêts mis en cause par la divulgation de ces données

[Règlements du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 1, b), et 2018/1725, art. 3, § 1 et 9, § 1, b)]

(voir points 56, 60, 61, 69, 73, 75-79, 81, 82, 84-86)

4.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Notion – Portée – Application aux contrats d’achat de vaccins contre la COVID-19 conclus par la Commission et des sociétés pharmaceutiques privées – Inclusion

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir points 99, 100, 103, 105-107)

5.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Refus d’accès – Obligation de motivation – Portée

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir points 97, 101, 115-117, 119, 121-123, 127, 128, 146, 147, 151-153, 163, 164, 168, 169, 171, 172, 178, 186, 193)

6.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Portée – Intérêt à éviter des actions en réparation – Exclusion

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir point 162)

7.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Portée – Refus de divulgation des stipulations relatives à l’indemnisation dans les contrats d’achat de vaccins contre la COVID-19 – Inadmissibilité

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir points 159-173)

8.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Portée – Atteinte possible à la réputation d’une entreprise – Inclusion

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir point 170)

9.      Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Champ d’application – Informations sur la liste des partenaires de réseau de fabrication et des sous-traitants – Inclusion

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, 1er tiret)

(voir points 179-183, 185)

10.    Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Intérêt public supérieur justifiant la divulgation de documents – Invocation du principe de transparence – Nécessité de faire valoir des considérations particulières en rapport avec l’espèce

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2)

(voir points 195-198, 201-203, 211, 212)

11.    Institutions de l’Union européenne – Droit d’accès du public aux documents – Règlement no 1049/2001 – Exceptions au droit d’accès aux documents – Protection des intérêts commerciaux – Champ d’application – Documents relatifs aux contrats d’achat de vaccins contre la COVID-19 – Intérêt public supérieur justifiant la divulgation de documents – Absence – Application de l’exception limitée dans le temps

(Règlement du Parlement européen et du Conseil no 1049/2001, art. 4, § 2, et § 7)

(voir point 213)

Résumé

Dans cet arrêt, le Tribunal accueille partiellement le recours en annulation introduit par plusieurs personnes physiques contre la décision de la Commission européenne n’accordant qu’un accès partiel aux contrats d’achat anticipé et aux contrats d’achat de vaccins contre la COVID-19 ainsi qu’à d’autres documents relatifs à l’achat desdits vaccins (1).

En 2021, deux avocats représentant, entre autres, les requérants ont demandé l’accès (2) à certains documents concernant l’achat, par la Commission et pour le compte des États membres, de vaccins contre la COVID-19, dont, notamment, les contrats signés par la Commission, l’identité des représentants de l’Union dans le cadre des négociations des contrats et les déclarations d’absence de conflit d’intérêts de ces derniers (ci-après la « demande initiale »). La Commission a identifié 46 documents correspondant à la demande. Elle a accordé un accès partiel à quatre contrats d’achat anticipé et à trois contrats d’achat de vaccins en indiquant que les versions expurgées desdits documents avaient été rendues publiques sur le site Internet de la Commission et que les passages avaient été occultés sur le fondement des exceptions relatives à la protection de la vie privée et de l’intégrité de l’individu, à la protection des intérêts commerciaux et à la protection du processus décisionnel des institutions (3). Elle a accordé un accès partiel aux déclarations d’absence de conflit d’intérêts, dont seulement un exemplaire a été transmis aux requérants, ces documents ne différant qu’en ce qui concernait le nom du signataire, la signature et la date de signature. En revanche, elle a refusé l’accès à 17 documents identifiés comme étant des « projets de protocole d’accord ».

À la suite d’une demande confirmative tendant à la divulgation des documents auxquels l’accès avait été refusé, soit partiellement, soit totalement, la Commission a indiqué, dans une décision explicite, notifiée aux requérants d’abord en anglais, puis en français, que, à la suite d’un nouvel examen de la réponse apportée à la demande initiale, la liste des documents correspondant à la demande d’accès aux documents avait été modifiée et comptait désormais 66 documents. Les 17 « projets de protocole d’accord » avaient été supprimés, la Commission estimant qu’ils avaient été inclus par erreur. Elle a accordé un accès plus large aux quatre contrats d’achat anticipé et trois contrats d’achat qui avaient déjà fait l’objet d’un accès partiel et un accès partiel à de nouveaux contrats d’achat anticipé et contrats d’achat (ci-après, ensemble, les « contrats en cause »). Elle a également accordé un accès partiel à d’autres nouveaux documents, dont des correspondances entre la Commission et les États membres. L’institution a invoqué l’exception relative à la protection de la vie privée et de l’intégrité de l’individu et celle relative à la protection des intérêts commerciaux des entreprises concernées pour justifier l’accès uniquement partiel accordé (4).

Appréciation du Tribunal

À titre liminaire, le Tribunal examine le chef de conclusions des requérants tendant à l’annulation de la version française de la décision explicite. Il juge qu’il n’existe qu’une seule décision explicite, à savoir la décision attaquée, adoptée dans deux versions linguistiques.

En premier lieu, le Tribunal rejette le moyen tiré du caractère incomplet de la liste des documents recensés comme correspondant à la demande d’accès aux documents en ce que la Commission a retiré les 17 « projets de protocole d’accord » de ladite liste. Il constate que les requérants ont demandé l’accès aux seuls « contrats signés » par la Commission. Leur demande ne pouvait pas être comprise comme se référant également aux documents préparatoires à la signature desdits contrats, lesquels renvoient à de simples ébauches ou à des documents provisoires visant à l’élaboration de stipulations contractuelles à convenir ultérieurement. Ainsi, la Commission pouvait, à juste titre, les retirer de la liste.

En deuxième lieu, en statuant sur la première branche du deuxième moyen, tirée de l’inapplicabilité de l’exception relative à la protection de la vie privée et de l’intégrité de l’individu aux déclarations d’absence de conflit d’intérêts, le Tribunal annule la décision attaquée pour autant que la Commission a refusé un accès plus large auxdites déclarations signées par les membres de l’équipe conjointe de négociation pour l’achat de vaccins.

D’une part, il considère que les requérants ont suffisamment indiqué le but spécifique d’intérêt public qu’ils poursuivaient ainsi que la nécessité de la transmission des données à caractère personnel concernées. En effet, ce n’est qu’en disposant des noms, prénoms et rôle professionnel ou institutionnel des membres de l’équipe conjointe de négociation que les requérants auraient pu vérifier que lesdits membres n’étaient pas en situation de conflit d’intérêts. D’autre part, il relève que la Commission a, à juste titre, considéré qu’il existait un risque d’atteinte à la vie privée des personnes concernées. Ainsi, il revenait à la Commission de mettre en balance les intérêts en présence. Or, la Commission n’a pas suffisamment pris en compte les différentes circonstances afin de mettre correctement en balance les intérêts en présence.

En troisième lieu, le Tribunal accueille partiellement la seconde branche du deuxième moyen critiquant la manière dont la Commission a appliqué l’exception relative à la protection des intérêts commerciaux pour expurger les contrats en cause de certaines informations.

Il rejette l’argumentation des requérants selon laquelle cette exception ne pouvait être appliquée en raison du contexte dans lequel les contrats en cause avaient été conclus. Il relève que les entreprises pharmaceutiques avec lesquelles lesdits contrats ont été conclus sont toutes des sociétés privées exerçant des activités commerciales dans le cadre desquelles elles sont soumises à la concurrence au sein du marché intérieur et sur les marchés internationaux. Ce contexte les conduit à devoir préserver leurs intérêts sur lesdits marchés. La seule circonstance qu’elles aient, par le biais d’acomptes ou de paiements anticipés provenant de fonds publics, participé à la réalisation de tâches d’intérêt public, à savoir la mise au point de vaccins contre la COVID-19, n’est pas de nature, en tant que telle, à considérer que leurs intérêts commerciaux ne sont pas susceptibles d’être protégés.

En ce qui concerne le refus partiel d’accès aux stipulations relatives aux propriétés des vaccins et au contrôle qualité, et à la responsabilité contractuelle, ainsi que le refus d’accès à la liste des partenaires de réseau de fabrication et des sous-traitants des entreprises concernées, le Tribunal conclut que les explications fournies par la Commission dans la décision attaquée sur l’existence d’un risque raisonnablement prévisible et non purement hypothétique d’atteinte à la protection des intérêts commerciaux des entreprises concernées quant à la divulgation intégrale de ces informations sont fondées.

En revanche, le Tribunal n’entérine pas la position de la Commission quant au refus d’accorder un accès plus large aux stipulations relatives à l’indemnisation. Dans ce cadre, il fait remarquer, d’une part, que le mécanisme d’indemnisation des entreprises concernées par les États membres prévu par les contrats en cause n’affecte en rien le régime de la responsabilité juridique desdites entreprises au titre de la directive 85/374 (5). En effet, selon cette directive, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit et sa responsabilité ne peut être limitée ou écartée à l’égard de la victime par une clause limitative ou exonératoire de responsabilité. D’autre part, il observe que l’information relative au mécanisme d’indemnisation relevait déjà du domaine public au moment du dépôt de la demande initiale et de l’adoption de la décision attaquée (6).

Le Tribunal constate que, si les contrats en cause contiennent tous une stipulation relative à l’indemnisation, le contenu détaillé desdites stipulations n’est pas identique.

Néanmoins, le Tribunal constate que les trois motifs invoqués par la Commission pour refuser un accès plus large auxdites stipulations ne démontrent pas l’existence d’un risque prévisible et non purement hypothétique pour les intérêts commerciaux des entreprises concernées.

Premièrement, s’agissant du motif selon lequel une connaissance précise des limites de la responsabilité de l’entreprise concernée pourrait l’exposer à de multiples actions en réparation, le Tribunal relève que le droit des personnes tierces éventuellement lésées par un vaccin défectueux d’introduire des recours en responsabilité repose sur la législation nationale transposant la directive 85/374. Il est donc indépendant de l’existence et du contenu des stipulations relatives à l’indemnisation. En outre, l’intérêt des entreprises concernées à éviter de telles actions en réparation et des coûts liés à ces procédures ne saurait être qualifié d’intérêt commercial et ne constitue pas un intérêt digne de protection au titre du règlement no 1049/2001. De plus, la décision attaquée ne comporte aucun élément permettant de conclure que la divulgation plus large desdites stipulations pourrait être à l’origine de tels recours.

Deuxièmement, s’agissant du motif selon lequel une divulgation intégrale révélerait inévitablement aux concurrents de l’entreprise concernée les « points faibles » de la couverture de sa responsabilité, en leur procurant un avantage concurrentiel qu’ils pourraient exploiter, par exemple, dans des publicités, le Tribunal rappelle que la raison pour laquelle ces stipulations ont été intégrées aux contrats en cause, à savoir compenser les risques liés au raccourcissement du délai de mise au point des vaccins, relevait du domaine public avant l’adoption de la décision attaquée. Par ailleurs, toutes les entreprises concernées bénéficiaient d’une stipulation relative à l’indemnisation.

Troisièmement, le Tribunal écarte, pour les mêmes raisons, le motif selon lequel une divulgation intégrale aurait des répercussions sur les réputations des entreprises concernées.

En dernier lieu, le Tribunal écarte le moyen des requérants par lequel ils reprochent à la Commission de ne pas avoir pris en compte l’intérêt public supérieur justifiant la divulgation des informations demandées. Il souligne que des considérations générales relatives à la transparence et à la bonne gouvernance ne sauraient établir que l’intérêt tenant à la transparence présentait une acuité particulière qui aurait pu primer les raisons justifiant le refus de divulgation des parties occultées des contrats en cause. Il rappelle également que les contrats en cause s’inscrivent dans le cadre d’une activité administrative, et non législative.


1      Décision C(2022) 1359 final de la Commission européenne, du 28 février 2022 (ci-après la « décision attaquée »).


2      En vertu du règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2001, relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (JO 2001, L 145, p. 43).


3      Exceptions prévues, respectivement, à l’article 4, paragraphe 1, sous b), et à l’article 4, paragraphe 2, premier tiret, ainsi qu’à l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, du règlement no 1049/2001.


4      Exceptions prévues, respectivement, à l’article 4, paragraphe 1, sous b), et à l’article 4, paragraphe 2, premier tiret, du règlement no 1049/2001.


5      Selon les articles 1er et 12 de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (JO 1985, L 210, p. 29).


6      Voir, notamment, l’article 6, troisième alinéa, de l’accord du 16 juin 2020 sur l’achat de vaccins contre la COVID 19 conclu entre la Commission et les États membres et la communication de la Commission, du 17 juin 2020, intitulé « Stratégie de l’Union européenne concernant les vaccins contre la COVID-19 » [COM(2020) 245 final].