Language of document : ECLI:EU:T:2023:821

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (septième chambre)

13 décembre 2023 (*)

« Responsabilité non contractuelle – Règlement (UE) 2019/1896 – Obligations incombant à Frontex en matière de protection des droits fondamentaux – Préjudice réel et certain – Recours manifestement dépourvu de tout fondement en droit »

Dans l’affaire T‑136/22,

Alaa Hamoudi, demeurant en Turquie, représenté par Me F. Gatta, avocat,

partie requérante,

contre

Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), représentée par MM. H. Caniard, W. Szmidt et R.-A. Popa, en qualité d’agents, assistés de Me B. Wägenbaur, avocat,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (septième chambre),

composé de Mme K. Kowalik‑Bańczyk, présidente, MM. E. Buttigieg et I. Dimitrakopoulos (rapporteur), juges,

greffier : M. V. Di Bucci,

rend la présente

Ordonnance

1        Par son recours fondé sur l’article 268 TFUE, le requérant, M. Alaa Hamoudi, demande réparation du préjudice qu’il aurait subi à la suite de violations du droit de l’Union européenne que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) aurait commises en ce qui concerne des mesures prétendument prises par les autorités grecques à son égard.

 Antécédents du litige

2        Le requérant est un ressortissant syrien. Il fait valoir que, le 28 avril 2020, alors qu’il arrivait de Turquie par bateau, il est entré sur le territoire grec, à savoir l’île de Samos, avec un groupe d’autres personnes, afin d’y demander l’asile. Il affirme, en outre, qu’après avoir débarqué sur ladite île, la police locale l’a intercepté ainsi que les autres personnes et, le même jour, les autorités grecques l’ont reconduit en mer où, le lendemain, un navire des garde-côtes turcs l’a pris à son bord et transféré sur le territoire turc (ci-après, le « prétendu incident des 28 et 29 avril 2020 »).

3        Par ailleurs, le requérant fait valoir que le 29 avril 2020, pendant la période où il était en mer, un avion de surveillance privé, prétendument équipé d’une caméra et au service de Frontex, aurait survolé la scène à deux reprises.

4        Le requérant affirme que, à la suite du prétendu incident des 28 et 29 avril 2020, il a été transféré à un centre de détention en Turquie, où il a été détenu pendant 10 jours. Il aurait, par la suite, reçu un ordre d’expulsion et son passeport syrien lui a été confisqué. Dès lors, il aurait été piégé en Turquie, n’ayant pas accès au régime de l’asile, et aurait vécu comme un clandestin sous la menace imminente d’un refoulement vers la Syrie.

5        Il ressort de ses écritures devant le Tribunal que le requérant a, entre-temps, réussi à entrer sur le territoire des États membres de l’Union et à déposer une demande de protection internationale en Allemagne.

 Sur le contexte juridique

6        L’article premier du règlement (UE) 2019/1896 du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2019, relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes et abrogeant les règlements (UE) nos 1052/2013 et (UE) 2016/1624 (JO 2019, L 295, p. 1), dispose que « le présent règlement institue un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes pour assurer la gestion européenne intégrée des frontières extérieures, dans le but de gérer efficacement ces frontières dans le plein respect des droits fondamentaux, et d’accroître l’efficacité de la politique de l’Union en matière de retour » et « s’attaque aux défis migratoires et aux éventuels futurs problèmes et menaces aux frontières extérieures ». De plus, « [i]l assure un niveau élevé de sécurité intérieure au sein de l’Union, dans le plein respect des droits fondamentaux, tout en préservant la libre circulation des personnes au sein de l’Union [et] contribue à détecter, prévenir et combattre la criminalité transfrontalière aux frontières extérieures ».

7        L’article 37, paragraphe 1, du règlement 2019/1896 prévoit qu’un État membre peut demander à Frontex de lancer des opérations conjointes afin de faire face aux défis à venir, notamment à l’immigration illégale, aux menaces présentes ou futures à ses frontières extérieures ou à la criminalité transfrontalière, ou de fournir une assistance technique et opérationnelle renforcée lors de l’exécution de ses obligations en matière de contrôle aux frontières extérieures. En outre, l’article 37, paragraphe 2, du même règlement dispose qu’à la demande d’un État membre confronté à une situation présentant des défis spécifiques et disproportionnés, en particulier l’arrivée en certains points des frontières extérieures d’un grand nombre de ressortissants de pays tiers tentant d’entrer sur le territoire dudit État membre sans y être autorisés, Frontex peut procéder, pour une durée limitée, à une intervention rapide aux frontières sur le territoire de cet État membre hôte.

8        L’article 46 du règlement 2019/1896, intitulé « Décisions de suspendre des activités, de mettre un terme à des activités ou de renoncer au lancement d’activités » prévoit les conditions dans lesquelles le directeur exécutif de Frontex peut retirer le financement d’une activité de Frontex, renoncer au lancement d’une activité, suspendre une activité ou y mettre un terme. Aux termes du paragraphe 4 de cet article, « le directeur exécutif, après avoir consulté l’officier aux droits fondamentaux et informé l’État membre concerné, retire le financement d’une activité de l’Agence, ou suspend une telle activité ou y met un terme, en tout ou en partie, s’il estime qu’il existe des violations graves ou susceptibles de persister des droits fondamentaux ou des obligations en matière de protection internationale liées à l’activité concernée ». En outre, selon le paragraphe 5 de cet article, « le directeur exécutif, après avoir consulté l’officier aux droits fondamentaux, décide de renoncer au lancement d’une activité par l’Agence lorsqu’il estime qu’il existerait déjà, dès le commencement de l’activité, des raisons sérieuses de la suspendre ou d’y mettre un terme parce que cette activité pourrait conduire à des violations graves des droits fondamentaux ou des obligations en matière de protection internationale. Le directeur exécutif informe l’État membre concerné de ladite décision ».

9        Selon l’article 80, paragraphe 1, du règlement 2019/1896, le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes garantit la protection des droits fondamentaux dans l’accomplissement de ses tâches au titre du présent règlement, conformément aux dispositions pertinentes du droit de l’Union, en particulier la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après, la « Charte »), et du droit international, y compris la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, n° 2545 (1954)], et son protocole de 1967, la convention des droits de l’enfant et les obligations relatives à l’accès à la protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement. À cet effet, Frontex, avec la contribution et sous réserve de l’approbation de l’officier aux droits fondamentaux, élabore, met en œuvre et continue à développer une stratégie en matière de droits fondamentaux et un plan d’action, qui comprennent un mécanisme efficace de contrôle du respect des droits fondamentaux dans toutes ses activités.

10      Au moment du prétendu incident des 28 et 29 avril 2020, deux activités opérationnelles de Frontex étaient en cours dans la zone géographique où il aurait eu lieu, à savoir l’intervention rapide aux frontières dans la mer Egée et l’opération conjointe « Poséidon ».

 Conclusions des parties

11      Le requérant conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal de condamner Frontex à lui verser une somme de 500 000 euros en réparation des deux composantes du préjudice moral qu’il a prétendument subi.

12      Frontex conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

13      Aux termes de l’article 126 du règlement de procédure du Tribunal, lorsque le recours est manifestement irrecevable ou manifestement dépourvu de tout fondement en droit, le Tribunal peut décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

14      En l’espèce, le Tribunal s’estime suffisamment éclairé par les pièces du dossier et décide de statuer sans poursuivre la procédure, et ce en dépit de la demande du requérant visant à la tenue d’une audience (voir, en ce sens, ordonnance du 8 novembre 2021, Satabank/BCE, T‑494/20, non publiée, EU:T:2021:797, point 14 et jurisprudence citée).

15      Tout d’abord, à l’appui du recours, le requérant soutient, en substance, que Frontex aurait eu un comportement illégal en relation avec le prétendu incident des 28 et 29 avril 2020. Selon lui, par ses agissements et ses omissions, Frontex aurait gravement manqué aux obligations lui incombant au titre des articles 38, 46 et 80 du règlement 2019/1896 ainsi que des articles 1, 2, 3, 4, 18, 19, paragraphes 1 et 2, et de l’article 21, de la Charte.

16      Ensuite, en ce qui concerne le préjudice prétendument subi, le requérant soutient que le comportement illégal de Frontex lui a causé un préjudice moral comportant deux aspects.

17      Enfin, le requérant estime qu’il existe un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le comportement de Frontex et le préjudice qu’il a subi.

18      Frontex conteste l’argumentation du requérant.

 Sur les conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union

19      À titre liminaire, il convient de rappeler qu’en vertu de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, en matière de responsabilité non contractuelle, l’Union doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions.

20      Selon une jurisprudence constante, l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union, au sens de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, du fait du comportement illégal d’un de ses organes, est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’illégalité du comportement reproché à l’institution, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué (voir arrêt du 26 janvier 2022, Leonardo/Frontex, T‑849/19, EU:T:2022:28, point 46 et jurisprudence citée).

21      Les conditions susmentionnées s’appliquent mutatis mutandis à la responsabilité non contractuelle engagée par l’Union au sens de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, du fait d’un comportement illégal et d’un dommage causé par une de ses agences (voir, en ce sens, arrêt du 17 février 2017, Novar/EUIPO, T‑726/14, EU:T:2017:99, point 25 et jurisprudence citée), telles que Frontex, que cette dernière est tenue de réparer en vertu de l’article 97, paragraphe 4, du règlement 2019/1896. L’article 97, paragraphe 4, dudit règlement prévoit, en effet, qu’« en matière de responsabilité extracontractuelle, l’Agence répare, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses services ou par son personnel dans l’exercice de leurs fonctions, y compris ceux liés à l’usage de pouvoirs d’exécution ».

22      Il convient également de rappeler que, dès lors que l’une des conditions mentionnées au point 20 ci-dessus n’est pas remplie, le recours doit être rejeté dans son ensemble, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les autres conditions sont réunies (voir arrêt du 26 janvier 2022, Leonardo/Frontex, T‑849/19, EU:T:2022:28, point 46 et jurisprudence citée).

23      Par ailleurs, le juge de l’Union n’est pas tenu d’examiner ces conditions dans un ordre déterminé (voir arrêt du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion, C‑150/17 P, EU:C:2018:1014, point 118 et jurisprudence citée).

24      Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu d’examiner d’emblée la condition relative à la réalité du dommage invoqué.

 Sur la réalité du dommage invoqué

25      Selon le requérant, le comportement illégal de Frontex lui aurait causé un préjudice moral composé de deux aspects différents, en relation avec le prétendu incident des 28 et 29 avril 2020.  

26      Le premier aspect consiste en un préjudice que le requérant aurait subi en raison des violations, survenues pendant et après le prétendu incident, des droits fondamentaux prévus par les articles 1, 2, 3, 4, 18, 19, paragraphes 1 et 2, et 21, de la Charte. Le second aspect du préjudice moral prétendument subi consiste en des sentiments d’injustice et de frustration du requérant, causés par le fait que l’auteur ou le co-auteur dudit prétendu incident serait une agence de l’Union. En ce qui concerne l’évaluation des deux aspects de son préjudice moral, le requérant les évalue à 250 000 euros chacun.

27      Frontex fait valoir, en substance, que le requérant ne parvient à démontrer, à suffisance de droit, ni que le prétendu incident des 28 et 29 avril 2020 le concernait ni l’implication, dans ledit incident, des moyens aériens ou maritimes utilisés ou financés par Frontex. En ce qui concerne le préjudice relevant des sentiments d’injustice et de frustration du requérant, la défenderesse soutient, plus spécifiquement, que ce dernier ne précise pas sa nature.

28      Selon une jurisprudence constante, s’agissant de la condition relative à la réalité du dommage, la responsabilité de l’Union ne saurait être engagée que si la partie requérante a effectivement subi un préjudice réel et certain (voir arrêt du 21 février 2008, Commission/Girardot, C‑348/06 P, EU:C:2008:107, point 54 et jurisprudence citée).

29      En outre, il appartient à la partie requérante d’apporter des preuves concluantes tant de l’existence que de l’étendue du préjudice qu’elle invoque (voir arrêt du 18 novembre 2021, Mahmoudian/Conseil, C‑681/19 P, non publié, EU:C:2021:933, point 28 et jurisprudence citée).

30      L’existence d’un préjudice réel et certain ne saurait être envisagée de manière abstraite par le juge de l’Union, mais doit être appréciée en fonction des circonstances de fait précises qui caractérisent chaque espèce soumise à ce dernier (voir arrêt du 18 novembre 2021, Mahmoudian/Conseil, C‑681/19 P, non publié, EU:C:2021:933, point 32 et jurisprudence citée).

31      Par ailleurs, il convient de relever que le principe prévalant en droit de l’Union est celui de la libre administration des preuves, de sorte que les parties ont, en principe, la faculté de se prévaloir, pour prouver un fait donné, de moyens de preuve de toute nature (voir arrêt du 10 septembre 2020, Hamas/Conseil, C‑386/19 P, non publié, EU:C:2020:691, point 73 et jurisprudence citée). Corrélativement, le juge de l’Union a consacré un principe de libre appréciation de la preuve, selon lequel la détermination de la crédibilité ou, en d’autres termes, de la valeur probante d’un élément de preuve recevable est laissée à l’intime conviction du juge (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 2018, Iran Insurance/Conseil, T‑558/15, EU:T:2018:945, point 153 et jurisprudence citée).

32      En outre, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut tenir compte de plusieurs éléments, tels que l’origine du document, les circonstances de son élaboration, son destinataire et son contenu, et se demander si, d’après ses éléments, l’information qu’il contient semble sensée et fiable (voir arrêt du 13 décembre 2018, Iran Insurance/Conseil, T‑558/15, EU:T:2018:945, point 154 et jurisprudence citée).

33      Concernant plus précisément les témoignages, leur fiabilité et leur crédibilité doivent être, en tout état de cause, attestées par leur clarté, leur précision et leur cohérence globale et ils ont d’autant plus de poids qu’ils sont corroborés, sur leurs points essentiels, par les autres éléments objectifs du dossier (voir, en ce sens, arrêt du 16 mars 2022, Sabra/Conseil, T‑249/20, EU:T:2022:140, point 157 et jurisprudence citée). En général, le témoignage de la partie requérante, elle-même, ne dispose que d’une faible valeur probante (voir, en ce sens, arrêts du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 259, et du 31 mai 2018, Kaddour/Conseil, T‑461/16, EU:T:2018:316, point 116).

34      De surcroît, il convient de relever qu’un article ou rapport journalistique ne peut être considéré comme probant qu’en raison de son contenu objectif et qu’une simple affirmation non étayée, figurant dans un tel document, n’est pas en elle-même concluante (voir, par analogie, arrêt du 2 juillet 2019, Mahmoudian/Conseil, T‑406/15, EU:T:2019:468, point 139 et jurisprudence citée). 

35      À la lumière de ces considérations, il convient d’examiner si le requérant a apporté devant le Tribunal des éléments de preuve de nature à établir, à suffisance de droit, les faits à l’origine du préjudice allégué, invoqués dans sa requête.

36      Le requérant affirme dans sa requête que, le 28 avril 2020, à environ 7 h 30 du matin, 22 personnes, dont lui-même, sont arrivées sur l’île de Samos, en Grèce. Ces personnes seraient arrivées sur une plage à côté de montagnes, ils auraient laissé le bateau et auraient commencé à gravir ces dernières. Selon le requérant, une fois qu’ils sont parvenus au sommet de la montagne, il aurait pris des photos et des vidéos qu’il aurait envoyées à une connaissance à lui en Autriche. Pendant quelques heures, le groupe aurait demandé aux habitants d’appeler la police. Quand les officiers de police sont arrivés, ils auraient confisqué leurs téléphones et auraient conduit ledit groupe par camionnette à la plage, où il y avait un petit navire et un petit bateau. Ensuite, tous les membres du groupe auraient été amenés à entrer dans un petit bateau orange qui, selon le requérant, était un radeau de sauvetage sans aucun moyen de propulsion. Et, une fois en mer, le groupe aurait été forcé de changer de bateau deux fois de plus. Selon le requérant, ce va-et-vient s’est poursuivi toute la nuit, jusque dans l’après-midi du 29 avril 2020, lorsque les garde-côtes turcs auraient fini par les recueillir.

37      Afin de prouver ces allégations concernant sa présence et sa participation au prétendu incident des 28 et 29 avril 2020, le requérant se fonde sur les éléments de preuve suivants :

–        en premier lieu, sur son propre témoignage, joint en tant qu’annexe A.1 à la requête ;

–        en deuxième lieu, sur un article du média Bellingcat, publié le 20 mai 2020 sur Internet (ci-après, « l’article Bellingcat du 20 mai 2020 »), et, en particulier, deux vidéos YouTube incluses dans cet article. La requête comprend un lien hypertexte vers le site Internet contenant l’article, à la fois dans son texte et dans son annexe A.2 ;

–        et, en troisième lieu, sur quatre photographies, jointes en tant qu’annexe A.2 à la requête. Ces photographies sont des captures d’écran en couleur tirées des vidéos figurant dans l’article Bellingcat du 20 mai 2020.

38      Frontex conteste les allégations du requérant. Tout d’abord, elle affirme qu’aucun incident ne lui a été notifié et qu’elle n’a reçu aucune information liée au prétendu incident des 28 et 29 avril 2020. Ensuite, elle avance que la charge de la preuve incombe au requérant en ce qu’il aurait été affecté par le prétendu incident et que celui-ci n’aurait produit aucune preuve concluante à ce sujet dans sa requête. À cet égard, Frontex remet en question la valeur probante du témoignage du requérant et souligne que ce dernier n’aurait désigné aucune des 22 personnes prétendument concernées par l’incident en tant que témoin. En outre, elle avance que le requérant ne pourrait être identifié ni sur les photographies jointes en tant qu’annexe A.2 à la requête ni dans les vidéos de l’article Bellingcat du 20 mai 2020. Elle ajoute que ces photographies ne seraient pas datées et pourraient, dès lors, se rapporter à n’importe quel événement survenu à n’importe quelle date. Par ailleurs, elle relève que le requérant n’aurait jamais fourni devant le Tribunal les photos et les vidéos qui ont prétendument été prises sur l’île de Samos. Enfin, en ce qui concerne les liens vers les sites Internet qui contiennent des vidéos, elle fait valoir qu’il ne lui appartiendrait pas, non plus qu’au Tribunal, d’extraire des informations de sites Internet, dont le contenu n’est pas joint en annexe à la requête, et que dès lors, ces informations seraient irrecevables.

39      En l’espèce, il y a lieu de constater que les preuves produites par le requérant sont manifestement insuffisantes pour démontrer, de manière concluante, sa présence et son implication dans le prétendu incident des 28 et 29 avril 2020.

40      En premier lieu, en ce qui concerne le témoignage du requérant figurant en annexe à sa requête, il convient de rappeler que ce document est une déclaration écrite de sa part, datée du 18 octobre 2021, à savoir plus d’un an et demi après le prétendu incident des 28 et 29 avril 2020, recueillie par l’équipe juridique de l’organisation non gouvernementale d’assistance Front-lex, qui est le représentant juridique du requérant dans la présente affaire. Ce témoignage, émanant du requérant lui-même, ne dispose que d’une faible valeur probante, conformément à la jurisprudence mentionnée au point 33 ci-dessus.

41      Il y a également lieu d’observer que ce témoignage comporte plusieurs déclarations qui ne sont pas suffisamment précises, en ce qui concerne les éléments factuels essentiels. En réponse à la question de savoir si le requérant se souvenait de la date à laquelle il avait entrepris le voyage vers l’Europe, il a fourni, dans son témoignage, la réponse suivante :« Je ne me souviens pas vraiment, mais je pense que c’était [au] mois d’avril ». Par ailleurs, s’agissant de la description du prétendu incident des 28 et 29 avril 2020, le requérant déclare, dans la requête, qu’il faisait partie d’un groupe de 22 personnes. Or, aucune de ces personnes n’est identifiée concrètement dans ledit témoignage et aucun témoignage provenant de ces personnes n’a été fourni au Tribunal.

42      En deuxième lieu, il convient d’observer que l’identité du requérant ne ressort pas de manière claire et concluante des autres éléments de preuve produits devant le Tribunal.

43      Tout d’abord, l’article Bellingcat du 20 mai 2020 ne mentionne pas le nom du requérant et n’y fait aucune référence précise.

44      Ensuite, en ce qui concerne les quatre photographies produites en tant qu’annexe A.2 à la requête, comme indiqué au point 37 ci-dessus, ces photographies sont des captures d’écran provenant des deux vidéos YouTube, dont la qualité graphique est relativement médiocre.

45      À cet égard, bien que le requérant soutienne qu’il serait « facilement identifiable » et « clairement reconnaissable » dans ces captures d’écran, il y a lieu de constater que la plupart des personnes qui y figurent portent des pulls à capuche qui couvrent leurs caractéristiques physiques principales et sont filmées soit de dos, soit de côté, de sorte qu’il est difficile de les identifier. Sur chaque capture d’écran, un cercle indique qu’une certaine personne serait le requérant. Cependant, la personne indiquée porte un pull à capuche qui couvre une grande partie de sa tête et elle ne regarde directement la caméra sur aucune de ces captures d’écran.

46      En effet, dans les deux premières captures d’écran figurant dans l’annexe A.2 à la requête, seule la partie supérieure du visage est visible (ligne des cheveux, front, sourcils et nez), car la personne indiquée baisse la tête. Dans la troisième capture d’écran, seule une petite partie latérale du visage est visible, car la personne indiquée est filmée de côté, et aucune de ses caractéristiques principales n’est visible. Dans la quatrième capture d’écran, seul l’arrière de la tête d’une personne portant un pull à capuche est indiqué par un cercle et aucune de ses caractéristiques n’est visible.

47      Dès lors, ces captures d’écran ne permettent pas d’identifier une personne précise, et en particulier le requérant, même si elles sont comparées à la page de son passeport qui contient sa photographie, produite en tant qu’annexe A.23 à la requête.

48      Il ressort de ce qui précède que, contrairement à ce qu’il prétend, le requérant n’est ni aisément identifiable ni clairement reconnaissable par les différentes captures d’écran. Ces éléments de preuve ne sont, donc, pas de nature à démontrer que la personne indiquée sur les photos est la même que celle figurant sur le passeport du requérant.

49      En troisième lieu, il y a lieu de constater que, comme Frontex l’indique à juste titre, il n’est pas possible d’établir la date et le lieu des faits concernés par les captures d’écran, ce qui est de nature à mettre en cause leur pertinence et leur valeur probante (voir, par analogie, arrêt du 3 mars 2011, Siemens et VA Tech Transmission & Distribution/Commission, T‑122/07 à T‑124/07, EU:T:2011:70, points 67 et 68).

50      À cet égard, le requérant invoque, dans sa requête et dans sa réplique, non seulement son propre témoignage, mais également l’article Bellingcat du 20 mai 2020, auquel il renvoie par le biais d’un lien vers le site Internet pertinent, cité dans des notes en bas de page de la requête et dans l’annexe A.2 à la requête. Cet article comprend des images et des liens vers deux vidéos YouTube, lesquels, selon l’analyse présentée dans cet article, sont relatifs au prétendu incident des 28 et 29 avril 2020.

51      Frontex conteste la recevabilité de cet article en tant qu’élément de preuve, en observant que le requérant l’a présenté devant le Tribunal par le biais d’un lien vers le site Internet pertinent, sans joindre son contenu en annexe. Or, aucune disposition du statut de la Cour de justice de l’Union européenne ou du règlement de procédure du Tribunal ne prévoit, de manière suffisamment claire et précise, la présentation, sous peine d’irrecevabilité, des éléments de preuve en tant qu’annexes aux écritures des parties, en excluant la possibilité de les présenter devant le Tribunal par le biais d’un lien vers un site Internet. Par conséquent, et eu égard au principe de la libre administration des preuves (voir point 31 ci-dessus), le fait que l’article susmentionné a été présenté devant le Tribunal par le biais d’un lien vers le site Internet pertinent ne le rend pas irrecevable et n’empêche pas le Tribunal d’apprécier son contenu (voir, en ce sens, arrêts du 14 juillet 2021, Moreno Pérez/Conseil, T‑246/18, non publié, EU:T:2021:448, point 103, et du 24 mai 2023, Gusachenka/Conseil, T‑579/21, non publié, EU:T:2023:285, points 43 et 49 à 52).

52      Toutefois, sa valeur probante ne saurait être présumée. Elle dépend de son contenu objectif et surtout des éléments concrets sur lesquels elle est fondée, conformément aux considérations figurant au point 34 ci-dessus.

53      La première vidéo, à laquelle l’article Bellingcat du 20 mai 2020 s’appuie, s’intitule « Turkish Coast Guard video of a maritime pushback », dure 2 minutes et 38 secondes et contient plusieurs sections qui semblent avoir été assemblées. Selon Bellingcat, cette vidéo proviendrait des garde-côtes turcs. Sa première section montre l’intérieur d’un bateau, y compris le tableau de bord où est inscrit l’heure, à savoir « 10 :16 :11 UTC », et certaines coordonnées. La caméra se focalise également sur quelques navires en mer, qui se trouvent à distance de celle-ci. Les sections suivantes montrent des navires en mer où, à certains moments, un radeau est remorqué par l’un d’eux. La dernière section montre quelques personnes sur un petit navire orange en mer, accueillies par d’autres individus dans un plus grand bateau. Le requérant fait valoir, dans sa requête, que dans cette vidéo on le verrait lors de son sauvetage en mer par les garde-côtes turcs.

54      La seconde vidéo, intitulée « Footage of asylum seekers approaching and on Samos », provenant selon Bellingcat du réseau social Facebook, dure 0 minute et 54 secondes et se compose de deux sections qui ont été assemblées. La première section montre un groupe de personnes à bord d’un petit navire blanc en mer et la seconde montre des personnes sur terre, qui semblent être sur une colline relativement éloignée de la mer. Selon le requérant, la première partie de la première section de cette vidéo, tournée en mer, montre le groupe, dont il ferait partie, sur un bateau pneumatique se dirigeant vers l’île de Samos. Dans la partie de la vidéo tournée sur l’île, le requérant fait valoir qu’on le verrait, avec d’autres personnes, gravir une colline escarpée.

55      Il convient d’observer que ni ces vidéos ni l’article Bellingcat du 20 mai 2020 ne contiennent des éléments concrets de nature à établir la date, le lieu, la continuité temporelle et géographique et la portée des faits capturés par ces vidéos ou l’identité des personnes qui y apparaissent. Plus spécifiquement, en ce qui concerne l’emplacement géographique de la seconde vidéo, dont proviennent les deux premières captures d’écran produites en tant qu’annexe A.2, l’article en cause, d’une part, renvoie à certaines coordonnées géographiques, prétendument envoyées par des personnes, non identifiées, arrivées sur l’île de Samos, le 28 avril 2020, et, d’autre part, effectue une comparaison de l’image d’une montagne et d’une côte rocheuse vues dans une des vidéos susmentionnées avec, respectivement, une photo d’une montagne récupérée de 3D model Google Earth et une image satellite de Google Earth. Or, ces éléments sont trop imprécis pour que le Tribunal puisse les considérer comme pertinents et probants. En effet, l’article en question ne contient aucune information concrète ni aucune preuve concernant l’envoi des coordonnées géographiques qui y sont indiquées. De plus, les images comparées sont trop floues et ne sont accompagnées d’aucun élément susceptible d’attester l’exactitude des affirmations y afférentes contenues dans l’article en cause. En outre, la reproduction dans cet article d’une capture d’écran illustrant des messages affichés sur le réseau social Facebook concernant, selon les explications y figurant, l’arrivée des demandeurs d’asile sur l’île de Samos le 28 avril 2020, n’a aucune valeur probante, étant donné qu’elle ne comprend aucun indice de la date ou de la source de leur publication ni aucune référence relative au lieu pertinent, à l’identité ou à la capacité des personnes concernées.

56      De plus, il y a lieu de rappeler que le requérant n’a pas produit devant le Tribunal de témoignages des personnes impliquées dans les faits présentées dans l’article Bellingcat du 20 mai 2020 ou d’autres preuves permettant d’en corroborer le contenu, à l’exception de son propre témoignage, dont la valeur probante est limitée, comme indiqué ci-dessus.

57      Il s’ensuit que les éléments de preuve invoqués et produits par le requérant ne sont manifestement pas susceptibles de démontrer, à suffisance de droit, les faits à l’origine du préjudice allégué, relatifs au prétendu incident des 28 et 29 avril 2020.

58      Eu égard à la conclusion susmentionnée et aux considérations figurant au point 33 ci-dessus, il y a lieu de relever que les arguments avancés par le requérant quant à l’utilité d’un témoignage oral de sa part ne permettent pas au Tribunal de conclure que son éventuelle audition lui permettrait de s’acquitter de la charge de la preuve des faits à l’origine du préjudice allégué lui incombant, d’autant plus qu’il a déjà produit son témoignage écrit.

59      En outre, compte tenu des considérations qui figurent aux points 47 et 48 ci-dessus, l’argument du requérant selon lequel les photographies versées au dossier pourraient être directement comparées à sa personne lors d’une comparution personnelle devant le Tribunal, doit être également écarté.

60      À cet égard, il convient de rappeler que le Tribunal n’est nullement tenu de procéder à une mesure complémentaire d’administration de la preuve des faits litigieux, même s’il parvient à la conclusion qu’aucun des éléments du dossier n’apparaît probant au terme de son analyse (voir, en ce sens, arrêt du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, EU:C:2002:582, point 404).

61      Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que le requérant n’a pas démontré la réalité du préjudice qu’il invoque et que, partant, la condition relative à la réalité du dommage n’est manifestement pas remplie.

62      Par conséquent, le recours doit être rejeté comme manifestement dépourvu de tout fondement en droit, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les autres conditions de la responsabilité non contractuelle de Frontex sont remplies.

 Sur les dépens

63      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

64      Le requérant ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions de Frontex.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (septième chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Le requérant est condamné aux dépens.

Fait à Luxembourg, le 13 décembre 2023.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

K. Kowalik-Bańczyk


*      Langue de procédure : l’anglais.