Language of document : ECLI:EU:C:2024:305

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 11 avril 2024 (1)

Affaire C600/22 P

Carles Puigdemont i Casamajó,

Antoni Comín i Oliveres

contre

Parlement européen

« Pourvoi – Droit institutionnel – Membres du Parlement européen – Décisions refusant de laisser les requérants, élus membres du Parlement européen, d’y siéger en tant que députés et les privant de tous les droits y associés – Recours en annulation et en indemnité »






 Introduction

1.        Les faits à l’origine du présent litige remontent au référendum « d’autodétermination » organisé en Catalogne (Espagne) le 1er octobre 2017 et aux répercussions juridiques et politiques de cet évènement. La Cour a déjà eu l’occasion de se pencher sur les conséquences de ces faits du point de vue du droit de l’Union, dans la mesure où certaines personnes impliquées dans les évènements en cause ont participé avec succès aux élections au Parlement européen.

2.        Notamment, la Cour s’est prononcée, dans son arrêt Junqueras Vies (2), sur le moment auquel un candidat élu obtient la qualité de membre du Parlement. Le présent pourvoi concerne en grande partie l’interprétation de cet arrêt et des enseignements qui en découlent.

3.        Conformément aux souhaits de la Cour, je me concentrerai dans les présentes conclusions sur le premier moyen du pourvoi, qui revêt la plus grande importance en l’espèce et qui soulève des questions de caractère constitutionnel pour le droit de l’Union – celles du statut des membres du Parlement et de la répartition des compétences entre l’Union et les États membres en ce qui concerne l’élection de ces membres. C’est aussi le moyen auquel les parties ont consacré la part du lion dans leurs écrits.

 Le cadre juridique

4.        L’article 9 du protocole (no 7) sur les privilèges et immunités de l’Union européenne (3) annexé aux traités UE et FUE (ci-après le « protocole ») prévoit :

« Pendant la durée des sessions du Parlement européen, les membres de celui-ci bénéficient :

a)      sur leur territoire national, des immunités reconnues aux membres du parlement de leur pays,

b)      sur le territoire de tout autre État membre, de l’exemption de toute mesure de détention et de toute poursuite judiciaire.

L’immunité les couvre également lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement européen ou en reviennent.

L’immunité ne peut être invoquée dans le cas de flagrant délit et ne peut non plus mettre obstacle au droit du Parlement européen de lever l’immunité d’un de ses membres. »

5.        L’acte portant élection des membres du Parlement au suffrage universel direct, annexé à la décision 76/787/CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 20 septembre 1976 (4), tel que modifié par la décision 2002/772/CE, Euratom du Conseil, du 25 juin 2002 et du 23 septembre 2002 (5) (ci-après l’« acte électoral ») régit, au niveau du droit de l’Union, les élections au Parlement. L’article 8, premier alinéa, de cet acte dispose :

« Sous réserve des dispositions du présent acte, la procédure électorale est régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales. »

6.        Aux termes de l’article 12 dudit acte :

« Le Parlement européen vérifie les pouvoirs des membres du Parlement européen. À cet effet, il prend acte des résultats proclamés officiellement par les États membres et statue sur les contestations qui pourraient être éventuellement soulevées sur la base des dispositions du présent acte, à l’exclusion des dispositions nationales auxquelles celui-ci renvoie. »

7.        L’article 13, paragraphe 1, du même acte dispose :

« Un siège devient vacant quand le mandat d’un membre du Parlement européen expire en cas de sa démission ou de son décès ou de déchéance de son mandat. »

8.        L’organisation interne du Parlement est régie par son règlement intérieur. L’article 3 du règlement applicable à la neuvième législature (2019-2024, ci-après le « règlement intérieur ») dispose :

« 1.      À l’issue des élections générales au Parlement [...], le Président [du Parlement] invite les autorités compétentes des États membres à communiquer sans retard au Parlement les noms des députés élus, afin que l’ensemble de ceux-ci puissent siéger au Parlement dès l’ouverture de la première séance suivant les élections.

Le Président [du Parlement] attire en même temps l’attention de ces mêmes autorités sur les dispositions pertinentes de l’acte [électoral] et les invite à prendre les mesures nécessaires afin d’éviter la survenance de toute incompatibilité avec le mandat de député au Parlement [...]

2.      Les députés dont l’élection est communiquée au Parlement sont tenus de déclarer par écrit, avant de siéger au Parlement, qu’ils n’exercent pas une fonction incompatible avec celle de député au Parlement [...], aux termes de l’article 7, paragraphe 1 ou 2, de l’acte [électoral]. À l’issue des élections générales, cette déclaration doit être faite dans la mesure du possible six jours au plus tard avant l’ouverture de la première séance suivant les élections. Aussi longtemps que leurs pouvoirs n’ont pas été vérifiés ou qu’il n’a pas été statué sur une contestation éventuelle, les députés siègent au Parlement et dans ses organes en pleine jouissance de leurs droits, à la condition qu’ils aient effectué au préalable la déclaration écrite susmentionnée.

Dans le cas où des faits vérifiables à partir de sources accessibles au public permettent d’établir qu’un député exerce une fonction incompatible avec celle de député au Parlement [...], aux termes de l’article 7, paragraphe 1 ou 2, de l’acte [électoral], le Parlement, sur la base des informations fournies par son Président, constate la vacance.

3.      Sur la base d’un rapport de la commission compétente, le Parlement procède sans retard à la vérification des pouvoirs et statue sur la validité du mandat de chacun de ses membres nouvellement élus, ainsi que sur les contestations éventuelles présentées conformément aux dispositions de l’acte [électoral], à l’exclusion de celles qui, en vertu dudit acte, relèvent exclusivement des dispositions nationales auxquelles celui-ci renvoie.

Le rapport de la commission est fondé sur la communication officielle, par chaque État membre, de l’ensemble des résultats électoraux précisant le nom des candidats élus, ainsi que celui des suppléants éventuels, avec leur ordre de classement tel qu’il résulte du vote.

La validité du mandat des députés ne peut être confirmée qu’après que ceux-ci ont effectué les déclarations écrites exigées par le présent article ainsi que par l’annexe I du présent règlement intérieur.

[...] »

 Les antécédents du litige, l’arrêt attaqué, la procédure devant la Cour et les conclusions des parties

9.        Par leur pourvoi, MM. Carles Puigdemont i Casamajó et Antoni Comín i Oliveres demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 6 juillet 2022, Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (T-388/19, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:T:2022:421), par lequel celui-ci a rejeté comme irrecevable leur recours tendant à l’annulation de l’instruction du 29 mai 2019 du président du Parlement (6) leur refusant le bénéfice du service d’accueil et d’assistance offert aux nouveaux députés européens (ci-après l’« instruction du 29 mai 2019 ») et des refus de ce président de leur reconnaître la qualité de membres du Parlement et de prendre une initiative d’urgence afin de confirmer leurs immunités sur le fondement de l’article 8 du règlement intérieur, contenus dans une lettre adressée aux requérants le 27 juin 2019 (ci-après l’« acte du 27 juin 2019 »).

 Les antécédents du litige

10.      Les antécédents du litige sont exposés aux points 13 à 36 de l’arrêt attaqué. Ils peuvent être résumés comme suit.

11.      M. Puigdemont i Casamajó et M. Comín i Oliveres étaient, respectivement, président de la Generalitat de Cataluña (Généralité de Catalogne, Espagne) et membre du Gobierno autonómico de Cataluña (gouvernement autonome de Catalogne, Espagne) au moment de l’adoption de la Ley 19/2017 del Parlamento de Cataluña, reguladora del referéndum de autodeterminación (loi 19/2017 du Parlement de Catalogne, portant réglementation du référendum d’autodétermination), du 6 septembre 2017 (7), et de la Ley 20/2017 del Parlamento de Cataluña, de transitoriedad jurídica y fundacional de la República (loi 20/2017 du Parlement de Catalogne, de transition juridique et constitutive de la République), du 8 septembre 2017 (8), ainsi que de la tenue, le 1er octobre 2017, du référendum d’autodétermination prévu par la première de ces deux lois, dont les dispositions avaient, dans l’intervalle, été suspendues par une décision du Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne).

12.      À la suite de l’adoption de ces lois et de la tenue de ce référendum, le Ministerio fiscal (ministère public, Espagne), l’Abogado del Estado (avocat de l’État, Espagne) et le Partido político VOX (parti politique VOX, Espagne) ont engagé une procédure pénale à l’encontre, notamment, des requérants, auxquels il est reproché d’avoir commis notamment les infractions de « sédition » et de « détournement de fonds publics ». Par une ordonnance du 9 juillet 2018, le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) a déclaré les requérants défaillants, à la suite de leur départ d’Espagne, et suspendu la procédure pénale jusqu’à ce qu’ils soient retrouvés.

13.      Les requérants se sont, par la suite, portés candidats et ont été élus aux élections au Parlement qui se sont tenues en Espagne le 26 mai 2019.

14.      Par l’instruction du 29 mai 2019, le président du Parlement a instruit le secrétaire général de cette institution, d’une part, de refuser à tous les candidats élus en Espagne l’accès au « welcome village » ainsi que le bénéfice de l’assistance fournie aux candidats nouvellement élus au Parlement (ci-après le « service spécial d’accueil ») et, d’autre part, de surseoir à leur accréditation jusqu’à ce que le Parlement ait officiellement reçu confirmation de leur élection, conformément à l’article 12 de l’acte électoral.

15.      Le 13 juin 2019, la Junta Electoral Central (commission électorale centrale, Espagne) a adopté une décision portant « Proclamation des députés élus au Parlement européen aux élections organisées le 26 mai 2019 » (9) (ci-après la « proclamation du 13 juin 2019 »). Cette proclamation indiquait que la commission électorale centrale avait procédé à un nouveau décompte des voix au niveau national, à l’attribution des sièges correspondants à chacun des candidats et à la proclamation des noms des candidats élus, parmi lesquels figuraient les requérants. Elle indiquait également que les candidats élus prêteraient le serment de respecter la Constitution espagnole, exigé à l’article 224, paragraphe 2, de la Ley orgánica 5/1985 del Régimen Electoral General (loi organique 5/1985 portant régime électoral général), du 19 juin 1985 (10), telle que modifiée (ci-après la « loi électorale »), le 17 juin 2019.

16.      Par lettre du 14 juin 2019, les requérants ont demandé au président du Parlement de prendre acte des résultats des élections du 26 mai 2019, tels qu’ils figuraient dans la proclamation du 13 juin 2019, de retirer l’instruction du 29 mai 2019 afin qu’ils puissent avoir accès aux locaux du Parlement et bénéficier du service spécial d’accueil et, enfin, de leur permettre de prendre possession de leurs sièges et de jouir des droits afférents à leur qualité de membres du Parlement à compter du 2 juillet 2019, date d’ouverture de la première séance plénière suivant les élections.

17.      Le 15 juin 2019, le juge d’instruction du Tribunal Supremo (Cour suprême) a rejeté une demande des requérants visant au retrait des mandats d’arrêt nationaux délivrés à leur égard par les juridictions pénales espagnoles dans le but de les juger dans le cadre de la procédure pénale mentionnée au point 12 des présentes conclusions. Le 20 juin 2019, la commission électorale centrale a refusé que les requérants prêtent le serment exigé à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale, par la voie d’une déclaration écrite faite devant un notaire en Belgique ou par l’intermédiaire de mandataires désignés par acte notarié fait en Belgique, ce serment devant, selon elle, être prêté en personne.

18.      Le 17 juin 2019, la commission électorale centrale a notifié au Parlement la liste des candidats élus en Espagne (ci-après la « communication du 17 juin 2019 »), dans laquelle ne figuraient pas les noms des requérants. Le 20 juin 2019, la commission électorale centrale a indiqué au Parlement que les requérants n’avaient pas prêté le serment de respecter la Constitution espagnole et que, conformément à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale, elle avait donc déclaré la vacance des sièges attribués à ces derniers au Parlement ainsi que la suspension temporaire de toutes les prérogatives afférentes à leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils aient prêté ce serment (ci-après la « communication du 20 juin 2019 »).

19.      Par une lettre du 27 juin 2019 (ci-après la « lettre du 27 juin 2019 »), le président du Parlement a répondu, notamment, à la lettre du 14 juin 2019, en indiquant, en substance, aux requérants qu’il ne pouvait pas les traiter comme de futurs membres du Parlement au motif que leurs noms ne figuraient pas sur la liste des candidats élus communiquée officiellement par les autorités espagnoles.

20.      Le 28 juin 2019, les requérants ont demandé au Tribunal, par un recours enregistré sous le numéro T‑388/19, d’une part, d’annuler l’instruction du 29 mai 2019 et, d’autre part, d’annuler les différents actes contenus, selon eux, dans la lettre du 27 juin 2019, à savoir, premièrement, le refus du président du Parlement de prendre acte des résultats des élections du 26 mai 2019 ; deuxièmement, la déclaration de la vacance du siège attribué respectivement à chacun des requérants effectuée par le président du Parlement ; troisièmement, le refus du président du Parlement de leur permettre de prendre leurs fonctions, d’exercer le mandat de député européen et de siéger au Parlement dès l’ouverture de la première session suivant les élections du 26 mai 2019, et, quatrièmement, le refus du président du Parlement de prendre une initiative d’urgence sur le fondement de l’article 8 du règlement intérieur en vue de confirmer leurs privilèges et immunités.

21.      Le même jour, les requérants ont assorti leur recours d’une demande en référé, tendant au sursis à l’exécution des différentes décisions du Parlement se résumant à ne pas leur reconnaître la qualité de membres du Parlement. Ils demandaient également qu’il soit enjoint au Parlement de prendre toutes mesures nécessaires, y compris la confirmation de leurs privilèges et immunités tirés de l’article 9 du protocole, pour leur permettre de siéger au Parlement dès l’ouverture de la première session suivant les élections. Par ordonnance du 1er juillet 2019, Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (11), le président du Tribunal a rejeté la demande en référé.

22.      Par l’arrêt Junqueras Vies, la Cour a jugé, notamment, qu’une personne qui avait été officiellement proclamée élue au Parlement, mais qui n’avait pas été autorisée à se conformer à certaines exigences prévues par le droit interne à la suite d’une telle proclamation, ainsi qu’à se rendre au Parlement en vue de prendre part à la première session de celui-ci, devait être regardée comme bénéficiant d’une immunité en vertu de l’article 9, deuxième alinéa, du protocole.

23.      Par ordonnance du 20 décembre 2019, Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (12), la vice-présidente de la Cour a annulé l’ordonnance du président du Tribunal du 1er juillet 2019 rejetant la demande en référé, lui a renvoyé l’affaire et a réservé les dépens.

24.      Lors de la séance plénière du 13 janvier 2020, le Parlement a décidé de prendre acte, à la suite de l’arrêt Junqueras Vies, de l’élection au Parlement des requérants avec effet au 2 juillet 2019 (ci-après la « décision du 13 janvier 2020 »).

25.      Par ordonnance du 19 mars 2020, Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (13), le président du Tribunal, statuant sur renvoi, a jugé que, compte tenu de la décision du 13 janvier 2020, il n’y avait plus lieu de statuer sur la demande en référé et a réservé les dépens.

 L’arrêt attaqué

26.      Le Tribunal a prononcé l’arrêt attaqué le 6 juillet 2022.

27.      Le Tribunal a considéré, au point 70 de l’arrêt attaqué, que le recours des requérants portait, d’une part, sur l’annulation de l’instruction du 29 mai 2019 et, d’autre part, sur l’annulation de l’acte du 27 juin 2019, c’est-à-dire le refus du président du Parlement de reconnaître aux requérants la qualité de membres de cette institution, contenu, en substance, dans la lettre du 27 juin 2019.

28.      Concernant l’acte du 27 juin 2019, le Tribunal a jugé, notamment, que l’impossibilité pour les requérants de prendre leurs fonctions, d’exercer leur mandat et de siéger au Parlement découlait non pas de cet acte mais de l’application du droit espagnol, telle que reflétée dans les communications des 17 et 20 juin 2019, au regard desquelles ni le président du Parlement ni le Parlement ne disposaient d’aucune marge d’appréciation (point 146 de l’arrêt attaqué). Par ailleurs, concernant l’absence d’adoption de mesures visant à confirmer et à défendre les privilèges et les immunités des requérants, le Tribunal a jugé, en substance, que cette absence ne pouvait pas être considérée comme découlant de l’acte du 27 juin 2019 (voir, notamment, points 157 et 166 de l’arrêt attaqué). Le Tribunal a donc jugé le recours irrecevable concernant cet acte, au motif que ledit acte ne produisait pas d’effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des requérants et était donc insusceptible de recours (point 167 de l’arrêt attaqué).

29.      Concernant l’instruction du 29 mai 2019, le Tribunal a jugé que celle-ci n’avait pas eu pour effet d’empêcher les requérants d’effectuer les démarches administratives nécessaires à leur entrée en fonction et n’était donc pas à l’origine de l’impossibilité pour les requérants d’exercer leur mandat à compter de l’ouverture de la première session du Parlement après les élections. Tout au plus, elle les avait privés de l’assistance du Parlement dans leur prise de fonction (points 184 et 185 de l’arrêt attaqué). Le Tribunal a donc rejeté comme irrecevable le recours concernant l’instruction du 29 mai 2019, pour les mêmes motifs que ceux retenus concernant l’acte du 27 juin 2019 (points 186 et 187 de l’arrêt attaqué).

 La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

30.      Le 16 septembre 2022, les requérants ont introduit le pourvoi contre l’arrêt attaqué. Le Parlement et le Royaume d’Espagne ont présenté leurs mémoires en réponse, respectivement, les 8 et 7 décembre 2022. Par décision du président de la Cour, les parties ont été admises à la présentation d’une réplique et d’une duplique.

31.      Par leur pourvoi, les requérants demandent à la Cour :

–        d’annuler l’arrêt attaqué ;

–        de renvoyer l’affaire au Tribunal ou, à titre subsidiaire, d’annuler les décisions litigieuses, et

–        de condamner le Parlement et le Royaume d’Espagne aux dépens ou, à titre subsidiaire, de réserver les dépens.

32.      Le Parlement et le Royaume d’Espagne demandent à la Cour :

–        de rejeter le pourvoi comme étant irrecevable ou, à titre subsidiaire, non fondé et

–        de condamner les requérants aux dépens afférents à la procédure de pourvoi.

33.      La Cour a décidé de juger l’affaire sans tenir d’audience de plaidoiries.

 Analyse

34.      À l’appui de leur pourvoi, les requérants soulèvent quatre moyens. Comme je l’ai déjà indiqué et conformément aux souhaits de la Cour, je concentrerai mes conclusions sur le premier moyen du pourvoi. Il y a toutefois lieu, avant d’analyser le bien-fondé de ce moyen, de se pencher sur les doutes concernant la recevabilité du présent pourvoi soulevés par le Parlement et le Royaume d’Espagne.

 Sur la recevabilité du pourvoi

35.      Le Parlement et Royaume d’Espagne contestent la recevabilité du présent pourvoi dans son ensemble au motif, en substance, que les requérants ont failli d’indiquer avec précision les points contestés de l’arrêt attaqué et d’étayer à suffisance leurs moyens, que le pourvoi n’est pas clair et compréhensible et que les requérants demandent en réalité le réexamen de l’affaire jugée par le Tribunal, en reprenant uniquement les arguments présentés devant ce dernier. Par ailleurs, le Parlement et le Royaume d’Espagne contestent la recevabilité de bon nombre de moyens et arguments particuliers.

36.      Les requérants réfutent ces griefs dans leur mémoire en réplique en soutenant, en substance, que le Parlement fait une lecture erronée, voire dénaturée, de leur pourvoi.

37.      Pour ma part, il ne me semble pas que le présent pourvoi soit, dans son ensemble, voué au rejet comme irrecevable. Il est certes vrai que celui-ci est par endroits confus et répétitif. Il n’en reste pas moins que, contrairement à ce qu’allèguent le Parlement et le Royaume d’Espagne, les requérants identifient avec précision les points de l’arrêt attaqué qu’ils contestent, conformément à l’article 169, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, les erreurs de droit commises, selon eux, par le Tribunal ainsi que les arguments juridiques au soutien de leurs thèses. En revanche, le règlement de procédure n’exige pas que les moyens et les arguments du pourvoi soient présentés selon un ordre ou une logique préétablis. Ainsi, si certains moyens ou arguments du présent pourvoi peuvent effectivement s’avérer inopérants, voire irrecevables, cela n’est pas le cas, à mon avis, en ce qui concerne le pourvoi dans son ensemble.

38.      Je passe donc à l’analyse au fond du premier moyen du pourvoi.

 Sur le premier moyen du pourvoi

39.      Le premier moyen du pourvoi porte sur le refus du Tribunal de reconnaître le caractère d’acte attaquable, d’une part, à l’instruction du 29 mai 2019 et, d’autre part, à l’acte du 27 juin 2019. C’est cette seconde branche qui revêt, selon moi, une importance cruciale pour l’issue de la présente affaire. Je commencerai donc mon analyse par cette seconde branche.

 Sur l’acte du 27 juin 2019

–       Remarques liminaires

40.      Pour rappel, en vertu du point 70 de l’arrêt attaqué, l’acte du 27 juin 2019 consiste en un refus du président du Parlement de reconnaître aux requérants la qualité de membres du Parlement, matérialisé dans la lettre du 27 juin 2019.

41.      Ce refus découlait du fait que les requérants, tout en ayant été proclamés élus au Parlement par la proclamation du 13 juin 2019, n’avaient pas été inclus dans la communication du 17 juin 2019, faute d’avoir prêté le serment prévu à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale. Comme je l’ai déjà mentionné au point 28 des présentes conclusions, le Tribunal a considéré que l’impossibilité pour les requérants d’exercer leurs mandats résultait non pas de l’acte du 27 juin 2019, mais de l’application de la législation espagnole, que le Parlement ne pouvait contester (14), de sorte que cet acte ne produisait pas d’effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des requérants et ne constituait donc pas un acte attaquable (15).

42.      À l’instar du Parlement dans son mémoire en réponse, j’analyserai les arguments des requérants non pas dans l’ordre dans lequel ils ont été présentés dans le pourvoi, mais dans l’ordre du raisonnement du Tribunal dans l’arrêt attaqué. Dans la mesure où le refus du président du Parlement de prendre l’initiative de confirmer l’immunité des requérants, également couvert par l’acte du 27 juin 2019, fait objet des troisième et quatrième moyens, les développements qui suivent et mes propositions ne concernent pas ce refus et ne préjugent pas du bien-fondé de ces moyens.

–       Sur le contenu de la lettre du 27 juin 2019

43.      Les requérants reprochent au Tribunal (16) d’avoir commis une dénaturation des faits ou une erreur de qualification juridique de ces faits aux points 81 à 84 de l’arrêt attaqué, dans lesquels le Tribunal a procédé à l’analyse du contenu de la lettre du président du Parlement adressée aux requérants, lettre qui matérialise l’acte du 27 juin 2019.

44.      Il ne me semble pas qu’une dénaturation des faits par le Tribunal puisse être ici constatée, ces faits se résumant dans le libellé de la lettre du 27 juin 2019. Cependant, contrairement aux allégations du Parlement, il ne me semble pas non plus que ces points de l’arrêt attaqué puissent être analysés uniquement comme une constatation factuelle concernant le libellé de cette lettre. En effet, au point 76 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a affirmé que, au vu de la jurisprudence, l’aptitude d’un acte à faire l’objet d’un recours en annulation implique un examen à l’aune de critères objectifs, « tels que le contenu de [cet] acte ». Lues dans ce contexte, les constatations du Tribunal figurant aux points 81 à 84 de l’arrêt attaqué doivent donc être comprises non pas comme étant simplement factuelles, mais comme effectuant une qualification juridique de l’acte du 27 juin 2019 à l’aune du contenu de la lettre dans laquelle cet acte est matérialisé.

45.      Or, les requérants sont à mon avis fondés à soutenir que cette qualification est erronée. En effet, en affirmant que, par la lettre du 27 juin 2019, le président du Parlement n’a fait que prendre acte de la situation juridique des requérants « dont il avait été informé officiellement par les autorités espagnoles par le biais des communications des 17 et 20 juin 2019 », le Tribunal a omis de prendre en compte la véritable signification de cette lettre, cruciale du point de vue de son appréciation en tant qu’acte attaquable, à savoir que, par celle-ci, le président du Parlement a exprimé sa décision de prendre acte non pas des résultats des élections contenus dans la proclamation du 13 juin 2019, mais uniquement des communications des 17 et 20 juin 2019. Cette décision trouve sa confirmation dans les termes de la lettre du 27 juin 2019, selon lesquels le président du Parlement n’était pas en mesure de traiter les requérants comme futurs membres de cette institution « jusqu’à une nouvelle communication des autorités espagnoles ».

46.      Ainsi, le Tribunal a commis une erreur de droit en qualifiant la lettre du 27 juin 2019, au regard de son contenu, comme dépourvue de tout caractère décisionnel et définitif, tandis que découlait clairement de celle-ci la décision définitive du président du Parlement de ne prendre en compte que les communications des autorités espagnoles concernant les personnes élues au Parlement et de faire abstraction de la proclamation du 13 juin 2019. Cette erreur constitue selon moi le « péché originel » de l’arrêt attaqué et affecte le reste du raisonnement du Tribunal consacré à l’analyse du caractère attaquable de l’acte du 27 juin 2019. Les erreurs de droit révélées ci-dessous ne font en effet que confirmer cette erreur originelle.

–       Sur l’interprétation de l’article 12 de l’acte électoral

47.      Les requérants reprochent ensuite au Tribunal, de manière circonstanciée (17), d’avoir commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 12 de l’acte électoral. Ce grief est à mon avis fondé.

48.      Tout d’abord, aux points 97 à 114 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a présenté son interprétation de l’article 12 de l’acte électoral, lu conjointement avec l’article 3 du règlement intérieur et à la lumière de la jurisprudence de la Cour, notamment de l’arrêt Italie et Donnici/Parlement (18). Au terme de ces développements, le Tribunal est arrivé à la conclusion selon laquelle « aux fins de procéder à la vérification des pouvoirs de ses membres, le Parlement doit se fonder sur la liste des candidats élus communiquée officiellement par les autorités nationales, laquelle, par hypothèse, est établie au vu des résultats proclamés officiellement et après que d’éventuelles contestations fondées sur l’application du droit national ont été réglées par ces autorités » (19).

49.      Ensuite, aux points 116 à 119 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a fait application de cette interprétation des dispositions susmentionnées au cas d’espèce, en arrivant à la conclusion que les communications des 17 et 20 juin 2019 reflétaient les résultats officiels des élections « tels qu’établis [...] après résolution des éventuelles contestations soulevées sur la base du droit national » (20), de sorte que le président du Parlement n’était pas compétent pour contrôler le bien-fondé de l’exclusion de certains candidats, dont les requérants, de cette liste et – faut-il entendre – ne pouvait qu’en prendre acte. Ainsi, le Tribunal a assimilé le non-respect, par les requérants, de l’obligation de prêter le serment prévu à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale à une contestation, au sens de l’article 12 de l’acte électoral. Cette assimilation découle clairement des points 107 et 108 de l’arrêt attaqué et a été confirmée expressément au point 129 de celui-ci (21). Selon moi, elle constitue une erreur dans l’interprétation de l’article 12 de l’acte électoral, susceptible de remettre en cause l’ensemble du raisonnement du Tribunal consacré à l’acte du 27 juin 2019.

50.      Il me semble que le vice de raisonnement du Tribunal trouve son origine dans l’interprétation erronée qu’il a faite de l’arrêt Junqueras Vies aux points 85 et 86 de l’arrêt attaqué. En effet, selon le Tribunal, la Cour aurait, dans cet arrêt, établi une distinction entre la qualité de membre du Parlement et l’exercice du mandat y afférent. C’est ainsi que le Tribunal a pu, tout en reconnaissant, au point 90 de l’arrêt attaqué, que les requérants avaient acquis la qualité de membres du Parlement dès la proclamation du 13 juin 2019, soutenir, aux points 107 et 108 de cet arrêt, que le non-respect d’une obligation telle que celle prévue à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale pouvait empêcher une personne ayant acquis cette qualité de prendre effectivement ses fonctions (22), et ainsi arriver, au point 118 dudit arrêt, à la conclusion que l’exclusion d’une telle personne de la liste des députés élus pouvait être justifiée en tant que « résolution des éventuelles contestations soulevées sur la base du droit national ».

51.      Cependant, si, dans l’arrêt Junqueras Vies, la Cour a effectué une distinction entre la qualité de député européen et le mandat y afférent, ce n’est que sur le plan temporel et uniquement afin de distinguer les périodes respectives d’application des immunités parlementaires en vertu de l’article 9, premier et deuxième alinéas, du protocole, ainsi qu’il ressort clairement des points 77 à 81 de cet arrêt. En revanche, rien dans ledit arrêt ne justifie la conclusion selon laquelle la Cour aurait admis qu’une personne ayant acquis la qualité de membre du Parlement pourrait être privée de la possibilité d’exercer son mandat sans perdre auparavant cette qualité. Tout au contraire, au point 65 de l’arrêt Junqueras Vies, la Cour a pris soin d’affirmer que « le mandat des membres [du Parlement] constitu[e], quant à lui, le principal attribut de cette qualité ».

52.      Certes, l’arrêt Junqueras Vies se concentre sur les immunités parlementaires, car elles constituaient le sujet des questions préjudicielles dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt. Cependant, tout le raisonnement ayant conduit la Cour à la solution adoptée dans cet arrêt est concentré sur la notion de « membre du Parlement » (23). C’est justement cette qualité que les autorités espagnoles tentaient de nier au requérant au principal dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt et que la Cour a affirmé que celui-ci avait acquise au moment et du seul fait de la proclamation officielle des résultats des élections (24). Qui plus est, au point 70 de l’arrêt Junqueras Vies, la Cour a expressément affirmé que « en “prenant acte” des résultats électoraux proclamés officiellement par les États membres, le [Parlement] tient nécessairement pour acquis que les personnes qui ont été officiellement proclamées élues sont, de ce fait même, devenues membres de cette institution, raison pour laquelle il lui revient d’exercer sa compétence à leur égard, en vérifiant leurs pouvoirs ».

53.      Ainsi, considérer, comme l’a fait le Tribunal dans l’arrêt attaqué, non seulement aux points susmentionnés, mais également au point 144 de cet arrêt, que la qualité de membre du Parlement peut être distinguée de l’exercice du mandat y afférent, de sorte qu’une personne peut être empêchée d’exercer ce mandat, tout en conservant cette qualité, est en contradiction manifeste tant avec la logique qu’avec la lettre de l’arrêt Junqueras Vies. Accepter une telle solution aurait pour conséquence de priver cet arrêt de tout effet utile, car elle laisserait les États membres libres de décider qui, parmi les personnes élues, peut effectivement exercer le mandat, ce que ledit arrêt avait justement pour but d’empêcher.

54.      L’interprétation erronée de l’arrêt Junqueras Vies a amené le Tribunal à commettre, au point 118 de l’arrêt attaqué, une erreur de droit dans l’interprétation de l’acte électoral, notamment de l’article 12 de celui-ci.

55.      Il découle de cet article, tel qu’interprété par la Cour, notamment dans l’arrêt Donnici, que le Parlement doit prendre acte de la proclamation par l’État membre concerné du résultat des élections, toutes les questions juridiques liées à cette proclamation, y compris les éventuelles contestations autres que celles soulevées sur la base de l’acte électoral lui-même, étant tranchées au niveau national (25).

56.      Or, comme il découle clairement de l’arrêt Junqueras Vies, la proclamation officielle des résultats par les États membres, au sens de l’article 12 de l’acte électoral et de l’arrêt Donnici, et la qualité de membres du Parlement sont étroitement liées, en ce sens que les personnes proclamées élues acquièrent cette qualité au moment et du seul fait de cette proclamation (26). Il s’ensuit que les « questions juridiques liées à ladite proclamation », mentionnées au point 55 de l’arrêt Donnici, ainsi que les « contestations qui pourraient être éventuellement soulevées » au sens de l’article 12 de l’acte électoral, ne sont autres que celles liées à la qualité de membre du Parlement de la personne concernée.

57.      Ces questions juridiques et ces contestations peuvent notamment avoir trait, premièrement, à la procédure électorale, régie en vertu de l’article 8 de l’acte électoral par les dispositions nationales des États membres (27), deuxièmement, aux cas d’expiration du mandat énumérés à l’article 13, paragraphe 1, de cet acte et, enfin, troisièmement, aux incompatibilités prévues par le droit national sur le fondement de l’article 7, paragraphe 3, dudit acte. Ce sont précisément les trois endroits où l’acte électoral renvoie aux dispositions nationales, mentionnées à l’article 12 in fine de cet acte. La résolution des questions juridiques ou des contestations peut entraîner la non-acquisition ou la perte de la qualité de membre du Parlement par la personne concernée, ainsi que, le cas échéant, la vacance de siège.

58.      En revanche, la situation dans laquelle un État membre ne communique pas au Parlement le nom d’une personne pourtant proclamée élue, sans procéder à la déchéance du mandat de cette personne ou remettre en cause d’une autre manière la proclamation de son élection, ne saurait être assimilée à une telle question juridique liée à la proclamation des résultats électoraux ni à une contestation au sens de l’article 12 de l’acte électoral. Cette disposition, telle qu’interprétée par la Cour, n’exige donc pas du Parlement de prendre acte d’une telle communication, sans aucune appréciation de son bien-fondé, notamment lorsque cette communication ne reflète pas fidèlement la proclamation officielle des résultats électoraux.

59.      Or, ainsi que l’a constaté le Tribunal au point 90 de l’arrêt attaqué, les parties s’accordent sur le fait que les requérants ont acquis la qualité de membres du Parlement dès la proclamation du 13 juin 2019 et, conformément à ce que le Tribunal a retenu aux points 108 et 152 de cet arrêt, les autorités espagnoles ont prononcé non pas la déchéance de leurs mandats, mais uniquement la suspension temporaire de leurs prérogatives.

60.      Le Tribunal n’avait donc pas pour tâche de résoudre un problème de partage de compétences entre l’Union et les États membres, car ce partage découle clairement de l’acte électoral, tel qu’interprété par la Cour, mais de tirer les conséquences de ce partage. Or, c’est à juste titre que les requérants reprochent au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 12 de l’acte électoral en considérant, au point 118 de l’arrêt attaqué, que les communications des 17 et 20 juin 2019 reflétaient les résultats officiels des élections tels qu’établis après résolution des contestations soulevées sur la base du droit national, de sorte que le président du Parlement n’était pas compétent pour contrôler leur bien-fondé. La réponse du Parlement à ce grief, qui se limite à soutenir l’interprétation erronée retenue par le Tribunal, n’emporte pas ma conviction (28).

61.      La constatation du Tribunal, au point 118 de l’arrêt attaqué, selon laquelle les communications des 17 et 20 juin 2019 reflétaient les résultats des élections au sens de l’article 12 de l’acte électoral, de sorte que le Parlement ne pouvait qu’en prendre acte, constitue la pièce maîtresse du raisonnement du Tribunal. L’erreur dans l’interprétation de cet article est donc décisive pour la solution retenue dans l’arrêt attaqué en ce qui concerne l’acte du 27 juin 2019. Elle conduit notamment en droite ligne aux conclusions contenues aux points 146 et 153 de cet arrêt, selon lesquelles les différentes conséquences pour les requérants du refus de leur reconnaître la qualité de membres du Parlement ne découlaient pas de l’acte du 27 juin 2019, mais de l’application du droit espagnol, reflétée dans les communications des 17 et 20 juin 2019. Cette erreur de droit serait donc en elle-même suffisante pour annuler cette partie dudit arrêt.

–       Sur l’incidence de la décision du 13 janvier 2020

62.      Les requérants contestent aussi les points 120 à 123 de l’arrêt attaqué, par lesquels le Tribunal a rejeté leur argumentation consistant à soutenir que, par la décision du 13 janvier 2020, le Parlement a autorisé les requérants à siéger au Parlement, malgré l’absence d’une communication officielle de leur élection par les autorités espagnoles, prouvant le caractère décisionnel de l’acte du 27 juin 2019 (29).

63.      Il est vrai, ainsi que le soutient le Parlement dans son mémoire en réponse, que l’acte du 27 juin 2019 doit être apprécié en tant que tel et selon des critères objectifs.

64.      Il n’en reste pas moins qu’il paraît contradictoire d’affirmer, d’un côté, que le Parlement était lié, sans aucune marge d’appréciation, par les communications des 17 et 20 juin 2019, et de l’autre, qu’il a « décidé d’autoriser » (30) les requérants à prendre leurs fonctions par la décision du 13 janvier 2020. En toute logique, si la décision du 13 janvier 2020 avait un caractère décisionnel, l’acte du 27 juin 2019 l’avait aussi, sauf à conclure à l’illégalité du premier de ces actes, ce que le Tribunal n’a même pas suggéré. Ainsi, contrairement à ce que le Tribunal a affirmé au point 121 de l’arrêt attaqué, l’adoption par le Parlement de la décision du 13 janvier 2020 remet en cause certaines considérations exposées par le Tribunal, à savoir celles figurant aux points 82 à 84, 108 et, notamment, 118, de cet arrêt. En ne prenant pas en compte les conséquences qui découlent logiquement de la décision du 13 janvier 2020 pour apprécier le caractère juridique de l’acte du 27 juin 2019, le Tribunal a tout au moins entaché d’un vice de raisonnement la motivation de l’arrêt attaqué.

65.      Par ailleurs, il est constant – et le Tribunal l’a implicitement indiqué au point 121 de l’arrêt attaqué – que la décision du 13 janvier 2020 a été prise en conséquence de l’arrêt Junqueras Vies. Or, dans la mesure où cet arrêt donne une interprétation du droit de l’Union ex tunc, ses effets auraient dû être pris en compte également aux fins de l’appréciation du caractère juridique de l’acte du 27 juin 2019, comme le soutiennent à juste titre les requérants. En effet, leur situation juridique n’avait pas changé entre l’adoption de cet acte et l’adoption de la décision du 13 janvier 2020.

–       Sur les implications de l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale

66.      Une erreur de motivation est aussi reprochée au Tribunal (31) concernant les points 128 à 131 de l’arrêt attaqué, par lesquels celui-ci a répondu aux arguments des requérants tirés de l’incompétence du Royaume d’Espagne pour adopter des règles telles que l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale, autrement dit de l’illégalité de cette disposition nationale au regard du droit de l’Union. Le Tribunal a considéré que ni le Parlement ni lui-même dans la présente procédure n’étaient compétents pour remettre en cause ou contrôler ladite disposition nationale.

67.      Au vu, cependant, des arguments présentés par les requérants, il s’agissait de contrôler non pas tant la légalité de la disposition nationale en cause en elle-même, que les conséquences que le Royaume d’Espagne et le Parlement attachent au non-respect de l’obligation que celle-ci institue. Or, en ce qui concerne ces conséquences, le Tribunal a pris pour argent comptant, au point 152 de l’arrêt attaqué, l’explication du Royaume d’Espagne selon laquelle les mandats des requérants ne seraient que « suspendus » jusqu’au moment où ils prêteraient le serment prévu à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale, conformément à la communication du 20 juin 2019.

68.      Cependant, si l’article 13 de l’acte électoral énumère plusieurs évènements conduisant à l’expiration du mandat d’un membre du Parlement, certains pouvant trouver leur origine dans l’application du droit national des États membres, aucune disposition de cet acte ne permet à un État membre de suspendre temporairement l’exercice d’un tel mandat, toute tentative en ce sens étant manifestement contraire au droit de l’Union. Ainsi, le Royaume d’Espagne n’étant pas compétent pour suspendre, par la communication du 20 juin 2019, l’exercice par les requérants de leurs mandats, ceux-ci sont donc fondés à soutenir que c’est bien le président du Parlement qui a donné un effet juridique à cette communication par l’acte du 27 juin 2019.

–       Conclusion relative à l’acte du 27 juin 2019

69.      Aux points 167 et 168 de l’arrêt attaqué, le Tribunal est parvenu à la conclusion que l’acte du 27 juin 2019 ne produit pas d’effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des requérants et que, par conséquent, le recours dirigé contre cet acte doit être rejeté comme irrecevable.

70.      À mon avis, les requérants ont raison de soutenir que le Tribunal est arrivé à cette conclusion au terme d’un raisonnement entaché, comme je l’ai mis en évidence, de plusieurs erreurs, à savoir la qualification erronée du contenu de la lettre du 27 juin 2019 aux points 81 à 84 de l’arrêt attaqué, l’application erronée de l’arrêt Junqueras Vies aux points 85, 86 et 144 de cet arrêt, l’erreur de droit dans l’interprétation de l’article 12 de l’acte électoral au point 118 dudit arrêt, l’incohérence du raisonnement concernant l’incidence de la décision du 13 janvier 2020 aux points 116 à 123 du même arrêt, et, enfin, l’absence de la prise en compte de l’illégalité de la suspension de l’exercice des mandats des requérants aux points 128 à 131 de l’arrêt attaqué.

71.      En réalité, par l’acte du 27 juin 2019, le président du Parlement, confronté, d’une part, à la proclamation du 13 juin 2019, qu’il ne pouvait pas ignorer, celle-ci étant publique, et, d’autre part, aux communications des 17 et 20 juin 2019, a décidé de donner suite à ces deux communications en faisant abstraction de cette proclamation et en refusant de reconnaître aux requérants la qualité de membres de cette institution, décision qui a ensuite été modifiée par la décision du 13 janvier 2020.

72.      En refusant de reconnaître le caractère attaquable de l’acte du 27 juin 2019, le Tribunal a donc violé l’article 263 TFUE. Par conséquent, il y a lieu d’accueillir le premier moyen du pourvoi et d’annuler l’arrêt attaqué dans la mesure où il concerne cet acte.

 Sur l’instruction du 29 mai 2019

73.      Pour rappel, par l’instruction du 29 mai 2019, le président du Parlement a instruit les services administratifs du Parlement de refuser aux membres du Parlement élus en Espagne le service spécial d’accueil destiné à leur faciliter les démarches administratives nécessaires aux fins de leur entrée en fonction, jusqu’à la communication officielle de leur élection par les autorités espagnoles.

74.      Aux points 169 à 187 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a analysé les moyens soulevés par les requérants au soutien de leur recours en annulation de l’instruction du 29 mai 2019. Au terme de cette analyse, il est parvenu à la conclusion que cette instruction n’avait pas produit d’effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des requérants, de sorte que le recours contre celle-ci était irrecevable.

75.      Les requérants contestent cette conclusion (32), en arguant principalement du caractère indissociable de l’instruction du 29 mai 2019 et de l’acte du 27 juin 2019, notamment au vu de leur thèse selon laquelle la lettre du 27 juin 2019 ne faisait que refléter une décision prise bien avant.

76.      Ces arguments ne me paraissent pas convaincants. Il est certes vrai que le Tribunal, fidèle à son analyse relative à l’acte du 27 juin 2019, a attribué les conséquences négatives découlant, pour les requérants, du refus contenu dans l’instruction du 29 mai 2019 non pas à celle-ci, mais à l’application du droit espagnol. C’est ainsi qu’il est parvenu, au point 185 de l’arrêt attaqué, à la conclusion que même si cette instruction avait produit des effets juridiques à l’égard des requérants, tel n’était plus le cas dès la communication du 17 juin 2019. Or, cette conclusion est tout aussi erronée que la partie de l’arrêt attaqué consacrée à l’analyse de l’acte du 27 juin 2019.

77.      Il n’en reste pas moins, premièrement, que les arguments des requérants ne sont pas de nature à remettre en cause la considération du Tribunal selon laquelle le service spécial d’accueil concerné par l’instruction du 29 mai 2019 n’était pas indispensable pour accomplir les formalités liées à la prise de fonction des membres du Parlement, mais constituait uniquement un moyen de leur apporter une assistance technique. Or, la privation d’une telle assistance ne saurait affecter de manière durable la situation juridique des intéressés.

78.      Deuxièmement, l’impossibilité pour les requérants d’effectuer les démarches nécessaires à leur prise de fonction découlait, me semble-t-il, non pas de l’instruction du 29 mai 2019, mais de l’acte du 27 juin 2019. Les requérants le confirment d’ailleurs implicitement eux-mêmes, lorsqu’ils prétendent (33) que cette impossibilité a perduré jusqu’à la décision du 13 janvier 2020, décision qui avait annulé, au moins pour partie, les effets juridiques de cet acte.

79.      Dès lors, je suis d’avis que le premier moyen du pourvoi, en ce qu’il porte sur les conclusions du Tribunal concernant l’instruction du 29 mai 2019, doit être rejeté comme non fondé.

 Conclusion sur le premier moyen du pourvoi

80.      Au vu des développements que je viens d’exposer, je propose d’accueillir le premier moyen du pourvoi et d’annuler l’arrêt attaqué en ce qu’il porte sur l’acte du 27 juin 2019, et de rejeter comme non fondé ce moyen pour le surplus.

 Sur la décision après annulation

81.      En vertu de l’article 61 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, si le pourvoi est fondé, la Cour peut statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé. Les requérants concluent en ce sens à titre subsidiaire.

82.      Ainsi, si la Cour devait suivre ma proposition d’accueillir le premier moyen du pourvoi et d’annuler l’arrêt attaqué en ce qu’il concerne l’acte du 27 juin 2019, je considère que le litige est en état d’être jugé en ce qui concerne cet acte. En effet, les arguments concernant le caractère attaquable dudit acte et ceux concernant sa légalité se recoupent, comme en témoigne le mémoire en réponse du Royaume d’Espagne, consacré en réalité, en grande partie, à la défense du bien-fondé du même acte. Par ailleurs, aucune constatation factuelle, autre que celles déjà effectuées dans l’arrêt attaqué, ne me paraît indispensable pour la solution du litige. Je propose donc que la Cour statue elle-même sur la demande d’annulation de l’acte du 27 juin 2019 présentée par les requérants en première instance.

 Sur l’intérêt à agir des requérants

83.      Avant d’analyser cette demande, il y a lieu de déterminer si les requérants maintiennent un intérêt à agir à cet égard, compte tenu du fait que, par la décision du 13 janvier 2020, le Parlement a en fait révoqué le refus de leur reconnaître la qualité de membres de cette institution, en éliminant ainsi bon nombre des effets juridiques de l’acte du 27 juin 2019. En effet, selon une jurisprudence établie de la Cour, un recours en annulation intenté par une personne physique ou morale n’est recevable que dans la mesure où cette dernière a un intérêt à voir annuler l’acte attaqué. Or, toute circonstance ayant trait à la recevabilité du recours en annulation formé devant le Tribunal est susceptible de constituer un moyen d’ordre public que la Cour, saisie dans le cadre d’un pourvoi, est tenue de soulever d’office (34). La Cour doit donc se saisir d’office de la question de savoir si les requérants gardent un intérêt à voir annuler l’acte du 27 juin 2019, malgré l’adoption de la décision du 13 janvier 2020.

84.      Je considère que tel est le cas. En effet, comme l’a affirmé le Tribunal au point 122 de l’arrêt attaqué, le Parlement a expliqué devant le Tribunal que la décision du 13 janvier 2020 avait été prise « eu égard à l’incertitude juridique du statut des requérants après l’arrêt [Junqueras Vies] et l’ordonnance [Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (35)] ». Cette décision consiste à autoriser provisoirement les requérants à exercer leurs mandats, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 2, premier alinéa in fine, du règlement intérieur, sans pour autant procéder à la vérification de leurs pouvoirs, dans l’attente de la communication officielle de leur élection par les autorités nationales conformément à l’article 3, paragraphe 2, première phrase, du règlement intérieur.

85.      Certes, la décision du Parlement de ne pas procéder à la vérification des pouvoirs des requérants, ainsi que la validité de l’article 3, paragraphe 2, du règlement intérieur, tel qu’interprété par le Parlement, au regard de l’acte électoral, ne font pas l’objet du présent litige. Il n’en reste pas moins que l’annulation de l’acte du 27 juin 2019 permettrait de clarifier la situation juridique des requérants et ouvrirait au Parlement la voie pour adopter à leur égard une décision non pas provisoire, mais définitive, fondée sur une interprétation correcte des règles de droit pertinentes. Ainsi, les requérants gardent, à mon avis, un intérêt à voir annuler cet acte.

 Sur la validité de l’acte du 27 juin 2019

86.      Par l’acte du 27 juin 2019, le président du Parlement a refusé aux requérants de leur reconnaître la qualité de membres de cette institution, donnant ainsi suite aux communications des 17 et 20 juin 2019. Au point 96 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a défini la question juridique se présentant devant lui comme étant celle de savoir si le président du Parlement était compétent pour remettre en cause la communication du 17 juin 2019, qui ne mentionnait pas les noms des requérants, alors même que leurs noms figuraient dans la proclamation du 13 juin 2019. Les requérants remarquent en revanche (36), à juste titre selon moi, que la question aurait dû être formulée de manière inverse et porter sur le point de savoir si le président du Parlement était compétent pour remettre en cause cette proclamation, en se basant sur les communications en question.

87.      En premier lieu, selon l’article 12 de l’acte électoral, aux fins de la vérification des pouvoirs de ses membres, le Parlement « prend acte des résultats [électoraux] proclamés officiellement par les États membres ». Cette disposition ajoute ensuite que le Parlement statue sur les contestations soulevées sur la base de l’acte électoral, à l’exclusion des dispositions nationales. Compte tenu de l’interprétation que lui a donnée la Cour dans l’arrêt Donnici, cette formulation indique l’absence totale de marge d’appréciation du Parlement, de sorte que la proclamation des résultats par un État membre constitue pour lui une situation juridique préexistante (37).

88.      Or, conformément à mon analyse aux points 55 à 61 des présentes conclusions, le non-respect de l’obligation prévue à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale ne saurait être assimilé à une contestation soulevée sur la base des dispositions nationales, au sens de l’article 12 de l’acte électoral, ni à une question juridique liée à la proclamation de leur élection, au sens du point 55 de l’arrêt Donnici, car il n’aboutit pas à la perte de leur qualité de membres du Parlement.

89.      Ainsi, on ne saurait considérer que les communications des 17 et 20 juin 2019 ont été établies « au vu des résultats proclamés officiellement », comme l’a indiqué le Tribunal au point 114 de l’arrêt attaqué, dès lors qu’elles ne reflétaient pas de façon fidèle et complète ces résultats. La proclamation officielle des résultats était la proclamation du 13 juin 2019, ainsi que la Cour l’a confirmé expressément dans l’arrêt Junqueras Vies (38), et c’est par celle-ci que le Parlement était lié, sans pouvoir la remettre en cause, tout comme il était lié par la proclamation des autorités italiennes du 29 mars 2007 dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Donnici (39).

90.      Cette conclusion n’est pas remise en cause, contrairement à ce qu’affirme le Royaume d’Espagne, par l’article 8 de l’acte électoral, qui prévoit que la procédure électorale est régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales.

91.      Les membres du Parlement sont non pas des représentants des États membres, ni même des peuples de ces États membres, mais, en vertu de l’article 14, paragraphe 2, TUE, des représentants des citoyens de l’Union, élus au suffrage universel. En l’absence d’une procédure électorale uniforme, pourtant prévue à l’article 223 TFUE, la procédure électorale est régie, subsidiairement et sous réserve de l’harmonisation opérée par l’acte électoral, par le droit national des États membres qui organisent les élections au Parlement sur leurs propres territoires. Cette délégation donne aux États membres de larges pouvoirs, allant au-delà de la procédure électorale proprement dite, notamment en ce qui concerne le droit de vote et d’éligibilité ou encore les incompatibilités.

92.      La procédure électorale, régie par les dispositions nationales, aboutit, selon toute logique, à la proclamation officielle des résultats. C’est ce qu’a constaté la Cour dans l’arrêt Junqueras Vies (40), en déclarant que, « en l’état actuel du droit de l’Union, les États membres demeurent en principe compétents pour réglementer la procédure électorale ainsi que pour procéder, au terme de celle-ci, à la proclamation officielle des résultats électoraux ». Les résultats ainsi proclamés ne peuvent être modifiés a posteriori qu’à la suite soit de l’invalidation de l’élection d’une ou de plusieurs personnes, soit d’un des évènements entraînant la perte de la qualité de membre du Parlement, énumérés à l’article 13, paragraphe 1, de l’acte électoral.

93.      En revanche, un État membre ne saurait porter atteinte à l’effet utile de l’acquisition de la qualité de membre du Parlement du seul fait de la proclamation des résultats électoraux, telle qu’elle découle de l’arrêt Junqueras Vies (41), par le truchement de l’extension de la notion de « procédure électorale » à n’importe quelle règle de son droit national, par laquelle il voudrait empêcher une personne proclamée élue d’exercer son mandat, mandat qui constitue, selon cet arrêt (42), le principal attribut de cette qualité. Une telle possibilité irait à l’encontre non seulement des articles 8, 12 et 13 de l’acte électoral, tels qu’interprétés dans les arrêts Donnici et Junqueras Vies, mais également du principe du suffrage universel inscrit à l’article 14 TUE, en vertu duquel la composition du Parlement doit refléter de façon fidèle et complète la libre expression des choix effectués par les citoyens de l’Union quant aux personnes par lesquelles ceux-ci entendent y être représentés (43).

94.      Par ailleurs, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le relever, l’obligation prévue à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale ne constitue pas un élément de la procédure électorale selon le droit espagnol lui-même (44). On ne saurait donc soutenir l’inverse en ce qui concerne l’interprétation de l’article 8 de l’acte électoral.

95.      La conclusion présentée au point 89 des présentes conclusions n’est pas, non plus, remise en cause par le libellé de l’article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement intérieur, qui dispose que, à l’issue des élections, le président du Parlement invite les autorités compétentes des États membres à communiquer les noms des députés élus et que le Parlement procède à la vérification des pouvoirs et statue sur la validité des mandats de ses membres sur le fondement de la communication par les États membres des résultats électoraux.

96.      En effet, le règlement intérieur, en tant qu’acte d’organisation interne, est hiérarchiquement soumis aux actes normatifs tels que l’acte électoral et ne peut leur déroger (45). Ainsi, l’article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement intérieur ne saurait être interprété comme faisant obstacle au Parlement de prendre acte de la proclamation officielle des résultats électoraux, conformément à l’article 12 de l’acte électoral, sous prétexte de l’absence d’une communication de ces résultats par les autorités compétentes d’un État membre. Une telle interprétation mettrait en effet en cause la validité des dispositions susmentionnées du règlement intérieur au regard de cet acte.

97.      En second lieu, en faisant suite à la communication du 20 juin 2019 par l’acte du 27 juin 2019, le président du Parlement a donné effet à la suspension des prérogatives des requérants découlant de leur qualité de membres du Parlement, prononcée par la commission électorale centrale à la suite du non-respect par ceux-ci de l’obligation prévue à l’article 224, paragraphe 2, de la loi électorale.

98.      Cependant, ni l’article 13 de l’acte électoral, ni aucune autre disposition du droit de l’Union n’autorise un État membre à suspendre les prérogatives des membres du Parlement. Cette suspension était donc illégale et a entaché d’une illégalité supplémentaire l’acte du 27 juin 2019.

99.      En prenant l’acte du 27 juin 2019, le président du Parlement a donc remis en cause les résultats électoraux proclamés officiellement et a donné effet à la suspension des prérogatives des requérants, en violation des articles 12 et 13 de l’acte électoral. Il y a donc lieu, à mon avis, de déclarer cet acte illégal et de l’annuler.

 Sur les dépens

100. Les présentes conclusions étant limitées à l’analyse du premier moyen du pourvoi, je ne ferai pas de proposition concernant les dépens, dans la mesure où la solution à cet égard dépend du sort des autres moyens, conformément à l’article 138 du règlement de procédure.

 Conclusion

101. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour :

–        d’annuler l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 6 juillet 2022, Puigdemont i Casamajó et Comín i Oliveres/Parlement (T‑388/19, EU:T:2022:421) en ce qu’il porte sur le refus du président du Parlement européen de reconnaître à M. Carles Puigdemont i Casamajó et à M. Antoni Comín i Oliveres la qualité de membres du Parlement, contenu dans la lettre adressée à ces derniers le 27 juin 2019 ;

–        d’annuler le refus en cause, et

–        de rejeter le premier moyen du pourvoi pour le surplus.


1      Langue originale : le français.


2      Arrêt du 19 décembre 2019 (C‑502/19, ci-après l’« arrêt Junqueras Vies », EU:C:2019:1115).


3      JO 2012, C 326, p. 266.


4      JO 1976, L 278, p. 1.


5      JO 2002, L 283, p. 1.


6      Par « président du Parlement », j’entends bien évidemment le président alors en fonction de cette institution, désigné comme « ancien président du Parlement » dans l’arrêt attaqué.


7      DOGC nº 7449A, du 6 septembre 2017, p. 1).


8      DOGC nº 7451A, du 8 septembre 2017, p. 1).


9      BOE no 142, du 14 juin 2019, p. 62477.


10      BOE no 147, du 20 juin 1985, p. 19110.


11      T‑388/19 R, EU:T:2019:467.


12      C‑646/19 P(R), EU:C:2019:1149


13      T‑388/19 R-RENV.


14      Points 146 et 153 de l’arrêt attaqué.


15      Point 167 de l’arrêt attaqué.


16      Points 84 à 89 de la requête en pourvoi.


17      Points 21 à 29 de la requête en pourvoi.


18      Arrêt du 30 avril 2009 (C‑393/07 et C‑9/08, ci-après l’« arrêt Donnici », EU:C:2009:275).


19      Point 114 de l’arrêt attaqué (mise en italique par mes soins).


20      Point 118 de l’arrêt attaqué.


21      Aux termes de ce point, « [i]l ressort des points 97 à 109 ci-dessus que le Parlement n’est pas compétent pour statuer sur les contestations qui trouvent leur origine dans des dispositions du droit national pour lesquelles l’acte électoral n’a opéré aucun renvoi, telles que l’exigence prévue à l’article 224, paragraphe 2, de la [loi électorale] ».


22      À la marge, j’observe, ainsi que l’ont fait les requérants, que tant au point 107 que, ensuite, aux points 125 et 126 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a fait une lecture erronée de mes conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Junqueras Vies (C‑502/19, EU:C:2019:958). Cependant, comme le soulève à juste titre le Parlement, les conclusions n’ayant pas de valeur obligatoire et la Cour n’ayant pas repris les éléments en question dans son arrêt, leur bonne ou mauvaise compréhension n’est pas décisive pour l’issue de la présente affaire.


23      Voir point 62 de l’arrêt Junqueras Vies.


24      À savoir la proclamation du 13 juin 2019, qui est aussi celle concernant les requérants dans la présente affaire (voir arrêt Junqueras Vies, points 71 et 89).


25      Voir arrêt Donnici (points 51 à 57) et arrêt attaqué (points 100 à 106).


26      Arrêt Junqueras Vies (points 68 à 71).


27      Y compris l’éligibilité, voir arrêt du 22 décembre 2022, Junqueras i Vies/Parlement (C‑115/21 P, EU:C:2022:1021, point 70).


28      Notamment, le Parlement n’est pas fondé à soutenir que l’interprétation défendue par les requérants l’aurait privé de la possibilité de prendre en compte la renonciation au mandat de M. J. Borrell, également concerné, à l’instar des requérants, par la proclamation du 13 juin 2019 et les communications des 17 et 20 juin 2019. En effet, M. Borrell, ayant renoncé à son mandat, a perdu la qualité de membre du Parlement et a été aussitôt remplacé. Dans son cas, les communications des 17 et 20 juin 2019 reflétaient donc sa véritable situation juridique, contrairement aux requérants. Cet exemple démontre clairement la différence entre la situation des requérants et celle des personnes ayant perdu leur qualité de membres du Parlement, telles que M. Borrell, ou encore M. O. Junqueras i Vies (voir arrêt du 22 décembre 2022, Junqueras i Vies/Parlement, C‑115/21 P, EU:C:2022:1021) et M. A. Occhetto dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Donnici.


29      Points 69 à 71 de la requête en pourvoi.


30      Point 122 de l’arrêt attaqué.


31      Points 40 à 53 de la requête en pourvoi.


32      Points 77 à 83 de la requête en pourvoi.


33      Point 81 de la requête en pourvoi.


34      Voir, récemment, arrêt du 6 juillet 2023, Julien/Conseil (C‑285/22 P, EU:C:2023:551, points 45 et 47, ainsi que jurisprudence citée).


35      Ordonnance du 20 décembre 2019, C‑646/19 P(R), EU:C:2019:1149.


36      Point 28 de la requête en pourvoi.


37      Arrêt Donnici (points 55 à 57).


38      Point 89. Je rappelle que l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt concernait les mêmes élections et la même proclamation des résultats que la présente affaire.


39      Voir point 55 de cet arrêt.


40      Point 69 (mise en italique par mes soins).


41      Point 70.


42      Point 65.


43      Voir, en ce sens, arrêt Junqueras Vies (point 83).


44      Voir mes conclusions dans l’affaire Junqueras Vies (C‑502/19, EU:C:2019:958, points 55 à 59).


45      Voir, en ce sens, arrêt Donnici (points 47 et 48).