Language of document : ECLI:EU:C:2008:61

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 31 janvier 2008 (1)

Affaire C‑303/06

S. Coleman

contre

Attridge Law

et

Steve Law

[demande de décision préjudicielle formée par l’Employment Tribunal, London South (Royaume-Uni)]





1.        La demande de décision préjudicielle formée par l’Employement Tribunal, London South (Royaume-Uni) soulève, pour la première fois, une question importante relative à la portée de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (2) (ci-après la «directive»). Le Tribunal demande si l’interdiction de la discrimination, prescrite par la directive, s’applique aux cas où une employée est traitée moins favorablement que ses collègues parce que, bien que n’ayant pas elle-même un handicap, elle est liée à une personne handicapée.

I –    Faits et questions posées

2.        La partie requérante au principal, Mme Sharon Coleman, a travaillé à partir de 2001 comme «legal secretary» pour Attridge Law, un cabinet de solicitors de Londres, dans lequel M. Steve Law est un associé. En 2002, elle a donné naissance à un garçon, qui est handicapé. Celui-ci souffre de bronchomalacie et de laryngomalacie congénitale. C’est principalement la partie requérante qui prend soin de lui.

3.        Le 4 mars 2005, la partie requérante a cessé de travailler pour Attridge Law dans le cadre d’une formule de départ volontaire. Le 30 août 2005, elle a intenté une action contre ses anciens employeurs pour «constructive dismissal» (licenciement implicite) et pour discrimination en raison d’un handicap. Elle y a fait valoir que ceux-ci l’ont traitée de façon moins favorable que les employés qui n’avaient pas d’enfants handicapés, et ont eu à son égard un comportement qui a créé un environnement hostile pour elle. Comme exemples d’actes discriminatoires qu’elle dit avoir subis, elle mentionne le refus de ses employeurs de lui permettre de reprendre son ancien travail lorsqu’elle est revenue de son congé de maternité; le fait qu’ils l’ont traitée de «paresseuse» lorsqu’elle a demandé du temps libre pour prendre soin de son fils et ont refusé de lui accorder des conditions de travail aussi flexibles que celles de ses collègues dont les enfants n’étaient pas handicapés; qu’ils ont prétendu qu’elle se servait de son «fucking child» («putain de gosse») pour manipuler ses conditions de travail; qu’ils l’ont soumise à une mesure disciplinaire, et qu’ils n’ont pas dûment pris en considération la réclamation officielle que la partie requérante avait introduite contre le mauvais traitement qu’elle subissait.

4.        Mme Coleman a demandé l’application d’une loi nationale, en l’occurrence la loi de 1995 relative à la discrimination fondée sur le handicap (Disability Discrimination Act 1995), et de la directive. Elle a invoqué l’argument que la directive vise à interdire les actes de discrimination dirigés non seulement contre les personnes elles-mêmes handicapées, mais aussi contre les particuliers qui en sont victimes parce qu’elles sont liées à une personne handicapée. Elle a soutenu que le Tribunal devait interpréter la loi relative à la discrimination fondée sur le handicap en conformité avec la directive et, partant, accorder une protection contre la discrimination par association. Les parties défenderesses au principal ont fait valoir que la loi nationale ne protège que les personnes handicapées et que la directive ne vise pas à reconnaître une protection contre la discrimination par association.

5.        Mme Coleman ne peut obtenir gain de cause au fond que si la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle interdit la discrimination par association. Le Tribunal n’a donc pas jugé utile de déterminer la totalité des circonstances de la cause ni d’examiner le recours au fond, mais il a sursis à statuer sur cette partie de la demande et a tenu une audience préliminaire pour débattre de la seule question de savoir si la discrimination par association est ou non interdite. À la suite de cette audience, il a suspendu la procédure et soumis à la Cour les questions suivantes:

«1)      Dans le cadre de l’interdiction de toute discrimination fondée sur un handicap, la directive 2000/78/CE du Conseil protège-t-elle de la discrimination directe et du harcèlement uniquement les personnes qui sont elles-mêmes handicapées?

2)      En cas de réponse négative à la première question, la directive protège-t-elle des employés qui, bien que n’étant pas eux-mêmes handicapés, sont moins favorablement traités ou font l’objet de harcèlement en raison de leur relation avec une personne handicapée?

3)      Lorsqu’un employeur traite un employé moins favorablement qu’il ne traite ou traiterait d’autres employés et qu’il est prouvé que la raison du traitement de l’employé est que celui-ci a un fils handicapé dont il prend soin, ledit traitement constitue-t-il une discrimination directe contraire au principe de l’égalité de traitement consacré par la directive?

4)      Lorsqu’un employeur harcèle un employé et qu’il est prouvé que la raison du traitement de l’employé est que celui-ci a un fils handicapé dont il prend soin, ce harcèlement constitue-t-il une discrimination directe contraire au principe de l’égalité de traitement consacré par la directive?»

II – Appréciation

6.        Les quatre questions soumises par le Tribunal se résument à une seule sur le plan juridique: la directive protège-t-elle les personnes non handicapées qui font l’objet d’une discrimination directe et/ou de harcèlement au travail parce qu’elles sont liées à une personne handicapée?

7.        La directive a été adoptée sur le fondement de l’article 13 CE, introduit par le traité d’Amsterdam, qui dispose: «Sans préjudice des autres dispositions du présent traité et dans les limites des compétences que celui-ci confère à la Communauté, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle». La première chose qu’il faut noter en ce qui concerne cette disposition est qu’elle met l’accent sur certains critères particuliers de discrimination, qu’elle traite comme suspects ou, pour emprunter une terminologie utilisée dans le droit constitutionnel des États-Unis d’Amérique, comme des «suspect classifications» (ci-après les «classifications suspectes») (3), et qu’elle les fait relever d’une réglementation communautaire destinée à combattre la discrimination. En vertu de cette disposition, rédigée en termes larges, des règles peuvent être adoptées en vue de combattre toute discrimination fondée sur les motifs qu’elle énumère. Et, bien que le Conseil jouisse d’un pouvoir d’appréciation considérable pour prendre des dispositions adaptées à des circonstances et à des contextes sociaux particuliers, l’article 13 CE ne peut pas être interprété de façon à permettre l’adoption de règles qui ne seraient pas conformes à ses objectifs et à son esprit, et qui viendraient restreindre la protection que les rédacteurs du traité CE ont eu l’intention d’offrir. En conséquence, les règles communautaires adoptées sur le fondement de l’article 13 CE doivent être interprétées à la lumière des objectifs poursuivis par cet article même (4).

8.        L’article 13 CE exprime l’attachement de l’ordre juridique communautaire aux principes de l’égalité de traitement et de la non-discrimination. Dès lors, il convient d’interpréter cet article, ainsi que toute directive adoptée sur le fondement de celui-ci, à la lumière de la jurisprudence de la Cour concernant ces principes (5). La directive elle-même prévoit, en son article 1er, qu’elle a pour objet «d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination […] en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement» (mis en évidence par moi). La jurisprudence de la Cour est claire en ce qui concerne le rôle joué par l’égalité de traitement et la non-discrimination dans l’ordre juridique communautaire. L’égalité n’est pas seulement un idéal et une aspiration d’ordre politique, elle fait partie des principes fondamentaux du droit communautaire (6). Ainsi que la Cour l’a indiqué dans son arrêt Mangold, la directive fixe certaines modalités pratiques de l’application du principe d’égalité (7). Afin de déterminer ce qu’exige l’égalité dans un cas donné, il est utile de rappeler les valeurs qui sous-tendent cette égalité. Il s’agit de la dignité humaine et de l’autonomie personnelle.

9.        Dans sa plus simple expression, la dignité humaine suppose la reconnaissance de la valeur égale de tous les individus. La vie d’une personne est précieuse par le seul fait que celle-ci est un être humain, et aucune existence n’a plus, ou moins, de valeur qu’une autre. Comme l’a rappelé récemment Ronald Dworkin, nous continuons à partager un attachement à ce principe fondamental en dépit des dissensions qui peuvent nous diviser sur des questions de morale politique, de structure des institutions politiques et de fonctionnement des États démocratiques (8). C’est pourquoi les particuliers et les institutions politiques ne doivent pas se comporter de façon à nier l’importance intrinsèque de toute vie humaine. L’autonomie personnelle, dont la nature est différente, est une valeur qui doit elle aussi être prise en compte. Elle exige que les individus puissent définir le cours de leur propre existence et mener celle-ci en effectuant des choix successifs entre plusieurs options valables (9). Exercer une autonomie suppose que les personnes se voient donner une série d’options valables parmi lesquelles elles peuvent choisir. Lorsque nous nous comportons comme des agents autonomes prenant des décisions quant à la manière dont nous voulons voir notre existence évoluer, l’«intégrité personnelle, ainsi que le sentiment de dignité et de respect de soi se concrétisent» (10).

10.      L’article 13 CE et la directive ont pour objectif de protéger la dignité et l’autonomie de personnes appartenant aux catégories visées par les classifications suspectes qui y sont mentionnées. L’atteinte à la dignité et à l’autonomie d’une telle personne est la plus évidente lorsque celle-ci est directement visée parce qu’elle présente une caractéristique suspecte. Traiter une personne moins favorablement à cause de considérations telles que sa religion, son âge, son handicap ou son orientation sexuelle porte atteinte à cette valeur spéciale et unique dont chacun est revêtu par le fait d’être humain. Reconnaître la valeur égale des êtres humains implique d’écarter des considérations de cet ordre lorsqu’il est question d’imposer une charge à une personne ou de la priver d’un avantage. En d’autres termes, il s’agit là de caractéristiques qui ne devraient jamais entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer s’il se justifie ou non de traiter quelqu’un moins favorablement.

11.      De même, l’engagement en faveur de l’autonomie signifie que les personnes ne doivent pas être privées par le biais de classifications suspectes d’options valables dans des domaines d’importance fondamentale pour leur existence. L’accès à l’emploi et l’épanouissement professionnel sont d’une importance cruciale pour tout individu, non seulement parce qu’ils sont un moyen pour celui-ci de gagner sa vie, mais aussi parce qu’ils constituent un moyen important de s’accomplir soi-même et de réaliser son potentiel. Quiconque traite de façon discriminatoire une personne appartenant à une catégorie visée par une classification suspecte prive injustement celle-ci d’options valables. Partant, la capacité de cette personne de mener une vie autonome se trouve gravement compromise, puisqu’un aspect important de son existence est déterminé non par ses propres choix, mais par les préjugés d’un autre. En traitant les personnes appartenant à une telle catégorie moins favorablement à cause de leurs caractéristiques, on les empêche d’exercer leur autonomie. Dans cette situation, il est justifié et raisonnable d’appliquer des dispositions de lutte contre la discrimination. En substance, lorsque nous montrons un attachement à l’égalité et que nous nous engageons à réaliser cette égalité par la voie juridique, nous nous donnons pour objectif de garantir à toute personne les conditions nécessaires à son autonomie.

12.      Pourtant, le fait de viser directement une personne qui présente une caractéristique particulière n’est pas la seule façon de lui faire subir une discrimination. Il existe d’autres méthodes, plus subtiles et moins flagrantes. Une manière de léser la dignité et l’autonomie de personnes appartenant à une certaine catégorie consiste à viser non pas ces personnes mêmes, mais des tiers qui leur sont étroitement liés et qui ne font pas partie de cette même catégorie. Une conception vigoureuse de l’égalité implique que ces formes plus subtiles d’actes discriminatoires tombent également sous le coup d’une réglementation contre la discrimination, étant donné qu’elles aussi affectent les personnes visées par des classifications suspectes.

13.      En effet, la dignité d’une personne présentant une caractéristique suspecte souffre tout autant du fait d’une discrimination directe que de celui de voir autrui victime d’une discrimination pour le seul motif du lien qui les unit. Dans ce second cas, non seulement la victime immédiate de la discrimination subit personnellement un tort, mais elle devient également le biais par lequel la dignité de la personne visée par une classification suspecte est lésée.

14.      De plus, cette forme plus subtile de discrimination nuit à la capacité des personnes présentant une caractéristique suspecte d’exercer leur autonomie. Ainsi, l’autonomie des membres d’un groupe religieux peut être affectée (par exemple, quant à savoir avec qui se marier, ou à quel endroit habiter) dans la mesure où ceux-ci sont conscients du fait que la personne avec laquelle ils vont se marier va probablement subir une discrimination en raison de la religion de son conjoint. La même chose peut se produire, même si c’est dans une moindre mesure, lorsqu’il est question de personnes handicapées. Les individus appartenant à certains groupes sont souvent plus vulnérables que les personnes ordinaires, de telle sorte qu’ils se trouvent contraints de dépendre de personnes avec lesquelles ils ont un lien étroit et qui les aident dans leurs efforts pour mener une existence conforme aux choix fondamentaux qu’ils ont faits. Quand quelqu’un prive une personne d’options valables dans des domaines d’importance fondamentale pour l’existence, au motif que celle-ci est liée à une personne présentant une caractéristique suspecte, il prive également cette dernière personne d’options valables et l’empêche d’exercer son autonomie. En d’autres termes, la personne visée par la classification suspecte est exclue de toute une série de possibilités dont elle aurait autrement bénéficié.

 Fonctionnement de la directive

15.      Le législateur communautaire a adopté la directive afin d’accorder une protection, en matière d’emploi et de travail, aux personnes visées par des classifications suspectes, et de garantir que leur dignité et leur autonomie ne seront pas compromises, que ce soit par des actes de discrimination manifestes et immédiats ou par un comportement plus subtil et moins flagrant. On trouve d’emblée une indication relative à la manière de réaliser cet objectif à l’article 1er de la directive, qui dispose: «La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, l’handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement» (mis en évidence par moi).

16.      L’expression importante est ici «fondée sur». Il est une proposition courante dans les domaines tant du droit que de l’éthique, que toutes les discriminations ne sont pas mauvaises. Dans le cadre de l’emploi, par exemple, il est parfaitement acceptable pour un employeur d’engager une personne ayant le sens des responsabilités, qui soit fiable et courtoise, et de rejeter la candidature d’une personne irresponsable, indigne de confiance et impolie. À l’inverse, on estime généralement qu’il est mal de rejeter quelqu’un en raison de sa race ou de sa religion, et, dans la plupart des ordres juridiques, des règles sont adoptées pour prévenir de tels actes de discrimination. C’est le fondement de la discrimination qui détermine le caractère acceptable ou non du comportement de l’employeur et provoque, le cas échéant, l’application de telles règles.

17.      Le fait que l’illicéité d’une discrimination dépende du fondement de celle‑ci se reflète dans la structure des diverses réglementations. Pratiquement toutes les lois contre la discrimination interdisent les actes discriminatoires commis pour un certain nombre de motifs qu’elles précisent. Telle est la stratégie qu’a suivie le législateur communautaire dans la directive, laquelle met hors-la-loi les actes de discrimination fondés sur la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Le principal devoir imposé par une réglementation contre la discrimination, telle que la directive, est de traiter toute personne d’une façon qui soit comparable à celle dont les autres sont traitées (11). En adoptant la directive, le Conseil a clairement indiqué qu’un employeur commet un acte illicite lorsqu’il traite un employé moins favorablement que ses collègues pour l’un quelconque de ces motifs. Dès qu’il est établi que le comportement de l’employeur est déterminé par un des motifs prohibés, on pénètre dans le domaine de la discrimination illégale.

18.      Dans la mesure de ce qui est décrit ci-dessus, la directive remplit une mission d’exclusion: elle exclut la religion, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle des motifs que l’employeur peut légitimement invoquer pour justifier le traitement moins favorable d’un employé par rapport à d’autres. Autrement dit, les employeurs n’ont plus, depuis l’entrée en vigueur de la directive, la possibilité de s’appuyer sur de telles considérations au moment de décider de traiter un employé moins favorablement.

19.      La directive interdit la discrimination directe (12), le harcèlement (13) et la discrimination indirecte (14). Le trait distinctif de la discrimination directe et du harcèlement est que tous deux se rapportent nécessairement à une classification suspecte particulière. Le comportement particulier de l’auteur de la discrimination est déterminé par une certaine classification suspecte. Ladite classification n’est pas une simple éventualité, mais elle constitue une condition essentielle de la décision de l’auteur. Le fait pour l’employeur d’être animé par ces considérations suspectes est considéré dans l’ordre juridique communautaire comme un mal qui doit être éradiqué. C’est pourquoi la directive interdit le recours à ces classifications en tant que fondements d’une décision d’un employeur. Dans la discrimination indirecte, en revanche, l’intention de l’employeur et les motifs qui l’animent dans sa décision d’agir ou de ne pas agir sont sans pertinence. En fait, c’est là la raison pour laquelle les actes de discrimination indirecte sont interdits: même des mesures neutres, innocentes ou prises de bonne foi, ainsi que des actions décidées sans la moindre intention discriminatoire, tomberont sous le coup de l’interdiction si elles affectent plus que d’autres des personnes présentant une caractéristique particulière (15). C’est cette «disparité quant aux incidences» desdites mesures selon les personnes que vise la réglementation contre la discrimination indirecte. L’interdiction de cette discrimination se rattache étroitement à l’obligation pour les employeurs d’aider ces groupes de personnes en prenant des mesures afin de ne pas leur imposer une charge excessive par rapport à celle que supportent d’autres personnes, ou en adaptant leurs stratégies en ce sens (16). Alors que l’interdiction de la discrimination directe et du harcèlement fonctionne comme un mécanisme d’exclusion (la possibilité étant exclue pour l’employeur de se laisser guider par certains motifs), l’interdiction de la discrimination indirecte fonctionne, vue sous cet angle, comme un mécanisme d’inclusion (en ce qu’elle oblige les employeurs à prendre en considération et à satisfaire les besoins d’individus présentant certaines caractéristiques). C’est pour cette raison que, même s’il fallait se rallier au point de vue du gouvernement du Royaume-Uni, selon lequel la discrimination par association se situe manifestement hors de la portée de l’interdiction de la discrimination indirecte, cela ne signifie aucunement qu’elle échappe aussi à l’interdiction de la discrimination directe et du harcèlement. Au contraire, le fait de comprendre la discrimination par association dans le champ d’application de cette dernière interdiction est la conséquence naturelle du mécanisme d’exclusion qui caractérise le fonctionnement de celle-ci.

20.      Le cas de Mme Coleman est une affaire de discrimination directe. Ainsi qu’il ressort clairement de la demande de décision préjudicielle, Mme Coleman ne se plaint pas des incidences qu’une mesure a priori neutre aurait eues pour elle, en tant que mère d’un enfant handicapé qui reçoit principalement des soins de celle‑ci. Elle reproche, en revanche, à son employeur de s’en être pris particulièrement à elle et de l’avoir prise pour cible à cause précisément de son enfant handicapé. C’est pourquoi la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la directive prohibe la discrimination directe par association.

21.      Il est certain que la directive aurait été applicable si la plaignante avait été elle-même handicapée. En l’espèce, cependant, elle fait valoir que le traitement discriminatoire a été provoqué par le handicap de son fils. La personne handicapée et celle qui est la victime manifeste ou l’objet du comportement discriminatoire ne sont donc pas les mêmes. La directive est-elle pour autant inapplicable? Compte tenu de l’analyse qui précède, il me semble que non.

22.      Comme je l’ai indiqué ci-dessus, la directive a pour conséquence qu’il n’est pas permis à un employeur de s’appuyer sur la religion, l’âge, le handicap ou l’orientation sexuelle pour traiter certains employés moins favorablement que d’autres. En agissant de la sorte, l’employeur soumettrait ces personnes à un traitement injuste et porterait atteinte à leur dignité et à leur autonomie. La situation n’est pas différente lorsque l’employé qui est l’objet de la discrimination n’est pas lui-même handicapé. Le motif de la discrimination dont il est la victime reste le handicap. La directive opère au niveau des motifs de la discrimination. L’injustice qu’elle est censée réparer consiste dans le fait de se servir de certains caractères comme motifs pour traiter certains employés moins favorablement que d’autres. La directive exclut complètement la religion, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle des motifs qui peuvent légitimement amener un employeur à traiter moins favorablement certaines personnes. En d’autres termes, la directive ne permet pas à l’hostilité que peut éprouver l’employeur pour les personnes visées par les classifications suspectes désignées de servir de base à un traitement moins favorable, quel qu’il soit, en matière d’emploi et de travail. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, cette hostilité peut être exprimée de façon ouverte, en prenant pour cible des personnes qui présentent elles-mêmes certaines caractéristiques, ou elle peut l’être de façon plus subtile et déguisée, en visant ceux qui sont liés aux personnes présentant de telles caractéristiques. Dans le premier cas, on estime généralement qu’un tel comportement est inique et doit être interdit. Or, le second cas est tout à fait identique en substance au premier. Dans les deux hypothèses, c’est l’hostilité de l’employeur vis‑à-vis des personnes âgées, handicapées ou homosexuelles, ou à l’égard des pratiquants d’une certaine religion, qui amène celui-ci à traiter certains employés moins favorablement.

23.      Par conséquent, si une personne fait l’objet d’une discrimination en raison de l’une quelconque des caractéristiques énumérées à l’article 1er de la directive, cette personne peut invoquer la protection de la directive, même si elle ne présente pas elle-même l’une d’elles. Pour qu’une personne soit victime d’une discrimination, il n’est pas nécessaire qu’elle soit maltraitée en raison de «son handicap». Il suffit qu’elle l’ait été en raison d’«un handicap». Donc, on peut, selon la directive, être considéré comme victime d’une discrimination illégale pour cause de handicap sans être soi-même handicapé. Ce qui importe, c’est que ce handicap – en l’espèce, celui du fils de Mme Coleman – ait été la raison pour laquelle celle-ci a été moins bien traitée. La directive a vocation à s’appliquer non seulement lorsque le plaignant est lui-même handicapé, mais encore dans tous les cas de traitements moins favorables provoqués par un handicap. En conséquence, Mme Coleman peut invoquer la protection de la directive si elle est en mesure de prouver qu’elle a reçu un traitement moins favorable à cause du handicap dont souffre son fils.

24.      Pour terminer, le gouvernement du Royaume-Uni a soutenu que la directive a seulement été adoptée en vue de mettre en œuvre des normes minimales. Selon lui, ce point de vue se justifierait en considération du fait que le Conseil a agi dans un domaine où les États membres demeurent largement compétents. Il s’ensuivrait que c’est aux États membres qu’il appartient de décider d’interdire ou non la discrimination par association en matière d’emploi et de travail. Je ne suis pas d’accord avec cet argument. Premièrement, le fait que l’harmonisation du droit ne soit pas complète dans un certain domaine ou que la Communauté n’ait qu’une compétence normative limitée ne signifie en rien que l’intervention du droit communautaire, quelle qu’elle puisse être, doive se situer au niveau le plus bas. Autrement dit, ce n’est pas parce que la Communauté a une compétence limitée dans le domaine des droits fondamentaux qu’elle ne peut, lorsqu’elle décide d’exercer cette compétence, édicter que des normes minimales de protection dans ledit domaine. Deuxièmement, il n’y a rien dans les dispositions ou dans le préambule de la directive qui laisse entendre que telle ait été l’intention du Conseil. Au contraire, le sixième considérant de la directive, par exemple, évoque «l’importance de la lutte contre les discriminations sous toutes leurs formes» (mis en évidence par moi) (17).

III – Conclusion

25.      Pour les raisons qui précèdent, je suggère que la Cour donne la réponse suivante à l’Employment Tribunal:

«La directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, protège les personnes qui, bien que n’étant pas elles-mêmes handicapées, sont victimes d’une discrimination directe et/ou de harcèlement dans leur emploi ou leur travail au motif qu’elles sont liées à une personne handicapée.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – JO L 303, p. 16.


3 – À propos des développements qu’a connus la notion de «suspect classifications» en droit constitutionnel américain et dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-unis, je renvoie à Balkin, J., «Plessy, Brown and Grutter: A Play in Three Acts», (2005) 26 Cardozo Law Review 1689.


4 – En effet, on ne peut pas exclure l’éventualité que des mesures de lutte contre la discrimination prises en vertu de l’article 13 CE puissent violer cette même disposition (ce serait le cas, par exemple, de mesures de protection contre la discrimination fondées sur la religion, mais qui profiteraient aux adeptes de certaines religions et non de toutes). En outre, comme l’écrit Christopher McCrudden dans son article «Thinking about the discrimination directives», European Journal of Anti-Discrimination Law, vol. 1, 2005, p. 17, 20, l’égalité de traitement et la non-discrimination, telles que garanties par la directive, doivent être considérées dans le contexte plus large des droits de l’homme. Le quatrième considérant de la directive évoque le «droit universel» à «l’égalité devant la loi et la protection contre la discrimination», qui est «reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme, par la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, par les pactes des Nations unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales». J’ajouterais à cette liste la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le titre III est consacré à l’égalité et qui comprend une disposition spéciale concernant l’intégration des personnes handicapées (l’article 26). Un développement récent concernant la problématique des handicaps dans le domaine des droits de l’homme à l’échelle internationale est l’adoption de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées et son protocole facultatif. La convention a été adoptée par l’Assemblée générale le 13 décembre 2006 et elle est ouverte à la signature depuis le 30 mars 2007, date à laquelle 81 États, ainsi que la Communauté européenne, l’ont signée. Elle prévoit, notamment, que les États parties doivent interdire «toutes les discriminations fondées sur le handicap» (article 5, paragraphe 2).


5 – D’après la doctrine concernant la discrimination, ni l’article 13 CE ni les directives qui en découlent ne permettent de répondre avec certitude à la question de savoir si la discrimination par association est interdite. Toutefois, certains auteurs ont avancé qu’il était probable qu’un comportement de cet ordre serait considéré comme tombant sous le coup des directives contre la discrimination (voir Schiek, D., Waddington, L., et Bell, M., Cases, Materials and Text on National, Supranational and International Non-Discrimination Law, Hart Publishing, 2007, p. 169 et 170).


6 – Voir, notamment, arrêt du 12 mars 2002, Omega Air e.a. (C‑27/00 et C‑122/00, Rec. p. I‑2569, et jurisprudence citée). Voir aussi les analyses dans Tridimas, T., The General Principles of EU Law, 2e édition, Oxford University Press, 2007, et dans Dashwood, A., et O’Leary, S., The Principle of Equal Treatment in EC Law, Sweet and Maxwell, 1997.


7 – Arrêt du 22 novembre 2005 (C‑144/04, Rec. p. I‑9981, point 74).


8 – Dworkin, R., Is Democracy Possible Here?: Principles for a New Political Debate, Princeton University Press, 2006, chapitre 1.


9 – Raz, J., The Morality of Freedom, Oxford University Press, 1986. Pour être précis, il convient de noter que certains auteurs incluent l’autonomie personnelle dans la notion de dignité. Il en est de même quant au traitement de ces deux valeurs dans la jurisprudence de certaines juridictions constitutionnelles. Cette circonstance, bien qu’elle puisse présenter une importance dans le cadre de l’interprétation de dispositions juridiques qui ne font mention que de la dignité humaine, est dénuée de pertinence ici.


10 – Idem, p. 154.


11 – Gardner, J., «Discrimination as Injustice», Oxford Journal of Legal Studies, vol. 16, 1996, p. 353, 355. Comme l’explique cet auteur, il s’agit d’une question de justice. Donc, lorsqu’on dit qu’il est mal de traiter une personne moins favorablement pour certains motifs, cela signifie que la justice requiert que l’on ne se laisse pas conduire par ces motifs pour porter atteinte à la situation de cette personne. Autrement dit, si on se laisse guider par ces motifs prohibés, on fait subir à la personne concernée une injustice.


12 – Qui se produit, selon l’article 2, paragraphe 2, sous a), «lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er».


13 – Que l’article 2, paragraphe 3, définit comme un comportement lié à l’un des motifs visés à l’article 1er, et «qui a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant».


14 – Qui se produit, selon l’article 2, paragraphe 2, sous b), «lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes».


15 – J’ai déjà eu l’occasion de traiter de la question des actes de discrimination passés et de l’égalité de traitement dans le cadre de l’égalité entre hommes et femmes dans mes conclusions dans l’affaire Briheche (arrêt du 30 septembre 2004, C‑319/03, Rec. p. I‑8807).


16 – Voir analyse dans Jolls, C., «Antidiscrimination and Accommodation» (2001) 115 Harvard Law Review 642.


17 – Un autre facteur vient affaiblir le point de vue du gouvernement du Royaume-Uni. Les obligations imposées par la directive en matière d’égalité de traitement peuvent avoir un coût, en particulier pour les employeurs, et, dans une certaine mesure, l’imposition de ces obligations amène ceux-ci à répercuter ce coût sur le public en appliquant certains mécanismes de marché. Cela ne peut être accompli de manière efficace et équitable, et sans fausser la concurrence, que si lesdites obligations sont interprétées et appliquées uniformément dans tout le marché commun. À défaut de cela, on serait exposé au risque de voir se créer des conditions inégales en Europe, puisque la portée des obligations en matière d’égalité de traitement imposées aux opérateurs économiques par le droit communautaire ne serait pas la même dans tout le marché commun, mais dépendrait du fait qu’un État membre particulier a ou non choisi d’interdire un certain type de discrimination.