Language of document : ECLI:EU:T:2022:82

ARRÊT DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

23 février 2022 (*)

« Fonction publique – Fonctionnaires – Harcèlement moral – Procédure disciplinaire – Sanction disciplinaire – Avertissement par écrit – Droits de la défense – Erreur d’appréciation – Responsabilité »

Dans l’affaire T‑671/20,

OA, représenté par Mes M. Casado García-Hirschfeld et M. Aboudi, avocats,

partie requérante,

contre

Comité économique et social européen (CESE), représenté par Mmes M. Pascua Mateo, K. Gambino, X. Chamodraka, MM. A. Carvajal García-Valdecasas et L. Camarena Januzec, en qualité d’agents, assistés de Me B. Wägenbaur, avocat,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 270 TFUE et tendant, d’une part, à l’annulation de la décision no 293/19 du CESE, du 5 décembre 2019, infligeant la sanction d’un avertissement par écrit au requérant et, d’autre part, à la réparation du préjudice matériel et moral que le requérant aurait subi,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre),

composé de MM. S. Gervasoni, président, L. Madise (rapporteur) et Mme R. Frendo, juges,

greffier : Mme H. Eriksson, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure et à la suite de l’audience du 25 novembre 2021,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        Le 13 juillet 2018, le plaignant, [confidentiel], a introduit une demande d’assistance, en application de l’article 24 du statut des fonctionnaires de l’Union européenne (ci-après le « statut »), pour des faits de harcèlement moral (article 12 bis du statut) commis par son supérieur hiérarchique, le requérant, [confidentiel].

2        Le 22 novembre 2018, par la décision no 284/18A, le CESE a ouvert une enquête administrative pour déterminer si les faits reprochés au requérant étaient constitutifs d’un harcèlement moral au sens de l’article 12 bis du statut et, partant, décider en connaissance de cause des suites à donner à la demande d’assistance introduite par le plaignant et des éventuelles mesures qui s’imposeraient.

3        Le 16 avril 2019, à l’issue de leurs investigations, les chargés d’enquête ont conclu, au point 6 du rapport d’enquête, que, « [e]n mettant en œuvre d’une façon répétitive des comportements dévalorisants au regard du rôle de [confidentiel] et en exerçant une pression excessive par la microgestion, OA pourrait avoir enfreint l’article 12 bis du statut ».

4        Le 21 juin 2019 s’est déroulée l’audition préalable du requérant. Le 2 juillet 2019, le procès-verbal de l’audition et la retranscription de son enregistrement ont été communiqués au requérant.

5        Le 11 septembre 2019, par la décision no 228/19 faisant suite au rapport disciplinaire du même jour, l’autorité investie du pouvoir de nomination du CESE (ci-après l’« AIPN ») a décidé d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’égard du requérant sans saisine du conseil de discipline, sur le fondement de la section 4 de l’annexe IX du statut, intitulée « Procédure disciplinaire sans consultation du conseil de discipline ».

6        Le 15 octobre 2019, le requérant a été entendu par l’AIPN en présence de ses conseils, en vertu de l’article 11 de l’annexe IX du statut. Dans le cadre de cette audition, le requérant a déposé un tableau de cinq pages dans lequel il procède à une analyse critique des témoignages recueillis par les enquêteurs et de l’utilisation de ces témoignages dans le rapport d’enquête.

7        Par la décision no 293/19, du 5 décembre 2019, l’AIPN, à la suite de cette audition, a infligé au requérant une sanction d’avertissement par écrit au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de l’annexe IX du statut (ci-après la « décision attaquée »). Elle a constaté que, « par ses agissements, OA a[vait] manqué à son devoir de s’abstenir de tout harcèlement moral (article 12 bis, paragraphe 3, du statut) et à l’obligation de traiter tout collègue avec dignité (point II.D du guide sur les obligations [des fonctionnaires et agents du CESE]) ». L’AIPN a indiqué que, d’une part, « le manque de respect à l’égard [du plaignant] démontr[ait] une atteinte à la dignité de la personne ainsi qu’un comportement abusif » et, d’autre part, « les éléments constitutifs du harcèlement moral [étaient] présents via le caractère répété, ciblé et intentionnel de ce manque de respect ». Elle a estimé que, au vu des faits reprochés et des circonstances aggravantes, il convenait de sanctionner le comportement du requérant pour éviter qu’un tel comportement ne se reproduise, en tenant cependant compte de sa longue carrière au sein du CESE, qui ne présentait jusqu’à présent aucune violation du statut des fonctionnaires.

8        Le 5 mars 2020, le requérant a introduit une réclamation sur le fondement de l’article 90, paragraphe 2, du statut. Cette réclamation a été enregistrée le même jour sous le numéro C‑02/2020.

9        Le 3 août 2020, l’AIPN a communiqué au requérant la décision de rejet de la réclamation datant du 31 juillet 2020 (ci-après la « décision de rejet de la réclamation »).

 Procédure et conclusions des parties

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 9 novembre 2020, le requérant a introduit le présent recours.

11      Le 1er février 2021, le CESE a déposé un mémoire en défense.

12      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        ordonner la réparation du préjudice moral, qui s’élève à 30 000 euros, et la réparation du préjudice matériel, qui s’élève à 25 000 euros ;

–        condamner le CESE aux dépens.

13      Le CESE conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

 Sur la demande de mesures dinstruction visant à la production de deux avis internes du CESE et sur le versement au dossier de ces deux éléments communiqués subséquemment par courrier

14      Le requérant, dans la requête, demande que le Tribunal adopte une mesure d’instruction visant à ordonner la production de deux avis internes du service juridique du CESE concernant le projet de réponse à sa réclamation.

15      Par courrier du 30 mars 2021, le requérant a transmis les documents mentionnés au point 14 ci-dessus au Tribunal, en demandant qu’ils soient versés au dossier, conformément à l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal.

16      Le requérant excipe du fait que ces avis lui sont favorables et démontrent le caractère erroné de la décision attaquée et le détournement de pouvoir à son égard.

17      En premier lieu, il y a lieu de constater que l’article 91 du règlement de procédure permet au Tribunal de demander à une partie la production de toute pièce relative à l’affaire.

18      Toutefois, d’une part, aux termes de la jurisprudence, les mesures d’instruction visent à permettre de prouver la véracité des allégations factuelles faites par une partie à l’appui de ses moyens (arrêt du 8 novembre 2000, Bareyt e.a./Commission, T‑175/97, EU:T:2000:259, point 90). Or, le requérant ne fait valoir aucune allégation factuelle que les pièces en cause permettraient de prouver. D’autre part, et en tout état de cause, au cours de la procédure devant le juge de l’Union européenne, les documents purement internes des agences, des organes ou des institutions de l’Union consistant en des avis du service juridique destinés à leur autorité investie du pouvoir de nomination dans le cadre d’une réclamation ne sont pas portés à la connaissance des parties requérantes, sauf si les circonstances exceptionnelles de l’espèce l’exigent, sur la base d’indices sérieux qu’il appartient aux parties requérantes de fournir (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2002, HFB e.a./Commission, T‑9/99, EU:T:2002:70, point 40). Or, le requérant ne fait valoir, en l’espèce, aucune circonstance exceptionnelle.

19      En second lieu, est sans incidence le fait que le requérant a communiqué, par courrier du 30 mars 2021, les documents en cause. En effet, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur la façon dont ces avis confidentiels ont été obtenus par le requérant, il y a lieu de rappeler qu’il serait contraire à l’intérêt public, qui veut que les institutions puissent bénéficier des avis de leur service juridique, donnés en toute indépendance, d’admettre que la production de tels documents internes puisse avoir lieu dans le cadre d’un litige devant le juge de l’Union sans que ladite production ait été autorisée par l’institution concernée ou ordonnée par cette juridiction (voir arrêt du 31 janvier 2020, Slovénie/Croatie, C‑457/18, EU:C:2020:65, point 66 et jurisprudence citée).

20      En effet, la divulgation des avis du service juridique du CESE risquerait de mettre cette institution dans une situation délicate, d’affecter considérablement la liberté d’opinion dudit service et sa capacité de se défendre efficacement devant le juge de l’Union, sur un pied d’égalité avec les autres représentants légaux des différentes parties à la procédure juridictionnelle, ainsi que d’amoindrir la position définitive du CESE et le processus décisionnel interne de ce dernier. Du reste, l’institution concernée n’est pas tenue, d’office, de suivre tels quels les avis de son service juridique (voir, en ce sens, arrêt du 2 juin 2016, Bermejo Garde/CESE, F‑41/10 RENV, EU:F:2016:123, point 67), si bien que la seule circonstance que l’avis juridique diffèrerait de la solution finale ne saurait justifier sa divulgation et encore moins constituer une circonstance exceptionnelle justifiant celle-ci au sens de l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure.

21      Dès lors, le requérant ne saurait s’appuyer sur ces avis juridiques pour soutenir ses dires, pas plus que le Tribunal ne saurait donner suite à la demande du requérant d’adopter une mesure d’instruction fondée sur l’article 91 du règlement de procédure pour obtenir communication desdits avis.

22      La demande de mesures d’instruction doit donc être rejetée, de même que la demande de verser au dossier les deux avis internes du CESE communiqués par courrier du 30 mars 2021.

 Sur le fond

 Sur les conclusions en annulation

23      Le requérant soulève deux moyens, tirés, en substance, pour le premier, de violations de garanties procédurales pendant l’enquête et d’une qualification erronée des faits de harcèlement, et, pour le second, d’une violation du principe de proportionnalité, d’une erreur manifeste d’appréciation et d’un détournement de pouvoir.

–       Sur le premier moyen, tiré de violations de garanties procédurales en matière d’enquêtes et d’une qualification erronée des faits de harcèlement

24      Le premier moyen est divisé en quatre branches, tirées, pour la première, d’une violation du principe du contradictoire et des droits de la défense dans le cadre de l’enquête, pour la deuxième, d’irrégularités « matérielles » dans le rapport d’enquête, pour la troisième, d’une violation des principes d’impartialité et de bonne administration par les chargés d’enquête et, pour la quatrième, d’une qualification erronée des faits de « harcèlement », au sens de l’article 12 bis du statut, dans le rapport d’enquête.

25      En particulier, le requérant met en cause, dans les deux premières branches du premier moyen, une violation du principe du contradictoire et des droits de la défense ainsi que des erreurs matérielles dans le rapport d’enquête, dans la mesure où l’AIPN n’aurait tenu aucun compte, dans la décision attaquée ainsi que dans la décision de rejet de la réclamation, d’un tableau de cinq pages qu’il avait communiqué dans le cadre de son audition du 15 octobre 2019.

26      Or, ce tableau montrerait que le rapport d’enquête est entaché d’erreurs matérielles et de contradictions graves, dans la mesure où les enquêteurs auraient dénaturé des témoignages en prêtant aux témoins des propos qu’ils n’auraient pas tenus ou, à tout le moins, n’auraient retenu de ces témoignages que les éléments à charge. Le requérant relève, à cet égard, que ces irrégularités sont d’autant plus significatives que le rapport d’enquête indique que « les faits rapportés sont de nature telle que, selon le panel, il aurait été très difficile de les reconstruire uniquement sur la base de preuves documentaires » et que, partant, les témoignages constituent les éléments essentiels sur lesquels repose le constat qu’il a manqué à ses obligations.

27      Compte tenu de ce qui précède, les actes subséquents au rapport d’enquête, à savoir la décision attaquée ainsi que la décision de rejet de la réclamation, seraient viciés, faute pour l’AIPN de pouvoir démontrer avoir entendu le requérant sur ce tableau. En d’autres termes, pour adopter la décision attaquée, l’AIPN se serait fondée sur un rapport d’enquête vicié.

28      Le CESE conteste les arguments du requérant. Il indique, en particulier, que les prétendues contradictions relevées par le requérant dans le tableau produit en annexe A 6 sont présentées comme des faits établis sans être toutefois démontrées. Or, ce renvoi à l’annexe A 6, sans la moindre explication, serait manifestement contraire à l’article 76, sous d), du règlement de procédure. Il ajoute que, en affirmant qu’« il ne peut être exclu » que l’appréciation des enquêteurs aurait été « sensiblement différente » s’ils n’avaient pas manqué d’impartialité, le requérant s’adonne à de la pure spéculation.

29      À cet égard, il convient de rappeler que l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, intitulé « Droit à une bonne administration », dispose ce qui suit :

« 1.      Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l’Union.

2.      Ce droit comporte notamment :

a)      le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son [égard] […] »

30      L’article 12 bis, paragraphe 3, du statut dispose ce qui suit :

« Par harcèlement moral, on entend toute conduite abusive se manifestant de façon durable, répétitive ou systématique par des comportements, des paroles, des actes, des gestes et des écrits qui sont intentionnels et qui portent atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne. »

31      L’article 3 de l’annexe IX du statut énonce ce qui suit :

« Sur la base du rapport d’enquête, après avoir communiqué au fonctionnaire concerné toutes les pièces du dossier et après l’avoir entendu, l’autorité investie du pouvoir de nomination peut :

[…]

c)      en cas de manquement aux obligations, conformément à l’article 86 du statut,

i)      décider de l’ouverture de la procédure disciplinaire prévue à la section 4 de la présente annexe, ou

ii)      décider de l’ouverture d’une procédure disciplinaire devant le conseil de discipline. »

32      L’article 11 de l’annexe IX du statut dispose ce qui suit :

« L’autorité investie du pouvoir de nomination peut décider de la sanction d’avertissement par écrit ou de blâme sans consultation du conseil [de discipline]. Le fonctionnaire concerné est préalablement entendu par l’autorité investie du pouvoir de nomination. »

33      Le droit d’être entendu poursuit un double objectif : d’une part, il sert à l’instruction du dossier et à l’établissement des faits le plus précisément et correctement possible et, d’autre part, il permet d’assurer une protection effective de l’intéressé. Le droit d’être entendu vise en particulier à garantir que toute décision faisant grief est adoptée en pleine connaissance de cause (voir arrêt du 13 décembre 2017, HQ/OCVV, T‑592/16, non publié, EU:T:2017:897, point 85 et jurisprudence citée).

34      Le droit d’être entendu implique également que l’administration prête toute l’attention requise aux observations ainsi soumises par l’intéressé en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce (voir arrêt du 22 novembre 2012, M., C‑277/11, EU:C:2012:744, point 88 et jurisprudence citée).

35      Le droit d’être entendu doit ainsi permettre à l’administration d’instruire le dossier de manière à prendre une décision en pleine connaissance de cause et de motiver cette dernière de manière appropriée, afin que, le cas échéant, l’intéressé puisse valablement exercer son droit de recours (arrêt du 10 janvier 2019, RY/Commission, T‑160/17, EU:T:2019:1, point 27).

36      Toutefois, pour qu’une violation du droit d’être entendu puisse aboutir à l’annulation de la décision qui est attaquée, il est encore nécessaire d’examiner si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent. Dans le cadre de cet examen, il importe de tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce et, notamment, de la nature des griefs et de l’ampleur des irrégularités procédurales commises en ce qui concerne les garanties dont le fonctionnaire a pu bénéficier (arrêt du 15 avril 2015, Pipiliagkas/Commission, F‑96/13, EU:F:2015:29, point 65).

37      C’est au regard des considérations qui précèdent qu’il convient de se prononcer, en l’espèce, sur la question de savoir si le droit d’être entendu du requérant a été violé.

38      En l’espèce, il y a lieu de constater que le requérant a produit un tableau de cinq pages dans le cadre de son audition du 15 octobre 2019 visant à démontrer que le rapport d’enquête était entaché d’erreurs matérielles et de contradictions, dans la mesure où les enquêteurs auraient dénaturé les témoignages en prêtant aux témoins des propos qu’ils n’auraient pas tenus ou, à tout le moins, n’auraient retenu de ces témoignages que les éléments à charge. Le tableau comporte, à cet égard, de nombreux exemples de déclarations de témoins qui auraient été dénaturées ou mal interprétées par les enquêteurs.

39      Le requérant relève, à cet égard, qu’un témoin n’a pas tenu les propos qui lui sont imputés par le rapport d’enquête s’agissant des contacts directs qu’il a eus, et qui lui sont reprochés, avec les subordonnés du plaignant. Il affirme également que certains des témoignages considérés comme à charge par les enquêteurs ne font pas état d’actes de harcèlement de sa part envers le plaignant, mais de relations « courtoises et professionnelles » ou de relations « froides ».

40      Or, force est de constater que, alors même que le requérant a communiqué à l’AIPN ce tableau dans le cadre de son audition précédant l’adoption de la décision attaquée, celui-ci n’y est cité nulle part, pas plus d’ailleurs que dans la décision de rejet de la réclamation, de sorte que rien ne permet de s’assurer que les arguments du requérant au sujet des témoignages mentionnés dans le rapport d’enquête ont été pris en compte lors de l’adoption de la décision attaquée.

41      Le fait qu’il n’existe aucune analyse des arguments du requérant au sujet de ces témoignages, que ce soit dans la décision attaquée ou dans la décision de rejet de la réclamation, est de nature à influencer le constat de harcèlement moral retenu par l’AIPN, étant donné que, dans la décision attaquée, l’AIPN a conclu à un harcèlement moral pour une période débutant en 2015. Pour la période précédant les deux mois de l’année 2018 couverts par les preuves documentaires apportées par le plaignant (fin avril à mi-juin), l’AIPN s’est nécessairement basée sur les témoignages dont l’analyse est critiquée par le requérant. Or, la réponse aux arguments du requérant ne figure pas dans la décision attaquée. De même, la sanction a nécessairement été déterminée en se fondant sur le fait que le comportement sanctionné avait débuté en 2015. Il ressort d’ailleurs de la décision attaquée que les témoignages ont été pris en compte tant pour établir la pratique que pour déterminer la sanction qui s’y rapporte (voir considérants 3, 16, 18, 22 et 24 de la décision attaquée).

42      Dans ces conditions, il convient de considérer que l’administration n’a pas examiné avec toute l’attention requise les observations soumises par le requérant et que, partant, les décisions lui faisant grief, à savoir tant la décision attaquée que la décision de rejet de la réclamation, n’ont pas été adoptées en pleine connaissance de cause, au sens de la jurisprudence citée au point 35 ci-dessus. Or, sans cette irrégularité, la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent, compte tenu, notamment, de la nature des griefs formulés à l’endroit du requérant, qui déduisent le caractère durable, répété et intentionnel de la pratique du fait que, conformément aux témoignages recueillis, elle aurait débuté en 2015.

43      Les arguments du CESE ne permettent pas d’infirmer ce constat. Il y a lieu de relever, à cet égard, que, en se bornant à affirmer que les arguments opérant un renvoi au tableau soumis lors de la procédure administrative et figurant en annexe A 6 de la requête sont irrecevables, au regard de l’article 76, sous d), du règlement de procédure, au motif qu’ils procèdent à un renvoi global du requérant vers une annexe, le CESE ne conteste pas, sur le fond, les illustrations, contenues dans ce tableau, de dénaturations des témoignages auxquelles se seraient livrés les enquêteurs, et donc l’argumentation du requérant relative à la faible valeur de ces témoignages.

44      Il convient de rappeler que l’objectif de l’article 76, sous d), du règlement de procédure est que la partie requérante soit tenue d’exposer de manière suffisamment systématique les développements relatifs à chaque moyen qu’elle invoque, sans que le Tribunal soit contraint, du fait du manque de structure de la requête ou de rigueur de la partie requérante, de reconstituer l’articulation juridique censée appuyer un moyen en rassemblant divers éléments épars de la requête. Le risque serait que le Tribunal reconstruise ce moyen en lui donnant une portée qu’il n’avait pas dans l’esprit de ladite partie, ce qui serait contraire à la fois au principe de bonne administration de la justice, au principe dispositif et aux droits de la défense de la partie défenderesse (voir, en ce sens, ordonnance du 9 juillet 2019, Scaloni et Figini/Commission, T‑158/18, non publiée, EU:T:2019:491, point 29). Il en ressort que l’obligation de détailler le contenu d’une annexe dans le texte même du mémoire dépend du contenu et de l’ampleur de l’argument que l’annexe en cause est censée soutenir.

45      Or, en l’espèce, le risque que l’article 76, sous d), du règlement de procédure vise à éviter n’existe pas, car le renvoi global opéré à l’annexe en cause est suffisant pour soutenir le grief tiré du fait que l’analyse figurant dans ce document n’a reçu aucune réponse de la part de l’AIPN et n’a pas été prise en compte.

46      Le premier moyen doit donc être accueilli, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs soulevés au soutien de ce moyen.

–       Sur le deuxième moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité, d’une erreur d’appréciation et d’un détournement de pouvoir

47      Premièrement, le requérant rappelle que, conformément à l’article 10 de l’annexe IX du statut, la sanction disciplinaire infligée doit être proportionnelle à la gravité de la faute commise. Or, le requérant conteste le caractère nécessaire et proportionné de la sanction infligée par la décision attaquée. Deuxièmement, le requérant estime que l’AIPN a commis des erreurs d’appréciation en retenant les appréciations à charge figurant dans le rapport d’enquête à l’égard de certains témoignages, alors que les témoignages en cause ne font pas état d’actes de harcèlement de sa part envers le plaignant, mais de relations « courtoises et professionnelles » ou de relations « froides ». Troisièmement, le requérant indique, concernant le degré d’intentionnalité ou de négligence dans la faute commise pris en compte aux fins de déterminer la sanction au sens de l’article 10 de l’annexe IX du statut, que les éléments factuels apportés par l’AIPN sont insuffisants pour considérer qu’il a commis les faits qui lui sont reprochés de façon ciblée et intentionnelle.

48      Le CESE soutient que la sanction d’avertissement par écrit est la plus légère des sanctions disciplinaires prévues par le statut, si bien qu’elle pourrait difficilement être plus légère et ne saurait donc enfreindre le principe de proportionnalité. Il ajoute que c’est à tort que le requérant affirme que la décision attaquée n’a pas tenu compte « de son audition et de celles des différents témoins » et qu’il ne saurait être considéré que l’AIPN n’a pas fondé la décision attaquée sur des éléments factuels suffisamment objectifs et susceptibles d’être considérés comme du harcèlement moral.

49      Aux termes de la jurisprudence, l’article 12 bis, paragraphe 3, du statut définit le harcèlement moral comme une « conduite abusive » qui requiert, pour être établie, que deux conditions cumulatives soient satisfaites. La première condition est relative à l’existence de comportements, paroles, actes, gestes ou écrits qui se manifestent « de façon durable, répétitive ou systématique », ce qui implique que le harcèlement moral doit être compris comme un processus s’inscrivant nécessairement dans le temps et suppose l’existence d’agissements répétés ou continus. La seconde condition, séparée de la première par la conjonction « et », exige que ces comportements, paroles, actes, gestes ou écrits aient pour effet de porter atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne (arrêt du 9 mars 2010, N/Parlement, F‑26/09, EU:F:2010:17, point 72). L’article 10, sous c), de l’annexe IX du statut prend également en compte, pour déterminer la sanction, le « degré d’intentionnalité ou de négligence dans la faute commise ».

50      S’agissant de la question de savoir si des faits sont constitutifs ou non d’un harcèlement moral, l’administration ne dispose pas d’un large pouvoir d’appréciation. Dès lors, en présence d’une allégation de harcèlement moral, il convient de rechercher si l’administration a commis une erreur d’appréciation des faits et non une erreur manifeste d’appréciation de ces faits (arrêts du 13 juillet 2018, Curto/Parlement, T‑275/17, EU:T:2018:479, point 75, et du 3 octobre 2019, DQ e.a./Parlement, T‑730/18, EU:T:2019:725, point 82).

51      Par ailleurs, sur la qualification juridique des faits opérée par l’AIPN quant à l’existence d’un harcèlement moral, le contrôle du juge de l’Union est un contrôle entier et non pas restreint (arrêt du 20 octobre 2021, ZU/Commission, T‑671/18 et T‑140/19, non publié, EU:T:2021:715, point 321).

52      Dans la décision attaquée, l’AIPN a considéré que les faits de harcèlement reprochés au requérant remontaient au transfert de ce dernier à l’unité « Agriculture, développement rural, environnement »(NAT) , le 1er avril 2015. L’AIPN a cité, à cet égard, comme éléments pris en compte dans son analyse, des courriels datés du 24 avril au 14 juin 2018 et, au considérant 3 de ladite décision, des témoignages d’autres agents du CESE. L’AIPN a ensuite examiné de façon détaillée chacune des preuves documentaires retenues à l’encontre du requérant et a indiqué, au considérant 16 de la décision attaquée, « par rapport aux preuves testimoniales », que le style de gestion du personnel du requérant « se caractéris[ait] par du micromanagement et que ce comportement, comme celui d’être un manager exigeant, [était] abusif ». Elle a relevé que le « style de management en question contourn[ait] les procédures de travail en place et le système hiérarchique, décrédibilis[ait] le chef d’unité et exerç[ait] une pression directe injustifiée sur les subordonnés du chef d’unité ». L’AIPN en a déduit, au considérant 18 de la décision attaquée, que cette conduite s’était « inscrite dans le temps » et avait pris un caractère « répétitif ». L’AIPN a relevé, par ailleurs, au considérant 22 de la décision attaquée, que les comportements identifiés au considérant 3 de la décision attaquée d’après des témoignages étaient « constituti[fs] d’un harcèlement moral au sens dudit l’article 12 bis du statut, de par leur caractère volontaire et répétitif » et constituaient un comportement ciblé. Au considérant 24 de la décision attaquée, l’AIPN a ajouté qu’il ressortait des auditions que les faits avaient été commis de manière volontaire et non accidentelle et que « le caractère répétitif du comportement [qui] s’étala[it] sur plusieurs années depuis 2015 » démontrait le caractère intentionnel dudit comportement.

53      Il ressort ainsi des considérants 16, 18 et 22 de la décision attaquée que l’AIPN a pris en compte les témoignages visés au considérant 3 de la décision attaquée pour caractériser non seulement une atteinte à la dignité du plaignant, mais également le caractère durable et répété de la pratique et son caractère intentionnel, en ce qu’elle durait depuis 2015. Il ressort également du considérant 24 de la décision attaquée que l’AIPN a pris en compte lesdits témoignages permettant de quantifier la durée de la pratique pour déterminer la sanction infligée.

54      Toutefois, dans la mesure où l’interprétation de ces témoignages par les enquêteurs a été contestée par le requérant dans le cadre de son audition avant l’adoption de la décision attaquée et que l’AIPN n’a tenu aucun compte de cette contestation dans ladite décision, sur laquelle elle n’a pas pris position, il y a lieu de constater que ces éléments de preuve testimoniaux qui seuls permettent de faire remonter la pratique à 2015 (les éléments de preuves documentaires sur lesquels s’est fondée l’administration ne portant que sur deux mois en 2018) sont insuffisants pour établir le constat de harcèlement sur l’ensemble de la période retenue. En l’absence d’analyse sérieuse de ces éléments de preuve, dont la prise en compte a été effectuée en violation du droit d’être entendu, la pratique de harcèlement ne peut être matériellement établie.

55      Il y a lieu de constater, du reste, que, dans la décision attaquée, les « témoignages » ou les « preuves testimoniales » sont cités de façon trop incidente et générique pour permettre au Tribunal d’identifier précisément les déclarations à la base de la qualification de harcèlement retenue et de comprendre sur quels éléments testimoniaux l’AIPN se fonde pour faire remonter la pratique à 2015. En particulier, contrairement aux preuves documentaires qui font l’objet, pour chacune d’entre elles, d’une numérotation et d’un examen méticuleux, les preuves testimoniales visées au considérant 3 de la décision attaquée ne font l’objet d’aucun renvoi précis dans le corps de la décision, sans même parler d’un examen de leur validité et de leur crédibilité par l’AIPN, ce qui ne permet pas de s’assurer que les arguments du requérant s’agissant de la prise en compte de ces témoignages par les enquêteurs ont été rejetés à juste titre.

56      Dans ces conditions, il y a également lieu d’accueillir le deuxième moyen. Il résulte de tout ce qui précède que la décision attaquée doit être annulée.

 Sur les conclusions en indemnité

57      Le requérant invoque le caractère inique de la décision prise à son égard et demande la réparation du préjudice moral détachable qu’il a subi en raison du comportement du CESE, à hauteur de 30 000 euros. Le requérant demande également un dédommagement pour le préjudice matériel subi concernant les frais d’avocat qu’il a exposés à hauteur de 25 000 euros. S’agissant du préjudice matériel, le requérant a précisé, lors de l’audience, ce qui a été acté au procès-verbal, que sa demande en indemnité pour le préjudice consistant en des frais et honoraires d’avocat devait, pour la partie de ces frais afférents à la procédure devant le Tribunal, être interprétée comme une demande visant à faire condamner le CESE aux dépens sur le fondement de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure. Le requérant a, en revanche, maintenu sa demande de réparation du préjudice matériel lié aux frais d’avocat encourus lors de la procédure précontentieuse.

58      En premier lieu, s’agissant de la partie de la demande de réparation du préjudice matériel liée aux frais d’avocat encourus lors de la procédure précontentieuse qui n’a pas été requalifiée lors de l’audience (voir point 57 ci-dessus), il y a lieu de rappeler que les frais d’avocat encourus lors de la procédure précontentieuse, sauf circonstances exceptionnelles, ne sauraient constituer un dommage matériel réparable dans la mesure où le recours à un avocat n’est pas imposé par les règles statutaires au stade précontentieux et qu’il relève ainsi de la seule responsabilité personnelle du fonctionnaire concerné. Or, rien au dossier de la présente affaire ne permet d’établir l’existence de telles circonstances exceptionnelles (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 2015, Guittet/Commission, F‑141/14, EU:F:2015:149, point 84). Il y a donc lieu de rejeter la demande en réparation du préjudice matériel.

59      En second lieu, s’agissant de la réparation du préjudice moral, le juge de l’Union a précisé que l’annulation d’un acte entaché d’illégalité pouvait constituer en elle-même la réparation adéquate et, en principe, suffisante de tout préjudice moral que cet acte peut avoir causé, à moins que la partie requérante ne démontre avoir subi un préjudice moral détachable de l’illégalité fondant l’annulation et insusceptible d’être intégralement réparé par cette annulation (voir arrêt du 6 juin 2006, Girardot/Commission, T‑10/02, EU:T:2006:148, point 131 et jurisprudence citée).

60      Or, en l’espèce, force est de constater que le requérant ne démontre aucun préjudice détachable de l’illégalité fondant l’annulation, de sorte que sa demande en réparation du préjudice moral doit être rejetée.

61      Il résulte de tout ce qui précède qu’il y a lieu d’accueillir le recours en ce qu’il tend à l’annulation de la décision attaquée et de le rejeter pour le surplus.

 Sur les dépens

62      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le CESE ayant succombé pour l’essentiel, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions du requérant.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision no 293/19 du Comité économique et social européen (CESE), du 5 décembre 2019, infligeant la sanction d’un avertissement par écrit à OA est annulée.

2)      Le recours est rejeté pour le surplus.

3)      Le CESE est condamné aux dépens.

Gervasoni

Madise

Frendo

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 23 février 2022.

Signatures


*      Langue de procédure : le français.