Language of document : ECLI:EU:C:2024:395

ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)

8 mai 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Ressources propres de l’Union européenne – Programme national cofinancé par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) – Aides octroyées par contrat en exécution de ce programme – Protection des intérêts financiers de l’Union – Règlement (CE) no 2988/95 – Champ d’application – Poursuite des irrégularités – Article 3 – Délai de prescription des poursuites – Notion d’“acte interruptif de la prescription” – Principe de proportionnalité – Demande de remboursement d’aides indûment versées, fondée sur le droit privé d’un État membre »

Dans l’affaire C‑734/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), par décision du 17 octobre 2022, parvenue à la Cour le 29 novembre 2022, dans la procédure

Republik Österreich

contre

GM,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Piçarra (rapporteur), président de chambre, MM. N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,

avocat général : Mme J. Kokott,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour GM, par Mes L. Peissl et J. Reich‑Rohrwig, Rechtsanwälte,

–        pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mmes J. Schmoll et E. Samoilova, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme F. Blanc, MM. B. Hofstötter et A. Sauka, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3 du règlement (CE, Euratom) no 2988/95 du Conseil, du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes (JO 1995, L 312, p. 1), ainsi que du principe de proportionnalité.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la République d’Autriche à GM, une personne physique, au sujet du délai de prescription applicable à une demande de remboursement des aides indûment versées à cette dernière.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les troisième et quatrième considérants du règlement nº 2988/95 énoncent :

« [...] il importe [...] de combattre dans tous les domaines les atteintes aux intérêts financiers des Communautés [européennes] ;

[...] l’efficacité de la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers des Communautés requiert la mise en place d’un cadre juridique commun à tous les domaines couverts par les politiques communautaires ».

4        L’article 1er de ce règlement dispose :

« 1.      Aux fins de la protection des intérêts financiers des Communautés européennes, est adoptée une réglementation générale relative à des contrôles homogènes et à des mesures et des sanctions administratives portant sur des irrégularités au regard du droit communautaire.

2.      Est constitutive d’une irrégularité toute violation d’une disposition du droit communautaire résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général des Communautés ou à des budgets gérés par celle-ci, soit par la diminution ou la suppression de recettes provenant des ressources propres perçues directement pour le compte des Communautés, soit par une dépense indue. »

5        L’article 3 dudit règlement prévoit :

« 1.      Le délai de prescription des poursuites est de quatre ans à partir de la réalisation de l’irrégularité visée à l’article 1er, paragraphe 1. Toutefois, les réglementations sectorielles peuvent prévoir un délai inférieur qui ne saurait aller en deçà de trois ans.

Pour les irrégularités continues ou répétées, le délai de prescription court à compter du jour où l’irrégularité a pris fin. Pour les programmes pluriannuels, le délai de prescription s’étend en tout cas jusqu’à la clôture définitive du programme.

La prescription des poursuites est interrompue par tout acte, porté à la connaissance de la personne en cause, émanant de l’autorité compétente et visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité. Le délai de prescription court à nouveau à partir de chaque acte interruptif.

Toutefois, la prescription est acquise au plus tard le jour où un délai égal au double du délai de prescription arrive à expiration sans que l’autorité compétente ait prononcé une sanction, sauf dans les cas où la procédure administrative a été suspendue conformément à l’article 6 paragraphe 1.

[...]

3.      Les États membres conservent la possibilité d’appliquer un délai plus long que celui prévu respectivement au paragraphe 1 et au paragraphe 2. »

 Le droit autrichien

6        L’article 1478 de l’Allgemeines bürgerliches Gesetzbuch (code civil général), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« ABGB »), intitulé « Délai de prescription – Généralités », prévoit un délai de prescription de trente ans pour « simple non‑usage d’un droit qui, en soi, aurait pu être exercé ».

7        Aux termes de l’article 1489 de l’ABGB :

« Toute action en dommages et intérêts se prescrit par trois ans à compter de la date à laquelle la victime a connaissance du dommage et de l’identité de son auteur, que le dommage ait été causé en raison de la violation d’une obligation contractuelle ou sans rapport avec un contrat. Si la victime n’a pas eu connaissance du dommage ou de l’identité de son auteur ou si le dommage résulte d’une ou de plusieurs infractions pénales qui ne peuvent être commises qu’intentionnellement et sont passibles d’une peine privative de liberté de plus d’un an, le droit d’action ne s’éteint qu’après trente ans. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

8        En exécution de l’Österreichischer Programm für umweltgerechte Landwirtschaft (programme autrichien pour l’agriculture écologiquement rationnelle), cofinancé par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), au titre du règlement (CE) nº 1698/2005 du Conseil, du 20 septembre 2005, concernant le soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) (JO 2005, L 277, p. 1), et géré par l’Agrarmarkt Austria (Office autrichien de surveillance des marchés agricoles, ci‑après l’« AMA »), la République d’Autriche proposait des aides financières pour la période comprise entre l’année 2007 et l’année 2013. Ces aides étaient versées au moyen de contrats de droit privé conclus entre cet État membre et les demandeurs desdites aides, sur la base d’engagements pluriannuels pris par ces derniers.

9        À l’occasion d’un contrôle effectué en 2013 auprès de GM, qui avait bénéficié d’une telle aide, l’AMA a constaté une divergence entre les surfaces ayant fait l’objet d’une demande d’aide et les surfaces effectivement éligibles. Il a en conséquence demandé à GM de rembourser les primes octroyées au cours des années 2008 à 2010 et 2012 à 2013.

10      Après avoir transmis à GM un rapport d’audit et deux avis de recouvrement datés respectivement des 26 mars et 26 juin 2014 ainsi que des rappels de paiement datés respectivement des 11 mai et 12 novembre 2015, l’AMA lui a adressé, le 16 décembre 2015, une mise en demeure sous peine de « poursuites judiciaires ».

11      Le 26 avril 2019, en l’absence de paiement par GM, la République d’Autriche a introduit, devant la juridiction civile de première instance, une action tendant à la condamnation de GM au remboursement des aides indûment versées, majoré d’intérêts, à laquelle GM a opposé la prescription de cette action.

12      Cette juridiction a limité l’objet de la procédure civile dont elle était saisie à la question de savoir si l’action en cause était prescrite. En application de l’article 3 du règlement nº 2988/95, elle a constaté que, en l’occurrence, le délai de prescription des poursuites de quatre ans, prévu par ce règlement, avait commencé à courir le 1er janvier 2014, mais avait été interrompu notamment par les rappels de paiement et la mise en demeure des 11 mai, 12 novembre et 16 décembre 2015 et que, partant, cette action n’était pas prescrite.

13      La juridiction saisie en appel par GM a jugé que le règlement no 2988/95 n’était pas applicable et que, en vertu de l’article 1489 de l’ABGB, l’action était prescrite.

14      La République d’Autriche a alors introduit un recours en Revision contre ce dernier jugement devant l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), qui est la juridiction de renvoi, en faisant valoir que le délai de prescription de quatre ans, prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement nº 2988/95, doit être appliqué aux demandes de remboursement en cause et que les rappels de paiement mentionnés au point 10 du présent arrêt doivent être qualifiés d’« actes émanant de l’autorité compétente et visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité », avec pour effet d’interrompre ce délai de prescription, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, de ce règlement. L’action en remboursement ne serait dès lors pas prescrite. Si ledit règlement n’était pas applicable, il conviendrait alors de faire application du délai de prescription de trente ans prévu à l’article 1478 de l’ABGB.

15      GM fait valoir que le règlement nº 2988/95 n’est pas applicable dans la mesure où il ne couvre que les droits devant être garantis « par les moyens du droit public ». Or, les aides en cause auraient été versées en application d’un contrat de droit privé régi par le droit national. Le délai de trois ans prévu à l’article 1489 de l’ABGB ayant déjà expiré au moment de l’introduction de l’action en première instance, celle-ci serait prescrite. À supposer que ce règlement soit applicable, l’action serait tout de même prescrite. En effet, les demandes et rappels de paiement ne pourraient être qualifiés d’actes visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité constatée, au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, dudit règlement.

16      La juridiction de renvoi estime que la solution du litige dont elle est saisie dépend du point de savoir si le délai de prescription de quatre ans, prévu à l’article 3 du règlement nº 2988/95, est applicable lorsqu’une aide cofinancée par l’Union européenne n’a pas été accordée par un « acte administratif de puissance publique », et que la procédure de recouvrement de cette aide relève donc du droit privé. Elle estime que, si cette disposition était applicable, GM ne pourrait pas se fonder sur le délai de prescription de trois ans, prévu à l’article 1489 de l’ABGB, tout comme la République d’Autriche ne pourrait pas se fonder sur le délai de prescription de trente ans, prévu à l’article 1478 de l’ABGB, ce dernier délai ne respectant pas le principe de proportionnalité.

17      Dans ces conditions, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 3 du règlement [no 2988/95] est‑il directement applicable à des demandes par lesquelles la République d’Autriche réclame, par le biais [de] moyens du droit privé, le remboursement d’aides qu’elle a accordées contractuellement à des demandeurs dans le cadre d’un programme qui constitue une mesure agroenvironnementale au sens du règlement [no 1698/2005], au motif que le bénéficiaire de l’aide a manqué à ses obligations contractuelles ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement [nº 2988/95] doit‑il être interprété en ce sens qu’il y a un acte d’instruction ou de poursuite interrompant le cours de la prescription même lorsque, après une première demande extrajudiciaire de remboursement, le dispensateur de l’aide appelle de nouveau le bénéficiaire au remboursement, le cas échéant à plusieurs reprises, et le met en demeure par voie extrajudiciaire, au lieu de faire valoir sa créance par voie judiciaire ?

3)      En cas de réponse négative à la première question, l’application d’un délai de prescription trentenaire prévu par le droit civil national aux demandes de remboursement visées dans la première question est‑elle compatible avec le droit de l’Union, et notamment avec le principe de proportionnalité ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question préjudicielle

18      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement nº 2988/95 doit être interprété en ce sens que le délai de prescription de quatre ans qu’il prévoit est directement applicable à une demande de remboursement d’aides, cofinancées par l’Union, qui est régie par des dispositions du droit privé d’un État membre.

19      Il importe de rappeler que, en raison même de leur nature et de leur fonction dans le système des sources du droit de l’Union, les dispositions des règlements ont, en général, un effet immédiat dans les ordres juridiques nationaux, sans qu’il soit besoin pour les autorités nationales de prendre des mesures d’application (arrêts du 24 juin 2004, Handlbauer, C‑278/02, EU:C:2004:388, point 25, ainsi que du 7 avril 2022, IFAP, C‑447/20 et C‑448/20, EU:C:2022:265, point 88).

20      L’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement nº 2988/95 instaure un délai général de prescription de quatre ans en matière de poursuites d’irrégularités, qui court à partir de la date à laquelle est commise l’irrégularité. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, de ce règlement, la notion d’irrégularité vise « [t]oute violation d’une disposition du droit [de l’Union] résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général [de l’Union] ».

21      Cet article 3, paragraphe 1, premier alinéa, précise également que ce délai de prescription de quatre ans est applicable en l’absence de « réglementations sectorielles », à savoir celles adoptées au niveau de l’Union et non pas au niveau national, prévoyant « un délai inférieur qui ne saurait aller en deçà de trois ans » (voir, en ce sens, arrêts du 29 janvier 2009, Josef Vosding Schlacht-, Kühl- und Zerlegebetrieb e.a., C‑278/07 à C‑280/07, EU:C:2009:38, point 44, ainsi que du 22 décembre 2010, Corman, C‑131/10, EU:C:2010:825, point 41).

22      Rien dans le libellé de cette disposition n’indique que l’application du délai de prescription de quatre ans qu’elle prévoit dépend de la nature juridique des instruments auxquels les autorités nationales ont recours afin de protéger les intérêts financiers de l’Union et de corriger des irrégularités détectées.

23      En outre, une interprétation de ladite disposition qui ferait dépendre l’application du règlement no 2988/95 de la nature juridique, publique ou privée, des instruments auxquels les autorités nationales ont recours afin de protéger les intérêts financiers de l’Union limiterait l’effet utile de ce règlement dont l’objectif consiste, ainsi que l’énoncent, en substance, ses troisième et quatrième considérants, à combattre dans tous les domaines les atteintes à ces intérêts financiers grâce à la mise en place d’un cadre commun à tous les domaines couverts par les politiques de l’Union.

24      Il s’ensuit que, en l’absence de « réglementations sectorielles », l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, dudit règlement doit être interprété en ce sens que le délai général de prescription de quatre ans qu’il prévoit s’applique aux demandes de remboursement d’une aide présentées en raison d’un manquement du bénéficiaire de cette aide à une obligation contractuelle à laquelle il est soumis et qui entraîne la violation d’une disposition du droit de l’Union qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général de l’Union.

25      Cette interprétation est corroborée par l’économie du règlement no 2988/95. En effet, cet article 3 figure au titre premier de ce règlement, portant sur les « Principes généraux », et non pas au titre II dudit règlement, portant spécifiquement sur les « Mesures et sanctions administratives ».

26      Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement nº 2988/95 doit être interprété en ce sens que le délai de prescription de quatre ans qu’il prévoit est directement applicable à une demande de remboursement d’aides, cofinancées par l’Union, qui est régie par des dispositions du droit privé d’un État membre.

 Sur la troisième question préjudicielle

27      Par sa troisième question, qu’il convient d’examiner en deuxième lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le principe de proportionnalité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 3, du règlement nº 2988/95, d’un délai de prescription de trente ans, instauré par une disposition de droit privé d’un État membre, à des demandes de remboursement d’aides cofinancées par l’Union.

28      En vertu de l’article 3, paragraphe 3, de ce règlement, les États membres conservent la faculté de prévoir des délais de prescription plus longs que le délai minimal de quatre ans prévu au paragraphe 1 de cet article. En effet, le législateur de l’Union n’a pas entendu uniformiser les délais applicables en la matière et, par conséquent, l’entrée en vigueur du règlement nº 2988/95 ne saurait avoir pour conséquence de contraindre les États membres à ramener à quatre ans les délais de prescription qu’ils ont, en l’absence de règles du droit de l’Union existant antérieurement en la matière, appliqués par le passé. Si les États membres disposent d’un large pouvoir d’appréciation quant à la fixation de délais de prescription plus longs applicables dans un cas d’irrégularité portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (arrêt du 17 septembre 2014, Cruz & Companhia, C‑341/13, EU:C:2014:2230, points 54 et 55), de tels délais doivent toutefois respecter les principes généraux du droit de l’Union, parmi lesquels figure le principe de proportionnalité (voir, en ce sens, arrêt du 2 mars 2017, Glencore Céréales France, C‑584/15, EU:C:2017:160, point 72).

29      Conformément à ce principe, un tel délai ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 17 mars 2011, AJD Tuna, C‑221/09, EU:C:2011:153, point 79 ; du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading, C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, point 38, ainsi que du 7 avril 2022, IFAP, C‑447/20 et C‑448/20, EU:C:2022:265, point 116).

30      La Cour a jugé que, en vue d’atteindre l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union, l’application d’un délai de prescription décennal résultant d’une disposition du droit privé national n’est pas contraire au principe de proportionnalité. Cependant, au regard de cet objectif, pour lequel le règlement nº 2988/95 a instauré un délai de prescription de quatre ans pour permettre aux autorités nationales de poursuivre une irrégularité portant atteinte à ses intérêts financiers et pouvant aboutir, notamment, à la récupération d’un avantage indûment perçu, il apparaît qu’un délai de prescription de trente ans va au‑delà de ce qui est nécessaire à une administration diligente (arrêt du 17 septembre 2014, Cruz & Companhia, C‑341/13, EU:C:2014:2230, points 60 et 61).

31      En effet, les États membres sont tenus, au titre de l’article 4, paragraphe 3, TUE, à une obligation de diligence générale, laquelle implique de prendre les mesures destinées à remédier aux irrégularités avec promptitude et impose à l’administration nationale de vérifier la régularité des paiements qu’elle effectue et qui pèsent sur le budget de l’Union. Dans ces conditions, admettre la possibilité pour les États membres d’octroyer à leurs administrations un délai pour agir beaucoup plus long que celui prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 2988/95 risquerait d’encourager les autorités nationales à reporter la poursuite d’« irrégularités », au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de ce règlement, tout en exposant les opérateurs, d’une part, à une longue période d’incertitude juridique et, d’autre part, au risque de ne plus être en mesure d’apporter la preuve de la régularité des opérations en cause à l’issue d’une telle période (voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 2014, Cruz & Companhia, C‑341/13, EU:C:2014:2230, point 62).

32      Il s’ensuit que, lorsque l’application d’un délai de prescription de droit commun au remboursement des aides indûment perçues s’avère disproportionnée au regard de l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union, une telle règle doit être écartée et le délai général de prescription, prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 2988/95, a vocation à s’appliquer (voir, en ce sens, arrêt du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading, C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, point 51).

33      Eu égard aux motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la troisième question que le principe de proportionnalité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 3, du règlement nº 2988/95, d’un délai de prescription de trente ans, instauré par une disposition de droit privé d’un État membre, à des demandes de remboursement d’aides cofinancées par l’Union.

 Sur la deuxième question préjudicielle

34      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement no 2988/95 doit être interprété en ce sens que la notion d’« acte visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité », émanant de l’autorité compétente, et porté à la connaissance de la personne en cause, qui a pour effet d’interrompre la « prescription des poursuites », couvre des actes extrajudiciaires tels qu’un rapport d’audit, un avis de recouvrement, un rappel de paiement ou une mise en demeure.

35      Conformément à cette disposition, la prescription des poursuites peut être interrompue par tout acte porté à la connaissance de la personne en cause, émanant de l’autorité compétente et visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité.

36      Il importe de relever que cette disposition ne prévoit pas un régime juridique différent selon que les actes sont adoptés par l’autorité compétente dans le cadre d’une procédure judiciaire ou dans le cadre d’une procédure extrajudiciaire.

37      En outre, en adoptant l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 2988/95, le législateur de l’Union a institué une règle générale de prescription par laquelle il entendait, d’une part, définir un délai minimal appliqué dans tous les États membres et, d’autre part, renoncer à la possibilité de recouvrer des sommes indûment perçues du budget de l’Union après l’écoulement d’une période de quatre années postérieure à la réalisation de l’irrégularité affectant les paiements litigieux (voir, en ce sens, arrêts du 17 septembre 2014, Cruz & Companhia, C‑341/13, EU:C:2014:2230, point 49, ainsi que du 3 octobre 2019, Westphal, C‑378/18, EU:C:2019:832, point 28).

38      Un tel délai de prescription a ainsi pour fonction de garantir la sécurité juridique. Cette fonction serait remise en cause si ce délai pouvait être interrompu par tout acte de contrôle d’ordre général de l’administration nationale sans rapport avec des soupçons d’irrégularités touchant des opérations circonscrites avec suffisamment de précision (voir, en ce sens, arrêts du 24 juin 2004, Handlbauer, C‑278/02, EU:C:2004:388, point 40, ainsi que du 11 juin 2015, Pfeifer & Langen, C‑52/14, EU:C:2015:381, point 41).

39      Il s’ensuit que, pour pouvoir être qualifié d’acte d’instruction ou de poursuite susceptible d’interrompre la prescription des poursuites, au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement no 2988/95, un tel acte doit circonscrire avec suffisamment de précision les opérations sur lesquelles portent les soupçons d’irrégularité. Cette exigence de précision ne requiert cependant pas que cet acte mentionne la possibilité d’imposer au bénéficiaire de l’aide en cause une sanction ou une mesure administrative particulière (arrêt du 11 juin 2015, Pfeifer & Langen, C‑52/14, EU:C:2015:381, point 43).

40      Ainsi, un rapport envoyé par l’autorité compétente, qui met en exergue une irrégularité à laquelle le bénéficiaire de l’aide aurait contribué en lien avec une certaine opération et lui demande des informations complémentaires concernant cette opération ou lui applique une sanction en lien avec ladite opération, constitue un acte suffisamment précis tendant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité et est donc susceptible d’interrompre le délai de prescription des poursuites, au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement nº 2988/95 (voir, en ce sens, arrêts du 21 décembre 2011, Chambre de commerce et d’industrie de l’Indre, C‑465/10, EU:C:2011:867, point 61, ainsi que du 11 juin 2015, Pfeifer & Langen, C‑52/14, EU:C:2015:381, point 42).

41      De même, une lettre informant le bénéficiaire d’une aide, cofinancée à partir du Feader, du caractère illégal de cette aide est également susceptible d’interrompre le délai de prescription des poursuites, prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement (voir, en ce sens, arrêt du 5 mars 2019, Eesti Pagar, C‑349/17, EU:C:2019:172, points 24 et 127).

42      Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si les actes extrajudiciaires en cause au principal circonscrivent avec suffisamment de précision les opérations sur lesquelles portent des soupçons d’irrégularités et, partant, relèvent de la notion d’« acte visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité » visée à l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, dudit règlement (voir, en ce sens, arrêt du 11 juin 2015, Pfeifer & Langen, C‑52/14, EU:C:2015:381, points 46 et 47).

43      Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement nº 2988/95 doit être interprété en ce sens que la notion d’« acte visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité », émanant de l’autorité compétente et porté à la connaissance de la personne en cause, qui a pour effet d’interrompre la « prescription des poursuites », couvre des actes extrajudiciaires tel qu’un rapport d’audit, un avis de recouvrement, un rappel de paiement ou une mise en demeure, pour autant que ces actes permettent à leur destinataire de prendre connaissance, avec suffisamment de précision, des opérations sur lesquelles portent des soupçons d’irrégularités.

 Sur les dépens

44      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement (CE, Euratom) nº 2988/95 du Conseil, du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes,

doit être interprété en ce sens que :

le délai de prescription de quatre ans qu’il prévoit est directement applicable à une demande de remboursement d’aides, cofinancées par l’Union européenne, qui est régie par des dispositions du droit privé d’un État membre.

2)      Le principe de proportionnalité doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à l’application, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 3, du règlement nº 2988/95, d’un délai de prescription de trente ans, instauré par une disposition de droit privé d’un État membre, à des demandes de remboursement d’aides cofinancées par l’Union européenne.

3)      L’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement nº 2988/95

doit être interprété en ce sens que :

la notion d’« acte visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité », émanant de l’autorité compétente et porté à la connaissance de la personne en cause, qui a pour effet d’interrompre la « prescription des poursuites », couvre des actes extrajudiciaires tel qu’un rapport d’audit, un avis de recouvrement, un rappel de paiement ou une mise en demeure, pour autant que ces actes permettent à leur destinataire de prendre connaissance, avec suffisamment de précision, des opérations sur lesquelles portent des soupçons d’irrégularités.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.