Language of document : ECLI:EU:C:2023:857

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NICHOLAS EMILIOU

présentées le 9 novembre 2023 (1)

Affaire C516/22

Commission européenne

contre

Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord

« Manquement d’État – Arrêt par défaut – Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique – Période de transition – Compétence de la Cour – Arrêt de la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni) – Exécution d’une sentence arbitrale – Article 4, paragraphe 3, TUE – Obligation de coopération loyale – Suspension de la procédure – Article 351, premier alinéa, TFUE – Conventions conclues par des États membres avec des États tiers antérieurement à la date de leur adhésion à l’Union européenne – Traités multilatéraux – Article 267 TFUE – Défaut de soumission d’une question préjudicielle – Juridiction nationale statuant en dernier ressort – Article 108, paragraphe 3, TFUE – Aide d’État – Obligation de suspension »






I.      Introduction

1.        Dans un article, co-écrit au cours de l’année 1970 en dehors de ses fonctions juridictionnelles, M. Mertens de Wilmars – alors juge, et qui deviendra par la suite le sixième président de ce qui est aujourd’hui la Cour de justice de l’Union européenne – a observé que, en vertu du droit international public classique, les États répondaient de l’action de leur pouvoir judiciaire. Il a cependant ajouté que le traité CEE, alors en vigueur, avait établi une relation tout à fait particulière entre les autorités judiciaires nationales et communautaires. Sur cette base, M. Mertens de Wilmars soutenait que « la décision d’un juge national concernant la portée des normes communautaires [...] ou, plus généralement, un jugement appliquant le droit communautaire ne peut jamais être considéré comme étant lui-même constitutif d’un manquement de l’État membre ». Selon lui, un État membre ne serait tenu de répondre de la conduite de ses juridictions dans le cadre d’un recours en manquement qu’en cas de refus systématique d’une juridiction de dernier ressort de recourir à la procédure de décision préjudicielle (2).

2.        Quelque cinquante années plus tard, le droit de l’Union a évolué de façon considérable. Il est désormais bien établi qu’un manquement d’un État membre peut être, en principe, constaté au titre des articles 258 à 260 TFUE quel que soit l’institution, organe ou organisme de cet État dont l’action ou l’inaction est à l’origine du manquement, même s’il s’agit d’une institution constitutionnellement indépendante (3). Il s’ensuit qu’un État membre peut être déclaré responsable, dans le cadre d’une procédure en manquement, de violations du droit de l’Union qui résultent de décisions de juridictions nationales (4).

3.        La présente affaire est cependant particulière, dans la mesure où les violations du droit de l’Union qu’invoque la Commission européenne ont été commises non pas par une juridiction d’un État membre, mais par une juridiction qui, à la date à laquelle elle a rendu la décision contestée, appartenait – étant donné le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne (le « Brexit ») – à un État tiers : la Supreme Court of the United Kingdom [Cour suprême du Royaume-Uni, ci‑après la « Supreme Court (Cour suprême) »].

4.        Je suis d’avis que, malgré le Brexit et la prudence toute particulière dont il y a lieu de faire preuve quand il s’agit de constater un manquement imputable au pouvoir judiciaire (5), l’arrêt contesté de la Supreme Court (Cour suprême) est à l’origine de plusieurs violations du droit de l’Union que la présente procédure permet de constater.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

5.        L’article 351, premier alinéa, TFUE dispose :

« Les droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement au 1er janvier 1958 ou, pour les États adhérents, antérieurement à la date de leur adhésion, entre un ou plusieurs États membres, d’une part, et un ou plusieurs États tiers, d’autre part, ne sont pas affectés par les dispositions des traités. » (6)

6.        Aux termes de l’article 2, sous e), de l’accord sur le retrait du Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (7), on entend par « période de transition » la période prévue à l’article 126 de cet accord.

7.        L’article 86, paragraphe 2, de l’accord de retrait, régissant les « [a]ffaires en instance devant la Cour de justice de l’Union européenne », énonce :

« La Cour de justice de l’Union européenne demeure compétente pour statuer à titre préjudiciel sur les demandes des juridictions du Royaume‑Uni présentées avant la fin de la période de transition. »

8.        L’article 87, paragraphe 1, de l’accord de retrait, relatif aux « [n]ouvelles affaires devant la Cour de justice », stipule :

« Si la Commission européenne considère que le Royaume-Uni a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu des traités ou en vertu de la quatrième partie du présent accord avant la fin de la période de transition, la Commission européenne peut, dans les quatre ans suivant la fin de la période de transition, saisir la Cour de justice de l’Union européenne conformément aux exigences énoncées à l’Article 258 du TFUE [...]. La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour connaître de telles affaires. »

9.        L’article 126 de l’accord de retrait, portant le titre « Période de transition », prévoit :

« Une période de transition ou de mise en œuvre est fixée, laquelle commence à la date d’entrée en vigueur du présent accord et se termine le 31 décembre 2020. »

10.      L’article 127 de l’accord de retrait, intitulé « Portée des dispositions transitoires », est libellé comme suit :

« 1.      Sauf disposition contraire du présent accord, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition.

[...]

3.      Pendant la période de transition, le droit de l’Union applicable en vertu du paragraphe 1 produit à l’égard du Royaume-Uni et de son territoire les mêmes effets juridiques que ceux qu’il produit au sein de l’Union et de ses États membres, et est interprété et appliqué selon les mêmes méthodes et principes généraux que ceux applicables au sein de l’Union.

[...]

6.      Sauf disposition contraire du présent accord, pendant la période de transition, toute référence aux États membres dans le droit de l’Union applicable en vertu du paragraphe 1, y compris dans sa mise en œuvre et son application par les États membres, s’entend comme incluant le Royaume-Uni.

[...] »

B.      Le droit international

11.      Le traité bilatéral d’investissement conclu le 29 mai 2002 entre le gouvernement suédois et le gouvernement roumain pour la promotion et la protection réciproque des investissements (ci-après le « TBI »), qui est entré en vigueur le 1er juillet 2003, dispose à son article 2, paragraphe 3 :

« Chaque partie contractante assure à tout moment un traitement juste et équitable aux investissements des investisseurs de l’autre partie contractante et n’entrave pas, par des mesures arbitraires ou discriminatoires, l’administration, la gestion, le maintien, l’utilisation, la jouissance ou la cession desdits investissements par lesdits investisseurs. »

12.      L’article 7 du TBI prévoit que les différends entre les investisseurs et les pays signataires sont réglés, notamment, par un tribunal arbitral qui applique la convention CIRDI (ci-après la « clause d’arbitrage »).

13.      Les articles 53 et 54 de la convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États, conclue à Washington le 18 mars 1965 (ci-après la « convention CIRDI »), figurent dans la section 6 (« De la reconnaissance et de l’exécution de la sentence ») du chapitre IV (« De l’arbitrage ») de celle-ci. L’article 53, paragraphe 1, de cette convention stipule :

« La sentence est obligatoire à l’égard des parties et ne peut être l’objet d’aucun appel ou autre recours, à l’exception de ceux prévus à la présente Convention. Chaque partie doit donner effet à la sentence conformément à ses termes, sauf si l’exécution en est suspendue en vertu des dispositions de la présente Convention. »

14.      L’article 54, paragraphe 1, de ladite convention énonce :

« Chaque État contractant reconnaît toute sentence rendue dans le cadre de la présente Convention comme obligatoire et assure l’exécution sur son territoire des obligations pécuniaires que la sentence impose comme s’il s’agissait d’un jugement définitif d’un tribunal fonctionnant sur le territoire dudit État [...] »

III. Les faits à l’origine du litige et la procédure précontentieuse

15.      Les faits à l’origine du litige, tels qu’ils ressortent du dossier, peuvent se résumer comme suit.

A.      La sentence arbitrale, les décisions de la Commission et la procédure devant la Cour

16.      Le 26 août 2004, la Roumanie a abrogé, avec effet au 22 février 2005, un régime d’aides d’État à finalité régionale sous forme de diverses incitations fiscales qui avait été établi au cours de l’année 1998. Le 28 juillet 2005, les investisseurs suédois Ioan et Viorel Micula ainsi que trois sociétés établies en Roumanie qu’ils contrôlaient (ci‑après les « investisseurs »), qui avaient bénéficié de ce régime avant son abrogation, ont demandé la constitution d’un tribunal arbitral conformément à l’article 7 du TBI, afin d’obtenir réparation du préjudice causé par l’abrogation du régime d’incitations fiscales en cause.

17.      Par sa sentence arbitrale du 11 décembre 2013 (ci-après la « sentence »), le tribunal arbitral a déclaré que, en abrogeant le régime d’incitations fiscales en cause avant le 1er avril 2009, la Roumanie avait porté atteinte à la confiance légitime des investisseurs, n’avait pas agi de manière transparente en ne les avertissant pas en temps utile et n’avait pas assuré un traitement juste et équitable de leurs investissements, au sens de l’article 2, paragraphe 3, du TBI. Le tribunal arbitral a par conséquent condamné la Roumanie à verser aux investisseurs la somme de 791 882 452 lei roumains (au taux de change actuel environ 160 millions d’euros) à titre de dommages et intérêts.

18.      Le 26 mai 2014, la Commission a adopté la décision C(2014) 3192 final, obligeant la Roumanie à suspendre immédiatement toute action qui pourrait aboutir à la mise en œuvre ou à l’exécution de la sentence, au motif qu’une telle action serait considérée comme constituant une aide d’État illégale, jusqu’à ce que la Commission adopte une décision finale concernant la compatibilité de cette mesure avec le marché intérieur (ci-après l’« injonction de suspension »).

19.      Le 1er octobre 2014, la Commission a informé la Roumanie de sa décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE concernant l’aide en cause (ci-après la « décision d’ouverture »).

20.      Par la suite, le 30 mars 2015, la Commission a adopté la décision (UE) 2015/1470 concernant l’aide d’État SA.38517 (2014/C) (ex 2014/NN) mise en œuvre par la Roumanie – Sentence arbitrale dans l’affaire Micula/Roumanie du 11 décembre 2013 (ci-après la « décision finale de 2015 »). Cette décision déclarait en substance que i) le versement des dommages et intérêts accordés par la sentence aux investisseurs constituait une « aide d’État », au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, qui était incompatible avec le marché intérieur et ii) la Roumanie était tenue de ne verser aucune aide incompatible et de récupérer celles qui avaient déjà été versées aux investisseurs.

21.      Les investisseurs ont contesté la validité de la décision finale de 2015 devant le Tribunal, qui a annulé cette décision par arrêt du 18 juin 2019, European Food e.a./Commission (8). Le Tribunal a, en résumé, accueilli les moyens des investisseurs invoquant i) l’incompétence de la Commission et l’inapplicabilité du droit de l’Union à une situation antérieure à l’adhésion de la Roumanie et ii) que la qualification d’« avantage » et d’« aide », au sens de l’article 107 TFUE, de la sentence était erronée.

22.      Le 27 août 2019, la Commission a saisi la Cour d’un pourvoi contre cet arrêt du Tribunal. Par arrêt du 25 janvier 2022, la Cour a annulé ledit arrêt du Tribunal (9). La Cour a en substance jugé que, dès lors que l’aide alléguée avait été accordée après l’adhésion de la Roumanie à l’Union, le Tribunal avait commis une erreur de droit en jugeant que la Commission n’avait pas compétence ratione temporis pour adopter la décision finale de 2015. La Cour a par ailleurs constaté que le Tribunal avait également commis une erreur de droit en jugeant que l’arrêt Achmea (10) était dépourvu de pertinence. Il s’ensuivait, selon la Cour, que le consentement de la Roumanie au système d’arbitrage prévu par le TBI était devenu sans objet à la suite de l’adhésion de cet État membre à l’Union. Comme, dans son arrêt, le Tribunal n’avait pas examiné tous les moyens invoqués par les investisseurs, la Cour a renvoyé l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue à nouveau. La procédure est toujours pendante devant le Tribunal aujourd’hui.

23.      Enfin, par ordonnance du 21 septembre 2022, Romatsa e.a., la Cour a – en réponse à une question préjudicielle dont elle avait été saisie par une juridiction belge dans le cadre d’un litige auxquels les investisseurs étaient parties – dit pour droit que les articles 267 et 344 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’une juridiction d’un État membre saisie de l’exécution forcée de la sentence est « tenue d’écarter cette sentence et, partant, ne peut en aucun cas procéder à l’exécution de celle-ci afin de permettre à ses bénéficiaires d’obtenir le versement des dommages et intérêts qu’elle leur accorde » (11).

B.      La procédure devant les juridictions du Royaume-Uni

24.      Le 17 octobre 2014, la sentence a été enregistrée auprès de la High Court of Justice (England & Wales) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), Royaume-Uni, ci-après la « High Court of Justice (Haute Cour de Justice) »], conformément à l’Arbitration (International Investment Disputes) Act 1966 [loi de 1966 sur l’arbitrage (différends internationaux relatifs aux investissements)], qui met en œuvre la convention CIRDI au Royaume-Uni.

25.      Le 20 janvier 2017, la High Court of Justice (Haute Cour de Justice) (juge Blair) a rejeté la demande de la Roumanie d’annuler l’enregistrement, mais a fait droit à sa demande de suspendre l’exécution jusqu’à ce que la procédure devant les juridictions de l’Union ait été menée à terme (12). Le 27 juillet 2018, la Court of Appeal (Cour d’appel, Royaume-Uni) (juges Arden, Hamblen et Leggatt) a jugé que, en vertu du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE, les juridictions anglaises ne pouvaient ordonner l’exécution immédiate de la sentence tant qu’une décision de la Commission interdisait à la Roumanie de verser les dommages et intérêts accordés. Elle a par conséquent rejeté l’appel interjeté par les investisseurs contre le jugement de la High Court of Justice (Haute Cour de Justice) en ce qu’il suspendait l’exécution, mais a ordonné à la Roumanie de constituer une garantie (13)

26.      Par arrêt du 19 février 2020, Micula v. Romania (ci-après l’« arrêt en cause »), la Supreme Court (Cour suprême) a ordonné l’exécution de la sentence. S’appuyant sur l’article 351, premier alinéa TFUE, la Supreme Court (Cour suprême) a conclu que l’exécution de la sentence était régie par un traité multilatéral, la convention CIRDI, que le Royaume-Uni avait conclu avant son adhésion à l’Union européenne et qui imposait au Royaume-Uni des obligations dont l’exécution pouvait être exigée par les États tiers qui étaient parties à ce traité.

C.      La procédure précontentieuse

27.      Le 3 décembre 2020, la Commission a adressé au Royaume-Uni une lettre de mise en demeure, faisant état de quatre violations du droit de l’Union qui résultaient de l’arrêt en cause. Dans sa réponse, datée du 1er avril 2021, à la lettre de mise en demeure, le Royaume-Uni contestait les violations qui lui étaient reprochées.

28.      N’ayant pas été convaincue par les arguments avancés en réponse à la lettre de mise en demeure, la Commission a adressé le 17 juillet 2021 un avis motivé au Royaume-Uni. Par courrier du 23 août 2021, le Royaume-Uni a demandé une prorogation du délai imparti pour répondre à l’avis motivé, prorogation que la Commission a accordée. Le Royaume-Uni n’a pas répondu à l’avis motivé.

IV.    La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

29.      Dans sa requête, déposée le 29 juillet 2022, la Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

–        déclarer que, en autorisant l’exécution de la sentence arbitrale rendue dans l’affaire CIRDI no ARB/05/20, le Royaume-Uni a manqué aux obligations qui lui incombent :

–        en vertu de l’article 4, paragraphe 3, TUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord de retrait, en se prononçant sur l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE et son application à la mise en œuvre de la sentence arbitrale, alors que cette même question avait été tranchée par une décision existante de la Commission et était pendante devant les juridictions de l’Union ;

–        au titre de l’article 351, premier alinéa, TFUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord de retrait, en interprétant et en appliquant de manière erronée les notions « droits [d’]un ou [de] plusieurs États tiers » et « affectés par les [...] traités » ;

–        en vertu de l’article 267, premier alinéa, sous a) et b), et troisième alinéa, TFUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord de retrait, en ne saisissant pas la Cour d’une question préjudicielle sur la validité de l’injonction de suspension de 2014 et de la décision d’ouverture de 2014 et en ne posant pas, en qualité de juridiction statuant en dernier ressort, une question préjudicielle sur l’interprétation de dispositions du droit de l’Union qui n’étaient ni un acte clair ni un acte éclairé ; et

–        en vertu de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord de retrait, en ordonnant à la Roumanie de violer ses obligations du droit de l’Union découlant de l’injonction de suspension de 2014 et de la décision d’ouverture de 2014 ; et

–        condamner le Royaume-Uni aux dépens.

30.      Le Royaume-Uni, régulièrement mis en cause, n’a pas déposé de mémoire en défense dans le délai imparti. Contacté par le greffe de la Cour, qui souhaitait s’assurer de la bonne notification de la requête de la Commission, le Royaume-Uni a déclaré qu’il l’avait bien reçue et que, « à ce stade », il n’avait pas l’intention de participer à la procédure.

31.      Par courrier du 31 octobre 2022, la Commission a demandé à la Cour de statuer par défaut en application de l’article 152 du règlement de procédure de la Cour (ci-après le « règlement de procédure »).

32.      À la suite d’une lettre du greffe de la Cour, la Commission a informé la Cour qu’elle ne s’opposerait pas à ce qu’un nouveau délai soit accordé à la partie défenderesse pour déposer un mémoire en défense. Le Royaume-Uni a toutefois confirmé, par courrier du 20 avril 2023, qu’il n’entendait pas présenter de mémoire en défense, en dépit du nouveau délai qui lui avait été accordé par la Cour.

V.      Analyse

33.      La Commission allègue dans la présente affaire quatre violations différentes du droit de l’Union qui résultent selon elle de l’arrêt en cause. Avant d’examiner ces allégations (C), je souhaite aborder brièvement quelques aspects procéduraux de la présente affaire : la compétence de la Cour au titre de l’article 258 TFUE, telle que prévue par l’accord de retrait (A), et certaines spécificités de la procédure suivant laquelle la Cour rend un arrêt par défaut (B).

A.      Observations liminaires I : la compétence de la Cour au titre de l’article 258 TFUE, telle que prévue par l’accord de retrait

34.      Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union et de la Communauté européenne de l’énergie atomique. Le 1er février 2020, l’accord de retrait est entré en vigueur.

35.      L’article 2, sous e), et l’article 126 de l’accord de retrait prévoyaient une période de transition, qui a commencé à la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait et s’est terminée le 31 décembre 2020. L’article 127 de cet accord stipulait que, sauf disposition contraire de l’accord, le droit de l’Union était applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition.

36.      L’accord de retrait contenait également quelques dispositions spécifiques concernant le contrôle des aides d’État et les procédures administratives y relatives devant la Commission (14), ainsi que les procédures juridictionnelles devant les juridictions de l’Union (15). Aucune de ces dispositions ne prévoyait toutefois une dérogation au principe énoncé à l’article 127 de l’accord de retrait en ce qui concerne les dispositions du droit de l’Union (que ce soit de fond ou de procédure) qui sont pertinentes aux fins de la présente affaire.

37.      En particulier, l’article 87, paragraphe 1, de l’accord de retrait précisait que, « [s]i la Commission européenne considère que le Royaume-Uni a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu des traités [...] avant la fin de la période de transition, la Commission européenne peut, dans les quatre ans suivant la fin de la période de transition, saisir la Cour de justice de l’Union européenne conformément aux exigences énoncées à l’Article 258 du TFUE [...] La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour connaître de telles affaires ».

38.      On peut tirer deux conclusions de ces dispositions. Premièrement, au moment où les violations alléguées se sont produites, le Royaume-Uni était lié par les dispositions du droit de l’Union invoquées par la Commission dans le cadre de la présente procédure. Deuxièmement, la Cour a compétence pour connaître de la présente affaire, étant donné que i) l’arrêt en cause a été rendu au cours de la période de transition (le 19 février 2020) et que ii) le recours introduit par la Commission sur le fondement de l’article 258 TFUE l’a été dans les quatre ans suivant la fin de la période de transition (le 29 juillet 2022).

B.      Observations liminaires II : arrêts par défaut

39.      Dans la présente procédure, le Royaume-Uni n’a pas déposé de mémoire en défense et la Commission a dès lors demandé à la Cour de rendre un arrêt par défaut.

40.      Aux termes de l’article 152, paragraphe 3, du règlement de procédure, la Cour doit examiner dans ce type de situation « la recevabilité de la requête et vérifi[er] si les formalités ont été régulièrement accomplies et si les conclusions du requérant paraissent fondées ».

41.      En l’espèce, les formalités semblent avoir été régulièrement accomplies. En particulier, le Royaume-Uni a, ainsi qu’il a été mentionné aux points 30 à 32 des présentes conclusions, confirmé au greffe avoir bien reçu la requête. En outre, cette requête ne contient selon moi aucun élément suggérant une quelconque irrégularité procédurale qui serait susceptible d’affecter la recevabilité du recours. La requête de la Commission répond aux exigences de clarté et de précision énoncées à l’article 120 du règlement de procédure et les griefs qui y sont avancés semblent correspondre à ceux précédemment formulés dans la lettre de mise en demeure et dans l’avis motivé.

42.      En ce qui concerne l’appréciation du caractère bien fondé d’un recours sur lequel il est demandé à la Cour de statuer par défaut, je souhaiterais développer brièvement deux considérations, qui sont liées.

43.      Tout d’abord, il peut être utile de clarifier le niveau d’exigence quant à la preuve que la Cour est tenue d’appliquer lorsqu’elle apprécie les prétentions d’un requérant. Je rappelle à cet égard une nouvelle fois le texte de l’article 152, paragraphe 3, du règlement de procédure, aux termes duquel la Cour doit, dans le cadre d’une procédure par défaut, se prononcer sur le point de savoir si « les conclusions du requérant paraissent fondées » (16).

44.      Selon moi, cette disposition exprime clairement que, d’une part, le fait que le défendeur ne participe pas à la procédure ne signifie pas que la Cour fera automatiquement droit aux demandes du requérant. Comme l’a dit l’avocat général Mischo, dans une procédure par défaut, « [i]l ne saurait [...] être question de faire bénéficier d’une quelconque présomption de véracité les affirmations de la requérante » (17). Au contraire, la Cour a dit pour droit de façon constante que, dans des procédures au titre des articles 258 à 260 TFUE, « quand bien même l’État membre concerné ne conteste pas un manquement, il appartient à la Cour, en tout état de cause, de constater si [le] manquement reproché existe ou non » (18).

45.      Le niveau d’exigence quant à la preuve ne saurait pas non plus être celui appliqué par la Cour dans le cadre de demandes de mesures provisoires en vertu des articles 278 et 279 TFUE. Selon la jurisprudence constante, la Cour est uniquement tenue de vérifier dans ce type de procédure l’existence d’un fumus boni juris, compris comme des conclusions qui apparaissent, « à première vue, non dépourvu[es] de fondement sérieux » (19). D’après moi, la différence entre des conclusions qui « paraissent fondées » et des conclusions qui « apparaissent non dépourvues de fondement sérieux » n’est pas simplement terminologique. L’article 152, paragraphe 3, du règlement de procédure est donc plus exigeant.

46.      D’autre part, cependant, le verbe « paraissent » indique que le critère d’examen est relativement bienveillant à l’égard du requérant. La Cour n’est pas tenue de se livrer à un examen détaillé des faits invoqués et des arguments juridiques avancés par le requérant ; on ne saurait pas davantage s’attendre à ce qu’elle développe les arguments de fait et de droit que le défendeur aurait pu avancer s’il avait participé à la procédure. En renonçant à exercer son droit de comparaître, le défendeur fait le choix de se priver de la possibilité, entre autres, de présenter des preuves susceptibles de remettre en cause l’exactitude des faits allégués par le requérant ou de soulever des moyens de défense qu’il appartient en principe au défendeur d’avancer et d’étayer.

47.      Bien entendu, dans le cadre de son appréciation des conclusions du requérant, la Cour peut considérer comme établi un fait qui est notoire ou est prouvé par l’expérience générale (20), et le principe jura novit curia reste pleinement d’application (21). Pour le reste, toutefois, la Cour doit fonder ses constatations sur les informations figurant au dossier.

48.      Je dirais que, dans une procédure par défaut, il incombe au requérant de prouver que ses conclusions sont, « à première vue, fondées » : si les arguments avancés à l’appui de ces conclusions apparaissent, sans analyse approfondie, raisonnables en droit et en fait et sont, le cas échéant, étayés par des preuves appropriées, la Cour doit statuer en faveur du requérant sans autre vérification (22).

49.      Cette approche équilibrée du niveau d’exigence en matière de preuve aux fins de l’article 152, paragraphe 3, du règlement de procédure me semble être le plus en harmonie avec le libellé de cette disposition et avec la logique même de la procédure par défaut. Les procédures par défaut sont un concept qui existe, sous des formes diverses, dans la plupart des systèmes juridiques. À ma connaissance, ces procédures ont typiquement un caractère sommaire et le juge est le plus souvent tenu de statuer en faveur du demandeur, même si ce n’est pas en renonçant à tout sens critique ou de façon automatique (23).

50.      En effet, si la Cour était tenue de procéder à une analyse normale et détaillée, tant en droit qu’en fait, des prétentions des requérants, la possibilité de former opposition contre l’arrêt par défaut ouverte aux défendeurs (24) perdrait largement sa raison d’être.

51.      Cela m’amène au point suivant.

52.      S’il ne m’appartient pas de juger de la sagesse du choix d’une partie de ne pas participer à la procédure, je souhaite néanmoins souligner que ce choix rend plus difficile l’exercice, par la Cour, de ses fonctions juridictionnelles (25). Il existe un vieil adage anglais selon lequel il existe toujours deux versions d’une histoire (26). S’il en va bien ainsi, il est regrettable que, dans certains cas, la Cour n’entende pas l’une des deux versions de l’histoire, à tout le moins pas avant qu’une deuxième procédure ait éventuellement lieu. La possibilité de former opposition contre un arrêt par défaut peut offrir une occasion de résoudre certains problèmes susceptibles de résulter de ce premier arrêt de la Cour, mais elle conduit également à un doublement des procédures, ce qui conduit à une situation d’incertitude juridique prolongée et à une utilisation suboptimale des ressources de la Cour (et éventuellement de celles des parties).

53.      Les questions de procédure ayant été traitées, je passe à présent au caractère fondé des quatre moyens avancés par la Commission. Bien que ces quatre moyens soient étroitement liés, j’examinerai chacun d’eux séparément, en renvoyant aux questions qui auront déjà été examinées dans ces conclusions.

C.      Premier moyen : violation de l’article 4, paragraphe 3, TUE

1.      Argumentation de la partie requérante

54.      Dans le cadre de son premier moyen, la Commission soutient que le Royaume-Uni a violé le principe de coopération loyale du fait que la Supreme Court (Cour suprême) n’a pas suspendu la procédure dont elle était saisie en attendant que la Cour statue sur le pourvoi dans l’affaire European Food.

55.      La Commission fait valoir qu’il découle de l’obligation de coopération loyale, inscrite à l’article 4, paragraphe 3, TUE, que, lorsqu’une juridiction nationale est saisie d’une affaire qui fait déjà l’objet d’une enquête de la Commission ou d’une procédure devant les juridictions de l’Union, le devoir de coopération loyale oblige cette juridiction à surseoir à statuer, à moins qu’il n’existe guère de risque de conflit entre son futur jugement et le futur acte de la Commission ou le futur arrêt des juridictions de l’Union.

56.      La procédure de reconnaissance et d’exécution engagée par les investisseurs au Royaume-Uni avait, selon la Commission, eu pour effet de saisir la Supreme Court (Cour suprême) d’un litige nécessitant une interprétation des mêmes dispositions du droit de l’Union au regard des mêmes mesures que celles sur lesquelles la Commission s’était déjà prononcée et qui faisaient l’objet d’une procédure pendante devant les juridictions de l’Union.

57.      Alors qu’elle avait conscience du fait qu’elle était toujours tenue de son obligation de coopération loyale, la Supreme Court (Cour suprême) a décidé de statuer définitivement sur le litige, faisant ainsi naître un risque de conflit entre sa décision et les décisions de la Commission et des juridictions de l’Union à intervenir dans ce même litige.

2.      Appréciation

a)      Le principe de coopération loyale et le contrôle des aides dÉtat

58.      L’article 4, paragraphe 3, TUE énonce l’un des principes généraux du droit de l’Union qui constituent la base du système juridique mis en place par les traités : le principe de coopération loyale. Ce principe impose en substance aux institutions de l’Union et à toutes les autorités nationales, y compris les autorités juridictionnelles des États membres agissant dans le cadre de leurs compétences, de coopérer de bonne foi (27).

59.      En vertu de l’article 4, paragraphe 3, TUE, les États membres sont en particulier tenus, d’une part, de « pren[dre] toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union » et, d’autre part, de « facilit[er] l’accomplissement par l’Union de sa mission et [de] s’abst[enir] de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union ».

60.      Un objectif central de l’Union est – il n’est guère besoin de le rappeler – d’établir un marché intérieur (28): un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée (29) et dans lequel la concurrence entre entreprises n’est pas faussée (30), que ce soit par le comportement, unilatéral ou multilatéral, des entreprises (31) ou par des aides d’État accordées par les autorités nationales (32).

61.      En ce qui concerne les mesures d’aide d’État, l’article 108 TFUE a mis en place un système de contrôle préalable et a posteriori, dans lequel la Commission joue un rôle central. Elle doit, entre autres, « proc[éder] à l’examen permanent » des régimes d’aides existants et à l’examen préalable « des projets tendant à instituer ou à modifier des aides » avant que ceux-ci ne soient mis en œuvre. En outre, la Commission jouit d’une « compétence exclusive » pour l’appréciation de la compatibilité de mesures d’aides ou d’un régime d’aides avec le marché commun, sous le contrôle du juge communautaire (33).

62.      Cela dit, les juridictions nationales ont également un rôle important à jouer en ce domaine. Il est bien établi que l’application des règles du droit de l’Union en matière d’aides d’État repose sur une obligation de coopération loyale entre, d’une part, les juridictions nationales et, d’autre part, la Commission et les juridictions de l’Union, dans le cadre de laquelle chacune agit dans les limites du rôle qui lui est assigné par le traité (34). Le rôle des juridictions nationales inclut notamment l’obligation de protéger les justiciables affectés par la distorsion de la concurrence résultant de l’octroi de l’aide illégale (35). Elles doivent cependant s’abstenir de prendre des décisions allant à l’encontre d’une décision de la Commission, même si elle revêt un caractère provisoire (36).

63.      Dans ces conditions – du fait que les compétences et pouvoirs respectifs de la Commission, des juridictions de l’Union et des juridictions nationales se recoupent –, un risque de conflit en ce qui concerne l’interprétation et l’application des règles en matière d’aides d’État peut exister dans certains cas d’espèce. Il peut notamment en aller ainsi lorsque la conformité d’une mesure nationale aux règles de l’Union en matière d’aides d’État fait l’objet de procédures administratives ou juridictionnelles diverses, qui se déroulent en parallèle au niveau de l’Union et au niveau national.

64.      Au regard de ce fait, la Cour a dit pour droit que, lorsque la solution du litige pendant devant la juridiction nationale dépend de la validité de la décision de la Commission, il résulte de l’obligation de coopération loyale que la juridiction nationale devrait, afin d’éviter de prendre une décision allant à l’encontre de celle de la Commission, surseoir à statuer jusqu’à ce qu’une décision définitive sur le recours en annulation soit rendue par les juridictions de l’Union. La juridiction nationale peut toutefois refuser de surseoir à statuer si elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, il est justifié de déférer une question préjudicielle à la Cour sur la validité de la décision de la Commission ou qu’il n’existe guère de risque de conflit entre les décisions administratives ou juridictionnelles (37).

65.      Les principes découlant de cette jurisprudence (ci-après la « jurisprudence Masterfoods ») s’appliquent, selon moi, pleinement dans la présente affaire.

b)      Le principe de coopération loyale dans l’arrêt en cause

66.      Ainsi que la Supreme Court (Cour suprême) l’a reconnu au point 2 de l’arrêt en cause, la procédure portée devant elle était « le dernier chapitre des multiples tentatives de faire exécuter la sentence contre la Roumanie entreprises par [les investisseurs] dans un grand nombre de pays et des tentatives de la Commission européenne [...] de prévenir cette exécution au motif qu’elle serait contraire au droit de l’Union prohibant les aides d’État illégales » (38).

67.      En effet, la Supreme Court (Cour suprême) a relevé que des procédures d’exécution étaient en cours dans plusieurs autres États membres : en France, en Belgique, au Luxembourg et en Suède. Par ailleurs, dans l’un de ces États (en Belgique), la juridiction nationale concernée avait déjà saisi la Cour de trois questions préjudicielles relatives à l’exécution de la sentence et au principe de coopération loyale (39). En outre, plus important encore, la procédure devant la Supreme Court (Cour suprême) se déroulait de façon parallèle à la procédure devant les juridictions de l’Union dans le cadre de laquelle les investisseurs contestaient la validité de la décision finale de 2015 (ci-après l’« affaire European Food ») (40).

68.      Consciente des conséquences susceptibles de découler de cet entrelacs de litiges, la Supreme Court (Cour suprême) a déclaré, au point 56 de l’arrêt en cause, que, au regard des circonstances de l’affaire, i) elle était « préoccupée par le risque de décisions contradictoires ayant le même objet entre les mêmes parties » ; ii) il lui était impossible de conclure qu’« il n’exist[ait] guère de risque de conflit » entre ces décisions ; iii) si le conflit entre les différentes décisions se matérialisait, les conséquences en reviendraient à « entraver de façon significative l’application du droit de l’Union », et iv) l’existence d’un pourvoi pendant devant la Cour était en principe « suffisant à déclencher l’obligation de coopération ».

69.      La Supreme Court (Cour suprême) a toutefois néanmoins procédé à l’examen au fond du moyen tiré de l’article 351, premier alinéa, TFUE invoqué par les investisseurs. Elle a commencé par rappeler la jurisprudence des juridictions de l’Union relative à cette disposition (41) et par examiner de manière générale la portée générale des obligations découlant, en vertu de cette disposition, de conventions antérieures (42). Elle s’est ensuite penchée sur la question de savoir si l’article 351 TFUE s’appliquait aux obligations en cause dont le Royaume-Uni était tenu en vertu de la convention CIRDI (43), avant d’examiner, enfin, si son interprétation de cette disposition du traité FUE était susceptible de faire naître dans l’affaire dont elle était saisie un risque de conflit qui nécessitait de surseoir à statuer dans la procédure nationale en attendant l’issue de la procédure devant les juridictions de l’Union (44).

70.      C’est cette dernière partie du raisonnement de la Supreme Court (Cour suprême) que la Commission conteste dans le cadre du premier moyen invoqué à l’appui du présent recours. Dans les tous derniers passages de l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) est parvenue à la conclusion que, en dépit de ses précédentes constatations concernant l’applicabilité, dans l’abstrait, du principe de coopération loyale, une suspension de la procédure n’était pas nécessaire, et ce pour trois raisons.

71.      Premièrement, la Supreme Court (Cour suprême) a jugé que, en vertu du droit de l’Union, les questions relatives à l’existence et à la portée des obligations résultant de conventions antérieures en application de l’article 351, premier alinéa, TFUE n’étaient pas réservées aux juridictions de l’Union. Ces questions n’étaient pas régies par le droit de l’Union et – a poursuivi la Supreme Court (Cour suprême) – la Cour n’était pas mieux à même d’y répondre qu’une juridiction nationale.

72.      Deuxièmement, la Supreme Court (Cour suprême) a déclaré que la question soulevée devant elle par les investisseurs sur le fondement de l’article 351 TFUE n’était pas parfaitement identique à celle dont étaient saisies les juridictions de l’Union. Dans le cadre de l’affaire European Food, les investisseurs soutenaient, entre autres, que l’article 351 TFUE conférait une primauté aux obligations internationales préexistantes incombant à la Roumanie en vertu du TBI et de l’article 53 de la convention CIRDI. Dans la procédure au Royaume-Uni, la question juridique qui se posait était, au contraire, celle des obligations du Royaume-Uni de mettre en œuvre la convention CIRDI et de reconnaître et exécuter la sentence en application des articles 54 et 69 de la convention CIRDI (45). La Supreme Court (Cour suprême) a observé que, étant spécifique au litige au Royaume-Uni, cette question n’avait pas été soulevée devant les juridictions de l’Union.

73.      Troisièmement, la Supreme Court (Cour suprême) a également jugé que la probabilité que les juridictions de l’Union se prononcent sur l’applicabilité de l’article 351, premier alinéa, TFUE aux obligations antérieures à l’adhésion découlant de la convention CIRDI dans le contexte du litige pendant au Royaume‑Uni était très faible. L’arrêt du Tribunal dans l’affaire European Food n’avait pas porté sur l’interprétation de l’article 351 TFUE et le pourvoi (alors) pendant devant la Cour était, par voie de conséquence, limité à d’autres questions. Même dans l’hypothèse d’une annulation de l’arrêt frappé de pourvoi et d’un renvoi devant le Tribunal pour que celui-ci statue à nouveau, il était – selon la Supreme Court (Cour suprême) – improbable que les juridictions de l’Union traitent la question spécifique soulevée dans le cadre de la procédure au Royaume‑Uni. La Supreme Court (Cour suprême) a conclu que, dans ces conditions, il n’était pas nécessaire de surseoir à statuer.

c)      Le sursis à statuer

74.      Je suis d’avis que les critiques formulées par la Commission en ce qui concerne l’appréciation portée dans l’arrêt en cause sur le principe de coopération loyale sont tout à fait fondées. Selon moi, les arguments avancés par la Supreme Court (Cour suprême) pour éviter de surseoir à statuer – en dépit du fait que, comme elle l’a elle-même reconnu, le principe de coopération loyale continuait de s’appliquer – ne sont pas convaincants.

1)      La jurisprudence Masterfoods

75.      En premier lieu, le fait que les questions relatives à l’existence et à la portée des obligations résultant de conventions antérieures en application de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne sont pas « réservées aux juridictions de l’Union » ou que celles-ci ne sont « pas mieux à même d’y répondre qu’une juridiction nationale » est sans importance pour l’application du principe de coopération loyale.

76.      La jurisprudence Masterfoods ne repose pas sur l’idée que l’interprétation de certaines dispositions du droit de l’Union doive être « réservée » aux juridictions de l’Union. Tout au contraire : cette jurisprudence est précisément fondée sur la prémisse que les deux ordres juridictionnels sont, sauf exception, compétents et capables de statuer sur les questions d’interprétation et d’application du droit de l’Union susceptibles de se poser dans le cadre des procédures dont elles sont saisies, y compris en matière de concurrence. En effet, il découle de l’article 19 TUE que les juridictions nationales sont destinées à être, pour les justiciables cherchant à faire respecter les droits qu’ils tirent du droit de l’Union, le juge de l’Union de droit commun (46).

77.      La ratio de la jurisprudence Masterfoods est double : d’une part, elle vise à préserver les pouvoirs exécutifs dont la Commission est investie dans le domaine de la concurrence (en l’espèce, celui d’établir l’existence et la compatibilité d’une aide supposée) en évitant tout conflit de décisions (administratives ou juridictionnelles) sur des questions juridiques en cours d’examen par la Commission ou qui ont été examinées par la Commission et sont actuellement soumises au contrôle des juridictions de l’Union. D’autre part, elle vise à préserver la compétence exclusive des juridictions de l’Union pour contrôler la validité des actes pris par les institutions de l’Union, en évitant que se produise une situation dans laquelle une juridiction nationale rendrait une décision qui, de fait, impliquerait l’invalidité d’un tel acte.

78.      Dans ces conditions, il me semble que la présente affaire entre pleinement dans la catégorie de cas auxquels la jurisprudence Masterfoods s’applique (47).

79.      Tant la procédure devant les juridictions de l’Union que celle au Royaume‑Uni portaient, dans les grandes lignes, sur le même objet (la possibilité pour les investisseurs de faire exécuter la sentence dans l’Union), impliquaient d’interpréter les mêmes dispositions et principes généraux du droit de l’Union (en particulier l’article 351 TFUE, les articles 107 et 108 TFUE ainsi que le principe de coopération loyale) et ont affecté la validité et/ou l’application effective de trois décisions en matière d’aides d’État adoptées par la Commission (48).

80.      Il transparaît également de l’arrêt en cause que la Supreme Court (Cour suprême) avait parfaitement conscience du fait que, si elle « donn[ait] le feu vert » à l’exécution de la sentence au Royaume-Uni, cela aurait pour effet de priver largement de leur objet tant la procédure administrative devant la Commission concernant l’aide d’État alléguée que le recours en annulation devant les juridictions de l’Union (49).

81.      S’il en va ainsi, le point de savoir si une question juridique donnée soulevée par les investisseurs devant les juridictions du Royaume-Uni était, ou non, une question à l’égard de laquelle les juridictions de l’Union jouissaient d’une compétence réservée ou sur laquelle elles étaient les mieux à même de statuer est dépourvue de toute pertinence pour l’applicabilité de la jurisprudence Masterfoods.

82.      Le risque d’un conflit de décisions aurait été le même dans les deux situations et l’atteinte potentielle au bon accomplissement des missions que les auteurs des traités ont confiées à la Commission et aux juridictions de l’Union se produirait dans les deux cas. D’une part, l’arrêt en cause a permis aux investisseurs de faire exécuter la sentence, contournant ainsi l’« effet de blocage » résultant non seulement de la décision finale de 2015, mais également de la décision d’ouverture et de l’injonction de suspension. D’autre part, l’interprétation et l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE par la Supreme Court (Cour suprême) différaient, elles aussi, de celles retenues par la Commission dans la décision finale de 2015 (50). L’arrêt en cause impliquait ainsi de fait que cette décision était illégale, la Commission ne s’étant pas conformée à une disposition du droit primaire de l’Union. Or, la validité de cette décision était alors toujours examinée par les juridictions de l’Union.

2)      Interprétation de la notion de « conventions antérieures » et de l’article 351 TFUE

83.      En deuxième lieu, il peut certes être vrai que l’établissement, aux fins de l’article 351, premier alinéa, TFUE, de l’existence et de la portée des obligations incombant à un État membre en vertu d’une convention donnée n’est pas une question régie par le droit de l’Union. En principe, il n’appartient en effet pas à la Cour d’interpréter des accords internationaux auxquels l’Union n’est pas partie.

84.      Déterminer la signification et la portée de l’article 351, premier alinéa, TFUE – c’est-à-dire notamment les conditions dans lesquelles cette disposition permet qu’une règle du droit de l’Union se trouve privée d’effet du fait d’une convention antérieure – est, en revanche, très clairement une question d’interprétation du droit de l’Union.

85.      C’est également une question qui avait été spécifiquement soulevée devant la Supreme Court (Cour suprême) (51) et qui, d’un point de vue logique, est préalable à tout examen des effets d’une convention internationale à l’égard d’un État membre. À l’évidence, il est impossible à une juridiction d’établir ce qui découle d’une disposition donnée d’une convention antérieure sans avoir constaté au préalable que cette convention (et/ou l’une ou plusieurs de ses dispositions) relevait du champ d’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE.

86.      De fait, la portée de l’article 351, premier alinéa, TFUE était une question que la Supreme Court (Cour suprême) a dû longuement creuser avant de commencer son appréciation des conséquences juridiques découlant des dispositions de la convention CIRDI invoquées par les investisseurs. Au point 98 de l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) a très justement déclaré que, pour cela, il fallait examiner si la convention internationale en question imposait à l’État membre concerné des obligations dont l’exécution pouvait encore être exigée par les États tiers qui étaient parties à cette convention. Elle a ensuite, aux points 98 à 100 de cet arrêt, procédé à une interprétation de l’expression « obligations dont l’exécution peut encore être exigée par les États tiers ».

87.      Cette expression – dont la signification précise était controversée entre les parties – apparaît dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 351, premier alinéa, TFUE (52), qui vise les « droits et obligations résultant de conventions conclues [...] entre un ou plusieurs États membres, d’une part, et un ou plusieurs États tiers, d’autre part ».

88.      Il convient de noter à cet égard que l’article 351, premier alinéa, TFUE ne fait en aucune manière référence au droit des États membres ou au droit international. Il s’ensuit que les notions y utilisées sont des notions autonomes du droit de l’Union, dont le sens et la portée doivent être interprétés de façon uniforme sur le territoire de l’Union, en tenant compte non seulement des termes de cette disposition, mais aussi de son objectif et de son contexte (53). Cela ne signifie pas, bien entendu, que les auteurs des traités entendaient faire abstraction des règles du droit international applicables en la matière (54). Cela signifie seulement que c’est le droit de l’Union lui-même qui fixe les conditions et les limites dans lesquelles les États membres sont autorisés (en vertu des traités) à laisser des règles de l’Union inappliquées afin de se conformer à des conventions antérieures (55).

89.      À cet égard, il convient de se rappeler que, outre les conditions expressément énoncées à l’article 351, premier alinéa, TFUE, le deuxième alinéa de cette disposition instaure une obligation spécifique d’éliminer des conflits à l’avenir et le troisième alinéa énonce une interdiction d’accorder un traitement préférentiel à des États tiers. Par ailleurs, certaines limites du champ d’application de cette disposition découlent des caractéristiques spécifiques de l’ordre juridique de l’Union. Ainsi que la Cour l’a dit pour droit dans l’arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, l’article 351 TFUE « ne pourrait en effet en aucun cas permettre la remise en cause des principes qui relèvent des fondements mêmes de l’ordre juridique [de l’Union], parmi lesquels celui de la protection des droits fondamentaux, qui inclut le contrôle par le juge [de l’Union] de la légalité des actes [de l’Union] quant à leur conformité avec ces droits fondamentaux » (56).

90.      Dans la présente affaire, la question-clé sur laquelle la Supreme Court (Cour suprême) devait statuer était, pour le dire simplement, de savoir dans quelles conditions l’article 351, premier alinéa, TFUE était applicable lorsque i) la convention antérieure invoquée était une convention multilatérale et ii) le litige était purement interne à l’Union, n’impliquant aucun État tiers ou ressortissant d’un État tiers.

91.      À la lumière de ce qui précède, la Supreme Court (Cour suprême) a, dans l’arrêt en cause, interprété (et appliqué) non pas uniquement une convention antérieure, mais aussi une disposition de droit de l’Union. Le fait que, en l’occurrence, ces deux ensembles de dispositions étaient inextricablement liés en ce qui concerne leur interprétation ne saurait remettre en cause la compétence de la Cour pour examiner l’aspect relatif au droit de l’Union de l’affaire.

92.      Lorsque cela est nécessaire pour trancher un litige relevant de sa compétence, la Cour doit être en mesure d’interpréter de façon incidente des clauses de conventions internationales même lorsque ces conventions ne font pas partie du droit de l’Union. Cela explique que, dans le cadre de recours directs, la Cour n’a pas hésité à se livrer à cette tâche, dans la mesure où cela était nécessaire pour statuer sur le litige (57).

93.      À l’inverse, dans le cadre de procédures préjudicielles, il n’est habituellement pas nécessaire que la Cour interprète la convention internationale en cause, puisque cette tâche peut être laissée aux juridictions nationales de l’État membre concerné (58). Néanmoins, la Cour peut également dans une procédure préjudicielle avoir incidemment compétence pour interpréter une convention internationale à laquelle l’Union n’est pas partie (59). Il en va ainsi lorsque, pour pouvoir fournir une interprétation du droit de l’Union qui soit utile au juge national, la Cour doit tenir compte du contexte juridique dans lequel une règle du droit de l’Union s’applique.

94.      Par exemple, lorsque, comme dans la présente affaire, la question se pose de savoir si une convention ou une clause d’une convention données sont susceptibles de relever de l’article 351, premier alinéa, TFUE, on ne saurait soutenir sérieusement que la Cour peut uniquement fournir une interprétation d’une disposition du droit de l’Union sur un plan extrêmement abstrait, sans pouvoir tenir compte des caractéristiques spécifiques de la convention ou de la clause en question (60).

95.      En outre, une autre raison aurait pu justifier dans la présente affaire que la Cour examine, même si ce n’était que de façon incidente, les dispositions de la convention CIRDI invoquées par les investisseurs : l’interprétation de ces dispositions aurait eu une incidence directe sur la validité ou les effets de trois décisions de la Commission (61).

3)      Différence des questions juridiques soulevées dans le cadre de la procédure au Royaume-Uni et de celle devant les juridictions de l’Union

96.      En troisième lieu, la déclaration de la Supreme Court (Cour suprême), selon laquelle la question soulevée devant elle par les investisseurs au titre de l’article 351 TFUE n’était pas parfaitement identique à celle soulevée devant les juridictions de l’Union n’a, elle aussi, qu’une pertinence limitée et est également dans une certaine mesure inexacte.

97.      Pour commencer, je vois mal pour quelle raison il importerait de savoir si, dans le cadre des différentes procédures engagées devant les juridictions de l’Union et les juridictions nationales, les investisseurs avaient invoqué l’article 53 et/ou l’article 54 de la convention CIRDI. Les deux dispositions portent sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales. Il s’agit là en substance de dispositions s’adressant à des destinataires différents, qui prévoient des voies de droit différentes pour l’exécution de sentences arbitrales afin de créer à cet égard une symétrie des obligations entre les États et les investisseurs (62).

98.      Le risque de créer un « obstacle significatif à l’application du droit de l’Union » (63) existait indépendamment de la base juridique précise invoquée par les investisseurs dans les différentes procédures. C’est la coexistence de plusieurs procédures administratives et judiciaires dans l’Union – qui portaient toutes sur la même sentence et avaient en commun l’objectif de faire cesser les effets de la décision finale de 2015 (au niveau de l’Union en en obtenant l’annulation et au niveau national en la contournant) – qui importait vraiment aux fins de l’article 4, paragraphe 3, TUE et de la jurisprudence Masterfoods.

99.      En outre, la déclaration de la Supreme Court (Cour suprême) concernant la différence des prétentions des investisseurs n’est pas entièrement exacte. La Supreme Court (Cour suprême) a elle-même reconnu que, dans le cadre de la procédure devant les juridictions de l’Union, les investisseurs avaient effectivement invoqué non seulement l’article 53 de la convention CIRDI, mais également l’article 54 de celle-ci (64). Il en va de même en ce qui concerne la procédure administrative devant la Commission : de fait, la décision finale de 2015 fait référence à ces deux dispositions (65).

100. De même, le fait qu’aucune question relative à l’existence et à l’étendue des obligations pesant sur le Royaume-Uni en vertu de la convention CIRDI n’avait été soulevée devant les juridictions de l’Union semble pareillement dépourvu d’importance dans le cadre de la présente affaire. À l’évidence, dès lors que la procédure d’aide d’État qui a abouti à la décision finale de 2015 n’impliquait le Royaume-Uni en aucune manière, il n’y avait aucune raison d’examiner la situation spécifique de cet État membre.

101. Cependant, autant que je puisse voir, les obligations du Royaume-Uni en vertu de la convention CIRDI ne sont pas différentes de celles des autres États membres qui sont tous également parties à cette convention, à l’exception de la République de Pologne. Cela inclut non seulement la Roumanie (l’État membre qui avait accordé l’aide alléguée), mais également le Royaume de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume de Suède (où des procédures parallèles étaient en cours). Par conséquent, toute constatation des juridictions de l’Union concernant l’applicabilité de la convention CIRDI, en vertu de l’article 351 TFUE, au litige pendant devant elles (ou le juge national) aurait été applicable, mutatis mutandis, à la procédure au Royaume-Uni.

102. Certes, l’applicabilité de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne faisait pas partie des questions sur lesquelles le Tribunal s’est prononcé lorsqu’il a annulé la décision finale de 2015 et qui, par conséquent, avaient été soulevées dans le cadre du pourvoi ensuite introduit devant la Cour.

103. Néanmoins, cela ne signifiait pas que – pour reprendre les termes la Supreme Court (Cour suprême) – « la chance que [les juridictions] de l’Union se prononc[ent] sur l’applicabilité de l’article 351 TFUE à des obligations contractées avant l’adhésion en vertu de la convention CIRDI [était] faible » ou, formulé autrement, que « la possibilité que les juridictions de l’Union examinent cette question à l’avenir [était] à la fois incertaine et ténue » (66). La Supreme Court (Cour suprême) avait elle-même constaté que l’obligation de coopération loyale était en principe déclenchée par l’« existence d’un pourvoi devant la Cour, ayant de réelles chances d’aboutir » (67).

104. Si le pourvoi de la Commission avait abouti (ce qui s’est effectivement produit par la suite (68)), la Cour aurait pu soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour nouvel examen, soit trancher elle‑même l’affaire définitivement. Dans les deux cas, cela aurait impliqué de traiter les deux moyens invoqués par les investisseurs à l’appui de leur recours en annulation sur lesquels le Tribunal ne s’était pas prononcé dans l’arrêt annulé (69). L’un de ces moyens portait précisément sur la prétendue méconnaissance, par la Commission, de l’article 351, premier alinéa, TFUE (70).

105. Si, au contraire, le pourvoi de la Commission avait échoué, celle‑ci aurait dû recommencer son enquête sur la mesure d’aide alléguée et évaluer à nouveau les arguments avancés par les investisseurs, y compris ceux tirés de l’applicabilité de l’article 351, premier alinéa, TFUE et, en vertu de cette disposition, de la convention CIRDI (71). Bien entendu, les investisseurs auraient pu contester toute décision sur ce point devant les juridictions de l’Union.

106. Les arguments des investisseurs concernant l’applicabilité de l’article 351, premier alinéa, TFUE et de la convention CIRDI devaient donc nécessairement, à un stade ou un autre de la procédure devant les juridictions de l’Union, être expressément traités par ces dernières. Plus exactement, étant donné que les investisseurs avaient expressément avancé de tels arguments, il était impossible qu’une décision de la Commission en leur défaveur devienne définitive sans que les juridictions de l’Union examinent ces arguments.

107. Enfin, si la Supreme Court (Cour suprême) était d’avis que les spécificités de la procédure dont elle était saisie – relative à la disposition de la convention CIRDI invoquée par les investisseurs et/ou à la position du Royaume-Uni au regard de la convention CIRDI – faisaient naître des questions qui étaient à la fois pertinentes pour l’issue du litige et insusceptibles d’être traitées par les juridictions de l’Union dans le cadre de l’affaire European Food, elle aurait pu saisir la Cour sur le fondement de l’article 267 TFUE. Ainsi que je l’ai expliqué, ces questions étaient soulevées en relation avec le champ d’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE et relevaient par conséquent de la compétence de la Cour. Il convient d’observer que l’article 86, paragraphe 2, de l’accord de retrait autorisait dans de telles circonstances un renvoi préjudiciel devant la Cour.

108. En conclusion, la Supreme Court (Cour suprême) a statué sur des questions d’interprétation du droit de l’Union qui avaient été traitées dans une décision de la Commission dont la validité faisait l’objet d’une procédure alors pendante devant les juridictions de l’Union. Les arguments avancés à cet égard par les investisseurs, tant devant la Supreme Court (Cour suprême) que devant les juridictions de l’Union, impliquaient nécessairement que la décision de la Commission n’était pas valide. Le risque que soient adoptées, au sein de l’Union, des décisions (administratives ou juridictionnelles), ayant le même objet, contradictoires était réel et actuel. Par conséquent, en refusant de suspendre la procédure, comme l’exige la jurisprudence Masterfoods, la Supreme Court (Cour suprême) a manqué à l’obligation de coopération loyale, inscrite à l’article 4, paragraphe 3, TUE. Le premier moyen avancé par la Commission est dès lors bien fondé.

D.      Deuxième moyen : violation de l’article 351, premier alinéa, TFUE

1.      Argumentation des parties

109. Dans le cadre de son deuxième moyen, la Commission soutient que, en jugeant que le droit de l’Union ne s’appliquait pas à l’exécution de la sentence au Royaume-Uni, au motif que le Royaume-Uni avait, à l’égard de tous les autres États parties à la convention CIRDI, y compris les États tiers, l’obligation d’exécuter la sentence conformément à l’article 54 de cette convention, l’arrêt en cause emporte violation de l’article 351, premier alinéa, TFUE.

110. La Commission fait valoir que, dans la présente affaire, l’article 351, premier alinéa, TFUE n’était pas applicable et que, en concluant l’inverse, la Supreme Court (Cour suprême) a indûment étendu le champ d’application de cette disposition. Cette conclusion découle – selon la Commission – d’une interprétation erronée de deux expressions utilisées à l’article 351 TFUE, qui sont toutes deux des notions autonomes du droit de l’Union : « droits [d’]un ou [de] plusieurs États tiers » et « affectés par les [...] traités ».

111. La Commission affirme premièrement que l’obligation du Royaume-Uni d’exécuter la sentence conformément à l’article 54 de la convention CIRDI ne mettait en jeu en aucune manière les « droits [d’]un ou [de] plusieurs États tiers », dès lors que la présente affaire concerne uniquement des États membres de l’Union. Elle allègue deuxièmement qu’aucune obligation du Royaume-Uni en vertu de la convention CIRDI n’était « affectée par les [...] traités », dans la mesure où toutes les dispositions pertinentes de cette convention pouvaient être interprétées d’une manière permettant d’éviter tout conflit avec les règles pertinentes des traités de l’Union.

2.      Appréciation

112. Pour les raisons exposées ci-après, je considère qu’il convient de rejeter ce deuxième moyen de la Commission.

a)      Un État membre peut-il violer l’article 351, premier alinéa, TFUE ? 

113. Dans sa réponse à la lettre de mise en demeure, le Royaume-Uni a réfuté la violation de l’article 351, premier alinéa, TFUE alléguée par la Commission, en renvoyant au texte de cette disposition qui ne semble imposer aucune obligation aux États membres.

114. Il peut être utile de souligner d’emblée que l’article 351, premier alinéa, TFUE introduit une règle régissant les conflits susceptibles de naître de l’application concurrente de deux ensembles de règles (72): les traités de l’Union, d’une part, et les conventions antérieures, d’autre part. Cette disposition reflète des principes de droit international bien établis concernant l’application de traités successifs et les effets des traités à l’égard d’États tiers, tels que pacta sunt servanda, pacta tertiis nec nocent nec prosunt et res inter alios acta (73). Ce sont là des principes qui ont été codifiés par la convention de Vienne (74) et dont la valeur dans l’ordre juridique de l’Union a été reconnue avec constance par la Cour (75).

115. L’article 351, premier alinéa, TFUE a donc pour objet de préciser que, conformément aux principes de droit international précités, l’application des traités de l’Union n’affecte pas l’engagement des États membres de respecter les droits des États tiers résultant de conventions antérieures et d’observer leurs obligations en découlant (76). Ainsi, lorsque les conditions pertinentes sont remplies, les États membres sont autorisés à laisser des règles du droit de l’Union inappliquées dans la mesure nécessaire pour se conformer à des conventions antérieures (77).

116. Cela dit, la Cour a jugé que la règle inscrite à l’article 351, premier alinéa, TFUE « manquerait son objectif [si elle] n’impliquait pas l’obligation des institutions de [l’Union] de ne pas entraver l’exécution des engagements des États membres découlant d’une convention antérieure » (78). Dans ces conditions, il est exact que cette disposition fait peser une obligation sur les institutions de l’Union.

117. Certes, il serait possible d’interpréter l’article 351, premier alinéa, TFUE en ce sens que, bien que de façon implicite, il impose aux États membres également une obligation, qui pourrait être une « image en miroir » de celle des institutions de l’Union : de ne pas entraver l’application du droit de l’Union lorsque les conditions de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne sont pas remplies. Autrement dit, les États membres seraient empêchés de faire prévaloir les dispositions de conventions antérieures sur des règles du droit de l’Union avec lesquelles elles sont en conflit dans des situations ne relevant pas du champ d’application de cette disposition du traité FUE. Il serait possible de justifier cette lecture « dans les deux sens » de la disposition par le fait que l’article 351 TFUE est souvent vu comme étant l’expression, en ce domaine, du principe de coopération loyale (79): un principe qui, ainsi que je l’ai déjà dit, impose tant aux institutions de l’Union qu’aux États membres d’agir de bonne foi.

118. La signification et, si je puis dire, la valeur ajoutée d’une telle obligation semblent toutefois être proches de zéro. Pour le dire simplement, l’obligation énoncée à l’article 351, premier alinéa, TFUE reviendrait, pour les États membres, simplement à une obligation de se conformer au droit de l’Union lorsque l’exception prévue par cette disposition est inapplicable : un truisme. De fait, il ne pourrait pas y avoir de violation autonome de l’article 351, premier alinéa, TFUE ; toute violation de cette disposition découlerait, automatiquement et par voie de conséquence, de la violation d’une autre règle du droit de l’Union.

119. Surtout, la lecture que fait la Commission de cette disposition est difficilement conciliable avec la ratio legis et le libellé de l’article 351, premier alinéa, TFUE (80). Cette disposition est essentiellement une règle d’autorisation, permettant aux États membres de laisser le droit de l’Union dans certaines circonstances inappliqué. Sa fonction est donc celle d’un « bouclier », c’est-à-dire d’un éventuel moyen de défense que peut soulever un État membre auquel il est reproché d’avoir violé une règle du droit de l’Union. Par contre, je ne vois pas comment, à la différence des deuxième et troisième alinéas de ce même article – qui, ainsi qu’il a déjà été exposé, imposent certaines obligations spécifiques aux États membres –, l’article 351, premier alinéa, TFUE pourrait utilement servir d’« épée » dans le cadre d’une procédure en manquement (81).

120. En conclusion, je suis d’avis que l’article 351, premier alinéa, TFUE ne saurait servir de base à des prétentions formées dans le cadre d’une procédure au titre de l’article 258 TFUE et que, par conséquent, il convient de rejeter le deuxième moyen avancé par la Commission.

121. Pour le cas, toutefois, où la Cour ne partagerait pas mon analyse de cette question préalable, et compte tenu des liens évidents existant entre la question soulevée par la Commission dans le cadre de son deuxième moyen et celles soulevées dans le cadre des trois autres, j’expliquerai à toutes fins utiles pourquoi je considère que la Supreme Court (Cour suprême) a fait une interprétation erronée de l’article 351, premier alinéa, TFUE.

b)      La portée de l’article 351, premier alinéa, TFUE

122. En vertu du texte de l’article 351, premier alinéa, TFUE, deux conditions doivent être remplies pour que cette disposition s’applique : i) il doit s’agir d’une convention conclue antérieurement à l’entrée en vigueur du traité CEE ou à l’adhésion de l’État membre à l’Union et ii) un pays tiers tire de cette convention des droits dont il peut exiger le respect par l’État membre concerné (82).

123. Dans l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) a jugé que ces conditions étaient remplies, dès lors que i) la convention CIRDI était, en ce qui concerne le Royaume-Uni, une « convention antérieure » au sens de l’article 351, premier alinéa, TFUE et ii) le Royaume-Uni était tenu, envers tous les autres États contractants, aux obligations découlant de l’article 54 de la convention CIRDI. Elle a par conséquent conclu que les investisseurs pouvaient valablement invoquer la disposition du droit de l’Union pour demander que les juridictions du Royaume‑Uni exécutent la sentence.

124. Je suis tout à fait d’accord en ce qui concerne la première condition : le Royaume-Uni a ratifié la convention CIRDI au cours de l’année 1966, c’est-à-dire antérieurement à son adhésion, en 1973, à ce qui s’appelait encore les Communautés (83).

125. À l’inverse, je ne suis pas convaincu, pour toute une série de raisons, par les constatations de la Supreme Court (Cour suprême) concernant la seconde condition.

126. Pour expliquer pourquoi je suis de cet avis, je tenterai tout d’abord de faire un peu de lumière en ce qui concerne la portée de l’article 351, premier alinéa, TFUE, une question sur laquelle, il est vrai, la jurisprudence ne fait peut-être pas encore régner une clarté parfaite. Il me semble à cet égard raisonnable de commencer mon analyse par l’objectif et le libellé de la disposition.

1)      L’objectif et le libellé de l’article 351, premier alinéa, TFUE

127. L’objectif immédiat de l’article 351, premier alinéa, TFUE est de protéger les droits d’États tiers (84) en permettant aux États membres de se conformer à des conventions antérieures lorsque celles-ci entrent en conflit avec des règles du droit de l’Union (85) sans qu’il en résulte un manquement au droit de l’Union (86). L’objectif premier de cette disposition est toutefois de protéger les États membres contre la commission, du fait d’obligations contractées par la suite en vertu du droit de l’Union, d’un acte fautif engageant leur responsabilité internationale en application des règles du droit international public dont pourraient se prévaloir des États tiers.

128. De fait, la Cour a dit pour droit que l’article 351, premier alinéa, TFUE est sans application lorsque les droits des États tiers ne sont pas en cause (87). Par conséquent, cette disposition ne peut être invoquée s’agissant de conventions conclues uniquement entre États membres (88) et, s’agissant de conventions conclues avec des États tiers, lorsque celles-ci sont invoquées dans les relations entre États membres (89). Comme cela a été souligné en doctrine, la Cour a toujours maintenu le principe selon lequel l’article 351 TFUE ne saurait s’appliquer dans les relations à l’intérieur de l’Union (90).

129. C’est pourquoi la Cour a, dès ses premiers arrêts en la matière, souligné que l’expression « droits et obligations résultant de conventions », à l’article 351, premier alinéa, TFUE, devait être comprise comme se référant aux droits des États tiers et aux obligations des États membres (91). Les États membres ne sauraient se prévaloir de « droits » découlant de conventions antérieures (92).

130. Ces deux éléments sont indissociablement liés. Ce n’est que si un État tiers est titulaire d’un droit dont il peut se prévaloir à l’égard d’un État membre que le droit de l’Union permet à ce dernier d’observer « ses obligations correspondantes » (mais ne l’y oblige pas (93)) (94). En effet, lorsqu’une convention internationale permet à un État membre de prendre une mesure qui apparaît contraire au droit de l’Union, sans toutefois l’y obliger, l’article 351, premier alinéa, TFUE ne dispense pas l’État membre du respect des règles du droit de l’Union pertinentes (95). Dans le même ordre d’idées, la Cour a jugé que l’article 351, premier alinéa, TFUE ne peut s’appliquer lorsqu’un État tiers a exprimé son souhait que la convention antérieure prenne fin (96). Selon moi, il doit en aller de même lorsque l’État tiers a expressément consenti au non‑respect de la convention antérieure ou a renoncé à ses droits (97).

131. L’identification du droit de l’État tiers et de l’obligation de l’État membre corrélatives revêt donc une importance cruciale pour déterminer si, dans un cas donné, l’article 351, premier alinéa, TFUE est applicable.

132. À ce stade, il semble important de distinguer entre différents types de conventions.

133. En ce qui concerne les conventions bilatérales –  c’est-à-dire les conventions conclues entre un État membre et un État tiers –, déterminer s’il existe un droit précis d’un État tiers et une obligation correspondante d’un État membre, au sens de l’article 351, premier alinéa, TFUE, ne devrait normalement pas poser de difficultés majeures.

134. S’agissant, au contraire, des conventions multilatérales – c’est‑à‑dire les conventions auxquelles sont parties un ou plusieurs États membres ainsi qu’un ou plusieurs États tiers –, la situation peut ne pas toujours être aussi simple. Il est en effet possible que des problèmes concernant l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE surviennent dans des situations internes à l’Union lorsque, comme en l’espèce, seulement deux ou plusieurs États membres sont impliqués (98). Dans un tel cas, dans quelles conditions l’article 351, premier alinéa, TFUE est-il applicable ?

135. Je partage à cet égard le point de vue de la Commission, selon lequel, aux fins de l’article 351, premier alinéa, TFUE, il convient d’opérer une distinction entre les conventions multilatérales qui comprennent des obligations de nature collective et les conventions multilatérales qui contiennent des obligations de nature bilatérale ou réciproque (99).

136. S’agissant des conventions appartenant à la première catégorie, lorsque l’une des parties à la convention ne s’acquitte pas d’une obligation imposée par la convention, cela peut affecter la jouissance, par les autres parties, des droits que leur confère cette convention ou compromettre la réalisation de l’objectif poursuivi par celle-ci (100). Dans ce type de cas, les obligations découlant de la convention sont dues à un groupe d’États (erga omnes partes) ou à la communauté internationale dans son ensemble (erga omnes). L’article 351, premier alinéa, TFUE peut alors tout à fait être applicable, et donc invoqué pour contester la validité d’un acte du droit de l’Union, même dans des litiges qui impliquent uniquement des citoyens, des opérateurs, des États membres ou des institutions de l’Union (101). De fait, ces situations peuvent être purement internes à l’Union sur le plan factuel, mais elles ne le sont pas sur un plan juridique.

137. À l’inverse, s’agissant des conventions appartenant à la seconde catégorie, lorsqu’un État contractant n’observe pas une obligation imposée par la convention antérieure, cela affectera uniquement un ou plusieurs États contractants précis : ceux qui sont concernés par la situation en cause. Dans ce type de cas, la jouissance, par les autres États contractants, des droits que leur confère la convention n’est pas affectée (102). Il s’ensuit alors que, dans les cas où les États contractants affectés par ce non‑respect d’un État membre sont d’autres États membres, l’article 351, premier alinéa, TFUE est sans application. Comme aucun droit appartenant à un État tiers n’est en jeu, il n’est pas nécessaire d’écarter l’application du droit de l’Union pour éviter que la responsabilité internationale d’un État membre soit engagée.

138. Je voudrais ajouter dans ce contexte que je partage une fois de plus l’avis de la Commission, lorsqu’elle fait valoir que le simple intérêt factuel (par opposition à l’intérêt juridique) des États contractants à assurer que tous les autres États contractants se conforment à une convention multilatérale ne suffit pas à déclencher l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE (103). Le texte de cette disposition fait référence à des « droits », terme qui a également été utilisé de façon constante dans la jurisprudence de la Cour en la matière (104).

2)      Une disposition lourde de conséquences et d’une portée générale, mais pas excessivement large

139. Comme la Supreme Court (Cour suprême) l’a très justement observé, l’article 351 TFUE a une portée générale : il s’applique à toute convention internationale, quel que soit son objet, susceptible d’avoir une incidence sur l’application des traités de l’Union (105).

140. Cela ne signifie pas, toutefois, que la portée de l’exception prévue au premier alinéa de cet article soit large. Il convient de garder à l’esprit que l’article 351, premier alinéa, TFUE déroge au principe de primauté, l’un des piliers centraux sur lesquels repose l’ordre juridique de l’Union. Lorsque les conditions sont remplies, toute disposition d’une convention antérieure est, sauf circonstances exceptionnelles (106), susceptible de prévaloir sur n’importe quelle disposition du droit de l’Union, y compris du droit primaire, qui y serait contraire (107). Il en va ainsi quelle que soit l’incidence que l’inapplication de ces règles de l’Union peut avoir sur les droits et intérêts des autres États membres et le bon fonctionnement de l’Union elle-même.

141. Compte tenu de l’ampleur des conséquences que l’application de cette disposition est susceptible d’avoir, le principe d’interprétation selon lequel les exceptions sont d’interprétation stricte afin que les règles générales ne soient pas vidées de leur substance revêt dans ce contexte à l’évidence une importance toute particulière (108).

142. C’est à la lumière des développements qui précèdent que j’examine à présent les passages pertinents de l’arrêt en cause.

c)      L’article 351, premier alinéa, TFUE dans l’arrêt en cause

143. Dans la présente affaire, le nœud du problème était – comme l’a déclaré la Supreme Court (Cour suprême) (109) – de savoir si la convention antérieure en cause imposait à l’État membre concerné des obligations dont les États non‑membres qui y étaient parties pouvaient toujours réclamer l’exécution. Dans l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) a procédé à cette appréciation en examinant l’obligation d’exécuter la sentence pesant sur un État membre (le Royaume-Uni) en vertu d’une convention internationale (la convention CIRDI).

144. Je considère que l’approche suivie par la Supreme Court (Cour suprême) est problématique à trois égards.

145. En premier lieu, l’analyse de la Supreme Court (Cour suprême), qui est presque exclusivement axée sur les obligations du Royaume-Uni en vertu de l’article 54 de la convention CIRDI, n’a pas identifié le moindre droit correspondant d’États non‑membres.

146. Ainsi que je l’ai déjà exposé, l’importance du lien entre ces deux éléments aux fins de l’article 351, premier alinéa, TFUE peut difficilement être surestimée. En effet, cette disposition exige qu’un pays tiers qui est partie à la convention tire de celle-ci un droit dont il peut exiger le respect par l’État membre concerné.

147. Il ne s’agit donc pas d’une question dont on pourrait faire abstraction. Par exemple, dans l’hypothèse où les juridictions du Royaume-Uni auraient refusé l’exécution de la sentence en cause (110), chacun des États tiers parties à la convention CIRDI (actuellement au nombre de plus de 150) pourrait-il invoquer la responsabilité internationale du Royaume-Uni au titre de ce refus et agir contre cet État en recourant aux procédures offertes par le droit international (111) afin d’obtenir la cessation du fait illicite et/ou la réparation du préjudice causé ? Malgré son importance, cette question n’a pas été abordée dans l’arrêt en cause.

148. En deuxième lieu, il me semble que le seuil appliqué par la Supreme Court (Cour suprême) pour identifier une obligation à l’égard d’un État tiers était assez bas. Ce que je veux dire est que, à suivre le raisonnement tenu par la Supreme Court (Cour suprême), les conditions pour qu’une obligation découlant d’une convention internationale soit considérée comme étant collective (en l’espèce, erga omnes partes) et non pas bilatérale ou réciproque semblent pouvoir être aisément remplies.

149. L’arrêt en cause ne manque certainement pas de références à des sources internationales et de doctrine, mais, à les regarder de plus près, aucune ne semble s’exprimer précisément ou de façon concluante sur ce point. À l’exception de deux déclarations (112), toutes les autres sources sont plutôt vagues sur ce point et la Supreme Court (Cour suprême) procède par déduction pour opérer ses constatations (113). Je dirais que ces sources semblent principalement pointer vers l’existence d’un intérêt de nature générale des parties contractantes de la convention CIRDI à ce que la convention soit respectée en toutes circonstances (114). Ainsi qu’il a déjà été mentionné, cela est toutefois insuffisant à déclencher l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE.

150. En troisième lieu, bien que je comprenne que, devant la Supreme Court (Cour suprême), la principale question était celle des effets de la convention CIRDI à l’égard du Royaume-Uni (en termes simples, « le Royaume-Uni est-il tenu en vertu de cette convention d’exécuter la sentence ? »), cette question ne pouvait pas être examinée de façon totalement isolée du contexte du litige.

151. Les circonstances juridiques et factuelles du litige étaient en réalité assez complexes : il impliquait trois États différents (le Royaume-Uni, la Roumanie et le Royaume de Suède) et deux conventions internationales différentes (le TBI et la convention CIRDI).

152. La sentence allouait une compensation aux investisseurs au motif que la Roumanie avait, selon le tribunal arbitral, violé le TBI en n’assurant pas un traitement juste et équitable, en ne protégeant pas la confiance légitime des investisseurs et en n’agissant pas de façon transparente (115). C’est donc le TBI qui avait défini les obligations de fond que la Roumanie avait contractées à l’égard du Royaume de Suède. C’est également en vertu de l’article 8, paragraphe 6, du TBI que la Roumanie avait envers le Royaume de Suède l’obligation de verser les dommages et intérêts accordés aux ressortissants suédois en question (116).

153. En substance, en limitant son appréciation à une seule question de procédure soulevée par le litige et en faisant abstraction d’une convention internationale, la Supreme Court (Cour suprême) a perdu de vue la relation juridique de base qui était à l’origine du litige : celle entre la Roumanie, d’une part, et le Royaume de Suède et ses ressortissants, d’autre part.

154. Suivant l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE retenue par la Supreme Court (Cour suprême), certaines situations de fait qui sont purement internes à l’Union – du fait que seuls sont impliqués des États membres et leurs ressortissants, non seulement en fait, mais également en droit – seraient régies par les dispositions de conventions internationales antérieures, alors même qu’elles entrent dans le champ d’application des traités de l’Union et sont contraires à des règles du droit de l’Union. Selon moi, cela serait incompatible avec les termes de l’article 351, premier alinéa, TFUE et ne serait pas nécessaire à la réalisation de l’objectif dudit article. Cela serait également contraire à la jurisprudence, qui a exclu l’application de cette disposition dans les relations purement internes à l’Union.

155. De plus, dans un certain nombre de situations, cette lecture large de l’article 351, premier alinéa, TFUE ouvrirait aux particuliers une voie assez facile pour contourner le caractère obligatoire des règles du droit de l’Union (117). À cet égard, il ne faut pas oublier que l’article 351 TFUE est avant tout une disposition régissant les relations entre États. Ainsi que la Cour l’a dit pour droit, il s’agit d’une disposition neutre, qui ne saurait avoir pour effet de modifier la nature des droits découlant éventuellement de conventions antérieures. Il en résulte que « cette disposition n’a pas pour effet de conférer, à des particuliers invoquant une convention [antérieure], des droits que les juridictions nationales des États membres devraient sauvegarder. Elle n’a pas non plus pour effet de porter atteinte aux droits que des particuliers pourraient tirer d’une telle convention » (118).

156. Le point de savoir si des particuliers (tels que les investisseurs) tirent un droit d’une convention antérieure est donc le plus souvent dépourvu d’importance pour l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE. Les particuliers ne peuvent bénéficier de cette disposition qu’indirectement, dans la mesure où ils peuvent démontrer qu’une disposition du droit de l’Union ou une mesure de l’Union impose à un État membre de manquer à une obligation qu’il a envers un État tiers en vertu d’une convention antérieure, ce qui pourrait engager la responsabilité internationale de cet État membre.

157. En conclusion, je suis d’avis que, dans l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) a fait de l’article 351, premier alinéa, TFUE une interprétation et une application erronées, en lui donnant une portée trop large. Elle a en particulier mal interprété la notion de « droits et obligations résultant de conventions », méconnaissant la façon dont cette notion doit être examinée dans un contexte de convention multilatérale, en particulier lorsqu’aucun autre État tiers ou ressortissant d’un État tiers n’est impliqué.

158. Cela étant dit, pour les raisons exposées aux points 113 à 120 des présentes conclusions, il convient de rejeter le deuxième moyen avancé par la Commission.

E.      Troisième moyen : violation de l’article 267 TFUE

1.      Argumentation des parties

159. Dans le cadre de son troisième moyen, la Commission soutient que le prononcé de l’arrêt en cause par la Supreme Court (Cour suprême) sans renvoi préjudiciel devant la Cour est constitutif d’une violation de l’article 267 TFUE, pour deux raisons.

160. La Commission fait valoir que, en ne saisissant pas la Cour d’une question préjudicielle au sujet de la validité de la décision d’ouverture et de l’injonction de suspension, la Supreme Court (Cour suprême) a violé l’obligation prévue à l’article 267, premier alinéa, sous b), TFUE. La Commission considère que l’arrêt en cause a pour effet de rendre ces décisions inopérantes. En refusant de donner effet à ces décisions – qui exigeaient de respecter l’obligation de suspension, faisant obstacle au versement de l’aide en question – la Supreme Court (Cour suprême) a agi comme si ces actes étaient invalides.

161. La Commission avance par ailleurs que, en ne posant pas de question préjudicielle concernant l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE, la Supreme Court (Cour suprême), juridiction statuant en dernier ressort, a violé l’obligation prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE. Dans l’arrêt en cause, la Supreme Court (Cour suprême) a dû se livrer à une interprétation de notions du droit de l’Union qui n’avaient pas été suffisamment traitées dans la jurisprudence des juridictions de l’Union.

2.      Appréciation

162. Je commencerai mon analyse de ce moyen par le deuxième argument avancé par la Commission.

163. Pour commencer, il n’est guère besoin de rappeler que la Supreme Court (Cour suprême) est « une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne » au sens de l’article 267 TFUE. Une telle juridiction est, en principe, tenue de saisir la Cour au titre de l’article 267 TFUE lorsqu’elle doit résoudre une question d’interprétation d’une disposition du droit de l’Union pour pouvoir rendre son jugement.

164. Toutefois, selon une jurisprudence établie, des juridictions statuant en dernier ressort peuvent, en dépit de l’obligation de renvoi préjudiciel imposée à l’article 267 TFUE, s’abstenir de saisir la Cour dans deux types de situations.

165. Premièrement, un renvoi n’est pas justifié dans des situations communément appelées d’« acte clair » : lorsque l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable quant à la décision sur la question posée. La Cour a précisé à cet égard que, avant de conclure que l’interprétation correcte d’une disposition ne laisse place à aucun doute raisonnable, la juridiction nationale statuant en dernier ressort doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux autres juridictions de dernier ressort des États membres et à la Cour (119).

166. Deuxièmement, l’obligation de renvoi préjudiciel est levée dans les situations dites d’« acte éclairé » : lorsque la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue ou lorsque le point de droit en cause a été résolu par une jurisprudence établie de la Cour, quelle que soit la nature des procédures qui ont donné lieu à cette jurisprudence, même à défaut d’une stricte identité des questions en litige (120).

167. La Cour a plus généralement dit pour droit que le point de savoir si une juridiction statuant en dernier ressort peut s’abstenir d’un renvoi préjudiciel « doit être évalu[é] en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union » (121).

168. J’ai déjà expliqué pourquoi la Supreme Court (Cour suprême) a, selon moi, mal interprété l’article 351, premier alinéa, TFUE dans la présente affaire. Le seul fait qu’une juridiction statuant en dernier ressort a commis une erreur dans son interprétation d’une disposition du droit de l’Union sans poser de question préjudicielle à la Cour sur le fondement de l’article 267 TFUE ne signifie toutefois pas nécessairement qu’elle a contrevenu à son obligation de renvoi. C’est tout au plus un indice que ce peut être le cas.

169. Dans la présente affaire, cependant, plusieurs autres éléments indiquent que ni le libellé de la disposition elle-même, ni la jurisprudence de la Cour ne fournissaient une réponse évidente aux questions d’interprétation auxquelles la Supreme Court (Cour suprême) était confrontée.

170. En premier lieu, il est très clair que le libellé relativement concis de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne fournit pas d’orientations dépourvues d’ambiguïtés en ce qui concerne les questions d’interprétation qui avaient été soulevées devant la Supreme Court (Cour suprême). Comme la Commission l’a souligné, les parties étaient fortement en désaccord sur ces questions. Il me semble que les deux côtés avaient avancé des arguments qui, à tout le moins à première vue, ne pouvaient être écartés comme étant manifestement infondés.

171. En deuxième lieu, les décisions des juridictions de l’Union relatives à l’article 351, premier alinéa, TFUE invoquées par les parties et prises en considération par la Supreme Court (Cour suprême) étaient tant en nombre restreint que d’une pertinence limitée. En particulier, il n’existait pas de décision qui aurait traité, explicitement et directement, les questions qui était déterminantes dans la présente affaire. De fait, la motivation de l’arrêt en cause montre que l’interprétation retenue par la Supreme Court (Cour suprême) a été construite en rassemblant (si je puis dire) des morceaux et fragments de toute une série d’arrêts de la Cour. En outre, cette motivation montre également que des morceaux et fragments d’autres arrêts de la Cour suggéraient une autre lecture de l’article 351, premier alinéa, TFUE (122).

172. En troisième lieu, on voit difficilement comment il était possible de conclure avec certitude que l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE retenue par la Supreme Court (Cour suprême) s’imposerait avec « la même évidence » aux juridictions de l’Union et aux juridictions de dernier ressort des autres États membres. La Supreme Court (Cour suprême) savait que des arguments titrés de l’article 351 TFUE et de la convention CIRDI avaient été avancés non seulement devant les juridictions de l’Union, mais également dans les procédures nationales en cours. Le nombre même de ces procédures et le fait qu’elles étaient en cours devant des juridictions de différents pays et de l’Union auraient, à tout le moins, dû inciter la Supreme Court (Cour suprême) à faire preuve d’une prudence toute particulière à cet égard.

173. En outre, la Supreme Court (Cour suprême) avait été informée par la Commission de ce qu’une juridiction nationale – le Nacka tingsrätt (tribunal de première instance de Nacka, Suède) – avait rendu un jugement qui avait rejeté l’action des investisseurs fondée sur l’article 351, premier alinéa, TFUE, adoptant une interprétation de cette disposition contraire à celle finalement retenue par la Supreme Court (Cour suprême). Le risque de points de vue divergents concernant la signification et la portée de l’article 351, premier alinéa, TFUE et, par voie de conséquence, de décisions juridictionnelles contradictoires sur ce point était donc à la fois réel et actuel.

174. À cet égard, je dois rappeler que la Cour a jugé de façon constante que, lorsque l’existence de lignes de jurisprudence divergentes – au sein des juridictions d’un même État membre ou entre des juridictions d’États membres différents – relatives à l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union applicable au litige au principal est portée à la connaissance d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort, celle-ci doit être particulièrement vigilante dans son appréciation relative à une éventuelle absence de doute raisonnable quant à l’interprétation correcte de la disposition de l’Union en cause et tenir compte, notamment, de l’objectif poursuivi par la procédure préjudicielle qui est d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union (123).

175. En quatrième lieu, la Supreme Court (Cour suprême) semble n’avoir tenu aucun compte de l’importance constitutionnelle de la question juridique sur laquelle elle a décidé de statuer, ni de l’impact que sa décision était susceptible d’avoir sur l’ordre juridique de l’Union dans son ensemble. Ainsi que je l’ai mentionné, l’article 351, premier alinéa, TFUE constitue une limite presque sans bornes à l’application du principe de primauté du droit de l’Union. Compte tenu de l’importance de ce principe pour l’ordre juridique de l’Union, il ne pouvait échapper à la Supreme Court (Cour suprême) qu’une lecture large de cette disposition du traité FUE serait lourde de conséquences.

176. J’observe en outre que, à différence de la Supreme Court (Cour suprême), tant la High Court of Justice (Haute Cour de Justice) que la Court of Appeal (Cour d’appel) ont refusé de se prononcer sur l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE, au motif qu’il s’agissait d’une question qui avait été soulevée dans le cadre de l’affaire European Food devant les juridictions de l’Union et était donc susceptible de faire l’objet de décisions contradictoires (124).

177. C’est pourquoi je suis d’avis que, en statuant sur le bien-fondé de la demande des investisseurs fondée sur l’article 351, premier alinéa, TFUE, la Supreme Court (Cour suprême) a fait abstraction i) des « caractéristiques propres au droit de l’Union » et ii) du « risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union ». Ce sont des éléments que, conformément à la jurisprudence précitée, les juridictions nationales de dernier ressort sont tenues de prendre en compte lors de l’appréciation du point de savoir si, dans un cas concret, elles sont tenues de saisir la Cour à titre préjudiciel en application de l’article 267, troisième alinéa, TFUE.

178. En cinquième et dernier lieu, je pense que, compte tenu des circonstances de l’affaire, la décision de la Supreme Court (Cour suprême) de s’abstenir d’un renvoi préjudiciel conformément à l’article 267 TFUE n’entrait pas dans la marge de manœuvre appartenant nécessairement à des organes exerçant des fonctions juridictionnelles. Les éléments examinés dans les présentes conclusions montrent une affaire d’une grande complexité juridique – complexité accrue du fait de la coexistence de plusieurs procédures administratives et juridictionnelles à travers l’Union –, dans laquelle les questions centrales concernaient l’application de différents principes et règles du droit de l’Union. L’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne constituait pas, en particulier, une question accessoire ou d’importance secondaire – ce qui aurait pu suggérer de faire preuve d’une économie de procédure –, mais une question qui « touche au cœur même du présent litige » (125).

179. Par ailleurs, je ne vois pas non plus le moindre élément concret qui permettrait de penser qu’il existait des raisons particulières de traiter l’affaire de façon urgente. L’absence de renvoi préjudiciel de la Supreme Court (Cour suprême) ne peut pas davantage être considérée comme étant le résultat d’une négligence mineure, comme cela peut par exemple être le cas lorsqu’une question juridique n’a pas été soulevée par les parties ou n’a pas été pleinement débattue entre elles. En effet, plusieurs des parties à la procédure avaient, plus d’une fois, invité la Supreme Court (Cour suprême) à poser une question préjudicielle à la Cour concernant la bonne interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE.

180. Je suis par conséquent d’avis que, eu égard aux circonstances de l’affaire, la Supreme Court (Cour suprême) n’a, plausiblement, pas pu conclure que, en raison de son libellé et/ou de la jurisprudence des juridictions de l’Union, i) l’interprétation qu’il convenait de faire de l’article 351, premier alinéa, TFUE ne laissait place à aucun doute raisonnable et ii) l’interprétation adoptée se serait imposée avec la même évidence aux juridictions de l’Union et aux juridictions de dernier ressort des autres États membres. Partant, en ne saisissant pas la Cour au sujet de l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE, la Supreme Court (Cour suprême) a manqué à l’obligation pesant sur elle en vertu de l’article 267 TFUE.

181. Dans ces conditions, je considère que le troisième moyen est bien fondé, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres griefs avancés par la Commission (126).

F.      Quatrième moyen : violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE

1.      Argumentation des parties

182. Dans le cadre de son quatrième moyen, la Commission reproche au Royaume-Uni d’avoir violé l’article 108, paragraphe 3, TFUE.

183. La Commission souligne que, du fait que la suspension de la sentence ordonnée par les juridictions des instances inférieures du Royaume-Uni qui avaient statué sur l’affaire a été levée, cette sentence est devenue exécutoire. La décision de la Supreme Court (Cour suprême) a donc eu pour effet de rendre possible le paiement des montants fixés dans la sentence. Cet effet est – selon la Commission – en contradiction directe avec l’obligation de suspension prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE.

184. La Commission ajoute que la Supreme Court (Cour suprême) a également méconnu la jurisprudence bien établie selon laquelle l’interdiction d’accorder une aide d’État qui n’a pas été dûment autorisée peut être invoquée pour empêcher l’exécution de jugements définitifs de juridictions nationales qui seraient en contradiction directe avec l’obligation de suspension (127).

2.      Appréciation

185. Bien que l’argumentation juridique de la Commission semble en principe solide, je suis d’avis qu’il y a lieu de rejeter ce moyen.

186. En vertu de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, les États membres ont l’obligation, d’une part, de notifier à la Commission toute mesure tendant à instituer une aide d’État nouvelle ou à modifier une aide existante et, d’autre part, de ne pas mettre en œuvre une telle mesure, aussi longtemps que cette institution n’a pas pris une décision finale concernant ladite mesure. Cette double obligation (de notification et de suspension) vise à garantir que les effets d’une aide ne se produisent pas avant que la Commission n’ait eu un délai raisonnable pour examiner le projet en détail et, le cas échéant, entamer la procédure formelle d’examen. L’objectif final est, à l’évidence, d’exclure toute possibilité que des aides incompatibles avec le marché intérieur soient versées aux bénéficiaires (128).

187. Dans la présente affaire, la mesure en cause (le versement, par la Roumanie, des dommages et intérêts alloués aux investisseurs par la sentence (129)) avait déjà été examinée par la Commission dans la décision finale de 2015 et jugée comme constituant une aide d’État incompatible.

188. Il est vrai que, lorsque la Supreme Court (Cour suprême) a rendu l’arrêt en cause, la décision finale de la Commission avait été annulée par le Tribunal. La Cour avait toutefois déjà été saisie d’un pourvoi contre l’arrêt du Tribunal.

189. En outre, le recours en annulation introduit devant les juridictions de l’Union ne concernait pas la légalité de la décision d’ouverture et/ou de l’injonction de suspension. Il peut être utile de souligner que la légalité de la décision d’ouverture n’avait pas été contestée par les investisseurs, alors que cela était en principe possible (130). En ce qui concerne l’injonction de suspension, les investisseurs en avaient contesté la légalité dans un premier temps, mais ont retiré leur action par la suite (131).

190. Dans ce contexte, il convient de se rappeler que les actes des institutions de l’Union jouissent, en principe, d’une présomption de légalité et produisent, dès lors, des effets juridiques aussi longtemps qu’ils n’ont pas été retirés, annulés dans le cadre d’un recours en annulation ou déclarés invalides à la suite d’un renvoi préjudiciel ou d’une exception d’illégalité (132).

191. En outre, l’arrêt du Tribunal ne saurait être lu comme signifiant, même implicitement, que la décision d’ouverture et l’injonction de suspension étaient elles aussi illégales. Il est bien établi que l’annulation d’un acte de l’Union n’affecte pas nécessairement les actes préparatoires, la procédure visant à remplacer l’acte annulé pouvant en principe être reprise au point précis auquel l’illégalité est intervenue (133).

192. En l’espèce, le motif pour lequel le Tribunal a annulé la décision finale de 2015 était propre à la décision en cause dans cette affaire (134). Une telle erreur de la Commission, même à supposer que la Cour, sur pourvoi, retienne cette même qualification, n’aurait pas affecté la légalité des décisions adoptées par la Commission aux étapes procédurales en amont. En effet, cela aurait eu pour conséquence pour la Commission que celle-ci aurait dû recommencer son examen approfondi de l’aide alléguée, puis prendre une nouvelle décision mettant fin à la procédure qui soit conforme aux constatations des juridictions de l’Union.

193. Par conséquent, dès lors que, quel que fût le statut de la décision finale de 2015, la décision d’ouverture et l’injonction de suspension étaient des actes en vigueur et produisaient un effet juridique, l’obligation de suspension de l’aide alléguée était toujours en vigueur (135).

194. Dans ce contexte, je devrais rappeler que, conformément à une jurisprudence établie, l’interdiction de mise à exécution des projets d’aide édictée à l’article 108, paragraphe 3, dernière phrase, TFUE revêt un effet direct et est dès lors immédiatement applicable (136), y compris par les juridictions nationales (137). Par conséquent, une juridiction ne peut, sans violer l’article 108, paragraphe 3, TFUE, ordonner le versement d’une aide qui n’a pas été notifiée à la Commission, dont la compatibilité avec le marché intérieur fait l’objet d’un examen par la Commission ou, pire, dont l’incompatibilité avec le marché intérieur a déjà été constatée. Toute demande en ce sens doit en principe être rejetée (138).

195. Dès lors qu’il a levé la suspension de l’exécution de la sentence, l’arrêt en cause a eu pour conséquence inéluctable que la Roumanie était en principe tenue de verser l’aide alléguée, au mépris de l’obligation de suspension. Cette situation semble susceptible d’entraîner une violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE.

196. Il est exact que – comme le Royaume-Uni l’a souligné dans sa réponse à la lettre de mise en demeure de la Commission – l’article 108, paragraphe 3, TFUE impose une obligation qui pèse en principe sur l’État membre qui octroie l’aide alléguée (139). Ainsi que la Commission l’a très justement observé, les États membres sont toutefois tenus, en vertu de l’article 4, paragraphe 3, TUE, de s’assister mutuellement afin de faciliter le respect du droit de l’Union et de s’abstenir de prendre des mesures susceptibles d’entraver ou compromettre ce respect (140).

197. Je partage par conséquent l’avis de la Commission selon lequel le Royaume-Uni peut lui-même être considéré comme s’étant rendu coupable d’une violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, si c’est l’une de ses mesures qui déclenche une violation de l’obligation de suspension d’une mesure d’aide alléguée.

198. Cela étant dit, je dois souligner que, dans la présente affaire, la Commission n’a fourni aucune information concernant le point de savoir de quelle manière et quand l’exécution de la sentence au Royaume-Uni, que l’arrêt en cause a rendue possible, a conduit à un paiement effectif des montants alloués par la sentence.

199. Je rappelle à cet égard que c’est à la Commission qu’il appartient, dans le cadre d’une procédure en manquement, d’apporter la preuve des manquements invoqués et de fournir à la Cour toutes les informations y nécessaires, sans pouvoir se fonder sur une prescription quelconque (141). Il est en outre de jurisprudence constante qu’il n’est possible de recourir à la procédure en manquement que pour sanctionner des violations effectives du droit de l’Union. De simples allégations de potentielles violations futures ou d’un risque de violation ne sauraient être acceptées (142).

200. Par conséquent, bien que je sois d’accord avec la Commission sur le fait que l’arrêt en cause semble en principe être susceptible d’avoir pour effet une violation de l’obligation de suspension imposée par l’article 108, paragraphe 3, TFUE qui serait imputable au Royaume‑Uni, je ne vois aucune preuve que cette violation ait effectivement eu lieu.

201. Pour cette raison, le quatrième moyen avancé par la Commission me semble être dépourvu de fondement.

VI.    Sur les dépens

202. En vertu de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s’il est conclu en ce sens.

203. Partant, comme la Commission a conclu à la condamnation du Royaume‑Uni aux dépens et que son action est largement couronnée de succès, il convient de condamner le Royaume-Uni aux dépens.

VII. Conclusion

204. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de :

–        constater que, du fait que, par son arrêt du 19 février 2020, Micula v. Romania, la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni) a refusé de surseoir à statuer et s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 351, premier alinéa, TFUE, alors que cette même question avait fait l’objet de décisions existantes de la Commission européenne et était pendante devant les juridictions de l’Union, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a violé l’article 4, paragraphe 3, TUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique ;

–        constater que, du fait que la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni) n’a pas, en sa qualité de juridiction statuant en dernier ressort, saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle sur l’interprétation de dispositions du droit de l’Union qui n’étaient ni un acte clair ni un acte éclairé, le Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord a violé l’article 267, troisième alinéa, TFUE, lu en combinaison avec l’article 127, paragraphe 1, de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique ;

–        rejeter le recours pour le surplus ;

–        condamner le Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord aux dépens.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Mertens de Wilmars, J., et Verougstraete, I. M., « Proceedings against Member States for failure to fulfil their obligations », Common Market Law Review, vol. 7, no 4, 1970, p. 389 et 390. Dans le même sens, quelques années plus tard, conclusions de l’avocat général Warner dans l’affaire Bouchereau (30/77, EU:C:1977:141, p. 2020).


3      Voir, récemment, arrêt du 28 janvier 2020, Commission/Italie (Directive lutte contre le retard de paiement) (C‑122/18, EU:C:2020:41, point 55 et jurisprudence citée).


4      Voir, plus particulièrement, arrêts du 12 novembre 2009, Commission/Espagne (C‑154/08, EU:C:2009:695), et du 4 octobre 2018, Commission/France (Précompte mobilier) (C‑416/17, EU:C:2018:811). Voir également avis 1/09 (Accord sur la création d’un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets), du 8 mars 2011 (EU:C:2011:123, point 87).


5      Un point souligné par la Cour à plusieurs reprises et sur lequel je suis parfaitement d’accord. Voir, par exemple, arrêts du 9 décembre 2003, Commission/Italie (C‑129/00, EU:C:2003:656, point 32), et du 7 juin 2007, Commission/Grèce (C‑156/04, EU:C:2007:316, point 52).


6      Ces conventions internationales seront dénommées ci-après « conventions antérieures ».


7      JO 2020, L 29, p. 7, ci‑après l’« accord de retrait ».


8      T‑624/15, T‑694/15 et T‑704/15, EU:T:2019:423.


9      Arrêt Commission/European Food e.a. (C‑638/19 P, EU:C:2022:50).


10      Arrêt du 6 mars 2018 (C‑284/16, EU:C:2018:158). Dans cet arrêt, la Cour avait jugé qu’une clause d’arbitrage figurant dans un traité bilatéral d’investissement conclu entre le Royaume des Pays-Bas et la République slovaque n’était pas compatible avec le droit de l’Union.


11      C‑333/19, EU:C:2022:749.


12      [2017] EWHC 31 (Comm).


13      [2018] EWCA 1801.


14      Voir, en particulier, articles 92 à 95 de l’accord de retrait.


15      Voir, en particulier, articles 86 à 91 de l’accord de retrait.


16      Mis en exergue par mes soins.


17      Conclusions dans l’affaire Portugal/Commission (C‑365/99, EU:C:2001:184, point 16).


18      Voir, notamment, arrêt du 28 mars 2019, Commission/Irlande (Système de collecte et de traitement des eaux usées) (C‑427/17, EU:C:2019:269, point 43 et jurisprudence citée).


19      Voir, par exemple, ordonnance du 8 avril 2020, Commission/Pologne (C‑791/19 R, EU:C:2020:277, point 52 et jurisprudence citée). Mis en exergue par mes soins.


20      Voir, en ce sens, arrêts du 20 mars 2014, Commission/Pologne (C‑639/11, EU:C:2014:173, point 57), et du 20 mars 2014, Commission/Lituanie (C‑61/12, EU:C:2014:172, point 62).


21      Au sujet de ce principe, voir, par exemple, arrêt du 20 janvier 2021, Commission/Printeos (C‑301/19 P, EU:C:2021:39, point 54).


22      Voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1989, Commission/Grèce (68/88, EU:C:1989:339, point 9), et du 1er octobre 1998, Commission/Italie (C‑285/96, EU:C:1998:453, point 13).


23      Pour davantage d’informations, en droit comparé et historiques, sur cette procédure : voir, par exemple, Guyomar, G., Le défaut des parties à un différend devant les juridictions internationales, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1960 ; et arrêt de la U.S. Supreme Court (Cour suprême des États-Unis, États-Unis d’Amérique) du 30 mars 1885, Thomson and Others v. Wooster, 114 U.S. 104 (1885).


24      Article 41 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et article 156, paragraphe 1, du règlement de procédure.


25      Dans le même sens, conclusions de l’avocat général Mischo dans l’affaire Portugal/Commission (C‑365/99, EU:C:2001:184, point 17).


26      Cet adage est supposé avoir pour origine la fable « La Mule » d’Ésope (620 à 564 av. J.-C.), écrivain de la Grèce antique.


27      Voir, en ce sens, arrêt du 22 octobre 2002, Roquette Frères (C‑94/00, EU:C:2002:603, point 31 et jurisprudence citée).


28      Article 3, paragraphe 3, premier alinéa, TUE.


29      Article 26, paragraphe 2, TFUE.


30      Protocole (no 27) sur le marché intérieur et la concurrence.


31      Articles 101 à 106 TFUE.


32      Articles 107 à 109 TFUE.


33      Voir, en particulier, arrêt du 18 juillet 2007, Lucchini (C‑119/05, EU:C:2007:434, point 52 et jurisprudence citée).


34      Voir, en particulier, arrêt du 21 novembre 2013, Deutsche Lufthansa (C‑284/12, EU:C:2013:755, point 41). Voir également, en ce sens, arrêt du 23 janvier 2019, Fallimento Traghetti del Mediterraneo (C‑387/17, EU:C:2019:51, point 54 et jurisprudence citée).


35      Voir arrêt du 21 novembre 2013, Deutsche Lufthansa (C‑284/12, EU:C:2013:755, points 28 à 31 et jurisprudence citée).


36      Arrêt du 21 novembre 2013, Deutsche Lufthansa (C‑284/12, EU:C:2013:755, point 41).


37      Voir, en ce sens, arrêts du 25 juillet 2018, Georgsmarienhütte e.a. (C‑135/16, EU:C:2018:582, point 24), et, par analogie, du 14 décembre 2000, Masterfoods et HB (C‑344/98, EU:C:2000:689, point 57).


38      Mis en exergue par mes soins.


39      Point 25 de l’arrêt en cause. Concernant la décision de la Cour dans cette affaire, voir ordonnance du 21 septembre 2022, Romatsa e.a. (C‑333/19, EU:C:2022:749).


40      Voir points 21 et 22 des présentes conclusions.


41      Point 97 de l’arrêt en cause.


42      Points 98 à 100 de l’arrêt en cause.


43      Points 101 à 108 de l’arrêt en cause.


44      Points 109 à 117 de l’arrêt en cause.


45      En ce qui concerne les articles 53 et 54 de la convention CIRDI, voir points 13 et 14 des présentes conclusions. L’article 69 de cette convention se borne à énoncer que « [t]out État contractant doit prendre les mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour donner effet sur son territoire aux dispositions de la présente Convention ».


46      Dans le même sens, conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:207, point 66).


47      Je comprends que c’est également la conclusion à laquelle, dans le cadre de la procédure au Royaume-Uni, la High Court of Justice (Haute Cour de Justice) et la Court of Appeal (Cour d’appel) étaient parvenues à cet égard (voir point 42 de l’arrêt en cause).


48      Voir tout particulièrement point 56 de l’arrêt en cause.


49      Voir points 2, 51, 52, 56 et 116 de l’arrêt en cause.


50      Voir, en particulier, considérants 44 et 126 à 129 de la décision finale de 2015. La Commission avait également écarté l’application de l’article 351, premier alinéa, TFUE dans la décision d’ouverture.


51      Voir, en particulier, point 100 de l’arrêt en cause.


52      J’ajouterai, en passant, qu’aucune formulation similaire ne se trouve dans les sources internationales les plus pertinentes, telles que la convention de Vienne sur le droit des traités (ci‑après la « convention de Vienne ») et le projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international (ci-après le « projet d’articles sur la responsabilité de l’État »).


53      Voir, en ce sens, arrêt du 22 juin 2021, Venezuela/Conseil (Affectation d’un État tiers) (C‑872/19 P, EU:C:2021:507, point 42 et jurisprudence citée).


54      Voir point 114 des présentes conclusions.


55      Je ne suis donc pas entièrement d’accord avec la déclaration faite par l’avocat général Mischo dans ses conclusions dans les affaires Commission/Portugal (C‑62/98 et C‑84/98, EU:C:1999:509, point 56), selon laquelle l’article 351, premier alinéa, TFUE n’a pas « d’autre portée que déclaratoire ».


56      Arrêt du 3 septembre 2008 (C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461, point 304). Voir, également, conclusions de l’avocat général Poiares Maduro dans cette même affaire (EU:C:2008:11, points 30 et 31). Voir par ailleurs, plus généralement, arrêt du 2 septembre 2021, République de Moldavie (C‑741/19, EU:C:2021:655, point 42).


57      Voir, notamment, arrêts du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission (C‑241/91 P et C‑242/91 P, EU:C:1995:98), ainsi que du 15 septembre 2011, Commission/Slovaquie (C‑264/09, EU:C:2011:580).


58      Ainsi dans les arrêts du 2 août 1993, Levy (C‑158/91, EU:C:1993:332), et du 28 mars 1995, Evans Medical et Macfarlan Smith (C‑324/93, EU:C:1995:84), visés par la Supreme Court (Cour suprême).


59      Cela ressort très clairement de l’arrêt du 18 novembre 2003, Budějovický Budvar (C‑216/01, EU:C:2003:618, points 134 et 143). Voir également, par analogie, arrêt du 27 novembre 1973, Vandeweghe e.a. (130/73, EU:C:1973:131, points 2 et 3).


60      Sur cette question, voir, en doctrine, Klabbers, J., Treaty Conflict and the European Union, Cambridge University Press, 2009, p. 142 à 148 ; Manzini, P., « The Priority of Pre‐Existing Treaties of EC Member States within the Framework of International Law », European Journal of International Law, 2001, p. 785 à 788 ; et Schermers, H. G., Commentaire de l’arrêt du 14 octobre 1980, Burgoa (812/79, EU:C:1980:231), Common Market Law Review, 1981, p. 229 et 230.


61      Voir points 82 et 193 des présentes conclusions. À ce sujet, de façon plus générale, voir conclusions de l’avocat général Capotorti dans l’affaire Burgoa (812/79, EU:C:1980:196, p. 2817) et conclusions de l’avocat général Lenz dans l’affaire Evans Medical et Macfarlan Smith (C‑324/93, EU:C:1994:357, point 42).


62      Voir, avec des références de décisions d’organismes internationaux pertinents, Alexandrov, S. A., « Enforcement of ICSID Awards : Articles 53 and 54 of the ICSID Convention », dans Binder C., et al., International Investment Law for the 21st Century – Essays in Honour of Christoph Schreuer, Oxford University Press, 2009, p. 328.


63      Pour reprendre l’expression utilisée par la Supreme Court (Cour suprême) elle‑même au point 56 de l’arrêt en cause.


64      Voir point 113 de l’arrêt en cause.


65      Voir considérant 45 de la décision finale de 2015.


66      Voir, respectivement, points 114 et 117 de l’arrêt en cause.


67      Point 56 de l’arrêt en cause. Mis en exergue par mes soins.


68      Voir point 22 des présentes conclusions.


69      Comme la Supreme Court (Cour suprême) l’a très justement noté au point 114 de l’arrêt en cause.


70      Arrêt du 18 juin 2019, European Food e.a./Commission (T‑624/15, T‑694/15 et T‑704/15, EU:T:2019:423, point 58).


71      Voir, par exemple, considérants 64 à 66 de la décision finale de 2015.


72      Dans le même sens, conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Commission/Slovaquie (C‑264/09, EU:C:2011:150, point 48).


73      Dans le même sens, conclusions de l’avocat général Lagrange dans l’affaire Commission/Italie (10/61, EU:C:1961:26, p. 35 et 36).


74      Voir, à cet égard, article 26, article 30, paragraphe 4, sous b), ainsi qu’articles 34 à 36 de la convention de Vienne.


75      Voir, par exemple, concernant le lien entre l’article 351 TFUE et l’article 30, paragraphe 4, sous b), de la convention de Vienne, arrêt du 9 février 2012, Luksan (C‑277/10, EU:C:2012:65, point 61 et jurisprudence citée).


76      Voir, notamment, arrêt du 14 janvier 1997, Centro-Com (C‑124/95, EU:C:1997:8, point 56 et jurisprudence citée).


77      Voir, en ce sens, arrêt du 3 février 1994, Minne (C‑13/93, EU:C:1994:39, point 17).


78      Arrêt du 14 octobre 1980, Burgoa (812/79, EU:C:1980:231, point 9).


79      Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Tizzano dans l’affaire Commission/Royaume‑Uni (C‑466/98, EU:C:2002:63, point 38). En doctrine, voir Koutrakos, P., « International agreements concluded by Member States prior to their EU accession – Burgoa », dans Butler, G., et Wessel, R., EU external relations law, 2022, Hart Publishing, Oxford, p. 137.


80      Voir, plus en détail, points 127 et suiv. des présentes conclusions.


81      Mutatis mutandis, ce serait comme considérer qu’un État membre qui introduit une mesure ayant un effet équivalent à une restriction quantitative qui ne satisfait pas aux conditions requises pour être justifiée en application de l’article 36 TFUE viole cette dernière disposition et non pas l’interdiction (générale) des restrictions quantitatives énoncée à l’article 34 TFUE.


82      Voir, en ce sens, arrêt du 10 mars 1998, T. Port (C‑364/95 et C‑365/95, EU:C:1998:95, point 61).


83      Voir, dans le même sens, arrêt du 5 novembre 2002, Commission/Royaume-Uni (C‑466/98, EU:C:2002:624, point 25).


84      Voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission (56/64 et 58/64, EU:C:1966:41, p. 500).


85      Voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2009, Commission/Grèce (C‑45/07, EU:C:2009:81, point 35).


86      En ce sens, voir avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017 (EU:C:2017:376, point 254).


87      Voir, par exemple, arrêt du 22 septembre 1988, Deserbais (286/86, EU:C:1988:434, point 18), et conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Levy (C‑158/91, EU:C:1992:411, point 4).


88      Voir, notamment, arrêts du 27 février 1962, Commission/Italie (10/61, EU:C:1962:2, p. 22), et du 27 septembre 1988, Matteucci (235/87, EU:C:1988:460, point 21).


89      Voir arrêts du 11 mars 1986, Conegate (121/85, EU:C:1986:114, point 25), et du 2 juillet 1996, Commission/Luxembourg (C‑473/93, EU:C:1996:263, point 40).


90      Eeckhout, P., EU external relations law, 2e édition, Oxford University Press, 2011, p. 426.


91      Arrêt du 27 février 1962, Commission/Italie (10/61, EU:C:1962:2, p. 22).


92      Voir arrêt du 2 juillet 1996, Commission/Luxembourg (C‑473/93, EU:C:1996:263, point 40).


93      Voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, Air Transport Association of America e.a. (C‑366/10, EU:C:2011:864, point 61).


94      Voir, notamment, arrêts du 2 août 1993, Levy (C‑158/91, EU:C:1993:332, point 12), et du 10 mars 1998, T. Port (C‑364/95 et C‑365/95, EU:C:1998:95, point 60). Mis en exergue par mes soins.


95      Voir arrêt du 14 janvier 1997, Centro-Com (C‑124/95, EU:C:1997:8, point 60 et jurisprudence citée).


96      Voir, en ce sens, avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017 (EU:C:2017:376, point 254).


97      Voir, à cet égard, articles 20 et 45 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État.


98      Dans la présente affaire, la situation implique à l’évidence également un État tiers (le Royaume‑Uni), qui, toutefois, à l’époque des faits, devait être considéré aux fins de la disposition pertinente du droit de l’Union se trouver dans la même position que les États membres.


99      Pour les besoins des présentes conclusions, il n’est pas nécessaire de se plonger dans ce domaine (d’une complexité certaine) du droit international, puisque la distinction de base ainsi opérée est bien établie dans les sources du droit international. Voir, notamment, arrêt de la Cour internationale de justice du 5 février 1970 dans l’affaire de la Barcelona Traction Light et Power Company Limited (Belgique/Espagne) (CIJ, Recueil 1970, p. 3, points 33 et 35), ainsi qu’article 33 (et point 2 des commentaires y relatifs), article 42 (et point 8 des commentaires y relatifs) et article 48 (et point 8 des commentaires y relatifs) du projet d’articles sur la responsabilité de l’État. Pour des références à cette distinction dans la jurisprudence des juridictions de l’Union, voir conclusions de l’avocat général Warner dans l’affaire Henn et Darby (34/79, EU:C:1979:246, p. 3833) ; conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Levy (C‑158/91, EU:C:1992:411, point 5) ; conclusions de l’avocat général Lenz dans l’affaire Evans Medical et Macfarlan Smith (C‑324/93, EU:C:1994:357, point 33), et conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire République de Moldavie (C‑741/19, EU:C:2021:164, point 42). Il est naturellement possible que des conventions contiennent des clauses des deux types ; dans ce cas, il faudra donc examiner la nature de chaque clause.


100      Les conventions relatives aux droits de l’homme sont souvent citées à titre d’exemple.


101      Dans le même sens, en doctrine, Mastroianni, R., commentaire de l’article 351 TFUE, dans Tizzano, A. (dir.), Trattati dell’Unione Europea, 2e édition, 2014, p. 2545.


102      Les accords de protection des investissements constituent à cet égard un bon exemple.


103      Voir, à cet égard, commentaires relatifs à l’article 42 (en particulier point 9) et à l’article 48 (en particulier point 2) du projet d’articles sur la responsabilité de l’État.


104      Voir, à titre d’exemples d’une jurisprudence abondante, arrêts du 22 septembre 1988, Deserbais (286/86, EU:C:1988:434, point 18) ; du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission (C‑241/91 P et C‑242/91 P, EU:C:1995:98, point 84) ; du 10 mars 1998, T. Port (C‑364/95 et C‑365/95, EU:C:1998:95, point 60), et du 18 novembre 2003, Budějovický Budvar (C‑216/01, EU:C:2003:618, point 148).


105      Point 97 de l’arrêt en cause, renvoyant à l’arrêt du 2 août 1993, Levy (C‑158/91, EU:C:1993:332, point 11).


106      Voir point 89 des présentes conclusions.


107      Arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem) (C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 119).


108      Arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem) (C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, points 120 et 121.


109      Point 98 de l’arrêt en cause.


110      Comme la Supreme Court (Cour suprême) l’a très justement relevé, le litige portait uniquement sur la question de savoir si, en vertu de la convention CIRDI, le Royaume-Uni avait envers des États non‑membres l’obligation d’exécuter la sentence en cause (point 101 de l’arrêt en cause).


111      Par exemple, en saisissant la Cour internationale de justice.


112      Déclarations faites par le président au cours des cinquième et sixième sessions des travaux des réunions consultatives d’experts juridiques désignés par les gouvernements des pays membres (visées au point 107 de l’arrêt en cause).


113      Voir, en particulier, celles visées aux points 104 et 105 de l’arrêt en cause.


114      Il me semble que c’est tout spécialement le cas des arguments avancés à cet égard par les investisseurs, que la Supreme Court (Cour suprême) semble endosser au point 106 de l’arrêt en cause.


115      Voir, notamment, point 15 de l’arrêt en cause.


116      Aux termes de cette clause, la sentence est « définitive et contraignante ».


117      Dans ce contexte, je note au passage que, à la suite des arrêts du 6 mars 2018, Achmea (C‑284/16, EU:C:2018:158), et du 25 janvier 2022, Commission/European Food e.a. (C‑638/19 P, EU:C:2022:50), ainsi que de l’ordonnance du 21 septembre 2022, Romatsa e.a. (C‑333/19, EU:C:2022:749) (voir points 22 et 23 des présentes conclusions), la clause d’arbitrage contenue dans le TBI doit désormais être considérée comme étant invalide.


118      Voir arrêt du 14 octobre 1980, Burgoa (812/79, EU:C:1980:231, point 10).


119      Voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑561/19, EU:C:2021:799, points 39 et 40, ainsi que jurisprudence citée).


120      Voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑561/19, EU:C:2021:799, point 36 et jurisprudence citée).


121      Voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑561/19, EU:C:2021:799, point 41 et jurisprudence citée).


122      Voir, notamment, points 99 et 102 de l’arrêt en cause.


123      Voir, en ce sens, arrêts du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a. (C‑160/14, EU:C:2015:565, points 42 à 44), et du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑561/19, EU:C:2021:799, point 49).


124      Voir points 29, 32, 91 et 94 de l’arrêt en cause.


125      Selon les termes de la Supreme Court (Cour suprême) au point 96 de l’arrêt en cause.


126      Voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2018, Commission/France (Précompte mobilier) (C‑416/17, EU:C:2018:811, point 113).


127      La Commission renvoie en particulier à l’arrêt du 18 juillet 2007, Lucchini (C‑119/05, EU:C:2007:434, points 62 et 63).


128      Voir, en général et avec d’autres références, conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Viasat Broadcasting UK (C‑445/19, EU:C:2020:644, points 17 et 18).


129      Voir considérant 39 de la décision finale de 2015.


130      Voir, par exemple, arrêt du 21 décembre 2016, Commission/Hansestadt Lübeck (C‑524/14 P, EU:C:2016:971).


131      Ordonnance du 29 février 2016, Micula e.a./Commission (T‑646/14, EU:T:2016:135).


132      Voir, notamment, arrêt du 10 septembre 2019, HTTS/Conseil (C‑123/18 P, EU:C:2019:694, point 100 et jurisprudence citée).


133      Voir, notamment, arrêt du 21 septembre 2017, Riva Fire/Commission (C‑89/15 P, EU:C:2017:713, point 34).


134      Dans son arrêt, le Tribunal a en substance constaté que l’indemnisation accordée aux investisseurs couvrait, au moins pour partie, une période antérieure à l’adhésion de la Roumanie à l’Union. Selon le Tribunal, la Commission avait commis une erreur en qualifiant d’aide l’ensemble de l’indemnisation sans faire de distinction, parmi les montants à récupérer, entre ceux relevant de la période antérieure à l’adhésion et ceux relevant de la période postérieure à l’adhésion.


135      La Supreme Court (Cour suprême) a en substance reconnu au moins cela au point 51 de l’arrêt en cause. Sur cette question, voir, plus généralement, conclusions de l’avocat général Mengozzi dans l’affaire Deutsche Lufthansa (C‑284/12, EU:C:2013:442, points 27 à 29).


136      Voir, par exemple, arrêt du 5 mars 2019, Eesti Pagar (C‑349/17, EU:C:2019:172, point 88).


137      Arrêt du 5 mars 2019, Eesti Pagar (C‑349/17, EU:C:2019:17, points 89 à 91).


138      Voir, à titre d’exemple d’une jurisprudence abondante, arrêt du 12 janvier 2023, DOBELES HES (C‑702/20 et C‑17/21, EU:C:2023:1, point 121).


139      Cette disposition énonce, pour ce qui nous intéresse : « L’État membre intéressé ne peut mettre à exécution les mesures projetées, avant que [la] procédure [d’aide d’État] ait abouti à une décision finale » (mis en exergue par mes soins).


140      Voir, en ce sens, arrêt du 27 septembre 1988, Matteucci (235/87, EU:C:1988:460, point 19).


141      Voir, par exemple, arrêt du 10 novembre 2020, Commission/Italie (Valeurs limites – PM10) (C‑644/18, EU:C:2020:895, point 83 et jurisprudence citée).


142      Voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2012, Hongrie/Slovaquie (C‑364/10, EU:C:2012:630, points 68 à 71).