Language of document : ECLI:EU:C:2017:413

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentées le 31 mai 2017 (1)

Affaire C101/16

SC Paper Consult SRL

contre

Direcția Regională a Finanțelor Publice Cluj-Napoca,

Administrația Județeană a Finanțelor Publice Bistrița Năsăud

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Recevabilité – Directive 2006/112/CE Fiscalité – Droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Refus – Factures émises par un contribuable déclaré inactif par l’administration fiscale – Liste des contribuables déclarés inactifs Risque de fraude fiscale Limitation des effets dans le temps de l’arrêt à intervenir »






I.      Introduction

1.        La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (2), s’oppose-t-elle à une réglementation nationale qui prévoit que des assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ne peuvent déduire cette taxe acquittée sur l’achat de biens ou de services auprès d’autres assujettis déclarés « inactifs », en application de cette réglementation nationale et dont la liste figure sur le site Internet de l’autorité fiscale nationale ?

2.        Tel est, en substance, l’objet de la demande de décision préjudicielle déférée par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie).

3.        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant SC Paper Consult SRL (ci-après « Paper Consult ») aux autorités fiscales roumaines. Ces dernières ont refusé d’accorder à Paper Consult le droit de déduire la TVA acquittée sur des prestations de services acquises auprès de SC Rom Packaging SRL (ci-après « Rom Packaging ») en vertu d’un contrat conclu le 3 janvier 2011, au motif que cette dernière société avait été déclarée être un contribuable inactif à compter du 7 octobre 2010 et radiée du registre des assujettis à la TVA à compter du 1er novembre 2010, en application de l’article 78 bis, paragraphe 1, de l’ordonanţa Guvernului nr. 92/2003 privind Codul de procedură fiscală, republicată, cu modificările şi completările ulterioare (ordonnance gouvernementale n° 92/2003 sur le code de procédure fiscale, republiée, avec ses modifications et compléments ultérieurs, ci-après l’« ordonnance n° 92/2003 »).

4.        Selon l’article 78 bis, paragraphe 1, de l’ordonnance n° 92/2003, les contribuables sont déclarés inactifs dans l’une des trois situations suivantes, à savoir s’ils ne remplissent, au cours d’un semestre civil, aucune des obligations déclaratives prévues par la loi, s’ils se soustraient au contrôle fiscal, en déclarant des informations d’identification du siège social qui ne permettent pas à l’autorité fiscale d’identifier celui-ci, ou si les autorités fiscales ont constaté qu’ils n’exercent pas leur activité au siège social ou au domicile fiscal déclaré.

5.        Les contribuables déclarés inactifs sont soumis aux dispositions de l’article 11, paragraphes 1 bis et 1 ter, de la legea nr. 571/2003 privind Codul fiscal (loi n° 571/2003 portant code des impôts, ci-après le « code des impôts »).

6.        Aux termes de l’article 11, paragraphe 1 bis, du code des impôts, les contribuables assujettis établis en Roumanie, déclarés inactifs, doivent s’acquitter du paiement des impôts et des taxes prévus par ce code, mais ne bénéficient pas, pour la période d’inactivité, du droit à déduction des frais et de la TVA sur les achats effectués.

7.        Selon l’article 11, paragraphe 1 ter, du code des impôts, les personnes qui acquièrent des biens et/ou des services auprès de contribuables assujettis établis en Roumanie, après l’inscription de ceux-ci comme inactifs, ne bénéficient pas du droit à déduction des frais et de la TVA sur les achats en question, à l’exception des achats de biens effectués dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée et/ou des achats de biens et/ou de services auprès d’assujettis soumis à une procédure de faillite.

8.        L’article 3, paragraphe 1, de l’ordinul Preşedintelui ANAF nr. 819/2008 (arrêté n° 819/2008 du président de l’Agence nationale d’administration fiscale, ci-après l’« ANAF ») dispose que les contribuables sont déclarés inactifs à partir de la date d’entrée en vigueur de l’arrêté du président de l’ANAF approuvant la liste des contribuables déclarés inactifs. L’article 3, paragraphe 2, de l’arrêté n° 819/2008 prévoit que cette liste est affichée au siège de l’ANAF et publiée sur la page Internet de celle-ci. Conformément à l’article 3, paragraphe 3, de l’arrêté n° 819/2008, l’arrêté du président de l’ANAF approuvant la liste des contribuables déclarés inactifs entre en vigueur dans un délai de quinze jours à partir de la date d’affichage.

9.        L’annexe n° 1 de la décision n° 3347/2011 du président de l’ANAF, précisant les obligations déclaratives visées à l’article 78 bis, paragraphe 1, sous a), de l’ordonnance n° 92/2003, énumérait, au moment des faits en cause au principal, les obligations déclaratives suivantes :

–        100 « Déclaration sur les obligations de paiement au budget de l’État » ;

–        112 « Déclaration sur les obligations de paiement des cotisations sociales, de l’impôt sur le revenu et le registre nominal des personnes assurées » ;

–        101 « Déclaration relative à l’impôt sur les sociétés » ;

–        300 « Déclaration relative à la [TVA] » ;

–        301 « Déclaration spéciale relative à la [TVA] » ;

–        390 VIES « Déclaration récapitulative sur les livraisons/acquisitions intracommunautaires de biens », et

–        394 « Déclaration informative sur les livraisons/prestations et les acquisitions effectuées sur le territoire national ».

10.      Dans l’affaire au principal, il ressort des informations dont dispose la Cour que la déclaration d’inactivité de Rom Packaging aurait été décidée en raison de son omission de déposer ses déclarations fiscales.

11.      Compte tenu de la déclaration d’inactivité de Rom Packaging, les autorités fiscales roumaines ont conclu que, conformément à l’article 11, paragraphe 1 ter, du code des impôts, Paper Consult ne pouvait pas déduire la somme de 45 680 lei roumains (RON) pour la TVA acquittée sur les prestations de services ayant fait l’objet du contrat conclu le 3 janvier 2011.

12.      À la suite du rejet de sa réclamation administrative, Paper Consult a introduit un recours devant le Tribunalul Bistriţa-Năsăud (tribunal de grande instance de Bistriţa-Năsăud, Roumanie) qui a également été rejeté le 8 juillet 2015.

13.      Paper Consult a alors interjeté appel devant la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj). Paper Consult soutient que la déclaration d’inactivité de Rom Packaging lui est inopposable au motif qu’elle n’a pas fait l’objet d’une notification individuelle et que, pour pouvoir bénéficier du droit à déduction de la TVA, il suffit de remplir les conditions prévues à l’article 178 de la directive 2006/112, c’est-à-dire détenir une facture établie conformément aux dispositions du titre XI, chapitre 3, sections 3 à 6, de ladite directive.

14.      La juridiction de renvoi relève que, selon la jurisprudence de la Cour, la lutte contre l’évasion fiscale, la fraude et les abus est un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112, pour autant que les mesures nationales en question sont proportionnées. Elle considère que l’article 273 de la directive 2006/112, qui précise que les États membres peuvent prévoir des obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, autorise une réglementation nationale telle que celle applicable dans l’affaire au principal. En effet, selon la juridiction de renvoi, les contribuables ne supporteraient pas une charge excessive lorsqu’il leur est demandé d’effectuer une vérification minimale, sur le site de l’ANAF, au sujet des personnes avec lesquelles ils ont l’intention de contracter, afin de contrôler si celles-ci sont ou non déclarées contribuables inactifs.

15.      Au vu de l’absence de jurisprudence relative à une telle circonstance, la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      La directive 2006/112 s’oppose-t-elle à une réglementation nationale qui refuse le droit à déduction de la [TVA] à un assujetti au motif que la personne se trouvant en amont, qui a émis la facture sur laquelle figurent distinctement la dépense et la [TVA], a été déclarée inactive par l’administration fiscale ?

2)      En cas de réponse négative à la première question, la directive 2006/112 s’oppose-t-elle à une réglementation nationale en vertu de laquelle il suffit d’afficher la liste des contribuables déclarés inactifs au siège de l’[ANAF] et de la publier sur la page Internet de ladite agence, dans la section “Informations publiques – informations relatives aux agents économiques”, pour pouvoir refuser le droit à déduction de la TVA dans les conditions de la première question ? »

16.      Ces questions ont fait l’objet d’observations écrites de la part de Paper Consult, du gouvernement roumain ainsi que de la Commission européenne. Ces deux dernières parties intéressées ont été entendues en leurs plaidoiries à l’audience qui s’est tenue le 26 janvier 2017.

II.    Analyse

 Sur la recevabilité

17.      Le gouvernement roumain soutient que les questions préjudicielles sont irrecevables au motif que la juridiction de renvoi n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles elle considère que la réponse à ses questions est nécessaire à la solution du litige dont elle est saisie, l’argumentation de Paper Consult portant exclusivement sur l’inopposabilité de la déclaration d’inactivité et non pas sur les effets mêmes de l’inactivité tels qu’ils découlent de la réglementation nationale.

18.      L’objection du gouvernement roumain doit, à mes yeux, être écartée.

19.      Certes, conformément à la mission qui lui est impartie dans le cadre de la coopération instituée par l’article 267 TFUE de contribuer à l’administration de la justice dans les États membres, la Cour refuse de formuler des opinions consultatives sur des questions hypothétiques (3). En effet, dans de tels cas, la demande d’interprétation du droit de l’Union présentée par le juge national ne répond pas à un besoin objectif pour prendre sa décision et trancher le litige pendant devant lui.

20.      En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle, comme l’a d’ailleurs fait observer le gouvernement roumain, que le litige au principal soulève un problème juridique dans le cadre duquel un particulier soutient que l’administration fiscale est tenue de reconnaître son droit à déduction de la TVA, même lorsque ce droit découle d’une transaction conclue avec un contribuable déclaré inactif. Il résulte aussi de la motivation de la demande de décision préjudicielle que Paper Consult allègue que le droit à déduction de la TVA acquittée en amont serait uniquement subordonné au respect de l’article 178, sous a), de la directive 2006/112.

21.      Or, une telle motivation, bien que succincte, est suffisante pour comprendre les raisons pour lesquelles la juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation de la directive 2006/112.

22.      Par ailleurs, à mon sens, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre de la présomption de pertinence qui s’attache aux questions préjudicielles relatives à l’interprétation du droit de l’Union, de remettre en cause l’appréciation, effectuée par la juridiction de renvoi, de la portée précise de l’argumentation des parties au principal exposée devant cette dernière. En effet, le juge national demeure seul responsable de définir le cadre juridique et factuel à l’origine du renvoi préjudiciel, dont il n’incombe pas à la Cour de vérifier l’exactitude (4).

23.      De surcroît, à supposer même, comme l’insinue le gouvernement roumain dans ses observations écrites, que la juridiction de renvoi ait dépassé les limites des moyens d’illégalité invoqués devant elle, il n’appartient pas non plus à la Cour, dans le cadre de l’examen de la recevabilité d’une demande de décision préjudicielle, de vérifier si ladite demande a été prise conformément aux règles nationales de procédure (5).

24.      Partant, j’invite la Cour à déclarer que le renvoi préjudiciel est recevable.

 Sur le fond

25.      Comme je l’ai indiqué dans mes propos introductifs, par la présente demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi pose, en substance, la question de savoir si la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale qui refuse le droit à déduction de la TVA acquittée en amont à des assujettis qui se procurent des biens ou des services auprès d’autres assujettis, au motif que ces derniers ont été déclarés « inactifs », en application de cette réglementation nationale, la liste de ces personnes inactives figurant sur le site Internet de l’autorité fiscale nationale.

26.      Bien que, dans le libellé de ses questions, la juridiction de renvoi n’identifie aucune disposition spécifique de la directive 2006/112, il est indubitable, comme l’ont d’ailleurs compris les parties intéressées ayant déposé des observations dans la présente affaire, qu’elle entend obtenir des précisions sur l’articulation entre le principe du droit à déduction de la TVA, prévu aux articles 167 et suivants de la directive 2006/112, et les obligations que les États membres peuvent juger nécessaires de prévoir afin d’assurer l’exacte perception de la TVA et d’éviter la fraude, en application de l’article 273 de ladite directive.

27.      En effet, il ressort du dossier et des observations du gouvernement roumain que le refus du droit à déduction de la TVA à des opérateurs, assujettis à la TVA en Roumanie, se fournissant auprès de contribuables déclarés inactifs dans cet État membre a pour objet de décourager ces opérateurs d’effectuer des achats auprès de tels contribuables dont la situation présenterait un risque de fraude en raison du non-respect de leurs obligations de déclaration fiscale et, en fin de compte, de contribuer à éliminer ces contribuables du marché s’ils ne régularisent pas leur situation.

28.      Les rapports entre le principe du droit à déduction de la TVA acquittée en amont et les obligations que les États membres peuvent requérir des opérateurs pour assurer l’exacte perception de la TVA et éviter la fraude ont fait l’objet d’une jurisprudence abondante (6).

29.      Le point de départ de cette jurisprudence consiste dans le rappel du caractère « fondamental » au sein du système commun de la TVA mis en place par la législation de l’Union du droit des assujettis de déduire de la TVA dont ils sont redevables la TVA due ou acquittée pour les biens acquis et les services reçus par eux en amont (7).

30.      C’est ainsi que le droit à déduction prévu aux articles 167 et suivants de la directive 2006/112 ne peut, en principe, pas être limité et s’exerce immédiatement pour la totalité des taxes ayant grevé les opérations effectuées en amont (8). Ce droit, comme l’énonce l’article 167 de la directive 2006/112, prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible.

31.      La Cour rappelle également itérativement que le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Partant, le système commun de la TVA garantit la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les opérations économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à conditions que lesdites activités soient elles-mêmes soumises à la TVA (9).

32.      Le droit à déduction de la TVA est néanmoins subordonné tant au respect d’exigences ou de conditions matérielles qu’à des exigences ou des conditions de nature formelle.

33.      S’agissant des exigences ou des conditions matérielles, il ressort de l’article 168, sous a), de la directive 2006/112 que, pour pouvoir bénéficier du droit à déduction, il importe, d’une part, que l’intéressé soit un assujetti au sens de cette directive et, d’autre part, que les biens ou les services invoqués pour fonder ledit droit soient utilisés en aval par l’assujetti pour les besoins de ses propres opérations taxées et que, en amont, ces biens soient livrés ou ces services soient rendus par un autre assujetti (10).

34.      Quant aux modalités d’exercice du droit à déduction, qui s’assimilent à des exigences ou des conditions de nature formelle (11), l’article 178, sous a), de la directive 2006/112 prévoit que l’assujetti doit détenir une facture établie conformément aux articles 220 à 236 et aux articles 238, 239 et 240 de celle-ci. En particulier, aux termes de l’article 226, point 3, de la directive 2006/112, la facture doit mentionner le numéro d’identification à la TVA sous lequel l’assujetti a effectué la livraison de biens ou la prestation de services.

35.      La Cour a été saisie à de nombreuses reprises de situations dans lesquelles un assujetti s’est vu refuser par les autorités fiscales nationales le bénéfice du droit à déduction de la TVA au motif d’irrégularités ou de manquements afférents à des conditions formelles, les conditions de fond prévues par la directive 2006/112 étant, par ailleurs, satisfaites.

36.      Pour demeurer, à ce stade de l’analyse, sur un plan général, il ressort des arrêts de la Cour que le droit à déduction de la TVA acquittée en amont est accordé si les conditions matérielles requises pour la naissance de ce droit sont satisfaites, même si certaines exigences de forme ont été omises par les assujettis (12).

37.      Le refus du droit à déduction de la TVA acquittée en amont étant une exception à l’application du principe fondamental que constitue ce droit (13), ce n’est que dans des circonstances particulières que la Cour est disposée à admettre que des manquements à des obligations formelles puissent légitimement conduire les autorités fiscales à refuser le bénéfice d’un tel droit à un assujetti.

38.      Jusqu’à présent, il résulte de la jurisprudence que la perte du droit à la déduction de la TVA peut être retenue dans deux cas de figure distincts. Il s’agit, d’une part, de l’hypothèse dans laquelle la violation des exigences formelles a pour effet d’empêcher d’apporter la preuve certaine que les conditions matérielles du droit à déduction de la TVA ont été satisfaites (14). D’autre part, et en substance, le droit à déduction de la TVA peut être refusé lorsqu’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement, l’assujetti sachant ou ayant dû savoir que les opérations en question étaient impliquées, directement ou indirectement, dans une fraude (15).

39.      La première hypothèse s’explique par la circonstance que les exigences formelles sont précisément prévues afin d’assurer l’application de la TVA et de permettre son contrôle par les autorités fiscales des États membres. Il est donc parfaitement logique de refuser le bénéfice du droit à déduction si la violation de telles exigences est à ce point importante qu’elle rend impossible ou excessivement difficile le contrôle de la satisfaction des conditions matérielles du droit à déduction.

40.      Cependant, tel n’apparaît pas être le cas dans l’affaire au principal.

41.      Il ressort de la décision de renvoi que Paper Consult, à laquelle le droit à déduction a été refusé, a la qualité d’assujetti aux fins de la directive 2006/112 et qu’elle a acquis et payé les prestations de services ayant fait l’objet du contrat du 3 janvier 2001 dans le cadre de son activité économique, auprès d’un autre opérateur économique, Rom Packaging, également soumis au paiement de la TVA, mais déclaré inactif, pour avoir manqué à ses obligations de déclaration fiscale, en vertu de la réglementation nationale. Aucun élément du dossier ne permet d’induire que les autorités fiscales roumaines n’ont pas pu contrôler la réalité des prestations facturées à Paper Consult ni ont été dans l’impossibilité de vérifier l’identité et la qualité des deux opérateurs économiques.

42.      S’agissant plus particulièrement de la qualité d’assujetti de Rom Packaging et à la lumière des observations écrites du gouvernement roumain tendant à nier ce statut, je relève que, en vertu de l’article 11, paragraphe 1 bis, du code des impôts, les contribuables déclarés inactifs conservent leur qualité d’assujetti, puisqu’ils doivent continuer à s’acquitter de la TVA, sans cependant pouvoir prétendre au bénéfice de la déduction de la TVA pendant la période d’inactivité.

43.      En tout état de cause, la qualité d’assujetti, au sens de la directive 2006/112, qui comprend, selon son article 9, paragraphe 1, « quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité », n’est subordonnée ni à l’obligation de déposer une déclaration fiscale et de payer la TVA ni à l’obligation de s’enregistrer aux fins de la TVA (16). La Cour a ainsi récemment jugé que, nonobstant la déclaration d’« inexistence » d’un opérateur économique par une réglementation nationale au motif, notamment, que cette opérateur n’était pas enregistré aux fins de la TVA, n’effectuait pas de déclaration fiscale et ne s’acquittait pas ses taxes, un tel opérateur pouvait être reconnu comme jouissant de la qualité d’assujetti, au sens des dispositions de la directive 2006/112 (17). Une telle qualité a également été reconnue à l’émetteur d’une facture auquel avait été précédemment retirée sa carte d’entrepreneur individuel et qui n’avait, dès lors, plus le droit d’utiliser son numéro d’identification fiscale (18).

44.      La seconde hypothèse dans laquelle la Cour a reconnu que le droit à déduction était susceptible d’être refusé trouve essentiellement son origine dans la faculté pour les États membres, admise par l’article 273, premier alinéa, de la directive 2006/112, de « prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude » (19).

45.      Comme je l’ai déjà mentionné, le régime roumain de déclaration d’inactivité de certains contribuables repose sur trois hypothèses alternatives dans lesquelles la réglementation roumaine présume qu’il existe un risque de fraude fiscale. Parmi ces hypothèses figure celle d’avoir omis, à l’instar de Rom Packaging, de déposer l’ensemble des déclarations fiscales, y compris celles liées à la TVA, au cours d’une période de six mois. Cette omission est sanctionnée par le refus du droit à déduction de la TVA acquittée sur les achats réalisés par ces contribuables durant la période de déclaration d’inactivité, conformément à l’article 11, paragraphe 1 bis, du code des impôts. Ce dispositif participe, selon moi, clairement des mesures visant à éviter que des situations jugées comme présentant un risque de fraude fiscale ne se matérialisent en fraude fiscale. En effet, l’omission de déclaration fiscale, dont celle relative à la TVA, étant susceptible de dissimuler une tentative de fraude fiscale de la part du contribuable concerné, l’objectif poursuivi est bien celui d’éviter qu’une telle fraude puisse se réaliser en refusant audit contribuable le droit de déduire la TVA acquittée en amont pendant toute la période d’inactivité.

46.      La présente affaire concerne cependant non pas la situation fiscale du contribuable ayant été déclaré inactif, mais les assujettis qui, à l’instar de Paper Consult, s’approvisionnent auprès d’un tel contribuable, malgré la déclaration d’inactivité de ce dernier.

47.      En sanctionnant également par le refus du droit à déduction de la TVA acquittée en amont les assujettis qui achètent des biens et/ou des services auprès de l’opérateur déclaré inactif, l’article 11, paragraphe 1 ter, du code des impôts s’inscrit indéniablement dans l’objectif de lutte contre la fraude fiscale poursuivi par le régime de déclaration d’inactivité.

48.      Lu en combinaison avec le régime de déclaration d’inactivité, cet article vise à obliger ces assujettis, à tout le moins indirectement, à prendre des renseignements sur le statut éventuellement inactif de leur futur cocontractant (et qui implique un risque de fraude fiscale).

49.      Une telle obligation excède l’exigence, admise par la Cour, selon laquelle, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou de fraude, une opérateur avisé peut, selon les circonstances de l’espèce, se voir obligé de prendre des renseignements sur un autre opérateur auprès duquel il envisage d’acheter des biens ou des services afin de s’assurer de la fiabilité de celui-ci (20).

50.      En effet, l’obligation de consultation du statut d’inactivité des assujettis, introduite en droit roumain, pèse sur tout opérateur exerçant une activité économique en Roumanie et qui envisage de s’approvisionner auprès de tout autre opérateur dans cet État membre, indépendamment de la circonstance que cet opérateur a effectivement été déclaré inactif et a donc commis les irrégularités constatées par les autorités fiscales roumaines. Il s’agit, par conséquent, d’une obligation de nature générale, imposée à tout opérateur, de vérifier la « fiabilité » fiscale de son futur cocontractant, en consultant la liste publique des opérateurs déclarés inactifs dressée par les autorités fiscales roumaines, indépendamment de tout indice permettant de soupçonner que le futur cocontractant pourrait avoir commis des irrégularités ou une fraude à la TVA.

51.      Toutefois, eu égard aux caractères réglementaire, public et facilement accessible du statut d’inactivité en droit roumain, cette obligation ne me paraît pas faire peser une charge excessive sur les assujettis à la TVA en Roumanie, dont il est normal de s’attendre qu’ils n’ignorent pas la réglementation nationale et qu’ils déploient la diligence d’un commerçant, à tout le moins, moyennement avisé, en consultant la liste des contribuables déclarés inactifs par les autorités fiscales roumaines figurant sur le site Internet de l’ANAF.

52.      Cette obligation s’assimile à une mesure pouvant, selon moi, raisonnablement être requise de l’assujetti pour vérifier si l’opération qu’il entend effectuer comporte un risque de le conduire à participer à une fraude fiscale.

53.      Au demeurant, tant le gouvernement roumain que la Commission indiquent que ce système de publicité en ligne au niveau national présente des points communs avec celui mis en place, au niveau de l’Union, par l’intermédiaire du système d’échange d’informations (automatisé) en matière de TVA (VIES) qui permet aux opérateurs d’obtenir la confirmation du numéro d’identification à la TVA de leurs partenaires commerciaux et aux administrations fiscales nationales de contrôler les opérations intracommunautaires et de détecter d’éventuelles irrégularités (21).

54.      En effet, contrairement aux affaires dans lesquelles la Cour a constaté qu’il existait un transfert sur les assujettis des tâches de contrôle et de détection des irrégularités et des fraudes éventuelles qui incombent, en principe, aux autorités fiscales nationales (22), la réglementation roumaine exige uniquement des assujettis qu’ils vérifient que l’opérateur auprès duquel ils envisagent de s’approvisionner est inscrit sur la liste publique et accessible sur le site Internet de l’ANAF des opérateurs déclarés inactifs à la suite des contrôles menés par les autorités fiscales nationales elles-mêmes. Cette exigence de consultation de la liste des opérateurs déclarés inactifs ne constitue assurément pas un transfert dans le chef des assujettis des tâches de contrôle qui échoient aux autorités fiscales nationales.

55.      Dès lors, un assujetti qui conclut des transactions soumises à la TVA avec un opérateur déclaré inactif doit, dans tous les cas de figure, être considéré comme sachant ou ayant dû savoir que la conclusion de telles transactions présente un risque de fraude fiscale.

56.      La connaissance ou la connaissance raisonnablement supposée d’un tel risque justifient-elles que le bénéfice du droit à déduction de la TVA soit refusé à cet assujetti ?

57.      Je ne le pense pas.

58.      En premier lieu, ce cas de figure ne correspond pas à celui dégagé par la jurisprudence selon laquelle le droit à déduction de la TVA peut valablement être refusé lorsque l’assujetti savait ou devait savoir qu’il participe à une opération impliquée dans une fraude à la TVA, en particulier lorsqu’une telle fraude est (ou a été) commise par son fournisseur (23).

59.      Par conséquent, en l’état actuel du droit de l’Union et de la jurisprudence, un simple risque de fraude à la TVA, dont le degré est d’ailleurs susceptible de faire l’objet de controverses, n’est pas suffisant pour justifier le refus du droit à déduction.

60.      En second lieu, il importe de rappeler que la Cour a jugé que des mesures nationales poursuivant les objectifs visés à l’article 273 de la directive 2006/112 doivent respecter le principe de proportionnalité et ne peuvent, dès lors, être utilisées de manière telle qu’elles remettraient systématiquement en cause le droit à déduction de la TVA et, partant, le principe fondamental de neutralité de la TVA (24).

61.      Dans la présente affaire, le refus du droit à déduction de la TVA constitue une sanction dont l’effet dissuasif vise, en réalité, moins à assurer l’effectivité de l’obligation de consulter la liste des opérateurs déclarés inactifs dressée par le président de l’ANAF qu’à décourager les assujettis d’effectuer des achats auprès d’opérateurs déclarés inactifs dans le but, in fine, d’exclure ces derniers du marché s’ils ne régularisent pas leur situation, comme l’a expliqué le gouvernement roumain.

62.      Cela étant, un assujetti qui, après avoir consulté la liste des opérateurs déclarés inactifs et constaté que l’opérateur auprès duquel il envisage de s’approvisionner figure sur cette liste, se fournit malgré tout auprès de cet opérateur (25), sera, en tout état de cause, en vertu du droit roumain, exclu du droit de bénéficier de la déduction de la TVA afférente auxdites transactions, indépendamment des éventuelles garanties qu’il aurait obtenues de ce dernier lui assurant que les transactions spécifiques qui fonderaient le droit à déduction ne sont pas impliquées dans une fraude fiscale et que, en outre, la TVA sera versée au Trésor public.

63.      En d’autres termes, comme la Commission l’a fait valoir à juste titre à l’audience, la réglementation roumaine pose, en définitive, à l’égard de l’ensemble des assujettis qui concluent des transactions soumises à la TVA avec des opérateurs déclarés inactifs, une présomption irréfragable de participation à une fraude fiscale. Cette réglementation prescrit un refus systématique du droit à déduction de la TVA pour tout assujetti qui s’approvisionne auprès d’un opérateur déclaré inactif, nonobstant le fait que, au regard des éléments et des pièces que cet assujetti et cet opérateur sont en mesure d’apporter, notamment à la suite d’un contrôle fiscal, tout risque de fraude fiscale concernant les transactions en cause peut être valablement écarté, que ces dernières satisfont aux conditions matérielles et formelles du droit à déduction de la TVA, au sens de la directive 2006/112, et qu’il n’y a pas eu de perte de recettes fiscales.

64.      Une telle réglementation nationale va, selon moi, au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visant à assurer l’exacte perception de la TVA et à éviter la fraude fiscale.

65.      S’agissant de l’affaire au principal, la juridiction de renvoi n’a fourni aucun élément suggérant que les transactions conclues entre Paper Consult et Rom Packaging dissimulaient une fraude fiscale ou que la TVA inscrite sur les factures émises par cette dernière société à l’intention de Paper Consult, afférentes auxdites transactions, ne correspondait pas au montant qui a été versé au Trésor public.

66.      De surcroît, le caractère disproportionné de la réglementation nationale est renforcé, à mes yeux, par la circonstance, mise en avant par Paper Consult dans ses observations écrites et non contestée par le gouvernement roumain, selon laquelle, en vertu de l’article 11, paragraphe 1 ter, du code des impôts, le refus du droit à déduction de la TVA dans le chef du cocontractant de l’opérateur déclaré inactif est définitif, c’est-à-dire que ce cocontractant continue de supporter le poids de cette taxe quand bien même l’opérateur déclaré inactif aurait entièrement régularisé sa situation au regard de ses obligations fiscales. Cette situation contraste et paraît incohérente avec celle de l’opérateur déclaré inactif qui, en application de l’article 11, paragraphe 1 bis, du code des impôts, est autorisé à récupérer la TVA, dont la déduction a été refusée pendant la période d’inactivité, au cours d’un exercice ultérieur qui fait suite à sa « réactivation » par les autorités fiscales roumaines.

67.      Concernant cet aspect de la réglementation nationale, le gouvernement roumain a évoqué lors de l’audience dans le cadre des questions posées par la Cour portant sur le caractère proportionné du refus du droit à déduction de la TVA opposé au cocontractant d’un opérateur déclaré inactif que, en vertu d’un amendement au code des impôts, celui-ci autoriserait désormais, depuis le 1er janvier 2017, tout assujetti s’étant approvisionné auprès d’un opérateur déclaré inactif à bénéficier de la déduction de la TVA afférente aux opérations effectuées pendant la période d’inactivité de cet opérateur dans l’hypothèse où ce dernier aurait par la suite régularisé sa situation, en particulier en ce qui concerne ses obligations de déclaration fiscale.

68.      Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier la portée de cet amendement, notamment en ce qui concerne la possibilité de l’appliquer de manière rétroactive aux faits à l’origine de l’affaire au principal, eu égard également à la circonstance que, selon les informations transmises par la Commission dans ses observations écrites, Rom Packaging aurait été « réactivée » par décision du président de l’ANAF du 24 avril 2012.

69.      Indépendamment des circonstances de l’affaire au principal, l’amendement apporté au code des impôts et les explications fournies par le gouvernement roumain à l’audience laissent cependant penser que les autorités roumaines se sont elles-mêmes rendu compte du caractère disproportionné du refus systématique et définitif du bénéfice du droit à déduction de la TVA opposé aux partenaires commerciaux d’un opérateur déclaré inactif, alors même que ce dernier aurait ultérieurement entièrement régularisé sa situation au regard de ses obligations de déclaration fiscale.

70.      La simple suspension du droit à déduction de la TVA jusqu’à la régularisation des transactions qui fondent ce droit me paraît constituer une mesure plus adéquate que le refus systématique et définitif du bénéfice d’un tel droit dès lors qu’un assujetti en Roumanie s’approvisionne en biens et/ou en services auprès d’un opérateur déclaré inactif dans cet État membre.

71.      Il est vrai que, dans le cas où un assujetti à la TVA en Roumanie s’est approvisionné auprès d’un opérateur déclaré inactif après avoir omis de consulter la liste des opérateurs déclarés inactifs, cet assujetti a méconnu l’une des obligations que la réglementation nationale fait peser sur lui. Comme je l’ai indiqué précédemment, une telle obligation ne me paraît aucunement excessive par elle-même. Le droit de l’Union ne s’oppose pas, à mon sens, à ce que la violation d’une telle formalité soit assortie d’une sanction dissuasive et proportionnée à la gravité de cette violation qui puisse, par exemple, revêtir la forme d’une amende. Toutefois, la méconnaissance d’une telle obligation ne signifie pas que, s’agissant de transactions spécifiques qui fondent le droit à déduction de la TVA, l’assujetti n’a pas pu obtenir de la part de l’opérateur déclaré inactif les garanties que j’ai évoquées précédemment selon lesquelles ces transactions ne seront impliquées dans aucune fraude fiscale et la TVA sera versée au Trésor public.

72.      En tout état de cause, la présomption irréfragable sur laquelle repose la réglementation roumaine, qui conduit à l’impossibilité pour tout assujetti de rapporter le moindre indice qui permettrait de démontrer que les transactions conclues avec l’opérateur déclaré inactif satisfont aux conditions prévues par la directive 2006/112 pour bénéficier de la déduction de la TVA afférente auxdites transactions, excède, à mes yeux, ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs légitimes poursuivis par ladite réglementation.

73.      Au vu des considérations qui précèdent, je propose de répondre aux questions déférées par la juridiction de renvoi de la manière suivante, à savoir la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, qui entraîne, même dans les cas où aucune fraude fiscale et aucune perte de recettes fiscales n’ont été constatées, un refus systématique et définitif du droit à déduction de la TVA à l’assujetti ayant acquitté la TVA sur des transactions conclues avec un opérateur déclaré « inactif » en application de ladite réglementation, nonobstant le fait que la déclaration d’inactivité de l’opérateur concerné, qui repose sur l’existence d’un risque de fraude fiscale, est publique et facilement accessible à tout assujetti dans l’État membre en question.

 Sur la demande du gouvernement roumain de limiter dans le temps les effets de l’arrêt de la Cour

74.      Si la Cour devait faire sienne mon analyse, il lui incomberait de statuer sur la demande du gouvernement roumain, exposée dans ses observations écrites, de limiter dans le temps les effets de l’arrêt à intervenir.

75.      Au soutien de sa demande, le gouvernement roumain fait, en premier lieu, valoir que les autorités roumaines ont agi de bonne foi. Cette bonne foi se fonderait sur deux motifs. D’une part, sur les doutes objectifs quant à la portée de la jurisprudence de la Cour. D’autre part, sur le comportement de la Commission qui aurait accepté, au mois de mai 2014, la réponse des autorités roumaines à la suite d’une plainte déposée dans le cadre de la procédure dite « EU Pilot » portant sur la réglementation nationale en cause dans la présente affaire, ce qui aurait conduit ces autorités à penser que cette réglementation était compatible avec le droit de l’Union. En second lieu, le gouvernement roumain met en avant les conséquences financières graves si, à la suite de l’arrêt de la Cour, la déduction de la TVA devait être accordée à l’ensemble des opérateurs ayant conclu des transactions avec des opérateurs déclarés inactifs depuis l’année 2007. Le gouvernement roumain estime que cette charge supplémentaire représenterait 0,5 % du produit intérieur brut.

76.      Dans ses observations orales, la Commission invite la Cour à rejeter cette demande au motif que les conditions fixées par la jurisprudence ne sont pas réunies.

77.      Je partage la position de la Commission.

78.      Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’interprétation que cette dernière donne d’une règle de droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis la date de son entrée en vigueur. Il en résulte que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation si, par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l’application de ladite règle se trouvent réunies (26).

79.      Ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Pour qu’une telle limitation puisse être décidée, il est nécessaire que deux critères essentiels soient réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves (27).

80.      Ces critères étant cumulatifs, si l’un d’entre eux n’est pas satisfait, il n’est pas nécessaire de vérifier si le second est rempli (28).

81.      Je rappelle également que la Cour limite la portée dans le temps de ses arrêts rendus à titre préjudiciel que dans des circonstances bien précises, notamment lorsqu’il existe un risque de répercussions économiques graves dues, en particulier, au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur le fondement de la réglementation considérée comme étant validement en vigueur et qu’il apparaît que les particuliers et les autorités nationales ont été incités à adopter un comportement non conforme au droit de l’Union en raison d’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions du droit de l’Union, incertitude à laquelle ont éventuellement contribué les comportements mêmes adoptés par d’autres États membres ou par la Commission (29).

82.      En l’espèce, j’estime que le critère relatif à la bonne foi des milieux intéressés, y inclus les autorités fiscales roumaines, n’est pas satisfait.

83.      Quant aux doutes et non pas déjà à l’incertitude objective et importante, au sens de la jurisprudence mis en avant par le gouvernement roumain relatifs à l’interprétation du droit de l’Union, s’il est vrai que la situation à l’origine de la présente affaire est quelque peu différente des affaires ayant précédemment été examinées par la Cour, il n’en demeure pas moins que, comme je l’ai rappelé dans l’analyse ci-dessus, le refus du droit à déduction de la TVA opposé à des assujettis constitue une exception à un principe fondamental du système commun de la TVA dont la légalité, selon une jurisprudence constante, n’est accueilli que dans des circonstances exceptionnelles. Si cette jurisprudence a été affinée ces dernières années, les principes sur lesquels elle repose existent de longue date et, en tout cas, avant le 1er janvier 2007, date de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne (30). Partant, si l’on devait reconnaître une situation d’incertitude objective et importante, celle-ci prendrait incontestablement son origine non pas dans la portée des dispositions du droit de l’Union, mais dans le maintien par la Roumanie de la réglementation à l’origine de la présente affaire après son adhésion à l’Union européenne.

84.      La clôture par la Commission d’une procédure « EU Pilot » ne modifie pas cette analyse.

85.      Cette procédure informelle, qui a été mise en place par la Commission dans sa communication « Pour une Europe des résultats – application du droit [de l’Union] » (31), implique une coopération volontaire entre la Commission et les États membres qui vise généralement à la fois à vérifier la correcte application du droit de l’Union et à résoudre à un stade précoce les questions que pose cette application. Bien qu’une telle procédure puisse avoir uniquement pour objet la demande de renseignements ou d’informations, elle vise la plupart du temps à éviter, dans la mesure du possible, l’ouverture d’une procédure en manquement, au titre de l’article 258 TFUE (32). Toutefois, la clôture même d’une telle procédure informelle, qui n’est aucunement régie par les dispositions des traités, ne préjuge en rien de la faculté pour la Commission d’initier une procédure formelle en vertu de l’article 258 TFUE. En tout état de cause, l’attitude de la Commission ne saurait en tant que telle fonder la confiance légitime d’un État membre quant à la conformité de sa réglementation nationale avec le droit de l’Union lorsque, comme dans la présente affaire, il ressort de la jurisprudence qu’il n’existe pas d’incertitude objective et importante quant à la portée du droit de l’Union, en particulier des dispositions de la directive 2006/112.

86.      Dans ces conditions, je propose que la Cour rejette la demande du gouvernement roumain visant à ce qu’elle limite les effets dans le temps de l’arrêt à intervenir, sans qu’il soit nécessaire d’examiner le critère relatif à l’existence d’un risque de troubles graves.

III. Conclusion

87.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose que la Cour réponde comme suit aux questions préjudicielles déférées par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie) :

La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, qui entraîne, même dans les cas où aucune fraude fiscale et aucune perte de recettes fiscales n’ont été constatées, un refus systématique et définitif du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée à l’assujetti ayant acquitté la taxe sur la valeur ajoutée sur des transactions conclues avec un opérateur déclaré « inactif » en application de ladite réglementation, nonobstant le fait que la déclaration d’inactivité de l’opérateur concerné, qui repose sur l’existence d’un risque de fraude fiscale, est publique et facilement accessible à tout assujetti dans l’État membre en question.


1      Langue originale : le français.


2      JO 2006, L 347, p. 1.


3      Voir notamment, en ce sens, arrêt du 24 octobre 2013, Stoilov i Ko (C‑180/12, EU:C:2013:693, points 38 et 47 et jurisprudence citée).


4      Sur cette jurisprudence constante, voir, notamment, arrêt du 13 octobre 2016, Prezes Urzędu Komunikacji Elektronicznej et Petrotel (C‑231/15, EU:C:2016:769, point 16 et jurisprudence citée).


5      Voir notamment, en ce sens, arrêts du 3 mars 1994, Eurico Italia e.a. (C‑332/92, C‑333/92 et C‑335/92, EU:C:1994:79, point 13), ainsi que du 29 juin 2010, E et F (C‑550/09, EU:C:2010:382, point 35). Voir, également, mes conclusions dans l’affaire en cours Santogal M-Comércio e Reparação de Automóveis (C‑26/16, EU:C:2017:79, point 21).


6      Voir, notamment, arrêts du 19 septembre 2000, Ampafrance et Sanofi (C‑177/99 et C‑181/99, EU:C:2000:470) ; du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling (C‑439/04 et C‑440/04, EU:C:2006:446) ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373) ; du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549) ; du 6 décembre 2012, Bonik (C‑285/11, EU:C:2012:774) ; ordonnances du 28 février 2013, Forvards V (C‑563/11, non publiée, EU:C:2013:125) ; du 16 mai 2013, Hardimpex (C‑444/12, non publiée, EU:C:2013:318) ; arrêts du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719), ainsi que du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614).


7      Voir, notamment, arrêts du 25 octobre 2001, Commission/Italie (C‑78/00, EU:C:2001:579, point 28) ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 37), ainsi que du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 43).


8      Voir en ce sens, notamment, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 38) ; du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549, point 24) ; du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, point 26) ; du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 44), ainsi que ordonnance du 10 novembre 2016, Signum Alfa Sped (C‑446/15, non publiée, EU:C:2016:869, point 30).


9      Voir en ce sens, notamment, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 39) ; du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549, point 25) ; du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, point 27), ainsi que ordonnance du 10 novembre 2016, Signum Alfa Sped (C‑446/15, non publiée, EU:C:2016:869, point 31).


10      Voir notamment, en ce sens, arrêts du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549, point 26), ainsi que du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, point 28 et jurisprudence citée).


11      Voir, à cet égard, arrêts du 15 juillet 2010, Pannon Gép Centrum (C‑368/09, EU:C:2010:441, point 44), et du 15 septembre 2016, Barlis 06 – Investimentos Imobiliários e Turísticos (C‑516/14, EU:C:2016:690, point 41).


12      Voir en ce sens, notamment, arrêts du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 45 et jurisprudence citée) ; du 15 septembre 2016, Barlis 06 – Investimentos Imobiliários e Turísticos (C‑516/14, EU:C:2016:690, point 42), ainsi que du 15 septembre 2016, Senatex (C‑518/14, EU:C:2016:691, point 38 et jurisprudence citée).


13      Voir arrêt du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 52).


14      Voir en ce sens, notamment, arrêt du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 46 et jurisprudence citée).


15      Voir en ce sens, notamment, arrêts du 31 janvier 2013, LVK (C‑643/11, EU:C:2013:55, points 59, 60 et 64), ainsi que du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, points 47 à 50).


16      Voir arrêt du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, points 39 et 40).


17      Voir arrêt du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, points 19, 31, 39 et 42).


18      Voir arrêt du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549, points 28 à 33).


19      Italique ajouté par mes soins. Voir à cet égard, notamment, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 55), ainsi que du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 49).


20      Voir, notamment, arrêt du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 60) ; ordonnances du 28 février 2013, Forvards V (C‑563/11, non publiée, EU:C:2013:125, point 40) ; du 16 mai 2013, Hardimpex (C‑444/12, non publiée, EU:C:2013:318, point 25), ainsi que du 15 juillet 2015, Koela-N (C‑159/14, non publiée, EU:C:2015:513, point 47).


21      Voir, à cet égard, arrêt du 9 février 2017, Euro Tyre (C‑21/16, EU:C:2017:106, point 28).


22      Voir, notamment, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, points 61, 62 et 65), ainsi que du 6 septembre 2012, Tóth (C‑324/11, EU:C:2012:549, points 42 à 44).


23      Voir, en ce sens, arrêt du 22 octobre 2015, PPUH Stehcemp (C‑277/14, EU:C:2015:719, points 48 et 49 et jurisprudence citée).


24      Voir en ce sens, notamment, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 57), ainsi que du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 49). Pour mémoire, la Cour rappelle régulièrement que le principe de proportionnalité exige des États membres qu’ils recourent à des moyens qui, tout en leur permettant d’atteindre efficacement l’objectif visé, portent le moins atteinte aux objectifs et aux principes posés par la législation de l’Union, comme le principe fondamental du droit à la déduction de TVA, voir, notamment, arrêts du 18 octobre 2012, Mednis (C‑525/11, EU:C:2012:652, point 32 et jurisprudence citée), ainsi que du 16 mars 2017, Bimotor (C‑211/16, non publié, EU:C:2017:221, point 27).


25      Une telle décision peut être fondée sur des raisons économiques tout à fait légitimes, comme l’existence d’un circuit de distribution sélective ou exclusive ou les propriétés particulières des biens ou des services vendus par l’opérateur déclaré inactif.


26      Voir, notamment, arrêts du 10 mai 2012, Santander Asset Management SGIIC e.a. (C‑338/11 à C‑347/11, EU:C:2012:286, point 58) ; du 18 octobre 2012, Mednis (C‑525/11, EU:C:2012:652, point 41), ainsi que du 22 janvier 2015, Balazs (C‑401/13 et C‑432/13, EU:C:2015:26, point 49).


27      Arrêt du 22 janvier 2015, Balazs (C‑401/13 et C‑432/13, EU:C:2015:26, point 50 et jurisprudence citée).


28      Voir, notamment, arrêts du 27 février 2014, Transportes Jordi Besora (C‑82/12, EU:C:2014:108, point 28), ainsi que du 22 janvier 2015, Balazs (C‑401/13 et C‑432/13, EU:C:2015:26, point 53).


29      Voir, en ce sens, arrêt du 22 janvier 2015, Balazs (C‑401/13 et C‑432/13, EU:C:2015:26, point 51 et jurisprudence citée).


30      Sur le caractère fondamental et en principe non limité du droit à déduction de la TVA acquittée en amont, voir, notamment, arrêt du 6 juillet 1995, BP Soupergaz (C‑62/93, EU:C:1995:223, points 16 à 18), et sur le respect (et la violation) du principe de proportionnalité dans le contexte d’une mesure refusant de manière systématique le bénéfice du droit à déduction de la TVA à des catégories de dépenses d’assujettis, dans l’objectif d’éviter la fraude et l’évasion fiscales, voir arrêt du 19 septembre 2000, Ampafrance et Sanofi (C‑177/99 et C‑181/99, EU:C:2000:470, points 60 à 62).


31      COM(2007) 502 final.


32      Sur les différentes caractéristiques de cette procédure dans le contexte des règles du droit de l’Union relatives à l’accès aux documents des institutions, voir, notamment, conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire Suède/Commission (C‑562/14 P, EU:C:2016:885, points 40 à 54).