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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME LAILA MEDINA

présentées le 4 juillet 2024 (1)

Affaires jointes C728/22 à C730/22

Associazione Nazionale Italiana Bingo – Anib,

Play Game Srl (C728/22)

Associazione Concessionari Bingo – Ascob Srl,

B&B Srl,

TM Srl,

Better Now Srl,

Bingo Adda Srl,

Bingo Baccara Srl,

Bingo Boing Srl,

Bingo Bon Srl,

Bingobrescia Srl,

Bingo Bul Srl,

Bingo Centrum Srl,

Bingo Dolomiti Srl,

Bingo Gallura Srl,

Bingo Globo Srl Unipersonale,

Bi.Pa. Srl,

Bingo Ritz Somalia Srl,

Bingo Seven Monza Srl,

Bingo Star Rovigo Srl,

Bingo Time Trentino Srl,

Borgaro Bingo Srl,

Dora Srl,

Eden Srl,

Eliodoro Srl,

Eurogela Giochi Srl,

Euronissa Giochi Srl,

Fiore Srl,

Hippobingo Firenze Srl,

Hippogroup Cesenate SpA,

Hippogroup Modena Srl,

Iris Srl,

Kristal Palace Srl,

Le Casinò Srl,

AT e Bingo Srl Unipersonale in Amministrazione Giudiziaria,

Milano Giochi Srl,

Mondo Bingo Srl,

Progetto Bingo Srl,

Romulus Srl,

Tutto Gioco Srl (C729/22)

Coral Srl (C730/22)

contre

Ministero dell’Economia e delle Finanze,

Agenzia delle Dogane e dei Monopoli,

autres paries à la procédure :

B.E. Srl,

Play Game Srl,

Play Line Srl unipersonale,

BC,

BD,

EF,

GL,

HU

[demandes de décision préjudicielle formées par le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie)]

(Renvoi préjudiciel – Directive 2014/23/UE – Directive 89/665/CEE – Liberté d’établissement – Concessions pour l’activité de paris en relation avec le bingo – Régime de « prorogation technique » – Paiement d’une redevance fixe mensuelle – Modification substantielle d’une concession – Marge d’appréciation du pouvoir adjudicateur pour suspendre ou modifier les conditions d’une concession – Circonstances imprévisibles non imputables au concessionnaire)






I.      Introduction

1.        La présente affaire a pour objet trois demandes de décision préjudicielle introduites par le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie). Cette juridiction consulte la Cour sur la compatibilité avec le droit de l’Union – pour l’essentiel, la directive 2014/23 (2), la directive 89/655 (3) et l’article 49 TFUE – de certains éléments du régime de « prorogation technique » appliqué, en Italie, à des concessions de jeu de bingo venues à expiration.

2.        Le régime de « prorogation technique » a été adopté par le législateur italien en 2013 et demeure depuis lors en vigueur à titre de mesure transitoire, dans l’attente du lancement d’une nouvelle procédure d’appel d’offres destinée à réattribuer ces concessions. En vertu de ce régime, les opérateurs exerçant une activité de paris en relation avec le bingo sont tenus de payer une redevance mensuelle. Le paiement de cette redevance n’était pas une condition de l’attribution initiale de leurs concessions et elle s’applique aux opérateurs du secteur selon un tarif forfaitaire, indépendamment de leur capacité financière. De plus, cette redevance a été progressivement augmentée depuis son adoption. L’adhésion à ce régime et, partant, le paiement de la redevance mensuelle constituent en outre une condition pour pouvoir participer à une future procédure d’appel d’offres, dont la date a été reportée à plusieurs reprises depuis décembre 2014 et n’a, à l’heure actuelle, pas encore été fixée.

3.        Ces demandes ont été présentées dans le cadre de procédures engagées devant la juridiction nationale par deux associations d’opérateurs exerçant des activités de paris liées au bingo et, à titre individuel, par plusieurs opérateurs de ce secteur d’activité. Ils considèrent être gravement affectés par le régime de « prorogation technique », principalement après la pandémie de Covid-19. Ils contestent, en substance, la décision par laquelle l’Agenzia delle Dogane e dei Monopoli (Agence des douanes et des monopoles, Italie, ci-après l’« ADM ») a déclaré ne pas disposer d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de suspendre ou de modifier les conditions du régime de « prorogation technique », telles que fixées par le législateur italien.

4.        Ces affaires offrent à la Cour l’occasion de se prononcer sur la portée de la directive 2014/23 et sur le pouvoir discrétionnaire que les pouvoirs adjudicateurs d’un État membre pourraient être tenus d’exercer, afin de reconsidérer les termes d’une concession lorsque des circonstances imprévisibles, non imputables aux concessionnaires, affectent l’équilibre économique de l’exploitation d’un service. Elles permettent en outre à la Cour de préciser les limites dans lesquelles, conformément à cette directive, une concession peut être modifiée sans nouvelle procédure d’attribution.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

5.        Outre l’article 49 TFUE, relatif à la liberté d’établissement, les normes du droit de l’Union pertinentes pour la présente affaire sont principalement la directive 2014/23 et la directive 89/665.

6.        La directive 2014/23 établit les règles applicables aux procédures de passation de contrats de concession par des pouvoirs adjudicateurs et des entités adjudicatrices. Elle s’applique à l’attribution de concessions de travaux et de services, lorsque leur valeur estimée n’est pas inférieure au seuil prévu par la directive elle-même (4). Ce seuil a été fixé à 5 225 000 euros dans la version de la directive applicable à l’époque pertinente en l’espèce (5).

7.        La directive 89/665 régit quant à elle les exigences et principes fondamentaux applicables aux recours en cas de violation des procédures de passation de marchés publics de l’Union. Elle impose aux États membres de veiller à ce que les décisions en matière d’attribution de marchés publics et de concessions, ainsi que les décisions préliminaires procédurales dans ce contexte, fassent l’objet d’un contrôle rapide et efficace en cas de violation du droit de l’Union en matière de marchés publics (6).

8.        Dans la mesure où elles pourraient être pertinentes pour la présente procédure, les dispositions des deux instruments juridiques sont citées dans la partie des présentes conclusions consacrée à l’appréciation.

B.      Le droit italien

9.        En ce qui concerne le droit national, il importe de souligner qu’en Italie, l’organisation du jeu de bingo relève de la compétence exclusive de l’État, qui l’a réglementé pour la première fois en 2000 au moyen d’un décret national (7). Ce décret prévoyait que l’exercice des activités de jeux concernées devait être confié à des titulaires de concessions attribuées par le biais d’une procédure sélective. L’État a confié la tutelle de ce secteur à l’ADM.

10.      La durée des concessions était initialement fixée à six ans, à la suite de quoi les concessions pourraient être renouvelées une fois. Aux termes de ces concessions, aucune redevance ne devait être versée à l’État. La raison invoquée pour ne pas imposer de redevances était que l’activité des opérateurs procurait en tout état de cause à l’État un avantage économique direct, sous forme du « prélèvement fiscal » grevant les recettes que les concessionnaires tirent de la vente de cartons de jeu.

11.      Afin de garantir le respect du principe européen de concurrence lors de l’attribution ultérieure de nouvelles concessions, le législateur italien a décidé d’organiser, après un alignement du calendrier de la majorité des concessions expirant en 2013 et en 2014, une procédure d’appel d’offres unique à laquelle tous les opérateurs du secteur pourraient participer. Cette procédure d’appel d’offres devait initialement se dérouler avant le 31 décembre 2014. Le législateur a également décidé que, dans l’intervalle, les concessionnaires sortants opéreraient dans le cadre d’un régime de « prorogation technique », en versant à l’État une redevance mensuelle de 2 800 euros. Il était en outre prévu que le paiement de cette redevance constituerait une condition pour pouvoir participer au futur appel d’offres, ce qui introduisait un principe de concessions payantes (8).

12.      Comme le délai initial fixé pour l’organisation de l’appel d’offres avait expiré, le législateur l’a prolongé, une première fois, jusqu’au 31 décembre 2016 (9) puis, ultérieurement, jusqu’au 30 septembre 2018 (10). À chacune des deux occasions, il a étendu la validité de la « prorogation technique » pour les concessions arrivant à expiration durant ces périodes. Dans le même temps, il a augmenté la redevance mensuelle en la portant, d’abord, à 5 000 euros puis, ultérieurement, à 7 500 euros.

13.      Par des mesures législatives ultérieures, le législateur italien a, d’abord, encore prolongé le régime de « prorogation technique » jusqu’en 2023, ensuite, suspendu le paiement de la redevance au cours de la période de fermeture des entreprises commerciales en raison de la pandémie de Covid-19 en 2020, en reportant les montants dus, puis, enfin, fixé au 31 mars 2023 la date limite de lancement d’une nouvelle procédure d’appel d’offres. À ce jour, aucun appel d’offres de la sorte n’a été lancé.

III. Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.      Les requérantes dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 sont deux associations professionnelles d’entreprises qui gèrent des activités de jeux de bingo – à savoir l’Associazione Nazionale Italiana Bingo (Anib) et l’Associazione Concessionari Bingo (Ascob) – ainsi que d’autres entreprises de ce même secteur d’activité agissant à titre individuel. La requérante dans l’affaire C‑730/22 est elle aussi une entreprise active dans ce secteur.

15.      Toutes ces entreprises sont titulaires de concessions arrivées à expiration et sont donc soumises au régime de la « prorogation technique » mis en place par le législateur italien. Elles font valoir qu’elles ont rencontré de très graves difficultés financières, tant en raison des effets de la pandémie de Covid-19 qu’en raison de la mise en œuvre de la législation nationale décrite ci-dessus, qui a notamment eu pour effet de soumettre les concessions au paiement obligatoire d’une redevance mensuelle fixe.

16.      Les requérantes dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 ont introduit auprès de l’ADM une demande de suspension immédiate de la redevance jusqu’au rétablissement des conditions initiales de l’équilibre économique et financier après la pandémie. Elles ont également demandé à l’agence de réviser, en tout état de cause, le montant des redevances dues en fonction de la capacité contributive réelle de chaque opérateur. À cette fin, les requérantes ont fait valoir que le régime de « prorogation technique » contrevenait à plusieurs dispositions du droit de l’Union.

17.      Par ses notes du 9 juillet 2020 et du 18 novembre 2020, qui constituent respectivement les décisions attaquées au principal dans les affaires C‑729/22 et C‑728/22, l’ADM a rejeté la demande des requérantes au motif qu’elle ne pouvait pas modifier, au moyen d’un acte administratif, les effets d’une norme adoptée par le législateur italien.

18.      Ces requérantes ont alors formé un recours contre la décision de refus de l’ADM devant le Tribunale Amministrativo Regionale del Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie) (ci-après le « TAR Lazio »). C’est également devant ce tribunal que la requérante dans l’affaire C‑730/22 avait auparavant contesté la décision que cette agence avait adoptée afin de mettre en œuvre la législation nationale qui, en 2017, a porté à 7 500 euros la mensualité due par les concessionnaires en tant que condition de la poursuite de leur activité dans le cadre du régime de « prorogation technique » (11). Toutefois, le TAR Lazio a rejeté les trois recours en se fondant sur un arrêt de la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie), qui avait déclaré non fondés des doutes quant à la constitutionnalité de la législation nationale concernée (12).

19.      Toutes les requérantes ont alors interjeté appel devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État), qui est la juridiction de renvoi dans les litiges en l’espèce. Devant cette juridiction, elles ont invoqué que les dispositions légales mises en œuvre par l’ADM sont illégales au regard tant du droit de l’Union que du droit constitutionnel national.  

20.      En substance, les requérantes soutiennent, d’une part, que le fait que le montant de la redevance applicable dans le cadre du régime de « prorogation technique » soit déterminé par le législateur italien ne saurait justifier que l’ADM soit privée de son pouvoir discrétionnaire de réajuster l’équilibre économique des concessions, surtout lorsque des circonstances imprévisibles affectent les conditions d’exploitation du service concerné. À cet égard, elles relèvent que, même si les concessions impliquent, par définition, le transfert du risque d’exploitation à un concessionnaire, cela n’exclut pas la possibilité de modifier les termes de cette concession en cas de circonstances exceptionnelles.

21.      D’autre part, les requérantes font valoir que le régime de « prorogation technique » en cause dans les litiges au principal a été utilisé abusivement comme une mesure transitoire et exceptionnelle et qu’il a apporté aux concessions existantes des modifications excessives, d’une manière qui excède les limites permises par la directive 2014/23. Selon les requérantes, ce régime a en outre porté atteinte à l’équilibre économique de ces concessions puisqu’il n’a pas le même impact sur tous les opérateurs et qu’il inclut des restrictions supplémentaires, telle l’interdiction de céder les locaux dans lesquels opèrent les concessionnaires, en tant que condition pour pouvoir participer à un futur appel d’offres.

22.      Dans les décisions de renvoi, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) relève que les requérantes ont produit des éléments de preuve démontrant que les conditions d’exploitation des concessions, notamment la viabilité des coûts d’exploitation, ont été sérieusement compromises à la suite de la pandémie de Covid-19. Toutefois, cette juridiction nourrit des doutes quant à l’applicabilité de la directive 2014/23 aux concessions concernées en l’espèce, étant donné qu’elles ont été initialement attribuées en l’an 2000 au moyen d’une procédure d’appel d’offres.

23.      Dans l’hypothèse où la directive 2014/23 serait applicable, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) se demande si cette norme s’oppose à une interprétation du droit national qui aboutit à l’impossibilité pour une agence administrative telle que l’ADM de modifier les conditions d’exploitation de la concession en cas d’événements imprévus. Cette juridiction se réfère en particulier à des événements qui ne sont pas imputables aux concessionnaires et qui affectent de manière significative les conditions normales du risque d’exploitation.

24.      Le Consiglio di Stato (Conseil d’État) éprouve également des doutes quant à la question de savoir si la directive 2014/23 permet au droit national de prévoir un régime, tel que celui en cause au principal, qui s’applique aux concessions arrivées à expiration dans l’attente de l’organisation d’une nouvelle procédure d’appel d’offres. La juridiction de renvoi met en exergue l’obligation de payer la redevance mensuelle imposée par ce régime, qui n’était pas prévue dans l’attribution initiale des concessions et dont le montant a connu une augmentation significative au fil du temps. Elle souligne également que cette redevance est calculée de manière abstraite, sans évaluation spécifique des conditions économiques des concessions individuelles, ce qui est susceptible de fausser l’équilibre global de la concession.

25.      Dans l’hypothèse où la directive 2014/23 ne serait pas applicable aux concessions en cause au principal, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) se demande si le régime de « prorogation technique » peut être considéré comme compatible avec les principes généraux consacrés à l’article 3 TUE, aux articles 8, 12, 49, 56, 63, 145 et 151 TFUE, ainsi qu’aux articles 15, 16, 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Il se réfère également aux principes de liberté d’établissement, de libre prestation des services et de protection de la confiance légitime et, en particulier, à l’interprétation de ces principes par la Cour dans son arrêt du 2 septembre 2021, Sisal e.a. (C‑721/19 et C‑722/19, EU:C:2021:672). Selon le Consiglio di Stato (Conseil d’État), le régime de « prorogation technique » suscite des doutes quant au point de savoir s’il est nécessaire, approprié, proportionné et utile par rapport à l’objectif qu’il poursuit effectivement selon le législateur italien, à savoir l’alignement dans le temps d’une nouvelle procédure d’appel d’offres pour toutes les concessions venant à expiration.

26.      C’est dans ce contexte que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a décidé de surseoir à statuer dans les trois affaires dont il était saisi et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

–        dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 :

« (1)      La directive [2014/23] sur l’attribution de contrats de concession, ainsi que les principes généraux découlant du traité, en particulier les articles 15, 16, 20 et 21 de la [Charte], l’article 3 [TUE] et les articles 8, 49, 56, 12, 145 et 151 [TFUE] [(13)], doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’appliquent aux concessions de gestion du jeu de bingo qui ont été attribuées dans le cadre d’une procédure de sélection en 2000, qui ont expiré et dont les effets ont ensuite été prorogés à plusieurs reprises par des dispositions législatives entrées en vigueur après l’entrée en vigueur de la directive et l’expiration du délai de transposition de celle-ci ?

(2)      En cas de réponse affirmative à la première question, la directive [2014/23] s’oppose-t-elle à une interprétation ou à une application de règles législatives internes, ou à des pratiques basées sur ces règles, de nature à priver l’administration du pouvoir discrétionnaire d’engager, à la demande des intéressés, une procédure administrative visant à modifier les conditions d’exploitation des concessions, avec ou sans nouvelle procédure d’attribution, selon que la renégociation de l’équilibre contractuel est qualifiée ou non de “modification substantielle”, lorsque des événements imprévus et imprévisibles, indépendants de la volonté des parties, influent de manière significative sur le risque dans des conditions normales d’exploitation, aussi longtemps que ces conditions persistent et pendant le temps nécessaire pour rétablir, le cas échéant, les conditions initiales d’exploitation des concessions ?

(3)      La directive [89/665], telle que modifiée par la directive [2014/23], s’oppose-t-elle à une interprétation ou à une application de règles nationales internes, ou à des pratiques basées sur ces règles, permettant au législateur ou à l’administration publique de subordonner la participation du concessionnaire à la procédure de réattribution des concessions de jeux à son adhésion au régime de prorogation technique, même lorsque la possibilité de renégocier les conditions d’exploitation de la concession pour les ramener à l’équilibre est exclue en raison d’événements imprévus et imprévisibles, indépendants de la volonté des parties, influent de manière significative sur le risque dans des conditions normales d’exploitation, aussi longtemps que ces conditions persistent et pendant le temps nécessaire pour rétablir, le cas échéant, les conditions initiales d’exploitation des concessions ?

(4)      En tout état de cause, les articles 49 et 56 TFUE et les principes de sécurité juridique et de la protection juridictionnelle effective, ainsi que le principe de protection de la confiance légitime, s’opposent-ils à une interprétation ou à une application de règles législatives internes, ou à des pratiques basées sur ces règles, de nature à priver l’administration du pouvoir discrétionnaire d’engager, à la demande des intéressés, une procédure administrative visant à modifier les conditions d’exploitation des concessions, avec ou sans nouvelle procédure d’attribution, selon que la renégociation de l’équilibre contractuel est qualifiée ou non de “modification substantielle”, lorsque des événements imprévus et imprévisibles, indépendants de la volonté des parties, influent de manière significative sur le risque dans des conditions normales d’exploitation, aussi longtemps que ces conditions persistent et pendant le temps nécessaire pour rétablir, le cas échéant, les conditions initiales d’exploitation des concessions ?

(5)      Les articles 49 et 56 TFUE et les principes de sécurité juridique et de la protection juridictionnelle effective, ainsi que le principe de protection de la confiance légitime, s’opposent-ils à une interprétation ou à une application de règles nationales internes, ou à des pratiques basées sur ces règles, permettant au législateur ou à l’administration publique de subordonner la participation du concessionnaire à la procédure de réattribution des concessions de jeux à son adhésion au régime de prorogation technique, même lorsque la possibilité de renégocier les conditions d’exploitation de la concession pour les ramener à l’équilibre est exclue en raison d’événements imprévus et imprévisibles, indépendants de la volonté des parties, influant de manière significative sur le risque dans des conditions normales d’exploitation, aussi longtemps que ces conditions persistent et pendant le temps nécessaire pour rétablir, le cas échéant, les conditions initiales d’exploitation des concessions ?

(6)      Plus généralement, les articles 49 et 56 TFUE et les principes de sécurité juridique et de la protection juridictionnelle effective, ainsi que le principe de protection de la confiance légitime, s’opposent-ils à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, mettant à la charge des gestionnaires de salles de bingo le paiement d’une redevance de prorogation technique mensuelle élevée, qui n’est pas prévue dans les actes de concession initiaux, et dont le montant est identique pour tous les types de gestionnaires et modifié de temps à autre par le législateur sans relation avérée avec les caractéristiques et l’évolution de la relation de concession individuelle ?

–        en ce qui concerne par ailleurs l’affaire C‑730/22, cette question unique :

La directive [2014/23/UE], dans l’hypothèse où elle serait jugée applicable, et, en tout état de cause, les principes généraux découlant des articles 26, 49, 56 et 63 TFUE, tels qu’interprétées et appliqués par la jurisprudence de la [Cour], en particulier les principes de non‑discrimination, de proportionnalité, de protection de la concurrence et de la libre circulation des services et des capitaux, s’opposent-ils à l’application de dispositions nationales en vertu desquelles le législateur national ou l’administration publique peuvent, pendant la prorogation dite “technique”, renouvelée à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie dans le secteur des concessions de jeux, influer unilatéralement sur des relations en cours en introduisant une obligation de payer des redevances de concession qui n’étaient pas dues initialement, puis en augmentant à plusieurs reprises ces redevances, qui sont toujours fixées forfaitairement pour tous les concessionnaires indépendamment de leur chiffre d’affaires, tout en imposant des contraintes supplémentaires à l’activité des concessionnaires, telles que l’interdiction du transfert des locaux, et en subordonnant la participation à la future procédure de réattribution des concessions à l’adhésion des opérateurs à ladite prorogation ? »

27.      Les demandes de décision préjudicielle ont été enregistrées au greffe de la Cour le 24 novembre 2022. Le 31 janvier 2023, la Cour a décidé, eu égard à leur connexité, de joindre ces affaires aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de l’arrêt. Le gouvernement italien, la Commission européenne et les parties aux procédures au principal ont déposé des observations écrites. Le 16 octobre 2023, la Cour a adressé au Consiglio di Stato (Conseil d’État) une demande d’éclaircissements, conformément à l’article 101 du règlement de procédure de la Cour. Le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a répondu à cette demande par lettre du 16 novembre 2023. Une audience de plaidoiries s’est tenue le 24 avril 2024.

IV.    Analyse

28.      Par ses questions, la juridiction de renvoi consulte la Cour sur la compatibilité avec le droit de l’Union de certains éléments résultant du régime dit de « prorogation technique », applicable en Italie aux concessions étatiques arrivées à échéance portant sur les activités de jeux de bingo.

29.      Plus précisément, la juridiction de renvoi demande si la directive 2014/23 – ou, à titre subsidiaire, certaines dispositions du traité UE, du traité FUE et de la Charte – s’applique aux concessions attribuées avant l’entrée en vigueur de cette directive et qui, une fois expirées, ont été prorogées à plusieurs reprises par voie législative après cette entrée en vigueur (première question posée dans les affaires C728/22 et C729/22).

30.      Dans l’hypothèse où la directive 2014/23 serait jugée applicable, la juridiction de renvoi demande si cette directive s’oppose à une interprétation de la législation nationale (14) qui prive l’administration d’un État membre du pouvoir discrétionnaire de modifier, à la demande des opérateurs concernés, les conditions d’exercice d’une concession. Elle vise, en particulier, les cas de figure dans lesquels surviennent des événements imprévus, non imputables aux parties et ayant une incidence significative sur le risque dans des conditions normales d’exploitation (deuxième question posée dans les affaires C728/22 et C729/22).

31.      La juridiction de renvoi demande en outre si la directive 89/665 fait obstacle à ce que le droit de participer à une procédure de réattribution de concessions soit subordonné à l’adhésion des concessionnaires au régime de « prorogation technique », en particulier lorsque ces concessionnaires ne sont pas en mesure de renégocier les conditions de fonctionnement de la concession à la suite d’événements imprévus (troisième question posée dans les affaires C728/22 et C729/22).

32.      Enfin, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’imposition unilatérale d’une redevance mensuelle dans le cadre du régime de « prorogation technique » est incompatible avec la directive 2014/23. Elle pose cette question en tenant compte du fait (i) que cette redevance n’était pas prévue dans la décision initiale d’attribution de la concession ; (ii) qu’elle est fixée à un montant identique pour tous les opérateurs du secteur, indépendamment de leur capacité financière ; (iii) que cette redevance a été augmentée à plusieurs reprises depuis son imposition initiale ; et (iv) que son paiement constitue une condition pour pouvoir participer à la procédure de réattribution des concessions (première partie de la question unique posée dans l’affaire C730/22).

33.      Dans l’hypothèse où la directive 2014/23 ne serait pas jugée applicable, la juridiction de renvoi pose les mêmes questions que celles exposées aux points 30 à 32 des présentes conclusions, cette fois au regard, d’une part, des articles 49 et 56 TFUE et, d’autre part, des principes de sécurité juridique, protection juridictionnelle effective, de protection de la confiance légitime, de non‑discrimination et de proportionnalité (quatrième, cinquième et sixième questions posées dans les affaires C 728/22 et C 729/22 et deuxième partie de la question unique posée dans l’affaire C730/22).

34.      J’examinerai tout d’abord la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, puisque la réponse à cette question déterminera la norme du droit de l’Union applicable aux concessions en cause au principal. Par la suite, et si la directive 2014/23 leur est applicable, j’examinerai la première partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22, dans la mesure où une réponse affirmative à cette question pourrait exclure la nécessité pour la Cour de poursuivre l’examen de ces demandes de décision préjudicielle. J’analyserai ensuite les deuxième et troisième questions posées dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 avant d’aborder, en dernier lieu, les quatrième, cinquième et sixième questions posées dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, ainsi que la seconde partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22.

A.      Sur la première question posée dans les affaires C728/22 et C729/22

35.      La première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 appelle un examen du champ d’application de la directive 2014/23. La juridiction de renvoi cherche en substance à savoir si des concessions attribuées avant sa date d’entrée en vigueur et avant l’expiration du délai imparti pour sa transposition peuvent néanmoins se voir appliquer cette directive. A titre subsidiaire, la juridiction de renvoi se demande si « les principes généraux découlant du traité, en particulier des articles 15, 16, 20 et 21 de la [Charte], l’article 3 [TUE] et les articles 8, 49, 56, 12, 145 et 151 [TFUE] » peuvent s’appliquer aux litiges au principal.

36.      Je note, à titre liminaire, qu’il n’est à mon avis pas nécessaire que la Cour donne une réponse en ce qui concerne certaines des dispositions du traité UE, du traité FUE et de la Charte visées par la juridiction de renvoi dans la première question posée dans l’affaire C‑728/22. Cela vaut pour l’article 3 TUE, les articles 8, 12, 145 et 151 TFUE ainsi que pour les articles 15, 16, 20 et 21 de la Charte. À cet égard, il suffit de relever que la juridiction de renvoi ne fournit aucune explication concrète quant à la pertinence, pour l’affaire en cause, de ces dispositions ou des principes généraux qui, selon cette juridiction, en « découlent » (15). Dans ces conditions, et conformément à la jurisprudence constante de la Cour (16), je propose de déclarer irrecevable la première question posée dans l’affaire C‑728/22 pour autant qu’elle concerne les dispositions ou principes généraux précités.

37.      De plus, dans la réponse à la demande d’éclaircissements que lui avait adressée la Cour, la juridiction de renvoi déclare ne pas avoir d’incertitude sur le point de savoir, en premier lieu, si les concessions en cause constituent des concessions de services au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 2014/23 et, en second lieu, si elles satisfont au seuil quantitatif prévu à l’article 8 de cette directive.

38.      En tout état de cause, s’agissant du premier de ces éléments, il importe de relever que, contrairement au doute exprimé par la Commission dans ses observations écrites, les litiges au principal ne portent pas sur des mesures d’autorisation administrative ou d’une licence pour l’exercice d’une activité économique. Ces litiges concernent en réalité des concessions par lesquelles l’ADM, en tant que pouvoir adjudicateur, a transféré aux requérantes au principal le droit d’exploiter un service au profit des utilisateurs finals. En vertu des stipulations de la convention conclue entre l’ADM et les concessionnaires, l’État perçoit un bénéfice, à savoir le prélèvement fiscal grevant les recettes que les concessionnaires tirent de la vente de cartons de jeux. Dans le même temps, les concessionnaires perçoivent eux aussi une rémunération, qui correspond pour l’essentiel aux ventes de cartons de bingo, diminuée du prélèvement fiscal qui les grève et des gains du joueur.

39.      Par ailleurs, le fait que les concessions en cause au principal ont été modifiées par voie législative n’altère pas leur nature de concessions ni ne transforme ces concessions en une simple prestation de services réglementés. À cet égard, il importe d’observer que le droit national instituant le régime de « prorogation technique » impose à l’ADM d’adopter les dispositions nécessaires en vue d’adapter ces concessions aux conditions fixées par le législateur italien (17).

40.      Au regard de la définition figurant à l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 2014/23 ainsi que de la jurisprudence de la Cour (18), j’écarte tout doute quant au fait que les concessions litigieuses constituent des « concessions de services » qui, partant, relèvent du champ d’application de la directive, conformément à son article 1, paragraphe 2, sous b).

41.      S’agissant du seuil quantitatif que la valeur d’une concession doit atteindre pour que la directive 2014/23 trouve à s’appliquer, la juridiction de renvoi indique en outre qu’elle ne nourrit aucun doute quant au respect de cette exigence par les concessions en cause au principal.

42.      En particulier, je relève que, selon les précisions fournies par la juridiction de renvoi, qui est seule compétente pour établir les faits du litige au principal, les recettes des concessionnaires au cours de la période de six ans de la concession s’élevaient, en moyenne, à plus de 8 millions d’euros. Il découle également de ces précisions que ces recettes dépassaient « en tout état de cause » les 5 382 000 euros. Ces chiffres, qui sont supérieurs au seuil requis par la directive dans sa version applicable à l’époque des faits, à savoir 5 225 000 euros (19), ont en outre été confirmés par les requérantes au principal lors de l’audience devant la Cour.

43.      Dès lors et puisque les conditions posées à l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 2014/23 peuvent être considérées comme remplies, je considère que les litiges en l’espèce ne nécessitent pas d’orientations supplémentaires quant à l’applicabilité ratione materiae de la directive 2014/23, question qui demeurait incertaine, par exemple, pour la Commission.

44.      Il convient en revanche que la juridiction de renvoi reçoive des orientations sur le point de savoir si cette directive s’applique ratione temporis aux concessions en cause au principal ; c’est là le seul aspect pertinent soulevé par cette juridiction, au vu de la formulation stricte de la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 et de la motivation des décisions de renvoi.

45.      À cet égard, il convient de rappeler la jurisprudence constante selon laquelle la législation de l’Union applicable à un contrat de concession est, en principe, celle en vigueur au moment où l’entité adjudicatrice choisit le type de procédure qu’elle va suivre et tranche définitivement la question de savoir s’il y a ou non obligation de procéder à une mise en concurrence préalable pour l’adjudication d’un marché public. Sont, en revanche, inapplicables les dispositions d’une directive dont le délai de transposition a expiré après ce moment (20).

46.      En l’espèce, le délai de transposition de la directive 2014/23 était fixé au 18 avril 2016, ce qui implique que, dans la mesure où les concessions en cause au principal ont été attribuées au cours de l’année 2000, cette directive ne leur serait, en principe, pas applicable.

47.      Par ailleurs, l’article 54, deuxième alinéa, de la directive 2014/23 précise également que les dispositions de cette directive ne s’appliquent pas à l’attribution de concessions ayant fait l’objet d’une offre ou attribuées avant le 17 avril 2014, à savoir la date d’entrée en vigueur de cette directive. Il s’ensuit que l’attribution initiale des concessions en cause échapperait, en tout état de cause, au champ d’application de la directive 2014/23.

48.      Toutefois, ainsi que le rappelle à juste titre la juridiction de renvoi, la Cour a dit pour droit que, en cas de modification substantielle des conditions applicables à une concession, la législation de l’Union au regard de laquelle cette modification doit être appréciée est celle en vigueur à la date d’adoption de cette modification. À cet égard, le fait que le contrat de concession initial a été conclu avant l’adoption des règles de l’Union en la matière n’emporte donc pas de conséquences (21).

49.      Ainsi qu’il a été indiqué au point 17 des présentes conclusions, le litige au niveau national a pour objet deux notes adoptées par l’ADM, respectivement, le 9 juillet 2020 (affaire C‑729/22) et le 18 novembre 2020 (affaire C‑728/22). Ces notes trouvent leur fondement dans la législation italienne adoptée en décembre 2017, qui a modifié pour la deuxième fois, après une première modification en 2015, le régime de « prorogation technique » initialement mis en place en 2013 (22). Si, par conséquent, le régime de « prorogation technique », tel que modifié ultérieurement, devait être considéré comme une modification substantielle des concessions initiales, au sens de la jurisprudence précitée, la directive 2014/23 devrait être considérée comme applicable aux litiges au principal.

50.      À cet égard, il importe de relever qu’une législation nationale est susceptible de constituer une modification substantielle des concessions initialement attribuées lorsque, par exemple, la durée de la concession est unilatéralement prolongée d’une manière qui n’était pas prévue dans l’attribution initiale. Tel est également le cas lorsque cette législation nationale impose de nouvelles conditions qui doivent être remplies pour que la concession puisse être exploitée, notamment en ce qui concerne la contrepartie que les concessionnaires doivent fournir pour l’exploitation du service concerné.

51.      En ce qui concerne la présente affaire, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation italienne adoptée en 2013, telle que modifiée par la suite en 2015 et en 2017, a constitué une modification substantielle par rapport aux termes des concessions attribuées en 2000. Toutefois, au vu des éléments ressortant de la décision de renvoi, il me semble évident que, en instituant et en maintenant le régime de « prorogation technique », cette législation a modifié les conditions pertinentes de fonctionnement des concessions de jeux de bingo, en particulier si on les compare aux conditions convenues à l’occasion de leur attribution initiale :

–        premièrement, le régime de « prorogation technique » a prolongé les concessions déjà expirées, prolongeant ainsi la durée initialement convenue pour celles-ci : compte tenu de la modification introduite en 2015 par le législateur italien (23), puis maintenue en 2017, il en a résulté pour les concessions existantes une prolongation, au titre de ce régime, de neuf ans, soit d’une fois et demie leur durée initiale ;

–        deuxièmement, le régime de « prorogation technique » imposait le paiement d’une redevance mensuelle en contrepartie de l’exploitation des concessions, ce qui n’avait pas été prévu dans la procédure d’attribution initiale ; cela modifiait la manière dont l’État percevrait ses recettes tirées de l’exploitation des services par les concessionnaires et qui consistait jusqu’alors en la perception d’un prélèvement fiscal sur les recettes provenant de la vente des cartons de jeu (24); et

–        troisièmement, le régime de « prorogation technique » rendait la participation audit régime et le paiement de la redevance mensuelle obligatoires pour les concessionnaires souhaitant participer à un futur appel d’offres, ce qui constituait de surcroît une nouvelle condition par rapport aux conditions requises par l’attribution initiale (25).

52.      Il résulte de ce qui précède que, sous réserve de l’appréciation que fera la juridiction de renvoi, cette directive devrait être considérée comme étant applicable aux concessions en cause au principal dans la mesure où les conditions de l’attribution initiale ont été substantiellement modifiées par l’adoption du régime de « prorogation technique » et de ses modifications ultérieures.

53.      Je propose dès lors à la Cour de répondre à la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 en considérant que la directive 2014/23 s’applique aux concessions en cause au principal.

54.      Par ailleurs, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante, toute mesure nationale dans un domaine qui a fait l’objet d’une harmonisation complète à l’échelle de l’Union doit être appréciée au regard non pas des dispositions du droit primaire, mais de celles de cette mesure d’harmonisation (26). Cela signifie que, si la Cour devait partager l’analyse figurant aux points précédents des présentes conclusions, il en résulterait que les articles 49 et 56 TFUE, qui sont cités par la juridiction de renvoi dans le libellé de la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, ne sont pas pertinents pour les litiges en l’espèce. Il en résulterait aussi que les quatrième, cinquième et sixième questions posées dans ces mêmes affaires ainsi que la seconde partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22 ne nécessitent pas non plus une réponse de la Cour.

B.      Sur la première partie de la question unique posée dans l’affaire C730/22

55.      Après avoir constaté que la directive 2014/23 est applicable aux concessions en cause au principal, il convient à présent de répondre à la première partie de la question unique de l’affaire C‑730/22 et qui est principalement posée en relation avec cette directive (27). Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’obligation de payer la redevance mensuelle imposée dans le cadre du régime de « prorogation technique » est compatible avec cette directive, compte tenu, notamment, des spécificités de cette redevance mentionnées au point 32 des présentes conclusions.

56.      À titre liminaire, je relève que, dans la première partie de cette question unique, la juridiction de renvoi ne cite aucune disposition spécifique de la directive 2014/23 comme fondement possible de l’incompatibilité du paiement de la redevance mensuelle imposée. Il découle toutefois des indications fournies dans la décision de renvoi que cette juridiction se réfère, en substance, à l’article 43 de la directive.

57.      Intitulé « Modification de contrats en cours », l’article 43 de la directive 2014/23 régit les conditions que doivent remplir les modifications apportées à une concession de services lorsque ce contrat est en cours d’exécution. Cette disposition part de l’hypothèse que les contrats de concession impliquent généralement des montages financiers à long terme et complexes, qui sont souvent exposés à des changements de circonstances (28). Pour cette raison, cette disposition vise à clarifier les conditions dans lesquelles la modification d’une concession de services exige – ou n’exige pas – une nouvelle procédure d’attribution de concession (29).

58.      Plus précisément, l’article 43, paragraphe 1, sous e), de la directive 2014/23 dispose que les concessions peuvent être modifiées sans nouvelle procédure d’attribution de concession lorsque les modifications, quel qu’en soit le montant, ne sont pas substantielles au sens du paragraphe 4 de cet article. Quant à elle, la première phrase de l’article 43, paragraphe 4, de la directive 2014/23 prévoit, à titre de règle générale, que la modification d’un contrat de concession en cours est considérée comme étant substantielle lorsqu’elle rend les caractéristiques de la concession substantiellement différentes de celles prévues initialement. Aux termes de l’article 43, paragraphe 4, sous a), il en est ainsi dans tous les cas où la modification introduit des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure initiale d’attribution de concession, auraient permis l’admission de candidats autres que ceux initialement admis. Enfin, il importe de rappeler que, dans l’hypothèse où une modification d’une concession est jugée substantielle, l’article 43, paragraphe 5, de la directive prescrit qu’une nouvelle procédure d’attribution de concession doit être organisée.

59.      S’agissant des litiges en l’espèce, j’ai déjà indiqué, dans le cadre de mon analyse de la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, que le régime de « prorogation technique » comportait plusieurs modifications des conditions pertinentes d’exploitation des concessions de jeux de bingo (30). Ces modifications concernaient certains des éléments essentiels de ces concessions, à savoir, d’une part, leur durée, par rapport à celle qui leur avait été initialement fixée, et, d’autre part, la manière dont les concessionnaires devaient verser au pouvoir adjudicateur une contrepartie pour l’exploitation des services concernés.

60.      Je relève que la seule composante du régime de « prorogation technique » concernée par la question examinée ici, selon les mots de la juridiction de renvoi, est l’obligation qui découle de ce régime de payer une redevance mensuelle, et non le fait que ledit régime a en outre prolongé dans le temps les concessions de manière significative. C’est pour cette raison que, même si la prolongation précitée pourrait permettre d’établir une modification substantielle, au sens de l’article 43, paragraphe 4, de la directive 2014/23 (31), des concessions en cause au principal, cette composante du régime de « prorogation technique » peut à mon avis être écartée de l’analyse de la Cour.

61.      Pour ce qui est de l’obligation de payer une redevance mensuelle, celle-ci n’était assurément pas prévue dans l’attribution initiale des concessions en cause au principal. On peut soutenir qu’elle a été établie afin de garantir, en parallèle à la prolongation des concessions dans le cadre du régime de « prorogation technique », une contrepartie pour l’exploitation prolongée de ces services. Cela étant dit, l’adoption du régime de « prorogation technique » a modifié la manière dont cette contrepartie devait être fournie, puisque, jusqu’à ce moment, elle consistait essentiellement en la perception par l’État d’un prélèvement fiscal lequel grevait les recettes des concessionnaires issues de la vente de cartons de jeux.

62.      À cet égard, force est de constater que la perception du prélèvement fiscal, telle que prévue par l’attribution initiale des concessions, reposait sur un paiement indirect par les utilisateurs finals des activités de jeux de bingo. Cette perception avait également pour conséquence que la contrepartie à payer par les concessionnaires pour l’exploitation de leurs services était fonction de leurs recettes réelles.

63.      En revanche, le paiement de la redevance établie par le régime de « prorogation technique » a modifié, de manière unilatérale, la logique sous-jacente à cette contrepartie, étant donné, d’une part, qu’il a fait peser cette compensation directement sur les concessionnaires et, d’autre part, qu’il a pris la forme d’un tarif forfaitaire, ce qui implique que tous les concessionnaires concernés étaient tenus de payer le même montant, indépendamment de leur capacité financière ou de la durée de la concession initiale. Dans le même temps, le fait que cette redevance mensuelle a été augmentée à plusieurs reprises à la suite de chaque modification du régime de « prorogation technique » – en atteignant en 2017 le triple du montant initialement imposé – a accru la charge financière pesant sur des concessionnaires ayant un faible revenu. Quant à lui, l’État pouvait être certain, en vertu du principe de fonctionnement des concessions moyennant redevance, de toucher un montant garanti de gains issus de l’exploitation des services en cause ; or, cela ne correspond pas au caractère variable de la contrepartie des concessions, telles que conçues initialement.

64.      Il s’ensuit que, comme le font valoir les requérantes au principal, l’obligation de payer la redevance mensuelle dans le cadre du régime de « prorogation technique » a modifié les paramètres économiques fondamentaux des concessions, tels qu’ils avaient été définis lors de leur attribution initiale. De ce point de vue, c’est à juste titre, selon moi, que ces requérantes font valoir que, à la suite de l’adoption du régime de « prorogation technique » et de ses modifications, les concessions en cause ont été rendues matériellement différentes de celles initialement conclues (32). Il ne peut pas être exclu par ailleurs que, si ces conditions avaient été prévues dans la procédure initiale d’attribution de concession, cela aurait permis l’admission de candidats autres que ceux initialement sélectionnés.

65.      Eu égard à ce qui précède, je considère que les critères généraux et spécifiques énoncés, respectivement, à l’article 43, paragraphe 4, de la directive 2014/23, ainsi qu’au point sous a) de cette disposition, sont remplis (33). En outre, les considérations qui précèdent m’amènent à considérer que, en imposant aux concessionnaires l’obligation de payer une redevance mensuelle selon les termes dans lesquels il a été conçu, le régime de « prorogation technique » a apporté aux concessions en cause au principal une modification « substantielle » au sens de l’article 43, paragraphe 1, sous e), de la directive 2014/23. Partant, conformément à l’article 43, paragraphe 5, de la directive 2014/23, une nouvelle procédure d’attribution aurait dû être organisée avant l’apport de ces modifications.

66.      La même conclusion peut être tirée, à mon avis, de ce que l’obligation pour les concessionnaires de payer la redevance dans le cadre du régime de « prorogation technique » est érigée en condition préalable pour qu’ils puissent participer à une nouvelle procédure d’appel d’offres. Certes, ainsi que le souligne la Commission, cette obligation peut être considérée comme un élément destiné à compenser l’avantage concurrentiel dont bénéficient les concessionnaires sortants par rapport aux nouveaux concessionnaires. Toutefois, elle accentue la modification des paramètres économiques des concessions par rapport à leur configuration initiale. Dans le même temps, dans la mesure où l’ouverture de la procédure d’attribution de nouvelles concessions demeure incertaine, l’application de cette condition entraîne une nouvelle modification du contenu du contrat de concession, au sens de l’article 43, paragraphe 4, de la directive.

67.      Il résulte de ce qui précède que l’article 43, paragraphe 1, sous e), et l’article 43, paragraphe 5, de la directive 2014/23 s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit l’obligation de payer une redevance mensuelle qui n’était pas prévue dans l’attribution initiale, dans la mesure où elle modifie les paramètres économiques fondamentaux des concessions concernées, notamment en fixant un même tarif de cette redevance pour tous les opérateurs du secteur, indépendamment de leur capacité financière, et en augmentant de manière significative le montant de cette redevance depuis sa première imposition. Ces deux dispositions s’opposent également à une telle législation dans la mesure où le paiement de cette redevance est érigé en condition préalable à la participation à une future procédure d’appel d’offres en vue de la réattribution des concessions en cause.

C.      Sur la deuxième question posée dans les affaires C728/22 et C729/22

68.      Comme je l’ai indiqué au point 34 des présentes conclusions, en cas de réponse affirmative à la première partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22, il pourrait ne pas être nécessaire que la Cour poursuive l’examen de ces demandes de décision préjudicielle. En effet, dans l’hypothèse où la Cour partagerait la conclusion que l’obligation de payer une redevance mensuelle, telle que mise en place dans le cadre du régime de « prorogation technique », est contraire à la directive 2014/23, il ne serait pas nécessaire d’examiner les deuxième et troisième questions posées dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, qui cherchent à préciser si cette redevance pourrait être réexaminée par une administration nationale, en cas de circonstances imprévisibles. J’examinerai néanmoins les deux questions par souci d’exhaustivité.

69.      La deuxième question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 vise l’hypothèse où un pouvoir adjudicateur refuse de renégocier les termes d’une concession en cas d’événements imprévus non imputables aux concessionnaires. La juridiction de renvoi souhaite savoir si la directive 2014/23 s’oppose à une interprétation du droit national qui a pour effet de priver un pouvoir adjudicateur tel que l’ADM de son pouvoir discrétionnaire de reconsidérer les termes d’un marché public dans ces circonstances.

70.      La renégociation des marchés publics à un moment ultérieur de leur exécution est un thème classique de la doctrine du droit administratif, en particulier dans le domaine des marchés publics (34). Elle constitue une exception à l’un des principes fondamentaux de l’exécution des contrats de concession, à savoir que les concessionnaires doivent exploiter le service attribué à leurs risques et périls (35) et que, pour cette raison, les pouvoirs adjudicateurs ne doivent pas assumer les conséquences financières de cette exploitation. La renégociation des marchés publics inspire généralement la méfiance, car elle pourrait susciter un comportement opportuniste de la part des participants à un appel d’offres (36).

71.      Toutefois, lorsque surviennent des événements que les concessionnaires n’ont pas pu anticiper et dont ils ne sont pas responsables, les ordres juridiques nationaux accordent souvent aux pouvoirs adjudicateurs le pouvoir discrétionnaire de reconsidérer les termes de la concession (37). Cette approche se justifie par le fait que les concessions reposent sur un équilibre économique et financier, qu’il convient de rétablir lorsque des circonstances échappant au contrôle des concessionnaires affectent les conditions dans lesquelles une concession de services doit être exécutée conformément aux conditions initiales de la concession. La possibilité de renégocier les termes d’un marché public se présente chaque fois que ces circonstances sont susceptibles de perturber l’équilibre de ce marché (38).

72.      Il ressort de l’ordonnance de renvoi que l’ordre juridique italien prévoit une disposition tenant compte de la nécessité de préserver l’équilibre économique et financier des concessions telles que celles en cause au principal (39). Pourtant, dans ses notes du 9 juillet 2020 et du 18 novembre 2020, l’ADM semble se déclarer incompétente pour appliquer cette disposition à la demande des requérantes, au motif que, en tant qu’agence administrative, elle ne pourrait pas se prononcer contre les mesures nationales de nature législative qui ont instauré et modifié ultérieurement le régime de « prorogation technique ».

73.      À cet égard, je tiens à noter, d’une part, que le raisonnement de l’ADM – qui s’appuie sur le principe de la hiérarchie des compétences et des normes dans l’ordre juridique national – n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit d’examiner si la directive 2014/23 accorde aux pouvoirs adjudicateurs la possibilité de procéder, en usant du pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré, à un réexamen des conditions d’une concession. En effet, si la Cour devait considérer que ce pouvoir discrétionnaire existe dans le chef des pouvoirs adjudicateurs, l’ADM serait en droit de l’exercer nonobstant le fait que le régime de « prorogation technique » a été adopté et modifié par voie législative ou même en dépit du fait que cette agence agit sur la base d’une compétence liée imposée par le législateur national.

74.      Par ailleurs, après examen des éléments fournis dans la décision de renvoi, il apparaît que la juridiction de renvoi a constaté que la pandémie de Covid-19 doit être considérée comme une circonstance imprévisible, non imputable aux requérantes au principal et susceptible d’affecter l’équilibre économique et financier des concessions (40). Cela signifie que, pour autant que la Cour conclue que la directive 2014/23 confère aux pouvoirs adjudicateurs le pouvoir discrétionnaire d’apprécier la nécessité de renégocier les termes des marchés publics en cas de circonstances imprévisibles, cette exigence serait remplie dans les affaires en l’espèce (41).

75.      S’agissant du point de savoir si le pouvoir discrétionnaire des pouvoirs adjudicateurs pour reconsidérer les conditions d’exploitation d’une concession peut être fondée sur la directive 2014/23, je note qu’aucune disposition ne prévoit expressément un tel pouvoir.

76.      La juridiction de renvoi relève néanmoins que l’article 5, paragraphe 1, sous b), deuxième alinéa, de cette directive définit la notion de « concession de services » comme un contrat et que cette disposition dispose en outre que le concessionnaire est réputé assumer le risque d’exploitation de l’exploitation du service « dans des conditions d’exploitation normales » (42). Selon cette juridiction, il pourrait être déduit de cette disposition que, dans la mesure où des conditions imprévisibles peuvent modifier l’équilibre économique d’un marché public, les concessionnaires devraient être en droit de demander une modification de ce contrat.

77.      À mon sens, contrairement à ce que soutiennent les requérantes au principal, il est clair que la définition établie à l’article 5, paragraphe 1, sous b), deuxième alinéa, de la directive 2014/23 ne peut servir elle-même de fondement pour accorder à un pouvoir adjudicateur le pouvoir discrétionnaire de reconsidérer les termes d’un marché public, et encore moins pour accorder aux concessionnaires un droit de demander l’exercice de ce pouvoir. Cette définition n’est fournie qu’aux fins de l’application de la directive 2014/23 (43) et, en particulier, aux fins de la définition du champ d’application matériel de cette directive, conformément à son article 1, paragraphe 2.

78.      Cela étant dit, l’article 43 de la directive 2014/23, que j’ai déjà cité dans les présentes conclusions, dispose à son paragraphe 1, sous c), que les concessions peuvent être modifiées sans nouvelle procédure d’attribution lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un pouvoir adjudicateur diligent ou une entité adjudicatrice diligente ne pouvait pas prévoir.

79.      Cette disposition doit être lue à la lumière du considérant 76 de la directive 2014/23, qui énonce que les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices peuvent se trouver confrontés à des circonstances extérieures qu’ils ne pouvaient prévoir au moment de l’attribution de la concession, notamment lorsque l’exploitation de celle-ci s’étend sur une plus longue période. Aux termes de ce considérant, ils doivent dans ces cas disposer d’une certaine marge de manœuvre pour pouvoir adapter la concession à ces circonstances sans engager de nouvelle procédure d’attribution.

80.      Il s’ensuit que la directive 2014/23 a envisagé l’éventualité que des circonstances imprévisibles puissent affecter les conditions des marchés publics telles qu’elles ont été stipulées initialement par les pouvoirs adjudicateurs et les concessionnaires. À cette fin, cette directive établit un ensemble de règles qui doivent être suivies si cette concession est considérée comme nécessitant une adaptation aux nouvelles circonstances, notamment sans nouvelle procédure d’appel d’offres.

81.      Il importe de relever que la constatation qui précède n’implique pas, contrairement à ce que les requérantes au principal font valoir, que les concessionnaires auraient un droit en vertu duquel un pouvoir adjudicateur devrait, en tout état de cause, procéder à la renégociation des conditions d’une concession en cas de survenance de circonstances imprévisibles. Le gouvernement italien soutient à juste titre, à cet égard, que l’objectif de la directive 2014/23 est avant tout la coordination des procédures d’attribution de certaines concessions et que cette directive ne traite pas des droits auxquels les concessionnaires peuvent prétendre en raison d’événements survenus au cours de l’exécution du marché public.

82.      Cependant, l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2014/23, lu à la lumière du considérant 76 de celle-ci, démontre que, dans le contexte d’un scénario imprévu pour l’exploitation d’une concession de services et susceptible d’en affecter l’équilibre économique et financier, le droit de l’Union met à la disposition des pouvoirs adjudicateurs un ensemble de règles de réexamen des conditions d’une concession de services. Ces règles ne peuvent produire d’effets que si le pouvoir adjudicateur concerné est en mesure de discerner, au préalable, si l’équilibre financier d’une concession doit être rétabli en raison de circonstances imprévisibles. Partant, dans l’hypothèse où une législation nationale – ou l’interprétation qui en est faite – empêcherait un pouvoir adjudicateur d’adopter, dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, une décision quant à la nécessité de rétablir l’équilibre économique et financier d’une concession, l’application de l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2014/23 serait entravée et l’effet utile du droit de l’Union risquerait d’être compromis.

83.      En l’espèce, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si l’ADM a commis une erreur en adoptant les notes du 9 juillet 2020 et du 18 novembre 2020, notamment en déclarant qu’elle n’était pas habilitée à reconsidérer les termes des concessions de services en cause dès lors que les normes établissant le régime de « prorogation technique » avaient été adoptées par le législateur italien.

84.      Toutefois, il convient à mon avis de considérer qu’un pouvoir adjudicateur a commis une telle erreur s’il a méconnu le fait que le droit de l’Union – plus précisément l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2014/23 – définit les règles qui doivent être respectées aux fins du réexamen des termes d’une concession de services dans le cadre de circonstances imprévisibles, règles dont l’effectivité requiert, par définition, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la part de ce pouvoir adjudicateur.

85.      J’ajoute à ce titre qu’il ne fait aucun doute que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire n’a pas pour conséquence qu’un pouvoir adjudicateur serait tenu d’admettre la nécessité de modifier une concession de services ou de la réviser selon les termes spécifiques demandés par les concessionnaires concernés. Elle peut même nier jusqu’à l’existence de circonstances imprévisibles justifiant ce type de décision. Cependant, ce pouvoir adjudicateur ne saurait se fonder sur le droit national, ni sur l’interprétation de ce droit, pour éviter de procéder à une telle appréciation qui, soit dit en passant, doit être soumise au contrôle des juridictions nationales.

86.      J’ai par conséquent tendance à considérer que l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2014/23 s’oppose à une interprétation du droit national de nature à priver un pouvoir adjudicateur du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si des événements imprévisibles, qui ne sont pas imputables aux concessionnaires et qui peuvent affecter l’équilibre économique et financier de concessions, justifient un réexamen des conditions d’exploitation d’une concession.

87.      À l’encontre de cette interprétation, la Commission fait valoir que, dans l’arrêt Consorzio Italian Management (44), la Cour a considéré que les États membres ne sont pas tenus de mettre en place une procédure administrative ou contractuelle pour tenir compte des circonstances susceptibles de justifier une modification d’un marché public en cours d’exécution (45). Toutefois, la directive en cause dans l’arrêt précité était la directive 2004/17 (46), qui n’est plus en vigueur et ne comportait aucune disposition similaire à l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2017/23. Pour cette raison, je ne considère pas que la Cour doive se fonder sur cet arrêt comme un précédent valable aux fins de l’appréciation de la présente question préjudicielle.

88.      Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de répondre par l’affirmative à la deuxième question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑730/22 et, partant, de considérer que la directive 2014/23 s’oppose à ce qu’un pouvoir adjudicateur soit privé du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si les conditions d’un marché public doivent être reconsidérées dans le contexte des circonstances décrites par la juridiction de renvoi.

D.      Sur la troisième question préjudicielle posée dans les affaires C728/22 et C729/22

89.      Par la troisième question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, la juridiction de renvoi demande à la Cour si la directive 89/665 s’oppose à une législation nationale qui impose aux concessionnaires, à titre de condition préalable pour pouvoir participer à un futur appel d’offres, d’adhérer à un régime de « prorogation technique » tel celui en cause au principal. Elle pose cette question en visant le cas de figure dans lequel un pouvoir adjudicateur ne disposerait d’aucun pouvoir discrétionnaire pour renégocier les conditions d’exploitation d’une concession dans un contexte de circonstances imprévisibles.

90.      D’emblée, il importe de relever que cette question repose sur l’hypothèse selon laquelle – contrairement à mon analyse de la seconde question préjudicielle – la directive 2014/23 ne s’opposerait pas à ce qu’un pouvoir adjudicateur soit privé de son pouvoir discrétionnaire de modifier les termes d’une concession en cas d’événements imprévisibles. Dès lors, et ainsi que je l’ai déjà indiqué, c’est uniquement si la Cour ne devait pas partager pas cette analyse qu’une réponse spécifique à la présente question deviendrait nécessaire.

91.      En tout état de cause, je ne pense pas que la directive 89/665 permette de répondre par l’affirmative à la question posée par la juridiction de renvoi.

92.      La directive 89/665, qui fait partie de ce que l’on appelle les « directives recours » (47), s’applique aux concessions attribuées par des pouvoirs adjudicateurs conformément à la directive 2014/23 (48). Cela inclut les concessions de services comme celles en cause au principal (49). En substance, cette directive impose aux États membres de veiller à ce que les décisions en matière d’attribution de marchés publics et de concessions, ainsi que les décisions préliminaires procédurales dans ce contexte, fassent l’objet d’un contrôle rapide et efficace (50). Selon la jurisprudence de la Cour, la directive 89/665 concrétise le principe général du droit à un recours effectif dans le domaine particulier des marchés publics (51).

93.      À cette fin, la directive 89/665 impose aux États membres l’obligation d’établir, selon des modalités qu’ils déterminent, des procédures de recours qui soient accessibles, en substance, à toute personne ayant un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été lésée par une violation alléguée du droit de l’Union en matière de marchés publics (52). Les voies de recours nationales doivent prévoir la possibilité de prendre des mesures provisoires, d’annuler des décisions illégales et d’accorder des dommages et intérêts (53). Les États membres sont libres de déterminer les organes qui seront chargés des décisions de réexamen au titre de la directive. Il peut s’agir d’organes à caractère juridictionnel ou d’organes de recours non juridictionnels, à condition que, dans ce dernier cas, ces organes respectent certaines conditions supplémentaires (54).

94.      En l’espèce, il suffit de constater, à l’instar de la Commission, que la description des litiges au principal ne fait pas apparaître que les obligations imposées par la directive 89/665 auraient été violées par l’adoption et la modification subséquente du régime de « prorogation technique ». Plus important encore, aucune des dispositions de cette directive ne semble pertinente aux fins d’apprécier la légalité du fait d’ériger l’adhésion des concessionnaires à ce régime en une condition préalable pour qu’ils puissent participer à un futur appel d’offres.

95.      Il ressort en réalité des indications fournies dans la décision de renvoi que ces concessionnaires ont eu la possibilité de contester les deux notes adoptées par l’ADM à la suite de leurs demandes respectives. Plus précisément, ils ont pu contester la décision de cette agence de refuser de suspendre et de modifier le paiement de la redevance mensuelle prévu par ce régime. À cet effet, ils ont exercé les voies de recours disponibles en droit national italien, qui leur donnaient un accès à deux juridictions et la possibilité d’invoquer l’illégalité des dispositions législatives sur la base desquelles l’ADM a motivé ses décisions. Ces recours ont du reste donné lieu au renvoi d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 du TFUE.

96.      Par ailleurs, le fait que l’ordre juridique italien ne prévoit pas de voie de recours administrative, permettant au concessionnaire de demander qu’un pouvoir adjudicateur engage une procédure de renégociation des termes d’un marché public, n’est pas de nature à modifier cette conclusion. Une obligation de donner accès à ce recours administratif pourrait être établie sur la base de l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la directive 2014/23, comme cela a déjà été expliqué dans mon analyse de la deuxième question préjudicielle ; mais elle ne découle pas de la seule directive 89/665.

97.      À la lumière des considérations qui précèdent, je conclus que la directive 89/665 ne constitue pas une base juridique permettant de remettre en cause la légalité d’une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui fait dépendre la participation à un futur appel d’offres de l’adhésion à un régime de « prorogation technique ». Cette conclusion repose, à l’évidence, sur la prémisse que les opérateurs concernés disposent des voies de recours nécessaires pour contester la légalité de cette législation, le cas échéant par la voie d’une exception d’illégalité.

E.      Sur les quatrième, cinquième et sixième questions préjudicielles posées dans les affaires C728/22 et C729/22, ainsi que sur la seconde partie de la question unique posée dans l’affaire C730/22

98.      Au point 54 des présentes conclusions, j’ai indiqué que si la Cour devait considérer que la directive 2014/23 s’applique aux concessions en cause au principal, il ne serait pas nécessaire de répondre aux quatrième, cinquième et sixième questions préjudicielles (des affaires C‑728/22 et C‑729/22), ni à la seconde partie de la question unique (de l’affaire C‑730/22). Les points suivants fournissent quelques indications à la Cour, dans l’hypothèse où elle ne partagerait pas ce point de vue (55).

99.      Selon une jurisprudence constante, les autorités publiques sont tenues, lorsqu’elles envisagent d’attribuer une concession qui n’entre pas dans le champ d’application des directives relatives aux différentes catégories de marchés publics, de respecter les règles fondamentales du traité FUE (56).

100. Dans les affaires considérées en l’espèce, même si la juridiction de renvoi cite essentiellement l’article 49 et l’article 56 TFUE dans ses questions préjudicielles, seule la première de ces dispositions est pertinente aux fins de la présente analyse (57). En effet, les concessions pour l’exploitation de salles de bingo, telles que celles en cause au principal, supposent une base stable et continue dans l’État membre où les services de jeux de bingo sont fournis. À la lumière de la jurisprudence de la Cour, cela appelle l’application de l’article 49 TFUE, relatif à la liberté d’établissement, et exclut, en revanche, l’application de l’article 56 TFUE, relatif à la libre prestation des services (58). Les requérantes ont encore confirmé lors de l’audience que les affaires examinées en l’espèce ne portaient sur aucun autre type de services de bingo, par exemple en ligne.

101. Par ailleurs, pour conclure que l’article 49 TFUE s’applique aux affaires au principal, il convient d’établir un certain intérêt transfrontalier, point qui relève, selon la jurisprudence de la Cour, de la seule appréciation de la juridiction de renvoi (59). À cet égard, je relève que, dans sa réponse à la demande d’éclaircissements émise par la Cour, la juridiction de renvoi indique expressément que, dans l’hypothèse où la directive 2014/23 serait considérée comme non applicable aux concessions en cause, cette juridiction n’aurait « aucune difficulté à indiquer de manière circonstanciée en quoi les concessions en cause présentent un intérêt transfrontalier certain au sens de la jurisprudence de la Cour ». En tout état de cause, lors de l’audience, les requérantes au principal ont confirmé que certaines des concessions concernées étaient détenues par des opérateurs établis dans d’autres États membres (60) et, partant, étaient soumises aux conditions et restrictions imposées par la législation nationale en cause. Dans ces conditions, je suis d’avis que la Cour n’est pas tenue d’examiner plus avant, à la lumière d’autres critères objectifs (61), si les concessions en cause au principal remplissent cette condition d’applicabilité de l’article 49 TFUE.

102. Sur le fond, l’article 49 TFUE énonce que les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites.

103. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour que l’article 49 TFUE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par cette disposition du traité (62).

104. Si l’on fait abstraction de la prolongation introduite par la législation nationale pour les concessions en cause dans les litiges au principal, aspect qui n’est concerné par aucune des questions examinées ici (63), la juridiction de renvoi s’interroge en l’espèce sur la compatibilité avec l’article 49 TFUE (i) d’une interprétation du droit national privant un pouvoir adjudicateur de son pouvoir discrétionnaire de reconsidérer les termes d’un marché public dans un contexte d’événements imprévisibles ; (ii) du fait d’ériger l’adhésion au régime de « prorogation technique » en condition préalable pour pouvoir participer à un futur appel d’offres ; et (iii) de l’obligation, non prévue dans l’attribution initiale de la concession, de verser une redevance mensuelle.

105. À cet égard, je considère manifeste, premièrement, que les modifications apportées aux concessions par le régime de « prorogation technique » et qui étaient de nature à altérer les paramètres économiques fondamentaux de ces concessions, tels que prévus dans l’attribution initiale (64), constituent par elles-mêmes des raisons suffisantes de considérer qu’elles rendent moins attrayant l’exercice de la liberté d’établissement, au sens de la jurisprudence citée au point 103 ci‑dessus. Cela vaut a fortiori si l’on prend en compte le caractère unilatéral et non négocié de ces modifications.

106. Deuxièmement, cela vaut aussi en ce qui concerne l’obligation de participer au régime de « prorogation technique » et, partant, l’obligation de payer la redevance mensuelle pour pouvoir participer à un futur appel d’offres. Il est en effet manifeste, si l’on prend en compte ces obligations, que l’exercice de la liberté d’établissement est moins attrayant – voire même impossible, selon la Commission – pour tout opérateur établi dans un autre État membre qui souhaiterait exploiter des salles de bingo en Italie.

107. Enfin, il ne fait aucun doute que l’impossibilité pour un pouvoir adjudicateur de renégocier les termes de concessions en cas de circonstances imprévisibles constitue aussi un obstacle à la liberté d’établissement. En effet, les opérateurs ne seraient pas suffisamment incités à s’établir en Italie, au vu du fait que l’équilibre économique et financier de concessions ne pourrait pas être rétabli après avoir été bouleversé par des événements échappant au contrôle des concessionnaires.

108. Eu égard aux objectifs légitimes sur lesquels les États membres peuvent se fonder pour justifier une restriction de la liberté d’établissement (65), il importe de rappeler qu’une restriction à la liberté d’établissement ne saurait être admise qu’à la condition, en premier lieu, d’être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et, en second lieu, de respecter le principe de proportionnalité, ce qui implique qu’elle soit propre à garantir, de façon cohérente et systématique, la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (66).

109. La législation citée par la juridiction de renvoi énonce avoir comme seul objectif l’alignement temporel des concessions arrivant à expiration avec l’organisation d’un nouvel appel d’offres, afin de se mettre en conformité avec le principe du droit de l’Union selon lequel les concessions doivent être attribuées, ou réattribuées après leur expiration, selon des procédures de sélection concurrentielles, au vu de la nécessité de continuer à collecter des jeux de bingo.

110. A mon avis, cependant, il est difficile d’établir comment une prolongation ou un alignement temporel des concessions actuelles et une obligation de continuer à exploiter le service pour pouvoir obtenir la réattribution ultérieure de ces concessions – tels que ces éléments sont prévus par la législation en cause dans les affaires au principal – pourraient se justifier, par exemple, par la nécessité de garantir la continuité du service (67). Plus particulièrement, l’absence d’une date d’expiration claire de la durée des concessions rend très peu plausible l’hypothèse que cette justification est invoquée en l’espèce.

111. En tout état de cause, je considère, en premier lieu, que cet objectif aurait pu être atteint d’une manière beaucoup plus appropriée, par exemple par la mise en place d’une période transitoire au cours de laquelle les concessions attribuées auraient eu des durées différentes ; en second lieu, il apparait que la poursuite de cet objectif manque de cohérence, puisque le régime de « prorogation technique » a été appliqué pendant dix ans, y compris après l’expiration de la durée de la dernière concession.

112. Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour d’interpréter l’article 49 TFUE en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui impose au concessionnaire d’accepter les conditions fixées par cette législation – à savoir l’obligation de payer une redevance mensuelle que l’attribution initiale de la concession ne prévoyait pas – pour pouvoir participer à une nouvelle procédure d’appel d’offres en vue de l’attribution de nouvelles concessions. Cette disposition s’oppose aussi à une interprétation du droit national privant un pouvoir adjudicateur du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si des événements imprévisibles, qui ne sont pas imputables aux concessionnaires et qui sont de nature à affecter l’équilibre économique et financier de concessions, justifient un quelconque réexamen des termes d’une concession.

V.      Conclusion

113. Eu égard à l’analyse qui précède, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) de la manière suivante :

–        Dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22 :

(1)      La directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession

doit être interprétée en ce sens qu’elle s’applique à des concessions de services, telles que celles en cause au principal, s’applique aux concessions attribuées avant l’entrée en vigueur de cette directive et qui, une fois expirées, ont été prorogées à plusieurs reprises par voie législative après cette entrée en vigueur, dès lors que les conditions de l’attribution initiale ont été substantiellement modifiées, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier.

(2)      L’article 43, paragraphe 4, et l’article 43, paragraphe 5, de la directive 2014/23

doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit l’obligation de payer une redevance mensuelle qui n’était pas prévue dans l’attribution initiale, dans la mesure où elle modifie les paramètres économiques fondamentaux des concessions concernées, notamment en fixant un même tarif de cette redevance pour tous les opérateurs du secteur, indépendamment de leur capacité financière, et en augmentant de manière significative le montant de cette redevance depuis sa première imposition. Ces deux dispositions s’opposent également à une telle législation dans la mesure où le paiement de cette redevance est érigé en condition préalable à la participation à une future procédure d’appel d’offres en vue de la réattribution des concessions en cause.

Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas la conclusion énoncée au point (2), je propose la réponse complémentaire suivante :

(3)      L’article 43, paragraphe 1, de la directive 2014/23

doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une interprétation du droit national de nature à priver un pouvoir adjudicateur du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si des événements imprévisibles et non imputables aux concessionnaires justifient un réexamen des conditions d’exploitation d’une concession.

(4)      La directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux

doit être interprétée en ce sens qu’elle ne constitue pas une base juridique permettant de remettre en cause la légalité d’une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui fait dépendre la participation à un futur appel d’offres de l’adhésion à un régime de « prorogation technique ».

Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas la conclusion énoncée au point (1), au moins partiellement, je propose la réponse complémentaire suivante :

(5)      L’article 49 TFUE

doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui impose au concessionnaire d’accepter les conditions fixées par cette législation – à savoir l’obligation de payer une redevance mensuelle que l’attribution initiale de la concession ne prévoyait pas – pour pouvoir participer à une nouvelle procédure d’appel d’offres en vue de l’attribution de nouvelles concessions. Cette disposition s’oppose aussi à une interprétation du droit national privant un pouvoir adjudicateur du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si des événements imprévisibles, qui ne sont pas imputables aux concessionnaires et qui sont de nature à affecter l’équilibre économique et financier de concessions, justifient un quelconque réexamen des termes d’une concession.

–        En outre, dans l’affaire C‑730/22 uniquement :

(6)      L’article 43, paragraphe 4, et l’article 43, paragraphe 5, de la directive 2014/23

doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit l’obligation de payer une redevance mensuelle qui n’était pas prévue dans l’attribution initiale, dans la mesure où elle modifie les paramètres économiques fondamentaux des concessions concernées, notamment en fixant un même tarif de cette redevance pour tous les opérateurs du secteur, indépendamment de leur capacité financière, et en augmentant de manière significative le montant de cette redevance depuis sa première imposition. Ces deux dispositions s’opposent également à une telle législation dans la mesure où le paiement de cette redevance est érigé en condition pour pouvoir participer à une future procédure d’appel d’offres en vue de la réattribution des concessions en cause.

Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas, au moins partiellement, la conclusion énoncée au point (1), je propose la réponse complémentaire suivante :

(7)      L’article 49 TFUE

doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui impose au concessionnaire d’accepter les conditions fixées par cette législation – à savoir l’obligation de payer une redevance mensuelle que l’attribution initiale de la concession ne prévoyait pas – pour pouvoir participer à une nouvelle procédure d’appel d’offres en vue de la réattribution de nouvelles concessions. Cette disposition s’oppose aussi à une interprétation du droit national privant un pouvoir adjudicateur du pouvoir discrétionnaire d’apprécier si des événements imprévisibles, qui ne sont pas imputables aux concessionnaires et qui sont de nature à affecter l’équilibre économique et financier de concessions, justifient un quelconque réexamen des termes d’une concession.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 2014/23 »).


3      Directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2014/23 (ci-après la « directive 89/665 »).


4      Article 1, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/23.


5      Article 8 de la directive 2014/23, tel que modifié par le règlement délégué (UE) 2015/2172 de la Commission du 24 novembre 2015 (JO 2015, L 307, p. 9).


6      Article 1, paragraphe 3, de la directive 89/665.


7      Decreto del Ministro delle finanze. n. 29 – Regolamento recante norme per l’istituzione del gioco « Bingo » ai sensi dell’articolo 16 della legge 13 maggio 1999, n. 133 (décret no 29 du ministère des Finances – règlement portant dispositions pour l’institution du jeu de Bingo, adopté conformément à l’article 16 de la loi no 133 du 13 mai 1999), du 31 janvier 2000 (GURI no 43, du 22 février 2000).


8      Article 1, paragraphes 636 à 638, de la legge n. 147 – Disposizioni per la formazione del bilancio annuale e pluriennale dello Stato (legge di stabilità 2014) [loi no 220 portant dispositions pour la formation du budget annuel et pluriannuel de l’État (loi de stabilité 2014)] du 27 décembre 2013 (GURI no 302 du 27 décembre 2013 – supplément ordinaire no 87) (ci-après la « loi no 147/2013 »).


9      Article 1, paragraphe 934, de la legge n. 208 – Disposizioni per la formazione del bilancio annuale e pluriennale dello Stato (legge di stabilità 2016) [loi no 208, portant dispositions pour la formation du budget annuel et pluriannuel de l’État (loi de 2016 sur la stabilité)], du 28 décembre 2015 (GURI no 302 du 30 décembre 2015 – supplément ordinaire no 70) (ci-après la « loi no 208/2015 »).


10      Article 1, paragraphe 1047, de la legge n. 205 – Bilancio di previsione dello Stato per l’anno finanziario 2018 e bilancio pluriennale per il triennio 2018‑2020 (loi no 205, portant budget prévisionnel de l’État pour l’année financière 2018 et budget pluriannuel pour la période triennale 2018‑2020) du 27 décembre 2017 (GURI no 302 du 29 décembre 2017 – supplément ordinaire no 62) (ci-après la « loi no 205/2017 »).


11      Voir note de bas de page 10 des présentes conclusions.


12      Arrêt no 49 du 29 mars 2021 (ECLI:IT:COST:2018:49).


13      La première question posée dans l’affaire C‑729/22 ne cite que la directive 2014/23 et les articles 49 et 56 TFUE. Elle ne fait pas référence aux autres dispositions figurant dans la première question posée dans l’affaire C‑728/22.


14      Dans le libellé des deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième questions posées dans les affaires C‑728/22 et C‑729/22, la juridiction de renvoi emploie essentiellement les termes « à une interprétation ou à une application de règles législatives internes, ou à des pratiques basées sur ces règles ». Dans un souci de simplification, je remplacerai cette expression par le terme « interprétation des législations nationales » ou par une expression équivalente.


15      Comme indiqué précédemment en note de bas de page 13, la formulation de la première question dans l’affaire C‑729/22 omet entièrement, quant à elle, de se référer à ces dispositions.


16      Voir, notamment, ordonnance du 10 janvier 2022, ZI et TQ (C‑437/20, EU:C:2022:53, points 18 à 21) et arrêt du 19 avril 2018, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑152/17, EU:C:2018:264, points 21 à 24).


17      Voir article 1, paragraphe 637, de la loi no 147/2013.


18      Voir arrêt du 14 juillet 2016, Promoimpresa e.a. (C‑458/14 et C‑67/15, EU:C:2016:558, point 46 et jurisprudence citée), cité par la juridiction de renvoi.


19      Certes, le fait que le montant indiqué ne soit qu’une valeur moyenne pourrait amener la Cour à considérer qu’il peut y avoir des concessions qui n’atteignent pas le seuil requis. Il me semble néanmoins évident que lorsque la juridiction de renvoi fait cette déclaration dans sa réponse à la demande d’éclaircissements, c’est pour confirmer qu’elle ne nourrit aucun doute à cet égard.


20      Arrêt du 2 septembre 2021, Sisal e.a. (C‑721/19 et C‑722/19, EU:C:2021:672, point 24 et jurisprudence citée).


21      Arrêt du 2 septembre 2021, Sisal e.a. (C‑721/19 et C‑722/19, EU:C:2021:672, point 28 et jurisprudence citée).


22      Voir point 12 des présentes conclusions. Depuis 2017, des modifications supplémentaires ont été apportées à la législation concernant le régime de « prorogation technique ». Toutefois, ces modifications ne sont pas pertinentes aux fins de la présente affaire.


23      Voir note de bas de page 9 des présentes conclusions.


24      Voir point 10 des présentes conclusions.


25      Dans la décision de renvoi de l’affaire C‑730/22, la juridiction de renvoi indique également que le régime de « prorogation technique » comportait des restrictions connexes applicables aux titulaires des concessions de services et consistant, par exemple, en l’interdiction de céder les locaux où ces services sont exploités. Toutefois, ces restrictions ont été introduites par des modifications du régime de « prorogation technique » adoptées après 2017. Pour cette raison, je suis d’avis qu’elles ne devraient pas être prises en compte aux fins de la présente analyse.


26      Arrêt du 2 septembre 2021, Sisal e.a. (C‑721/19 et C‑722/19, EU:C:2021:672, point 32 et jurisprudence citée).


27      Dans la mesure où la première partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22 demande implicitement de déterminer si la directive 2014/23 s’applique aux concessions en cause dans cette affaire, mes considérations émises lors de l’analyse de la première question posée dans les affaires C‑728/22 et C‑730/22 valent ici également.


28      Bovis, C. and Clarke, C., Title III. Rules on performance of concessions, in Steinicke, M. and Vesterdorf, P.L., EU Public Procurement Law – Brussels Commentary, C.H. Beck, 2018, p. 1195.


29      Arrêt du 2 septembre 2021, Sisal e.a. (C‑721/19 et C‑722/19, EU:C:2021:672, point 33).


30      Voir point 51 des présentes conclusions.


31      Voir, à cet égard, le libellé de l’article 43, paragraphe 4, sous c), de la directive 2014/23, qui vise les cas dans lesquels la modification « étend considérablement le champ d’application de la concession » (mise en italique par mes soins).


32      Sur ce dernier point, je rappelle, dans le même sens que les observations écrites de la Commission, que l’article 43, paragraphe 4, de la directive 2014/23 ne couvre pas seulement les modifications entraînant des conséquences favorables pour le concessionnaire. Cette disposition peut également viser des changements bénéfiques au pouvoir adjudicateur. Voir, à cet égard, P. Bogdanowicz, Contract modifications in EU procurement law, Edward Elgar, 2021, p. 60.


33      Aucun autre point de l’article 43, paragraphe 4, de la directive 2014/23 n’est applicable.


34      Voir, notamment, Dufau, J., Les concessions de service public, Éd. du Moniteur, 1979, p. 7 et 18, et Mestre Delgado, J.F., La extinción de la concesión de servicio público, La Ley, 1992, p. 66 à 86.


35      Bettinger, Ch., La concession de service public et de travaux publics, Berger‑Levrault, 1978, p. 117 ; voir considérant 20 de la directive 2014/23 et arrêt du 21 mai 2015, Kansaneläkelaitos (C‑269/14, EU:C:2015:329, point 33 et jurisprudence citée).


36      Voir Beuve, J., « Renegotiations of public contracts : A blessing in disguise ? », dans Bandiera, O., Bosio, E., et Spagnolo G. (éditeurs), Procurement in Focus : Rules, Discretion, and Emergencies, CEPR Press, 2021, p. 23 à 31, disponible à l’adresse https://cepr.org/publications/books-and-reports/procurement-focus-rules-discretion-and-emergencies.


37      Dans l’ordre juridique français, la doctrine cite l’arrêt du Conseil d’État du 3 mars 1916 (Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux) comme la source de la « théorie de l’imprévision » en matière de marchés publics. Voir Hauriou, M., Précis élémentaire de droit admnistratif, Sirey, 1943, p. 445.


38      Philippe, D.M., Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, 1986. Voir, également, Mestre Delgado, J.F., La extinción de la concesión de servicio público, La Ley, 1992, p. 77.


39      Article 165 du Decreto Legislativo 18 aprile 2016, no 50 (Codice dei contratti pubblici) (décret législatif no 50, du 18 avril 2016, portant code des contrats publics) (GURI no 91 du 19 avril 2016 – Supplément ordinaire no 10).


40      Dans les décisions de renvoi, la juridiction de renvoi relève que les requérantes ont produit des éléments de preuve démontrant que les conditions d’exploitation des concessions, notamment la viabilité des coûts d’exploitation, ont été sérieusement compromises à la suite de la pandémie de Covid-19. Voir point 22 des présentes conclusions.


41      La directive 2014/23 explique en substance, à son considérant 76, que la notion de « circonstances imprévisibles » désigne des circonstances extérieures qui n’auraient pas pu être anticipées malgré une diligence raisonnable lors de la préparation de l’attribution initiale.


42      Voir, également, considérant 18 de la directive 2014/23.


43      Voir article 5, première phrase, de la directive 2014/23.


44      Arrêt Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑152/17, EU:C:2018:264).


45      Arrêt Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑152/17, EU:C:2018:264, points 29 et 30).


46      Directive 2004/17/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux (JO 2004, L 134, p. 1).


47      Voir également la directive 92/13/CEE du Conseil du 25 février 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14). Tant la directive 89/665 que la directive 92/13 ont été substantiellement modifiées par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 (JO 2007, L 335, p. 31) et par la directive 2014/23.


48      Voir article 1, paragraphe 1, deuxième alinéa, de la directive 89/665/UE.


49      Voir article 1, paragraphe 1, troisième alinéa, de la directive 89/665/UE. Cela vaut après les modifications apportées à la directive 89/665 par la directive 2014/23.


50      Voir considérants 1 et 3 de la directive 89/665. Voir, également, ordonnance du 4 octobre 2007, Consorzio Elisoccorso San Raffaele (C‑492/06, EU:C:2007:583, point 29).


51      Ordonnance du 23 avril 2015, Commission/Vanbreda Risk & Benefits [C‑35/15 P(R), EU:C:2015:275, point 28].


52      Article 1, paragraphe 3, de la directive 89/665, tel qu’interprété, notamment, par l’arrêt du 9 février 2023, VZ (Soumissionnaire définitivement exclu) (C‑53/22, EU:C:2023:88, point 29).


53      Article 2, paragraphe 1, de la directive 89/665.


54      Article 2, paragraphe 9, de la directive 89/665.


55      Tel serait le cas, par exemple, dans l’hypothèse où la Cour considérerait qu’il demeure incertain, pour certaines des concessions en cause au principal, si le seuil fixé à l’article 8 de la directive 2014/23 a été franchi, ou dans l’hypothèse où la Cour considèrerait que la modification de ces concessions par voie législative les a converties en une simple prestation de services soumise à réglementation. Voir, à cet égard, point 39 des présentes conclusions.


56      Arrêt du 14 juillet 2016, Promoimpresa e.a. (C‑458/14 et C‑67/15, EU:C:2016:558, point 64 et jurisprudence citée).


57      Dans les quatrième, cinquième et sixième questions posées dans les affaires C‑728/22 et C 729/22, la juridiction de renvoi cite également « les principes de sécurité juridique et de la protection juridictionnelle effective, ainsi que le principe de protection de la confiance légitime ». D’autre part, dans la seconde partie de la question unique posée dans l’affaire C‑730/22, cette juridiction cite, en plus des articles 49 et 56 TFUE, les articles 26, 56 et 63 TFUE ainsi que « les principes de non‑discrimination, de proportionnalité, de protection de la concurrence et de la libre circulation des services et des capitaux ». Pour des raisons similaires à celles développées au point 36 des présentes conclusions, je considère que l’ensemble de ces questions doit être déclaré irrecevable.


58      Voir, entre autres, arrêt du 19 juillet 2012, Garkalns (C‑470/11, EU:C:2012:505, points 26 et 27 et jurisprudence citée).


59      Arrêt du 23 décembre 2009, Serrantoni et Consorzio stabile edili (C‑376/08, EU:C:2009:808, point 25 et jurisprudence citée). Voir également arrêts du 6 octobre 2016, Tecnoedi Costruzioni (C‑318/15, EU:C:2016:747, point 26) et du 14 juillet 2022, ASADE (C‑436/20, EU:C:2022:559, point 49).


60      Voir arrêt du 13 février 2014, Crono Service e.a. (C‑419/12 et C‑420/12, EU:C:2014:81, points 35 à 37).


61      Voir arrêt du 6 octobre 2016, Tecnoedi Costruzioni (C‑318/15, EU:C:2016:747, point 20 et jurisprudence citée).


62      Arrêt du 11 février 2021, Katoen Natie Bulk Terminals et General Services Antwerp (C‑407/19 et C‑471/19, EU:C:2021:107, point 58 et jurisprudence citée).


63      Voir, à cet égard, point 60 des présentes conclusions.


64      Voir points 63 et 64 des présentes conclusions.


65      Arrêt du 22 janvier 2015, Stanley International Betting et Stanleybet Malta (C‑463/13, EU:C:2015:25, point 53).


66      Arrêt du 6 octobre 2020, Commission/Hongrie (Enseignement supérieur) (C‑66/18, EU:C:2020:792, point 178).


67      Arrêt du 16 mars 2023, OL (Prorogation des concessions italiennes) (C‑517/20, EU:C:2023:219, points 49 à 51).