CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NILS Wahl
présentées le 20 mars 2014 (1)
Affaire C‑255/13
I
contre
Health Service Executive
[demande de décision préjudicielle formée par la High Court (Irlande)]
«Coordination des systèmes de sécurité sociale – Articles 19 et 20 du règlement (CE) no 883/2004 – Notions de ‘séjour’ et de ‘résidence’ – Article 11 du règlement (CE) no 987/2009 – Ressortissant d’un État membre atteint d’une maladie grave lors de vacances dans un autre État membre – Séjour dans l’autre État membre pendant plus de onze ans en raison de cette maladie et de l’absence de traitement disponible dans le premier État membre»
1. Une personne passant des vacances dans un autre État membre peut rencontrer soudainement des problèmes de santé. Dans un tel cas, la coordination des systèmes de sécurité sociale au sein de l’Union européenne – réalisée à l’origine dans le cadre du règlement (CEE) no 1408/71 (2) et régie actuellement par le règlement (CE) no 883/2004 (3) – permet de recevoir un traitement médical dans l’État membre de séjour, les frais de ce dernier devant être remboursés par l’État membre de résidence. Si, toutefois, le traitement à l’étranger est d’une durée particulièrement longue, l’État membre de résidence est-il autorisé à interrompre unilatéralement sa couverture en raison de cette longue durée? En d’autres termes, l’exercice même du droit conféré par ces règlements pourrait-il finalement aboutir à la perte de ce droit?
2. Pour I, un voyage touristique entrepris avec sa partenaire hors de son domicile en Irlande s’est terminé d’une manière que je ne peux que qualifier de malheureuse. Pour différentes raisons, il vit maintenant dans le pays où il est tombé malade – l’Allemagne – pour y bénéficier de soins. D’une certaine manière, il pourrait être considéré comme un «réfugié médical». Cependant, après plus de onze ans passés en Allemagne, le Health Service Executive irlandais (Direction de la santé publique, ci-après le «HSE») et le gouvernement irlandais font valoir qu’il n’est plus possible de considérer I comme résident irlandais. Le HSE a donc annoncé qu’il cesserait de couvrir les frais liés au traitement de I, décision qui a donné lieu à la procédure devant la juridiction de renvoi.
I – Le cadre juridique
A – Le règlement no 883/2004
3. Les articles 19 et 20 du règlement no 883/2004 ont remplacé, en substance, l’article 22 du règlement no 1408/71 (4).
4. L’article 19 («Séjour hors de l’État membre compétent») dispose:
«1. À moins que le paragraphe 2 n’en dispose autrement, une personne assurée et les membres de sa famille qui séjournent dans un État membre autre que l’État membre compétent peuvent bénéficier des prestations en nature qui s’avèrent nécessaires du point de vue médical au cours du séjour, compte tenu de la nature des prestations et de la durée prévue du séjour. Ces prestations sont servies pour le compte de l’institution compétente, par l’institution du lieu de séjour, selon les dispositions de la législation qu’elle applique, comme si les personnes concernées étaient assurées en vertu de cette législation.
[…]»
5. L’article 20 («Déplacement aux fins de bénéficier de prestations en nature – Autorisation de recevoir un traitement adapté en dehors de l’État membre de résidence») est libellé comme suit:
«1. À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, une personne assurée se rendant dans un autre État membre aux fins de bénéficier de prestations en nature pendant son séjour demande une autorisation à l’institution compétente.
2. La personne assurée qui est autorisée par l’institution compétente à se rendre dans un autre État membre aux fins d’y recevoir le traitement adapté à son état bénéficie des prestations en nature servies, pour le compte de l’institution compétente, par l’institution du lieu de séjour, selon les dispositions de la législation qu’elle applique, comme si elle était assurée en vertu de cette législation. L’autorisation est accordée lorsque les soins dont il s’agit figurent parmi les prestations prévues par la législation de l’État membre sur le territoire duquel réside l’intéressé et que ces soins ne peuvent lui être dispensés dans un délai acceptable sur le plan médical, compte tenu de son état actuel de santé et de l’évolution probable de la maladie.
[…]»
B – Le règlement (CE) no 987/2009
6. L’article 11 («Éléments pour la détermination de la résidence») du règlement no 987/2009 (5) dispose:
«1. En cas de divergence de vues entre les institutions de deux États membres ou plus au sujet de la détermination de la résidence d’une personne à laquelle [le règlement no 883/2004] s’applique, ces institutions établissent d’un commun accord le centre d’intérêt de la personne concernée en procédant à une évaluation globale de toutes les informations disponibles concernant les faits pertinents, qui peuvent inclure, le cas échéant:
a) la durée et la continuité de la présence sur le territoire des États membres concernés;
b) la situation de l’intéressé, y compris:
i) la nature et les spécificités de toute activité exercée, notamment le lieu habituel de son exercice, son caractère stable ou la durée de tout contrat d’emploi;
ii) sa situation familiale et ses liens de famille;
iii) l’exercice d’activités non lucratives;
iv) lorsqu’il s’agit d’étudiants, la source de leurs revenus;
v) sa situation en matière de logement, notamment le caractère permanent de celui-ci;
vi) l’État membre dans lequel la personne est censée résider aux fins de l’impôt.
2. Lorsque la prise en compte des différents critères fondés sur les faits pertinents tels qu’ils sont énoncés au paragraphe 1 ne permet pas aux institutions concernées de s’accorder, la volonté de la personne en cause, telle qu’elle ressort de ces faits et circonstances, notamment les raisons qui l’ont amenée à se déplacer, est considérée comme déterminante pour établir le lieu de résidence effective de cette personne.»
II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et la question préjudicielle
7. M. I est un ressortissant irlandais. Il a travaillé à la fois en Irlande et au Royaume-Uni. Durant l’été 2002, à l’âge de 45 ans, il était en vacances à l’étranger accompagné de sa partenaire, B, une ressortissante roumaine.
8. Au cours de ses vacances, I a été admis aux urgences de l’Universitätsklinikum Düsseldorf (ci-après l’«Uni Klinik») (Allemagne). Le diagnostic initial a conclu que I souffrait du tétanos, mais il est apparu plus tard qu’il souffrait d’un infarctus bilatéral du tronc cérébral, une affection rare. Il s’avère que, du fait de la difficulté du diagnostic et de l’impact de l’infarctus, il souffre d’une quadriplégie sévère et d’une perte des fonctions motrices. Au mois de mai 2003, l’on a découvert chez lui une mutation génétique qui a une influence dommageable sur la composition de son sang et qui constitue un facteur requérant une surveillance et un traitement constants. De plus, depuis le début de la procédure devant la High Court (Irlande), il a été diagnostiqué chez I un cancer, pour lequel il reçoit également un traitement (6).
9. Ainsi, depuis le mois d’août 2002, I est gravement malade et nécessite constamment des soins et de l’attention de la part des médecins spécialistes attachés à l’Uni Klinik. Il est actuellement en permanence en fauteuil roulant et n’a qu’un usage très limité de ses bras et de ses mains. Depuis qu’il a quitté l’hôpital en 2003, il vit avec B, qui s’occupe de lui. Ils vivent dans un appartement en location à Düsseldorf qui est adapté à l’utilisation d’un fauteuil roulant.
10. I perçoit une allocation pour handicapé versée par l’Irlande (7) et une modeste pension de retraite allouée par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. Il ne perçoit aucune allocation ou prestation de la République fédérale d’Allemagne. I souligne qu’il est contraint de vivre en Allemagne – un État membre avec lequel il n’a que de faibles liens – du fait de son état de santé et de la nécessité de suivre un traitement permanent, mais que son souhait est de retourner en Irlande. Plus spécifiquement, I déclare qu’il n’a pas de compte bancaire en Allemagne et qu’il n’est propriétaire d’aucun bien immobilier en Allemagne, alors qu’il a un compte bancaire dans une banque irlandaise et demeure en contact régulier avec ses deux enfants en Irlande (nés respectivement en 1991 et 1994). Il ne parle pas l’allemand et n’a fait aucun effort pour s’intégrer dans la société allemande.
11. Selon la décision de renvoi, I a peu travaillé depuis qu’il est tombé malade. À diverses occasions entre les années 2004 et 2007, il a donné des conférences rémunérées à l’université de Düsseldorf, avec l’assistance de B. Aux fins du système allemand en matière de sécurité sociale, B a déclaré ce revenu perçu par I, celle-ci étant enregistrée dans ce système. Elle a, de plus, accepté son licenciement en 2004 pour s’occuper à temps plein de I. Elle perçoit une allocation de chômage en Allemagne. Selon la High Court, l’équivalent allemand de l’allocation pour garde d’invalide a été refusé à B au motif que I était résident irlandais et que le régime irlandais d’assurance ne le prévoyait pas.
12. Depuis qu’il est tombé malade, I n’a voyagé à l’étranger qu’en de rares occasions. En 2004, il s’est rendu à Lisbonne (Portugal) pour y donner une conférence; il est allé quelques fois également en Irlande, en dernier lieu en 2009. Cependant, compte tenu de son état, la High Court indique que les parties s’accordent à reconnaître qu’il est pratiquement impossible à I de voyager, par les compagnies aériennes régulières à tout le moins.
13. Les frais liés aux soins de santé dispensés à I étaient initialement couverts par un formulaire E 111 délivré par l’Irlande (8). Ce formulaire relève de l’article 19 du règlement no 883/2004, qui prévoit qu’une personne assurée qui séjourne dans un État membre autre que l’État membre compétent peut bénéficier des prestations en nature qui s’avèrent nécessaires du point de vue médical au cours du séjour, compte tenu de la nature des prestations et de la durée prévue du séjour.
14. Au mois de mars 2003, le HSE a modifié le statut de I en lui délivrant à partir de cette date un formulaire E 112, lequel a été renouvelé plus d’une vingtaine de fois. Ce formulaire relève de l’article 20 du règlement no 883/2004, relatif à la situation d’une personne assurée qui est autorisée par l’institution compétente à se rendre dans un autre État membre aux fins d’y recevoir le traitement adapté à son état.
15. Le 25 novembre 2011, le HSE a refusé le renouvellement du formulaire E 112 à I, considérant qu’au sens du droit de l’Union en matière de sécurité sociale, I résidait en Allemagne. I a engagé une procédure de recours juridictionnel devant la High Court en vue d’obtenir une injonction contraignant le HSE à continuer de lui délivrer un formulaire E 112.
16. Ayant des doutes quant à l’interprétation des articles 19, paragraphe 1, et 20, paragraphes 1 et 2, du règlement no 883/2004, la High Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«Un assuré ressortissant d’un État membre (‘le premier État membre’) qui est gravement malade depuis onze ans parce qu’il est atteint d’une affection sévère qui s’est déclarée la première fois alors qu’il résidait dans le premier État membre, mais était en vacances dans un autre État membre (‘le second État membre’), doit-il être considéré comme ‘séjournant’ dans ce second État membre durant cette période aux fins soit de l’article 19, paragraphe 1 […], soit de l’article 20, paragraphes 1 et 2, du règlement (CE) no 883/2004 […], lorsqu’il a été effectivement contraint de demeurer physiquement dans cet État membre durant cette période en raison de l’affection sévère dont il souffre et de l’avantage que présentent des soins médicaux spécialisés dispensés à proximité?»
17. Dans la décision de renvoi, la High Court a demandé à la Cour d’appliquer la procédure accélérée prévue à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de celle-ci. Sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, le président de la Cour a rejeté cette demande par ordonnance du 18 juillet 2013.
18. I, le HSE, les gouvernements grec, irlandais et néerlandais ainsi que la Commission ont présenté des observations écrites. Lors de l’audience du 29 janvier 2014, I, le HSE, le gouvernement irlandais et la Commission ont présenté des observations orales.
III – Analyse
A – Remarques générales
19. Si l’on fait un instant abstraction des faits tragiques de la présente affaire, il est incontestable qu’elle soulève un problème intéressant et important.
20. Il est constant qu’avant son voyage en Allemagne, I était résident irlandais. Par sa question préjudicielle, la High Court souhaite donc en substance savoir si, au vu des circonstances de l’espèce, I ne peut plus être considéré comme seulement «séjournant» en Allemagne aux fins des articles 1, sous k), 19 et 20 du règlement no 883/2004.
21. J’ai pris acte du fait que, lorsqu’il a été invité à se prononcer sur la nécessité d’une audience, le gouvernement irlandais a répondu qu’il souhaitait que la Cour se concentre sur la notion de «séjour» plutôt que sur celle de «résidence», cette dernière notion, il est vrai, n’apparaissant pas dans le libellé de la question préjudicielle. Pourtant, comme je l’expliquerai plus en détails dans les présentes conclusions, ces notions sont intrinsèquement liées. Il me semble impossible d’éluder la notion de «résidence» lorsqu’on interprète la notion de «séjour» visée aux articles 19 et 20 du règlement no 883/2004.
22. À une plus grande échelle, cette affaire soulève aussi une question potentiellement épineuse d’un point de vue politique et économique, celle de savoir si un État membre peut «exporter» vers d’autres États membres les frais liés aux traitements médicaux fournis à ses résidents. Ainsi, le gouvernement grec soutient que les autorités irlandaises ne peuvent pas invoquer unilatéralement l’article 11 du règlement no 987/2009. Ce problème se pose de façon particulièrement aigüe lorsqu’un tel traitement engendre des frais plus importants que les frais habituels liés à un traitement semblable dans l’État membre de résidence. D’un autre côté, le cas de I est tellement inhabituel qu’il ne peut pas être considéré comme un cas typique.
23. Dans la présente demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi semble avoir fermement fixé certains paramètres au moyen des termes dans lesquels la question a été formulée. En effet, la High Court décrit les circonstances spécifiques de cette affaire comme une situation dans laquelle «[l’assuré] a été effectivement contraint de demeurer physiquement dans cet État membre durant cette période en raison de l’affection sévère dont il souffre et de l’avantage que présentent des soins médicaux spécialisés dispensés à proximité».
24. De plus, compte tenu du fait que I n’est pas en mesure de voyager (par les compagnies aériennes régulières à tout le moins), la High Court indique dans la décision de renvoi que nul ne soutient que I pourrait ou devrait retourner à ce stade en Irlande pour s’y soumettre à un examen médical préalablement à l’octroi d’une autorisation de recevoir un traitement médical à l’étranger.
25. En tout cas, il est difficile de déterminer clairement si I peut effectivement obtenir un traitement comparable en Irlande. I soutient qu’un tel traitement n’est pas disponible (ou, à tout le moins, que le HSE n’a pas été en mesure de lui proposer un tel traitement et en même temps de satisfaire à ses besoins d’assistance annexes, tels que la nécessité d’un logement adapté). Le HSE, quant à lui, fait remarquer de façon plutôt paradoxale dans ses observations écrites que les frais liés au traitement de I en Allemagne sont nettement inférieurs à ceux qui seraient exposés en Irlande s’il devait y retourner (9). En tout état de cause, il s’agit d’une question de fait qu’il incombe donc à la juridiction nationale de trancher.
26. Tout d’abord, je commencerai donc par examiner la notion de «résidence», sur laquelle la Cour s’est déjà penchée à plusieurs reprises. Ensuite, je procéderai à l’analyse de la notion de «séjour» à la lumière des circonstances de l’affaire et des arguments soulevés par les parties ayant présenté des observations écrites à la Cour.
27. Enfin, il convient de donner les précisions suivantes en ce qui concerne l’applicabilité ratione temporis du règlement no 883/2004. Si le règlement no 1408/71 était applicable au moment où I est tombé soudainement malade, il a été remplacé depuis lors par le règlement no 883/2004. Toutefois, comme la Commission l’a indiqué, la situation juridique au fond n’a, à cet égard, globalement pas été modifiée par le nouveau règlement (10). En tout état de cause, la décision contestée du refus du HSE de couvrir les frais futurs du traitement de I a été prise le 25 novembre 2011, donc après l’entrée en vigueur du règlement no 883/2004. Je fonderai dès lors mon appréciation sur le nouveau règlement, conformément au libellé de la question préjudicielle.
B – La notion de «résidence» au sens du règlement no 883/2004
28. Conformément à l’article 1, sous j), du règlement no 883/2004, le terme «résidence» désigne le lieu où une personne réside habituellement.
29. Cette définition simple est fondée sur la jurisprudence de la Cour, qui fournit des indications supplémentaires sur cette notion. En effet, très tôt, la Cour a pu considérer, à propos du régime applicable aux travailleurs conformément au règlement no 1408/71, que la résidence est «[l’État] où se trouve également le centre habituel [des] intérêts [du travailleur]» et que «dès qu’un travailleur a un emploi stable dans un État membre, il y a une présomption qu’il y réside, même s’il a laissé sa famille dans un autre État» (11). Cette présomption figure désormais à l’article 11, paragraphe 3, du règlement no 883/2004. La résidence est donc assimilée au centre des intérêts d’une personne.
30. Pour cette raison précise, une personne assurée ne peut pas disposer de lieux de résidence habituelle sur le territoire de deux États membres ou plus à la fois (12).
31. Quant aux critères pertinents pour établir le centre des intérêts d’une personne, la Cour a jugé dans l’arrêt Swaddling qu’«il convient de considérer en particulier la situation familiale du travailleur, les raisons qui l’ont amené à se déplacer, la durée et la continuité de sa résidence, le fait de disposer, le cas échéant, d’un emploi stable et l’intention du travailleur, telle qu’elle ressort de toutes les circonstances» (13).
32. Ces critères figurent maintenant à l’article 11 du règlement no 987/2009, comme le précise le considérant 12 de ce règlement (14). Comme l’ont relevé, en substance, les gouvernements grec et néerlandais ainsi que la Commission, bien que cette disposition se rapporte au cas de divergences de vues entre les institutions compétentes de deux États membres ou plus et n’est donc pas directement applicable à l’affaire au principal, elle contient une liste utile énumérant les critères applicables pour établir la résidence d’une personne assurée. Je conviens avec I, le gouvernement néerlandais et la Commission que la liste n’est pas exhaustive (15), et avec I et la Commission qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les critères énoncés à l’article 11, paragraphe 1. Il est, en effet, primordial de garder à l’esprit que, dans l’arrêt Swaddling, précité, la Cour a précisé que «la durée de la résidence dans l’État […] ne saurait toutefois être regardée comme représentant un élément constitutif de la notion de résidence» (16).
33. Il convient de relever, en outre, que l’article 11, paragraphe 3, sous a) à d), du règlement no 883/2004 visent certains exemples spécifiques de situations impliquant des liens avec un État membre permettant à ce dernier d’imposer sa législation à une personne assurée. Les situations les plus fréquentes sont celles dans lesquelles une activité salariée ou non salariée est exercée dans un État membre. Bien que ces formes spécifiques de rattachement, sous réserve des règles particulières énoncées aux articles 12 à 16 dudit règlement, l’emportent sur le critère plus général de résidence (17), elles peuvent également être simplement considérées comme des expressions spécifiques de cette notion. En ce sens, elles servent uniquement à souligner le fait que l’application de la législation en matière de sécurité sociale d’un État membre, par la résidence ou de quelque autre manière, présuppose un lien particulier avec cet État membre.
34. Enfin, il ne faut peut-être pas perdre de vue qu’un grand nombre des affaires qui portent sur la notion de «résidence» aux fins de la coordination des systèmes de sécurité sociale concernent le point de savoir si la personne assurée avait acquis le statut de résident, dans la mesure où cette dernière souhaitait obtenir une prestation d’un État membre récalcitrant (18). Dans la présente affaire, toutefois, c’est le scénario inverse qui semble se produire: dans quelles conditions une personne assurée pourrait-elle perdre ce statut et les prestations correspondantes (19)?
35. Après avoir tenté de résumer les règles de droit relatives à la notion de «résidence», j’examinerai maintenant de plus près la notion de «séjour» au regard des spécificités de l’espèce.
C – La notion de «séjour» au sens du règlement no 883/2004
36. À ce jour et à ma connaissance, la Cour n’a pas encore précisé la notion de «séjour» au sens du règlement no 883/2004. Je formulerai donc les observations suivantes.
37. Conformément à l’article 1, sous k), du règlement no 883/2004, le terme «séjour» signifie le séjour temporaire.
38. La définition du terme «séjour» conformément à l’article 1, sous k), dans la version en langue anglaise du règlement no 883/2004, renvoie à la notion de «résidence», qualifiée toutefois de «temporaire». En ce sens, c’est une définition circulaire qui n’est pas d’une grande aide. Néanmoins, elle souligne de cette manière le fait que, contrairement à ce que soutient le gouvernement irlandais, les deux notions ne peuvent pas être traitées de façon totalement séparée.
39. En ce qui concerne l’interprétation exacte de la notion de «séjour», plusieurs points de vue ont été avancés.
40. Le gouvernement irlandais met en garde contre une interprétation forcée des articles 19 et 20 du règlement no 883/2004 et soutient qu’il convient de donner au terme «temporaire» dans la définition de la notion de «séjour» son sens ordinaire, à savoir «d’une durée limitée dans le temps, non permanent». Le gouvernement irlandais soutient, de plus, qu’un «séjour» n’est pas habituel ni permanent et que d’autres versions linguistiques du règlement no 883/2004 confirment qu’un séjour implique une visite dans un autre État membre (comme la version en langue française, qui utilise le mot «séjour»). Le HSE, quant à lui, soutient que le terme «séjourner» signifie, entre autres, «vivre temporairement dans un lieu en tant que visiteur ou hôte», et que décrire I comme séjournant en Allemagne à titre temporaire serait faire violence à cette signification.
41. En premier lieu, sur ce point, j’observe que, comme indiqué au point 37 des présentes conclusions, le terme «séjour» est défini dans la version en langue anglaise du règlement no 883/2004 comme la résidence temporaire. Étant donné que le terme «résidence» est défini, à son tour, comme le lieu où une personne réside habituellement, les termes «résidence temporaire» peuvent assez facilement être interprétés comme étant le lieu où une personne réside temporairement. Par conséquent, en tenant compte du fait que la Cour a de façon constante assimilé le lieu de «résidence» au centre habituel des intérêts d’une personne, le lieu de «séjour» pourrait être compris comme signifiant le centre temporaire des intérêts d’une personne.
42. En second lieu, en poursuivant la même logique que dans l’argumentation développée aux points 30 et 38 des présentes conclusions, j’estime qu’il y a un lien structurel entre les notions de «séjour» et de «résidence» en ce qu’un séjour présuppose une résidence ailleurs. De ce fait, les critères appliqués pour déterminer un lieu spécifique comme le lieu de résidence d’une personne assurée ont nécessairement pour effet négatif d’exclure que ce lieu puisse être son lieu de séjour.
43. En troisième lieu, le terme «séjour» est qualifié de «temporaire». Le terme «temporaire» ne signifie pas défini, mais plutôt non permanent. Il n’implique donc pas une durée fixe. Dans ces conditions, je conviens avec la Commission que ni l’article 19 ni l’article 20 du règlement no 883/2004 ne prévoient aucune limite spécifique dans le temps en ce qui concerne la durée du séjour. En d’autres termes, un séjour n’implique pas nécessairement une visite d’une courte durée.
44. De plus, à supposer même, pour les besoins du raisonnement, que le terme «séjour» désigne en français une visite plus courte, il suffirait de rappeler que les différentes versions linguistiques ne vont pas clairement dans le sens indiqué par le gouvernement irlandais et le HSE (20). Au contraire, une interprétation systématique du règlement no 883/2004 plaide contre les arguments avancés par le gouvernement irlandais et le HSE, ainsi que je l’expliquerai aux deux points suivants.
45. Comme I le fait observer à juste titre, selon la définition contenue à l’article 1, sous v bis), i), du règlement no 883/2004 – disposition qui s’applique au chapitre 1 du titre III, où figurent les articles 19 et 20 de ce règlement – la notion de «prestations en nature», à laquelle renvoient tant l’article 19, paragraphe 1, que l’article 20, paragraphes 1 et 2, porte sur les prestations en nature pour des soins de longue durée (21). Par conséquent, la structure même du règlement no 883/2004 repose sur la présomption selon laquelle une personne assurée peut séjourner et recevoir des prestations en nature dans un autre État membre durant une période plus longue.
46. En outre, il est utile de relever qu’à la suite de la refonte du règlement no 1408/71, qui prévoyait auparavant une condition à l’article 22, paragraphe 1, sous i), selon laquelle «la durée de service des prestations [est] régie par la législation de l’État compétent», cette réserve ne figure plus ni dans l’article 19 ni dans l’article 20 du règlement no 883/2004. En effet, eu égard à la nouvelle définition de «prestations en nature», telle que prévue à l’article 1, sous v bis), i), du règlement no 883/2004, la question se pose de savoir si des États membres peuvent limiter unilatéralement la durée de service des prestations en nature (22).
47. Cela étant, le gouvernement irlandais soutient néanmoins qu’une interprétation téléologique de la notion de «séjour» s’oppose à ce qu’on considère que I séjourne simplement en Allemagne. Il affirme que ni dans le cadre des traités ni au titre du règlement no 883/2004 une personne ne se voit accorder le droit de choisir le système de sécurité sociale auquel elle est affiliée. Selon lui, ledit règlement est un instrument de coordination qui vise à garantir qu’un seul régime de sécurité sociale s’applique à une personne déterminée. Le gouvernement irlandais estime que, dans un contexte où I aurait le droit d’être admis au bénéfice du régime allemand, un droit concomitant de demeurer affilié au système irlandais mettrait en péril la finalité du système. S’il s’avère que I «séjourne» en Allemagne, l’on pourrait soutenir qu’il s’ensuit qu’il n’est pas couvert par le système de sécurité sociale allemand; le gouvernement irlandais estime que cela serait incompatible avec la finalité globale du règlement.
48. Avant d’aborder pleinement la position du gouvernement irlandais sur une interprétation téléologique de la notion de «séjour», je voudrais regarder d’un peu plus près son argument selon lequel I a le droit de s’affilier au régime de sécurité sociale allemand.
49. En effet, le gouvernement irlandais et le HSE soutiennent tous deux qu’en dépit de la position de la High Court, selon laquelle «la présente situation tombe plutôt dans les interstices entre [les articles 19 et 20 du règlement no 883/2004]», il n’y a aucun risque de discontinuité de la couverture médicale de I. Le HSE, pour sa part, affirme que «les autorités allemandes prendront en charge les coûts des soins de santé [de I] s’il est couvert par leur régime» et qu’«à la connaissance du HSE, les autorités allemandes compétentes étaient disposées à accueillir [I] sous le régime allemand pour son traitement.» À cette dernière remarque, le gouvernement irlandais ajoute que «[I] serait admis, s’il le sollicitait, à s’affilier au système de sécurité sociale allemand» et, de plus, que «[I] a le droit d’être admis au bénéfice du système allemand».
50. Hormis le fait que le gouvernement allemand n’a confirmé aucune de ces affirmations, le gouvernement irlandais et le HSE ont, d’une certaine façon, raison. Ainsi qu’il est indiqué plus haut, nul ne saurait avoir plusieurs résidences à la fois aux fins de la coordination des systèmes de sécurité sociale. Si I n’est pas résident irlandais, alors il pourrait être considéré comme résident allemand aux fins du règlement no 883/2004. À condition que le centre de ses intérêts s’y trouve, il peut adresser une demande aux institutions allemandes compétentes afin de s’affilier à un régime de sécurité sociale en Allemagne, conformément à la procédure prévue à l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 987/2009 (23).
51. Ce n’est toutefois manifestement pas ce que I souhaite, et les observations présentées par le gouvernement irlandais et le HSE me semblent être intentionnellement inopportunes. La question posée à la Cour porte précisément sur le point de savoir si une personne se trouvant dans la situation de I peut encore être considérée comme séjournant simplement dans l’État membre où elle reçoit un traitement et, partant, si c’est l’État membre initial de résidence ou l’État membre où elle reçoit un traitement qui doit payer pour le traitement médical continu (vraisemblablement coûteux) dont une personne telle que I a besoin.
52. En outre, si le gouvernement irlandais souligne à raison que, en application de l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 987/2009, une personne assurée est tenue de collaborer avec l’institution compétente concernée afin de déterminer la législation applicable à cette personne, cette obligation s’impose également dans le sens inverse, en vertu de l’article 3, paragraphe 4, de ce règlement, à l’égard de la personne concernée (24).
53. De plus, lorsqu’une institution compétente souhaite limiter ou refuser les prestations dues à une personne conformément à sa législation au motif que la personne a établi sa résidence dans un autre État membre, il me semble que, en vertu de l’article 3, paragraphe 4, in fine, du règlement no 987/2009, lu en combinaison avec l’article 11, paragraphe 1, dudit règlement et, de façon plus générale, en vertu de l’article 20 (25) et du principe de coopération loyale, consacré à l’article 4, paragraphe 3, TUE, un tel devoir de coopération existe également à l’égard des institutions d’autres États membres concernés (26). Ces dernières doivent être mises en mesure d’indiquer si elles admettent le fait que la personne concernée a changé de résidence, une telle conclusion pouvant entraîner des répercussions financières pour elles. La solution inverse reviendrait à vider de sa substance l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 987/2009, qui vise précisément à résoudre les divergences de vues entre les institutions de deux États membres ou plus au sujet de la résidence d’une personne.
54. À cet égard, je ne peux m’empêcher de remarquer que, mis à part quelques courriers bilatéraux échangés entre le HSE et la Commission, la décision de renvoi ne contient aucune information concernant un accord conclu entre les autorités irlandaises et allemandes (27). Dans ces conditions, je ne vois pas comment l’allégation selon laquelle I n’a pas collaboré avec le(s) institution(s) compétente(s) aurait pour effet d’exonérer les autorités irlandaises de l’obligation qui leur incombe de collaborer avec leurs homologues allemands (28).
55. Il n’y a donc pas lieu de développer plus amplement l’argument avancé par le gouvernement irlandais et le HSE relatif au consentement de la République fédérale d’Allemagne à ce que I puisse bénéficier de son système de sécurité sociale et à assumer la charge financière de son traitement.
56. Si l’on revient maintenant à l’objectif du règlement no 883/2004, j’ai déjà fait remarquer dans le cadre d’une autre affaire (29) que ce règlement coordonne les systèmes de sécurité sociale en place dans les États membres. Il vise à atteindre l’objectif défini à l’article 48 TFUE en prévenant les effets négatifs que l’exercice du droit à la libre circulation des travailleurs pourrait avoir sur la jouissance des prestations de sécurité sociale par les travailleurs et les membres de leur famille (30). Toutefois, conformément à son considérant 4 (31), le règlement no 883/2004 n’organise pas un régime commun de sécurité sociale, mais laisse subsister des régimes nationaux distincts et a pour unique objet d’assurer une coordination entre ces derniers. En vertu de l’article 11, paragraphe 1, les personnes auxquelles le règlement est applicable «ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre», laquelle est déterminée conformément au titre II (32). Le règlement laisse ainsi subsister des régimes distincts engendrant des créances distinctes à l’égard d’institutions distinctes contre lesquelles le prestataire possède des droits directs en vertu soit du seul droit interne, soit du droit interne complété si nécessaire par le droit de l’Union (33).
57. En conséquence, le mécanisme de coordination instauré en vertu du règlement no 883/2004 vise à ce qu’un seul État membre soit désigné comme finalement compétent pour les demandes émanant de personnes assurées. À l’inverse, ce règlement a pour objectif corollaire d’empêcher que des personnes assurées invoquent la responsabilité d’autres États membres en l’absence de droits directs à cet égard. D’un point de vue financier, le règlement no 883/2004 sert aussi à poser des limites, bien que de manière indirecte, au principe de solidarité financière entre les États membres.
58. Il apparaît, dès lors, que le système mis en place par le règlement no 883/2004 tente de résoudre une difficulté intrinsèque entre, d’une part, la nécessité de faciliter l’octroi de prestations à des personnes assurées qui ont exercé leur droit à la libre circulation et, d’autre part, celle de protéger les finances publiques des États membres qui ne sont pas responsables pour ces personnes assurées au titre de la législation en matière de sécurité sociale, que ce soit au niveau national ou au niveau européen.
59. Cela étant, il n’est pas totalement correct d’affirmer, comme le fait le gouvernement irlandais, que le règlement no 883/2004 ne confère à une personne aucun droit de choisir le système de sécurité sociale auquel elle souhaite être affiliée. En effet, conformément au principe fondamental de la libre circulation des personnes que ce règlement vise à favoriser, le lieu où réside habituellement une personne est, d’emblée, le résultat direct d’un choix essentiellement personnel. Ce choix peut être, par exemple, de vivre et de travailler dans un autre État membre en étant assimilé aux nationaux de cet État, ou de ne pas le faire.
60. De même, dans des situations imprévues d’urgence médicale, l’on ne saurait raisonnablement parler d’un «choix», pas plus qu’on ne peut comparer la situation d’une personne contrainte de suivre un traitement médical dans un autre État membre avec celle d’une personne qui l’a choisi. En effet, selon la décision de renvoi – qui est le seul point de référence pour la Cour en ce qui concerne les faits de l’espèce – il n’y a aucun doute possible que I n’a pas le choix à cet égard. La juridiction de renvoi souligne que I a été gravement malade pendant onze ans en raison d’une pathologie sérieuse qui s’est déclarée la première fois alors qu’il était en vacances en Allemagne et qu’il est maintenant effectivement contraint de demeurer physiquement en Allemagne, en raison de la maladie grave dont il souffre et de l’avantage que présentent des soins médicaux spécialisés dispensés à proximité.
61. Par conséquent, je ne peux me rallier à l’affirmation du gouvernement irlandais selon laquelle une interprétation téléologique du règlement no 883/2004 permet de conclure qu’une personne qui est dans l’état physique de I «choisit» en quelque sorte de demeurer en Allemagne et que, par conséquent, elle y réside habituellement. En effet, le fait que le HSE a délivré des formulaires E 112 de façon continue est plutôt éloquent (34). De toute façon, la question de savoir si I a un choix quant à son lieu de résidence doit tenir compte de son état de santé actuel, dont il est constant que celui-ci s’est détérioré au cours des années.
62. Le principal argument en faveur de la conclusion selon laquelle I ne séjourne plus en Allemagne aux fins des articles 19 et 20 du règlement no 883/2004 est qu’il y a habité pendant plus de onze ans. En effet, le gouvernement néerlandais, essentiellement soutenu sur ce point par le gouvernement irlandais et le HSE, fait valoir qu’une longue période passée dans un autre État membre est très importante pour établir la résidence.
63. Je ne partage pas ce point de vue, qui est, en substance, infirmé par l’arrêt Swaddling (35) ainsi que par d’autres arrêts allant dans le même sens (36).
64. En effet, il me semble que le seul fait qu’une personne assurée ait séjourné dans un autre État membre afin d’y recevoir un traitement médical pour une période qui peut être qualifiée de longue (voire de très longue) ne suffit pas, en soi, pour établir ou contester la résidence habituelle. En effet, c’est précisément en raison de la volonté d’une personne de guérir et de retourner chez elle qu’une telle durée de séjour n’implique pas automatiquement que le centre temporaire de ses intérêts devienne le centre habituel de ses intérêts (37).
65. Cette analyse semble corroborée par l’article 25, A, paragraphe 3, du règlement no 987/2009 (38). La ratio legis de cette disposition semble confirmer qu’une personne assurée nécessitant en urgence un traitement médical lors d’un séjour dans un autre État membre ne devrait pas être contrainte d’interrompre ce traitement afin de retourner dans l’État membre de résidence pour y rechercher un traitement similaire lorsque cela serait déconseillé pour des raisons médicales. En effet, la Cour a considéré que la circonstance que les soins requis par l’évolution de l’état de santé de l’assuré social durant son séjour provisoire dans un autre État membre soient éventuellement liés à une maladie chronique et donc à une maladie persistante ou de longue durée ne saurait suffire à empêcher l’intéressé de recevoir ces soins (39).
66. C’est précisément pour cette raison qu’il me semble illogique que l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 987/2009 paraisse signifier que l’intention d’une personne assurée soit moins importante que les critères objectifs énumérés à l’article 11, paragraphe 1. Il semble résulter de cette dernière disposition que l’intention de la personne assurée n’est pertinente que lorsqu’il est impossible d’établir la résidence sur la base des critères énumérés à l’article 11, paragraphe 1. Certes, ce règlement vise à codifier notamment la jurisprudence de la Cour relative aux critères pertinents tels que la résidence habituelle. Pourtant, je dirais que l’arrêt de la Cour dans l’affaire Swaddling (40) n’établit pas de hiérarchie entre les différents critères à prendre en compte et que cet arrêt ne peut pas être interprété en ce sens que l’intention serait moins importante que les autres critères pertinents, même si elle est corroborée par les circonstances. En effet, il convient d’apprécier le centre des intérêts d’une personne sur la base de toutes les informations disponibles relativement aux faits pertinents, comme la Commission le reconnaît également dans ses observations écrites.
67. En tout état de cause, comme je l’ai mentionné au point 32 des présentes conclusions, l’article 11 du règlement no 987/2009 n’est pas directement applicable au cas d’espèce. Par conséquent, le fait que cet article semble souligner la volonté de la personne en cause comme un critère de moindre importance n’a pas d’incidence sur la détermination du lieu du centre des intérêts de I.
68. Je me permets, en outre, d’attirer l’attention sur le fait que la Cour a jugé qu’aucune disposition du règlement no 1408/71 ne permet de considérer que les prestations en espèces d’invalidité pourraient être supprimées au motif que le bénéficiaire réside sur le territoire d’un État membre autre que celui où se trouve l’institution débitrice (41). Je ne vois aucune raison de s’écarter de cette analyse en ce qui concerne l’octroi de prestations en nature sous la forme d’un traitement médical visant à soulager une personne qui se trouve dans l’état physique de I plutôt que sous la forme de prestations en espèces (42). Par conséquent, si un État membre n’a pas même le droit d’interrompre une telle prestation lorsque la personne concernée réside, effectivement, à l’étranger, l’on voit encore moins comment il pourrait le faire alors que la question de la résidence fait l’objet d’un litige.
69. À la lumière des observations qui précèdent, je considère qu’il est impossible d’établir une règle de principe pour déterminer précisément combien de temps il faut avoir passé dans un autre État membre pour qu’un «séjour» devienne une «résidence». Je dois toutefois ajouter qu’un évènement juridique aussi important ne devrait pas pouvoir survenir de manière spontanée et aléatoire. Il convient, en effet, de rappeler que, comme le reconnaît le HSE, «la finalité du droit de l’Union en matière de soins de santé est de garantir qu’il n’y aura pas de discontinuité et que la personne ne demeurera pas sans prise en charge financière du simple fait qu’elle se trouve dans un autre État membre».
70. Par conséquent, et pour revenir sur les remarques que j’ai faites aux points 52 et 53 des présentes conclusions concernant les obligations des parties en cause, une personne assurée ne saurait tout bonnement être exclue du système de sécurité sociale auquel elle a été affiliée jusque-là sans en avoir été avertie. Il faudrait pour cela que la personne accomplisse un acte positif concernant le transfert de sa résidence au sein de l’Union (la nouvelle institution compétente étant informée de ce transfert, conformément à l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 987/2009), ou, à tout le moins, que les institutions concernées de deux États membres ou plus parviennent à un accord, comme le prévoit l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 987/2009. Un tel accord permettrait à la personne de contester ce point de vue en cas d’objection de sa part (comme c’est le cas en l’espèce), conformément à l’article 3, paragraphe 4, du règlement no 987/2009.
71. En guise de conclusion, je considère donc que la notion de «séjour», telle que visée au règlement no 883/2004 [notamment, aux articles 1, sous k), 19 et 20], doit être comprise au sens de centre temporaire des intérêts d’une personne. Le séjour contraint dans un État membre pour des raisons médicales – même pendant une très longue période – n’emporte pas en soi la conséquence que le lieu du traitement, qui était jusqu’à présent le centre temporaire des intérêts de la personne, devienne automatiquement son lieu de résidence habituelle aux fins dudit règlement.
72. Ainsi que toutes les parties qui ont présenté des observations écrites à la Cour en conviennent, il incombe en tout état de cause à la High Court d’appliquer le droit aux faits du litige et de déterminer le lieu de résidence de I sur le fondement d’une appréciation globale de toutes les circonstances pertinentes, y compris le point de savoir si, pour des raisons médicales, I demeure contraint de séjourner en Allemagne afin d’y recevoir le traitement nécessaire. Je prends acte du fait que, bien que de nombreux éléments laissent entendre le contraire, la juridiction de renvoi considère à titre préliminaire qu’il convient de répondre par l’affirmative à la question préjudicielle.
IV – Conclusion
73. À la lumière des observations qui précèdent, je propose donc à la Cour de répondre comme suit à la question posée par la High Court:
L’article 1, sous k), du règlement no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens que, aux fins des articles 19 et 20 dudit règlement, le séjour contraint d’une personne assurée pendant plus de onze ans dans un État membre autre que celui de sa résidence en raison d’une maladie grave qui s’est déclarée la première fois alors que cette personne était en vacances dans cet État membre et lorsque cette personne a été effectivement contrainte de demeurer physiquement dans cet État membre durant cette période en raison de l’affection sévère dont elle souffre et de la proximité des soins médicaux spécialisés n’emporte pas en soi la conséquence que la personne ne puisse plus être considérée comme séjournant uniquement dans l’État membre où le traitement a lieu. Il appartient à la juridiction de renvoi d’établir le lieu de résidence de cette personne sur le fondement d’une appréciation globale de toutes les circonstances pertinentes, y compris le point de savoir si, pour des raisons médicales, cette personne demeure contrainte de séjourner dans l’État membre du traitement afin d’y recevoir les soins nécessaires.