Language of document : ECLI:EU:T:2021:724

Affaire T296/18

Polskie Linie Lotnicze “LOT” SA

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (dixième chambre élargie) du 20 octobre 2021

« Concurrence – Concentrations – Transport aérien – Décision déclarant une opération de concentration compatible avec le marché intérieur et l’accord EEE – Marché en cause – Appréciation des effets de l’opération sur la concurrence – Engagements – Obligation de motivation »

1.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Définition du marché en cause – Prémisses factuelles relatives au contexte de la concentration – Contrôle de l’exactitude matérielle et de la pertinence des éléments retenus

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2 et 6)

(voir points 37, 38, 42-57)

2.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Définition du marché en cause – Délimitation matérielle – Entreprise concernée – Notion – Transfert partiel d’actifs – Appréciation en fonction des seuls actifs transférés

[Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2, 3, § 1, b), et 5, § 2 ; communication de la Commission 2008/C 95/01, § 136]

(voir points 59-62)

3.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Définition du marché en cause – Concentration entre deux compagnies aériennes prévoyant le transfert de créneaux horaires – Critères – Substituabilité des produits – Approche par aéroport de rattachement des créneaux horaires concernés

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2 ; règlement de la Commission no 802/2004, annexe I, section 6 ; communication de la Commission 97/C 372/03, § 13 à 17, 20, 21 et 24)

(voir points 65, 66, 73-76, 79-81, 86)

4.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Définition du marché en cause – Concentration entre deux compagnies aériennes prévoyant le transfert de créneaux horaires – Charge de la preuve incombant à la partie contestant la définition du marché en cause – Nécessité d’apporter des indices sérieux de nature à démontrer de manière tangible l’existence d’un problème concurrentiel appelant un examen de la Commission – Insuffisance des éléments produits par la partie contestant l’approche retenue

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2 et 6)

(voir points 67, 82-85, 87, 88)

5.      Concentrations entre entreprises – Appréciation de la compatibilité avec le marché intérieur – Examen par la Commission – Appréciation des effets de la concentration sur la concurrence – Appréciations d’ordre économique – Pouvoir discrétionnaire d’appréciation – Contrôle juridictionnel – Portée et limites

(Art. 263 TFUE ; règlement du Conseil no 139/2004, art. 2 et 6)

(voir points 92, 93)

6.      Concentrations entre entreprises – Appréciation de la compatibilité avec le marché intérieur – Concentration entre deux compagnies aériennes – Examen par la Commission – Appréciation des effets anticoncurrentiels – Respect des lignes directrices arrêtées par la Commission – Prise en compte des éléments d’appréciation mentionnés dans lesdites lignes directrices – Pouvoir d’appréciation de la Commission – Examen des niveaux de parts de marché

(Règlement du Conseil no 139/2004, considérant 32 et art. 2 ; communication de la Commission 2004/C 31/03, § 18)

(voir point 132)

7.      Concentrations entre entreprises – Appréciation de la compatibilité avec le marché intérieur – Critères – Effets anticoncurrentiels – Renforcement allégué de barrières à l’entrée sur le marché – Élément insuffisant à lui seul pour caractériser une entrave significative à une concurrence effective

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2 et 6)

(voir points 133-136)

8.      Concurrence – Transports – Règles de concurrence – Transport aérien – Adoption par la Commission d’une décision constatant la compatibilité d’une opération de concentration avec le marché intérieur sans ouverture de la phase II – Concentration entre deux compagnies aériennes prévoyant le transfert de créneaux horaires – Violation des règles d’attribution des créneaux horaires du règlement no 95/93 – Absence

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2, § 2 et 3 ; règlement du Conseil no 95/893, art. 8 bis, § 2)

(voir points 141-142)

9.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Adoption d’une décision constatant la compatibilité d’une opération de concentration avec le marché intérieur sans ouverture de la phase II – Condition – Absence de doutes sérieux – Engagements des entreprises concernées de nature à rendre l’opération notifiée compatible avec le marché intérieur – Marge d’appréciation – Absence d’erreur manifeste d’appréciation – Examen d’éventuels gains d’efficacité susceptibles de résulter de cette concentration ainsi que du caractère suffisant des engagements pris – Absence de nécessité

[Règlement du Conseil no 139/2004, considérant 29 et art. 2, § 2, 6, § 1, b), et 2 ; règlement de la Commission no 802/2004, annexe I, section 9 ; communication de la Commission 2004/C 31/03, § 78 et 84 à 87]

(voir points 146-149, 152-155)

10.    Concentrations entre entreprises – Appréciation de la compatibilité avec le marché intérieur – Critères – Effets anticoncurrentiels – Défaut de prise en compte de l’aide au sauvetage octroyée à la partie cessionnaire cédante notamment pour permettre la vente ordonnée de ses actifs – Charge de la preuve incombant à la partie contestant la décision de compatibilité de la concentration – Appréciation

[Règlement du Conseil no 139/2004, art. 2, § 1, b), et 2, 6, § 1, b), et 2]

(voir points 160-166)

11.    Actes des institutions – Motivation – Obligation – Portée – Décision de la Commission déclarant une opération de concentration compatible avec le marché intérieur

[Art. 296 TFUE ; règlement du Conseil no 139/2004, art. 2, 6, § 1, b), et 2]

(voir points 169-175)

Résumé

Le Tribunal rejette les recours de la compagnie aérienne Polskie Linie Lotnicze “LOT” à l’encontre des décisions de la Commission autorisant les concentrations portant sur l’acquisition respectivement par easyJet et par Lufthansa de certains actifs du groupe Air Berlin

Confrontée à une détérioration persistante de sa situation financière, la compagnie aérienne Air Berlin plc a mis en œuvre, en 2016, un plan de restructuration. Dans ce cadre, dès le 16 décembre 2016, elle a conclu, avec la compagnie aérienne Deutsche Lufthansa AG (ci-après « Lufthansa »), un accord ayant pour objet de sous-louer à cette dernière différents appareils avec leur équipage.

Cependant, la perte du soutien financier accordé à Air Berlin par l’un de ses principaux actionnaires, sous forme de prêts, l’a contrainte à solliciter, le 15 août 2017, l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. Dans ces circonstances, l’octroi par les autorités allemandes d’un prêt garanti, à titre d’aide au sauvetage, avalisé par la Commission (1), devait lui permettre de poursuivre ses activités durant une période de trois mois destinée notamment à permettre de procéder à la cession de ses actifs.

Cet objectif s’est traduit, en particulier, par la conclusion de deux accords. D’une part, un accord conclu le 13 octobre 2017 prévoyant la reprise par Lufthansa notamment d’une filiale d’Air Berlin à laquelle devaient être au préalable transférés différents appareils et leur équipage ainsi que des créneaux horaires (2) qu’elle détenait dans un certain nombre d’aéroports, dont, en particulier, ceux de Düsseldorf, de Zurich, de Hambourg, de Munich, de Stuttgart et de Berlin-Tegel. D’autre part, un accord conclu le 27 octobre 2017 avec la compagnie aérienne easyJet plc visant principalement à transférer à cette dernière des créneaux horaires que détenait Air Berlin, notamment à l’aéroport de Berlin-Tegel. Air Berlin a cessé ses activités dès le lendemain, avant d’être déclarée insolvable par décision judiciaire du 1er novembre 2017.

Le 31 octobre 2017, Lufthansa a notifié à la Commission, conformément à ses prérogatives en matière de contrôle des concentrations (3), l’opération de concentration prévue par l’accord du 13 octobre 2017. Le 7 novembre 2017, easyJet a notifié, de la même façon, l’opération prévue par l’accord du 27 octobre 2017 (ci-après, conjointement avec l’opération notifiée par Lufthansa, les « concentrations en cause »). La Commission a constaté la compatibilité de la concentration notifiée par Lufthansa, au vu des engagements pris par cette dernière (4), par la décision C(2017) 9118 final, du 21 décembre 2017, ainsi que celle visée par la concentration notifiée par easyJet, par la décision C(2017) 8776 final, du 12 décembre 2017 (ci-après, conjointement désignées, les « décisions attaquées »). En effet, elle était parvenue à la conclusion que les concentrations en cause ne soulevaient pas de doutes sérieux quant à leur compatibilité avec le marché intérieur. À cette occasion, pour la première fois dans des affaires ayant trait aux services de transport aérien de passagers, la Commission n’a pas défini les marchés pertinents par paires de villes, entre un point d’origine et un point de destination (ci-après les « marchés O & D »). En effet, d’une part, elle a constaté qu’Air Berlin avait cessé ses activités antérieurement à ces concentrations et indépendamment de celles-ci. Elle en a déduit qu’Air Berlin s’était retirée de l’ensemble des marchés O & D dans lesquels cette dernière était préalablement présente. D’autre part, elle a considéré que les concentrations en cause portaient principalement sur le transfert de créneaux horaires et a constaté que ces créneaux horaires n’étaient affectés à aucun marché O & D particulier. En conséquence, elle a estimé préférable d’agréger, aux fins de son analyse, l’ensemble des marchés O & D au départ ou à destination de chacun des aéroports auxquels ces créneaux horaires étaient rattachés. Ce faisant, elle a donc défini les marchés pertinents comme étant ceux de services de transport aérien de passagers au départ ou à destination de ces aéroports. Elle a ensuite vérifié que lesdites concentrations n’étaient pas de nature à créer « une entrave significative à une concurrence effective », en l’occurrence, notamment en conférant respectivement à easyJet et à Lufthansa la capacité et un intérêt à verrouiller l’accès à ces marchés.

Estimant l’analyse ainsi réalisée par la Commission erronée, tant du point de vue de sa méthodologie que de celui des résultats, la compagnie aérienne Polskie Linie Lotnicze “LOT” (ci-après la « requérante »), qui se présente comme une concurrente directe des parties aux concentrations en cause, a saisi le Tribunal de deux recours visant à l’annulation respective des deux décisions attaquées.

Par ses arrêts du 20 octobre 2021, le Tribunal rejette ces recours, admettant ainsi, en particulier, que la Commission puisse se contenter d’examiner ensemble les marchés O & D au départ ou à destination des aéroports auxquels les créneaux horaires d’Air Berlin étaient rattachés au lieu d’examiner individuellement chacun des marchés O & D dans lesquels Air Berlin et respectivement Lufthansa et easyJet étaient présentes.

Appréciation du Tribunal

En premier lieu, en ce qui concerne le moyen tiré d’une mauvaise définition des marchés pertinents, le Tribunal considère, tout d’abord, que c’est en vain que la requérante cherche à contester l’exactitude matérielle de la présentation faite par la Commission des concentrations en cause et de leur contexte. Dans ce cadre, le Tribunal observe notamment que la Commission était fondée à considérer que les activités d’Air Berlin avaient cessé antérieurement aux concentrations en cause et indépendamment de celles-ci et que, en conséquence, Air Berlin n’était plus présente dans aucun marché O & D. Ensuite, dans la mesure où les créneaux horaires d’Air Berlin n’étaient rattachés à aucun marché O & D, le Tribunal considère que la Commission a relevé, à juste titre, que ces créneaux horaires pourraient être utilisés respectivement par Lufthansa et par easyJet sur d’autres marchés O & D que ceux sur lesquels opérait Air Berlin. Par conséquent, il juge que, à la différence des concentrations impliquant des compagnies aériennes encore en activité, il n’était pas certain, dans ce cas précis, que les concentrations en cause aient un quelconque effet sur la concurrence sur les marchés O & D dans lesquels Air Berlin était présente avant la cessation de ses activités. Enfin, le Tribunal constate que la requérante n’a pas apporté d’indice sérieux que l’examen individuel des marchés O & D qu’elle a identifiés aurait pu permettre de déterminer l’existence d’une entrave significative à une concurrence effective que la définition de marché retenue par la Commission ne pouvait pas déceler.

En deuxième lieu, en ce qui concerne le moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation des effets des concentrations en cause, le Tribunal rappelle, d’emblée, que, dans l’exercice des compétences qui lui sont attribuées par le règlement CE sur les concentrations, la Commission dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire, notamment en ce qui concerne les appréciations économiques complexes qu’elle est appelée à faire à ce titre. En conséquence, le contrôle exercé par le juge de l’Union sur l’exercice d’un tel pouvoir doit tenir compte de la marge d’appréciation ainsi reconnue à la Commission. Cela ayant été précisé, le Tribunal estime que l’analyse des effets des concentrations en cause sur les marchés de services de transport aérien de passagers au départ ou à destination des aéroports concernés ne révélait aucune erreur manifeste d’appréciation, compte tenu notamment du taux de congestion peu élevé de ces derniers ou de l’effet limité de ces concentrations sur l’augmentation des parts des créneaux horaires détenues par Lufthansa et par easyJet. En ce qui concerne, plus particulièrement, la concentration notifiée par Lufthansa, la requérante n’est pas davantage fondée à soutenir que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation des effets de l’accord du 16 décembre 2016 étant donné, notamment, que cet accord permettait déjà à Lufthansa d’exploiter des appareils et leur équipage pour une durée de six ans avant que cette dernière ne les acquière définitivement dans le cadre de ladite concentration. Enfin, s’agissant de la concentration notifiée par easyJet, le Tribunal relève que les créneaux horaires sont nécessaires pour la prestation de services de transport aérien de passagers. Il en déduit qu’il existe une relation « verticale » entre l’attribution de ces créneaux horaires et la prestation de ces services et que la Commission était, en conséquence, fondée à se référer aux lignes directrices relatives aux concentrations « non horizontales » (5).

En troisième lieu, le Tribunal écarte les griefs tirés d’une prétendue insuffisance des engagements pris par Lufthansa dans le cadre de la concentration qu’elle avait notifiée, ainsi que de l’absence de tels engagements, s’agissant de la concentration notifiée par easyJet, au motif que la requérante n’est pas fondée à soutenir que ces concentrations seraient manifestement susceptibles de constituer une entrave significative à une concurrence effective. Pour cette raison, il juge également infondés les griefs par lesquels la requérante reprochait à la Commission d’avoir omis de tenir compte des éventuels gains d’efficacité qui auraient pu résulter desdites concentrations.

En quatrième lieu, le Tribunal observe que la requérante était restée en défaut de démontrer que le soutien financier dont Air Berlin avait bénéficié au titre de l’aide au sauvetage faisait partie des actifs respectivement transférés à easyJet et à Lufthansa dans le cadre des concentrations en cause et écarte, en conséquence, les griefs selon lesquels la Commission aurait dû tenir compte de cette aide aux fins de son analyse. En outre, s’agissant de la violation de l’article 8 bis, paragraphe 2, du règlement no 95/93 (6), également alléguée par la requérante dans l’un de ses recours, le Tribunal relève que la Commission n’était pas compétente pour faire application de cette disposition.

Ayant, en dernier lieu, jugé infondé le défaut de motivation invoqué par la requérante, et, ainsi, rejeté l’intégralité des moyens invoqués dans chacune des deux affaires, le Tribunal ordonne le rejet des deux recours, sans qu’il n’y ait lieu, dans ces circonstances, de statuer sur leur recevabilité.


1      Décision C(2017) 6080 final, du 4 septembre 2017, relative à l’aide d’État SA.48937 (2017/N) - Allemagne, concernant le sauvetage d’Air Berlin (JO 2017, C 400, p. 7).


2      Les créneaux horaires constituent des autorisations, pour une compagnie aérienne, d’utiliser toutes les infrastructures d’un aéroport nécessaires pour la prestation de services de transport aérien à une date et à une heure précise, au départ ou à destination de cet aéroport.


3      Il s’agit, en l’occurrence, des prérogatives visées par le règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations ») (JO 2004, L 24, p. 1).


4      En l’occurrence, afin de dissiper les doutes quant à la compatibilité de la concentration notifiée liée à sa position à l’aéroport de Düsseldorf, Lufthansa avait proposé à la Commission, en application de l’article 6, paragraphe 2, du règlement CE sur les concentrations, une réduction sensible du nombre de créneaux horaires qui lui seraient transférés au titre de cette concentration.


5      Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations non horizontales au regard du règlement CE sur les concentrations (JO 2008, C 265, p. 6). En outre, le Tribunal écarte le grief de la requérante tiré de la violation de ces lignes directrices en relevant que la possession d’un pouvoir de marché significatif sur un des marchés concernés ne suffisait pas, à elle seule, à établir l’existence de problèmes de concurrence.


6      Plus précisément, il s’agit du règlement (CEE) no 95/93 du Conseil, du 18 janvier 1993, fixant des règles communes en ce qui concerne l’attribution des créneaux horaires dans les aéroports de la Communauté (JO 1993, L 14, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 545/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 18 juin 2009 (JO 2009, L 167, p. 24).