Language of document : ECLI:EU:T:2022:58

Affaire T868/16

(publication par extraits)

QI e.a.

contre

Commission européenne
et
Banque centrale européenne

 Arrêt du Tribunal (troisième chambre) du 9 février 2022

« Responsabilité non contractuelle – Politique économique et monétaire – Restructuration de la dette publique grecque – Accord d’échange de titres au profit des seules banques centrales de l’Eurosystème – Participation du secteur privé – Clauses d’action collective – Créanciers privés – Créanciers publics – Imputabilité – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers – Article 63, paragraphe 1, TFUE – Articles 120 à 127 et article 352, paragraphe 1, TFUE – Droit de propriété – Égalité de traitement »

1.      Recours en indemnité – Objet – Demande d’indemnisation d’un dommage causé par l’Eurogroupe ou par les chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro – Organes intergouvernementaux de nature informelle – Absence de compétences propres – Absence de qualité d’organe ou d’organisme de l’Union – Irrecevabilité

(Art. 13, § 1, et 16, § 6, TUE ; art. 137, 268 et 340, 2e al., TFUE ; protocole no 14 annexé aux traités UE et FUE, art. 1er ; décision du Conseil 2009/937)

(voir points 72-77, 86)

2.      Recours en indemnité – Objet – Demande d’indemnisation d’un dommage causé par les actes ou par les comportements des institutions, des organes ou des organismes de l’Union adoptés à la suite d’accords intergouvernementaux ou politiques avec la participation de la Banque centrale européenne (BCE), de la Commission et de l’Eurogroupe – Inaction de la Commission dans le contrôle de la conformité au droit de l’Union des accords politiques conclus au sein de l’Eurogroupe – Recevabilité – Absence de caractère contraignant – Absence d’incidence

(Art. 13, § 1, 15 et 17, § 1, TUE ; art. 268 et 340, 2e al., TFUE)

(voir points 78-81, 83, 84)

3.      Politique économique et monétaire – Politique monétaire – Mise en œuvre – Avis adressés aux autorités nationales par la Banque centrale européenne (BCE) sur les projets de réglementation nationaux relevant de son domaine de compétence – Caractère contraignant – Absence

(Art. 127, § 4, et 282, § 5, TFUE ; protocole no 14 annexé aux traités UE et FUE, art. 1er ; protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, art. 18 ; décision du Conseil 98/415)

(voir point 82)

4.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers – Règle de droit conférant des droits aux particuliers – Notion – Dispositions concernant la définition et la mise en œuvre de la politique économique et monétaire de l’Union – Obligation pour les États membres d’éviter les déficits publics excessifs – Objectif visant à maintenir la stabilité économique et financière de l’Union – Exclusion

(Art. 120 à 127, 282, § 2, 340, 2e al., et 352, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 3603/93, 7e considérant)

(voir points 90-100, 104, 105)

5.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union – Exigence d’une méconnaissance manifeste et grave par les institutions des limites de leur pouvoir d’appréciation – Appréciation concernant les actes adoptés par la Banque centrale européenne (BCE) dans l’exercice de ses compétences en matière de politique monétaire

(Art. 120 à 127 et 282, § 2, TFUE ; protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, art. 18)

(voir points 102, 103)

6.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers – Règle de droit conférant des droits aux particuliers – Notion – Droit de propriété – Inclusion

(Art. 13, § 1, TUE ; art. 340, 2e et 3e al., TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 17, § 1, et 51)

(voir points 115-118)

7.      Droit de l’Union européenne – Principes – Droits fondamentaux – Droit de propriété – Restrictions – Admissibilité – Conditions

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 17, § 1, et 52, § 1)

(voir points 119, 120)

8.      Politique économique et monétaire – Politique monétaire – Mise en œuvre – Avis adressés aux autorités nationales par la Banque centrale européenne (BCE) sur les projets de réglementation nationaux relevant de son domaine de compétence – Adoption par un État membre d’une loi portant limitation de la valeur de certains titres de créance dans le but de protéger l’économie nationale et la zone euro contre un risque de défaillance de l’État membre concerné – Exclusion de la participation de l’Eurosystème à la restructuration de la dette publique de cet État – Restriction disproportionnée au droit de propriété – Absence

(Art. 123 et 127, § 4, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 17, § 1 ; protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, art. 18)

(voir points 125, 127-136)

9.      Libre circulation des capitaux – Restrictions aux mouvements de capitaux – Réglementation nationale portant limitation de la valeur des titres de créance émis ou garantis par l’État membre concerné – Justification tirée de la nécessité de protéger l’économie nationale et la zone euro contre un risque de défaillance de l’État membre concerné – Admissibilité

(Art. 63 TFUE)

(voir points 142-146)

10.    Politique économique et monétaire – Politique monétaire – Mise en œuvre – Restructuration de la dette publique grecque par le biais d’un programme d’achat de titres de créance d’État – Conclusion d’un accord d’échange de titres au profit des seules banques centrales de l’Eurosystème – Exclusion de la participation des banques centrales de l’Eurosystème en tant que détentrices de tels titres – Violation du principe d’égalité de traitement – Absence

(Art. 127, § 1 et 2, et 282, § 1, TFUE ; protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, art. 18 ; décision de la Banque centrale européenne 2010/281)

(voir points 168-172)

11.    Politique économique et monétaire – Politique monétaire – Champ d’application – Programme d’achat par le Système européen de banques centrales de titres de créance étatiques sur le marché secondaire des titres – Inclusion – Programme entraînant des conséquences favorables pour la réalisation des objectifs de politique économique – Absence d’incidence

(Art. 119, § 2, 123, § 1, 127, § 1 et 2, et 282, § 1 et 2, TFUE ; protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, art. 18)

(voir points 173-179)

12.    Politique économique et monétaire – Politique monétaire – Mise en œuvre – Restructuration de la dette publique grecque par le biais d’un programme d’achat de titres de créance d’État – Conclusion d’un accord d’échange de titres au profit des seules banques centrales de l’Eurosystème – Exclusion de la participation de la Banque européenne d’investissement (BEI) et de la Commission en tant que détentrices de tels titres – Violation du principe d’égalité de traitement – Absence

[Art. 309, 317, 321, 2d al., 322, § 1, a), et 340, 2e al., TFUE ; protocole no 5 annexé aux traités UE et FUE, art. 18, § 1, 21, § 1 à 3, et 26, § 2 ; règlements du Conseil no 1605/2002 et no 480/2009]

(voir points 180-186)

Résumé

QI et les autres parties requérantes (ci-après les « requérants ») ont mis en cause la responsabilité de l’Union et de la Banque centrale européenne (BCE) par leur demande tendant à obtenir réparation du préjudice qu’ils auraient prétendument subi à la suite de la mise en œuvre d’un échange obligatoire de titres de créance étatiques dans le cadre de la restructuration de la dette publique grecque en 2012.

Le 2 février 2012, la BCE a été saisie, par la République hellénique, d’une demande d’avis (1) sur le projet de loi introduisant des règles portant modification des conditions applicables aux titres de créance négociables émis ou garantis par l’État grec dans le cadre d’accords avec leurs détenteurs, aux fins de la restructuration de la dette publique grecque, fondée notamment sur l’application des « clauses d’action collective » (ci-après les « CAC »).

Le 23 février 2012, à la suite d’un avis positif de la BCE (2), le Parlement hellénique a adopté la loi no 4050/2012 (3), relative à la modification des titres émis ou garantis par l’État grec avec l’accord de leurs détenteurs et introduisant le mécanisme des CAC. En vertu de ce mécanisme, les amendements proposés aux titres de créance concernés étaient destinés à devenir juridiquement contraignants pour tout détenteur de titres de créance régis par le droit hellénique et émis avant le 31 décembre 2011, tels qu’identifiés dans l’acte du Conseil des ministres grec approuvant les invitations à la participation des investisseurs privés (Private Sector Involvement, ci-après le « PSI »), si lesdits amendements étaient approuvés par un quorum de détenteurs de titres représentant au moins deux tiers de la valeur nominale desdits titres. Le quorum et la majorité requis pour procéder à l’échange de titres envisagé ayant été atteints, tous les détenteurs de titres de créance grecs, y compris ceux qui s’opposaient à cet échange, ont vu leurs titres échangés en application de ladite loi et, par conséquent, leur valeur diminuée.

Après avoir refusé l’offre d’échange de leurs titres, les requérants, en tant que détenteurs de titres de créance grecs, ont participé à la restructuration de la dette publique grecque, en vertu du PSI et des CAC mis en œuvre au titre de la loi no 4050/2012. Par leur recours, ces derniers ont invoqué la responsabilité de l’Union ou de la BCE pour le préjudice qu’ils auraient prétendument subi en raison, d’une part, de leur participation forcée à cette restructuration et, d’autre part, de l’absence de participation de l’Eurosystème et des créanciers publics de la République hellénique à ladite restructuration.

Le Tribunal rejette dans son intégralité le recours en indemnité introduit par les requérants.

Appréciation du Tribunal

En premier lieu, le Tribunal se déclare incompétent pour connaître de la légalité des actes, des comportements ou des inactions de l’Eurogroupe et des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro, en soulignant, concernant les déclarations de l’Eurogroupe des 20 juin 2011 et 21 février 2012, que ce dernier a été conçu comme un organe intergouvernemental, extérieur au cadre institutionnel de l’Union, qui ne peut ni être assimilé à une formation du Conseil, ni être qualifié d’organe ou d’organisme de l’Union. Le Tribunal rappelle que, en raison du caractère intergouvernemental de l’Eurogroupe, ces considérations s’appliquent mutatis mutandis à la déclaration conjointe des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro lors de leur sommet du 26 octobre 2011. Dès lors, lesdites déclarations ne sauraient être qualifiées d’actes de l’Union ou d’actes qui lui seraient imputables.

Le Tribunal souligne en revanche que les conclusions du Conseil européen des 23 et 24 juin 2011 et l’avis de la BCE du 17 février 2012, malgré leur absence de caractère juridiquement contraignant en ce sens qu’ils auraient créé une obligation pour la République hellénique de mettre en œuvre les mesures contestées, sont susceptibles d’engager la responsabilité non contractuelle de l’Union ou de la BCE au titre de l’article 340, deuxième et troisième alinéas, TFUE. S’agissant de l’éventuelle responsabilité de l’Union pour violation du devoir de surveillance de la Commission européenne au titre de l’article 17, paragraphe 1, TUE, le Tribunal rappelle que cette institution conserve, dans le cadre de sa participation aux activités de l’Eurogroupe, son rôle de gardienne des traités. Il en découle que son éventuelle inaction dans le contrôle de la conformité au droit de l’Union des accords politiques conclus au sein de l’Eurogroupe est susceptible de conduire à une mise en cause de la responsabilité non contractuelle de l’Union au titre de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE. En deuxième lieu, le Tribunal considère que les comportements incriminés de la BCE, en particulier la passation et la mise en œuvre de l’accord d’échange du 15 février 2012 dans l’objectif d’éviter l’application des CAC aux titres de créance grecs détenus par les banques centrales de l’Eurosystème, s’inséraient dans le cadre de l’exercice des compétences et des missions fondamentales qui lui étaient imparties aux fins de la définition et de la mise en œuvre de la politique monétaire de l’Union. À cet égard, le Tribunal relève qu’aucune des dispositions invoquées par les requérants au titre des articles 120 à 127, de l’article 282, paragraphe 2, et de l’article 352, paragraphe 1, TFUE, au soutien du grief tiré de ce que les institutions auraient agi ultra vires, ne leur confère de droits spécifiques dont la violation serait de nature à établir la responsabilité non contractuelle de l’Union ou de la BCE.

En troisième lieu, le Tribunal rejette l’argument tiré d’une violation suffisamment caractérisée du droit de propriété garanti par l’article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), en considérant que, malgré le fait que l’adoption et la mise en œuvre de la loi no 4050/2012 ont entraîné une atteinte au droit de propriété des requérants, cette loi répondait à des objectifs d’intérêt général, parmi lesquels figurait celui d’assurer la stabilité du système bancaire de la zone euro dans son ensemble. Par ailleurs, selon le Tribunal, compte tenu de la nature du titre de propriété en cause, de l’ampleur et du caractère sévère et virulent de la crise de la dette publique grecque, de l’aval de l’État grec et de la majorité des détenteurs de titres de créance grecs pour un échange avec dévalorisation desdits titres et de l’importance des pertes subies, ni la réduction de la valeur des titres de créance grecs litigieux en vertu des mesures contestées, ni l’exclusion de la participation de l’Eurosystème à la restructuration de la dette publique grecque ne constituaient, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable portant atteinte à la substance même du droit de propriété des requérants en vertu de ladite disposition de la Charte.

En quatrième lieu, s’agissant de l’argument tiré d’une violation suffisamment caractérisée des droits des requérants découlant de l’article 63, paragraphe 1, TFUE, qui interdit toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers, le Tribunal constate que les requérants n’ont pas établi que les mesures contestées et que l’exclusion de la participation de l’Eurosystème à la restructuration de la dette publique grecque étaient disproportionnées. En effet, ces mesures ont permis de rétablir la stabilité du système bancaire de la zone euro dans son ensemble et il n’est pas démontré qu’elles allaient au-delà de ce qui était nécessaire pour rétablir ladite stabilité.

En cinquième et dernier lieu, le Tribunal rejette l’argument tiré d’une violation suffisamment caractérisée du droit à l’égalité de traitement prévu à l’article 20 de la Charte, en soulignant que, au regard de l’objectif des mesures contestées, à savoir celui d’assurer la restructuration de la dette publique grecque afin de la rendre viable, les requérants ont omis d’établir à suffisance de droit qu’ils se trouvaient dans une situation différente de celle d’autres détenteurs privés de titres de créance grecs, dont les investisseurs institutionnels ou professionnels. En effet, à l’aune dudit objectif, ces personnes se trouvaient a priori dans des situations soit identiques, soit comparables, étant donné qu’elles avaient acquis des titres de créance grecs dans leur seul intérêt patrimonial privé, voire dans un but lucratif ou spéculatif, et qu’elles avaient accepté le risque de perte qui y était associé tout en étant conscientes de la situation de crise financière dans laquelle la République hellénique se trouvait à l’époque. Par ailleurs, selon le Tribunal, les requérants ne sont pas fondés à faire valoir que les détenteurs privés ayant investi dans des titres de créance grecs dans leur seul intérêt patrimonial privé se trouvaient dans une situation comparable à celle de l’Eurosystème, y compris la BCE, de la Banque européenne d’investissement et de l’Union, en tant que détenteurs de titres de créance grecs aux seules fins de la mise en œuvre de leurs politiques et de leurs tâches dans l’intérêt public.


1      Au titre de l’article 127, paragraphe 4, TFUE, lu conjointement avec l’article 282, paragraphe 5, TFUE.


2      Avis de la BCE, du 17 février 2012, sur les conditions des titres émis ou garantis par l’État grec (CON/2012/12).


3      Nomos 4050/2012, Kanones tropopoiiseos titlon, ekdoseos i engyiseos tou Ellinikou Dimosiou me symfonia ton Omologiouchon, du 23 février 2012 (FEK A’ 36, p. 1075, ci-après la « loi no 4050/2012 »).