Language of document : ECLI:EU:T:2002:104

ARRÊT DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

24 avril 2002 (1)

«Responsabilité non contractuelle du fait d'un acte illicite - Règlement (CEE) n° 2340/90 - Embargo commercial contre l'Iraq - Atteinte équivalant à une expropriation - Lien de causalité»

Dans l'affaire T-220/96,

Elliniki Viomichania Oplon AE (EVO), établie à Athènes (Grèce), représentée par Me T. Fortsakis, avocat, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

Conseil de l'Union européenne, représenté par Mme S. Kyriakopoulou, en qualité d'agent,

et

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme M. Condou-Durande, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

parties défenderesses,

ayant pour objet une demande en réparation du préjudice prétendument subi par la requérante à la suite de l'adoption du règlement (CEE) n° 2340/90 du Conseil, du 8 août 1990, empêchant les échanges de la Communauté concernant l'Iraq et le Koweït (JO L 213, p. 1),

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (quatrième chambre),

composé de M. P. Mengozzi, président, Mme V. Tiili et M. R. M. Moura Ramos, juges,

greffier: M. J. Palacio González, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 12 juillet 2001,

rend le présent

Arrêt

Faits à l'origine du recours

1.
    La requérante, Elliniki Viomichania Oplon AE (EVO), est une société de droit grec qui fabrique et commercialise armes et munitions aux niveaux national et international.

2.
    Le 12 janvier 1987, la requérante a conclu avec le ministère de la Défense de la république d'Iraq un contrat (ci-après le «contrat») ayant pour objet la fourniture de plusieurs lots de munitions en contrepartie d'un prix, calculé à la pièce franco à bord, s'élevant, au total, à 65 124 000 dollars des États-Unis (USD). Le 25 septembre 1987, les parties au contrat ont signé une annexe en vertu de laquelle la requérante s'engageait à fournir une quantité supplémentaire de munitions pour un prix de 18 090 000 USD. Suivant les modalités de paiement fixées à l'article 3 du contrat, 10 % du prix de chaque lot de munitions était dû au moment de l'embarquement, sur présentation des documents de chargement et d'une facture commerciale. Le restant, soit 90 %, devait être versé 24 mois après la date dechaque embarquement, majoré des intérêts à un taux conventionnel de 4 % l'an. Le paiement devait être effectué au moyen de l'ouverture, par la Central Bank of Iraq, d'une lettre de crédit en faveur de la requérante par l'intermédiaire de la Commercial Bank of Greece. Par télex du 21 janvier 1987, la Central Bank of Iraq a informé la Commercial Bank of Greece qu'une lettre de crédit, expirant le 25 mars 1990, avait été ouverte en faveur de la requérante. La validité de cette lettre de crédit a été prorogée à plusieurs reprises; la dernière prorogation, allant jusqu'au 30 mai 1991, a été communiquée à la Commercial Bank of Greece par télex de la Central Bank of Iraq du 23 avril 1989.

3.
    L'article 12, paragraphe 1, du contrat prévoit que tout différend lié au contrat est définitivement tranché par la chambre de commerce internationale de Genève.

4.
    En exécution du contrat, entre le 25 octobre 1987 et le 30 mai 1989, la requérante a envoyé dix lots de munitions, en obtenant après chaque embarquement le paiement de 10 % du prix pour chaque lot. Le restant, 90 %, devait, aux termes du contrat, être versé 24 mois après la date de chaque embarquement.

5.
    Le 2 août 1990, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution n° 660 (1990), par laquelle il a constaté une rupture de la paix et de la sécurité internationales due à l'invasion du Koweït par l'Iraq et exigé le retrait immédiat et inconditionnel des forces iraquiennes du Koweït.

6.
    Le 6 août 1990, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution n° 661 (1990), par laquelle, se déclarant «conscient des responsabilités qui lui incombent en vertu de la charte des Nations unies en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité internationales», et constatant que la république d'Iraq n'avait pas respecté la résolution n° 660 (1990), a décidé l'institution d'un embargo commercial contre l'Iraq et le Koweït. L'embargo a été par la suite confirmé par le Conseil de sécurité des Nations unies dans les résolutions n° 670 (1990), du 25 septembre 1990, et n° 687 (1991), du 3 avril 1991.

7.
    Le 8 août 1990, le Conseil, en se référant à «la grave situation qui [résultait] de l'invasion du Koweït par l'Iraq» et à la résolution n° 661 (1990) du Conseil de sécurité des Nations unies, a adopté, sur proposition de la Commission, le règlement (CEE) n° 2340/90 empêchant les échanges de la Communauté concernant l'Iraq et le Koweït (JO L 213 p. 1).

8.
    L'article 1er du règlement n° 2340/90 a interdit, à partir du 7 août 1990, l'introduction sur le territoire de la Communauté de tout produit originaire ou en provenance d'Iraq ou du Koweït ainsi que l'exportation vers ces pays de tout produit originaire ou en provenance de la Communauté. L'article 2 du même règlement a interdit, à partir du 7 août 1990: a) toute activité ou transaction commerciale, y compris toute opération afférente à des transactions déjà conclues ou partiellement exécutées, ayant pour objet ou pour effet de favoriser l'exportation de tout produit originaire ou en provenance d'Iraq et du Koweït;b) la vente ou la fourniture de tout produit, quelles qu'en soient l'origine et la provenance, à toute personne physique ou morale se trouvant en Iraq ou au Koweït ou à toute autre personne physique ou morale aux fins de toute activité commerciale menée sur ou depuis le territoire de l'Iraq ou du Koweït; c) toute activité ayant pour objet ou pour effet de favoriser ces ventes ou ces fournitures.

9.
    Ainsi qu'il ressort du dossier, la Central Bank of Iraq a refusé de verser à la requérante le solde de 90 % du prix des marchandises majoré des intérêts conventionnels, soit 75 451 500 USD, qui lui était dû en vertu du contrat, en invoquant les résolutions nos 661 (1990), 670 (1990) et 687 (1991) du Conseil de sécurité des Nations unies.

10.
    N'ayant pas reçu le paiement de sa créance, la requérante, agissant conjointement avec une autre société grecque créancière de la république d'Iraq, a demandé et obtenu, le 30 août 1990, la saisie conservatoire des navires pétroliers iraquiens Alfarahidi et Jambur qui étaient ancrés au port du Pirée.

11.
    Le 28 mai 1991, la requérante a saisi le tribunal de grande instance d'Athènes d'un recours contre la Central Bank of Iraq. Le 12 novembre 1992, ce tribunal a rendu son jugement en enjoignant à la Central Bank of Iraq de verser à la requérante la somme de 75 451 500 USD, majorée des intérêts au taux légal. Ce jugement a été déclaré provisoirement exécutoire pour le montant de 35 000 000 USD. La requérante aurait essayé de poursuivre l'exécution forcée en Iraq en se heurtant toutefois aux mesures de rétorsion prises par ce pays à la suite de l'embargo. Le jugement du 12 novembre 1992 a été confirmé par la cour d'appel d'Athènes le 19 juin 1996.

12.
    À deux reprises, à savoir du 10 au 14 juillet 1994 et du 22 au 24 juillet 1995, des représentants de la requérante et du gouvernement iraquien se sont rencontrés dans le but d'éclaircir toute question pendante entre les parties concernant le contrat. Lors de la première réunion, le gouvernement iraquien a proposé de payer sa dette envers la requérante au moyen des dépôts financiers iraquiens bloqués auprès des banques des États-Unis d'Amérique, à condition que la saisie sur les navires pétroliers iraquiens, ancrés au port du Pirée, soit levée et que la requérante renonce à toute procédure devant les tribunaux grecs et la chambre de commerce international de Genève. Lors de la deuxième réunion, les représentants de la requérante et du gouvernement iraquien ont envisagé l'éventualité que le paiement de la créance soit effectué au moyen de pétrole brut et de produits dérivés du pétrole et ils sont convenus de se rencontrer, ultérieurement, pour définir les dates et les modalités de paiement.

Procédure

13.
    C'est dans ces circonstances que, par requête déposée au greffe du Tribunal le 27 décembre 1996, la requérante a introduit le présent recours.

14.
    La procédure écrite a été close le 23 juillet 1997.

15.
    Le 28 avril 1998, le Tribunal (deuxième chambre) a rendu son arrêt dans l'affaire Dorsch Consult/Conseil et Commission (T-184/95, Rec. p. II-667), ayant pour objet un recours en indemnité analogue au présent recours. Ce recours ayant été rejeté, la requérante dans cette autre affaire a introduit un pourvoi devant la Cour, enregistré sous le numéro C-237/98 P.

16.
    Par ordonnance du président de la quatrième chambre du Tribunal du 29 octobre 1998, les parties ayant été entendues sur ce point, la procédure dans la présente affaire a été suspendue jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour dans l'affaire C-237/98 P.

17.
    La Cour a rendu son arrêt, le 15 juin 2000, en rejetant le pourvoi [Dorsch Consult/Conseil et Commission, C-237/98 P, Rec. p. I-4549].

18.
    Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, la requérante a été invitée à prendre position sur l'arrêt du 28 avril 1998 et sur un éventuel désistement. Par lettre du 19 juillet 2000, la requérante a réservé sa réponse pour l'audience.

19.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal à l'audience du 12 juillet 2001. La requérante a précisé, en particulier, qu'elle entendait maintenir son recours.

Conclusions des parties

20.
    La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    condamner la Communauté à lui verser la somme de 75 451 500 USD ou, subsidiairement, la contre-valeur de cette somme en euros au taux de change le plus élevé entre l'USD et l'euro à la date du paiement ou, plus subsidiairement la somme de 60 478 770 euros, majorée d'intérêts au taux de 8 % l'an, à compter de la date d'introduction du recours devant le Tribunal, en contrepartie de la cession de la créance du même montant qu'elle détient à l'égard de la Central Bank of Iraq;

-    condamner les parties défenderesses aux dépens.

21.
    Le Conseil conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours comme irrecevable;

-    à titre subsidiaire, rejeter le recours comme non fondé;

-    condamner la requérante aux dépens.

22.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours comme irrecevable;

-    à titre subsidiaire, rejeter le recours comme non fondé;

-    condamner la requérante aux dépens.

Sur la recevabilité

23.
    Le Conseil et la Commission excipent de l'irrecevabilité du recours en indemnité à cause de la tardiveté de celui-ci. Elles invoquent la prescription quinquennale prévue par l'article 43 du statut CE de la Cour aux termes duquel «les actions contre la Communauté en matière de responsabilité non contractuelle se prescrivent par cinq ans à compter de la survenance du fait qui y donne lieu».

24.
    Eu égard aux moyens et arguments invoqués par les parties au fond, il convient de constater qu'entre ceux-ci et la prescription il existe un lien étroit et que l'analyse de cette dernière ne peut être abordée qu'après avoir examiné le bien-fondé de la prétendue responsabilité de la Communauté au titre de l'article 215 du traité CE (devenu article 288 CE).

Sur le fond

Arguments des parties

25.
    La requérante soutient que la responsabilité de la Communauté pour le préjudice qu'elle a subi du fait de l'impossibilité de recouvrer sa créance doit être engagée sur la base du principe de la responsabilité du fait d'un acte illicite. En l'espèce, l'illégalité consisterait dans l'omission du législateur communautaire de prévoir, lors de l'adoption du règlement n° 2340/90, une indemnisation pour les préjudices causés par ce règlement aux entreprises se trouvant dans la situation de la requérante.

26.
    En particulier, la requérante soutient que, en adoptant le règlement n° 2340/90, les institutions communautaires ont porté atteinte à certains principes et droits fondamentaux établis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le traité CE et le traité sur l'Union européenne.

27.
    En premier lieu, les institutions communautaires auraient porté atteinte au droit de propriété de la requérante en violation de l'article 1er du premier protocole additionnel joint à la convention européenne susvisée, en vertu duquel «[n]ul ne peut être privé de sa propriété [sauf] pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international». L'adoption du règlement n° 2340/90 aurait eu pour effet de priver la requéranted'un élément de son patrimoine. Selon la requérante, cette privation, qui constitue une atteinte à son droit de propriété équivalant à une expropriation, n'était permise qu'à la condition d'une indemnisation intégrale.

28.
    En deuxième lieu, les institutions défenderesses auraient violé le principe de non-discrimination en ce que les conséquences de l'embargo contre l'Iraq et le Koweït ont été supportées uniquement par une catégorie déterminée et restreinte d'entreprises qui, au moment de l'adoption du règlement en cause, avaient déjà noué des relations commerciales avec ces deux pays. Les institutions défenderesses auraient également violé le principe de non-discrimination en adoptant le règlement (CEE) n° 3155/90 du Conseil, du 29 octobre 1990, étendant et modifiant le règlement n° 2340/90 (JO L 304, p. 1), et le règlement (CEE) n° 3541/92 du Conseil, du 7 décembre 1992, interdisant de faire droit aux demandes iraquiennes relatives aux contrats et opérations dont l'exécution a été affectée par la résolution 661 (1990) du Conseil de sécurité des Nations unies et par les résolutions connexes (JO L 361, p. 1). Ces règlements auraient introduit des dérogations à l'interdiction décrétée aux fins de l'embargo en faveur de certaines situations et pas d'autres.

29.
    En troisième lieu, la requérante soutient que, en s'abstenant de prendre des mesures visant à une réparation du préjudice subi par les entreprises créancières de la république d'Iraq au moment de l'institution de l'embargo, les institutions défenderesses ont outrepassé les limites fixées par l'article 113 du traité CE (devenu, après modification, article 133 CE), qui a constitué la base juridique pour l'adoption du règlement n° 2340/90.

30.
    En quatrième lieu, la requérante soutient que les institutions défenderesses ont violé le principe de proportionnalité en ce que les mesures adoptées avec l'embargo ne seraient pas les moins lourdes possibles pour les entreprises communautaires concernées, compte tenu, notamment, de l'absence de toute mesure assurant une réparation même partielle des préjudices subis par ces dernières.

31.
    À titre subsidiaire, la requérante ajoute que, par l'adoption du règlement n° 2340/90, les institutions défenderesses ont violé le principe de protection de la liberté économique en méconnaissance de la confiance légitime des opérateurs économiques dans le respect de ce principe par les institutions communautaires.

32.
    S'agissant de la réalité du préjudice, la requérante affirme que, en vertu d'un principe de bonne foi et d'équité reconnu par le droit civil des États membres, une impossibilité provisoire de recouvrement d'une créance doit être considérée comme définitive lorsqu'il est prévisible qu'elle persistera pendant une durée indéterminée et au-delà de toute limite temporelle raisonnable. Elle affirme avoir essayé, dans la mesure du possible, de recouvrer sa créance avant de se retourner vers les institutions pour obtenir une indemnisation. Quant à la possibilité d'arriver à un accord en poursuivant les négociations avec le gouvernement iraquien, la requérante souligne que toute solution proposée par ce dernier présupposerait lalevée de l'embargo ou bien serait empêchée par l'existence de celui-ci. À cet égard, la requérante se déclare disposée à accepter le paiement de sa créance au moyen de pétrole, à la condition toutefois que le Tribunal reconnaisse que l'exportation de pétrole de l'Iraq vers la Communauté, afin d'assurer la satisfaction d'une dette de l'Iraq découlant d'un contrat antérieur à l'institution de l'embargo, n'irait pas à l'encontre des interdictions décrétées par le règlement n° 2340/90. Par ailleurs, la requérante fait remarquer que le préjudice qu'elle a subi est très important, notamment par rapport à son chiffre d'affaires et qu'il dépasse les limites des risques financiers normaux inhérents au secteur économique concerné.

33.
    Enfin, en ce qui concerne l'existence d'un lien de causalité entre le préjudice invoqué et le comportement reproché aux institutions communautaires, la requérante affirme que le refus de paiement de l'Iraq est la conséquence de l'adoption de la part de ce dernier de mesures de rétorsion à l'embargo. Elle soutient également que le non-paiement de la part du gouvernement iraquien n'est pas motivé par des raisons autres que l'embargo, puisque, au moment de l'institution de celui-ci, l'Iraq était solvable et aucun retard dans le paiement ne pouvait lui être imputé dans la mesure où la durée du crédit garanti avait été prorogée jusqu'au 30 mai 1991.

34.
    Le Conseil et la Commission estiment que les conditions pour engager la responsabilité extracontractuelle de la Communauté ne sont pas réunies en l'espèce.

35.
    En ce qui concerne, en premier lieu, la condition relative à l'existence d'un comportement illégal des institutions, le Conseil et la Commission rappellent que, s'agissant d'actes normatifs qui impliquent des choix de politique économique, la responsabilité de la Communauté ne saurait être engagée qu'en présence d'une violation suffisamment caractérisée d'une règle supérieure de droit communautaire protégeant les particuliers. Or, dans la jurisprudence de la Cour, les droits fondamentaux dont la violation a été invoquée par la requérante n'apparaissent pas, selon les parties défenderesses, comme des prérogatives absolues, leur exercice pouvant faire l'objet de restrictions justifiées par des objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté. La Commission ajoute que, en général, en vertu de la jurisprudence de la Cour, les omissions ne sont susceptibles d'engager la responsabilité de la Communauté que dans la mesure où les institutions ont violé une obligation légale d'agir résultant d'une disposition communautaire. En l'espèce, aucune disposition communautaire ne prévoirait l'obligation pour les institutions d'adopter des mesures de protection des opérateurs économiques contre les risques de représailles de la part d'un État tiers qui fait l'objet de sanctions imposées au niveau international. Enfin, le Conseil souligne que, en adoptant le règlement n° 2340/90, il n'a exercé aucun pouvoir discrétionnaire ni quant au fait d'imposer l'embargo, ni quant à la définition des conditions et de la portée de celui-ci. En effet, puisque, en vertu des articles 25 et 103 de la charte des Nations unies et de l'article 224 du traité CE (devenu article 297 CE), les décisions obligatoires adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies lient les États membres, laCommunauté n'aurait pu que se conformer à la résolution n° 661 (1990) et aux résolutions connexes.

36.
    En deuxième lieu, le Conseil et la Commission estiment qu'il manque en l'espèce un préjudice né et actuel. En particulier, le préjudice découlant du fait d'être titulaire d'une créance qui a peu de chances d'être remboursée pendant une période indéterminée n'aurait pas ces caractères. Par ailleurs, dans la mesure où la requérante n'a pas saisi la chambre de commerce internationale de Genève, comme prévu par l'article 12 du contrat, elle n'aurait pas épuisé les moyens de droit qui lui étaient offerts en vue du recouvrement de sa créance et, par conséquent, son dommage ne pourrait pas être considéré comme étant réalisé. Enfin, selon les parties défenderesses, le préjudice invoqué se situerait dans le cadre des risques économiques normaux inhérents à l'activité de la requérante.

37.
    En troisième lieu, les institutions défenderesses soutiennent que le lien de causalité entre le préjudice invoqué et un acte de la Communauté fait défaut en l'espèce. À cet égard, le Conseil et la Commission précisent, tout d'abord, que le règlement n° 2340/90 ne s'applique pas aux paiements en provenance de l'Iraq vers des ressortissants communautaires et que, par conséquent, la créance de la requérante ne rentre pas dans le champ d'application de cet acte. Ensuite, elles soulignent que le refus opposé par la Central Bank of Iraq est la conséquence des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et non de l'application du règlement. Enfin, elles font remarquer que, lors de l'institution de l'embargo, la Central Bank of Iraq était déjà en situation de non-paiement et que l'impossibilité d'encaissement de la créance de la requérante découle des difficultés administratives, juridiques ou pratiques d'exécution du contrat en Iraq.

Appréciation du Tribunal

38.
    Par le présent recours en indemnité, la requérante vise à obtenir la réparation du préjudice qui résulterait de l'adoption par le Conseil du règlement n° 2340/90 instituant un embargo commercial contre l'Iraq et le Koweït. Le préjudice invoqué par la requérante consiste, notamment, en sa prétendue impossibilité temporaire, liée à la durée de l'embargo, de percevoir la créance qui lui est due par le gouvernement iraquien. La requérante soutient que le Conseil et la Commission ont agi de manière illégale, lors de l'adoption du règlement en cause, dans la mesure où ces institutions n'ont pas prévu un mécanisme d'indemnisation des opérateurs économiques dont les créances sur l'Iraq allaient devenir irrécouvrables du fait de l'institution de l'embargo.

39.
    Il résulte d'une jurisprudence constante que l'engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté au sens de l'article 215, deuxième alinéa, du traité est subordonné à la réunion d'un ensemble de conditions en ce qui concerne l'illégalité du comportement reproché aux institutions communautaires, la réalité du dommage et l'existence d'un lien de causalité entre le comportement de l'institution et le préjudice invoqué (arrêts de la Cour du 14 octobre 1999,Atlanta/Communauté européenne, C-104/97 P, Rec. p. I-6983, point 65, et du Tribunal du 12 juillet 2001, Comafrica et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, T-198/95, T-171/96, T-230/97, T-174/98 et T-225/99, Rec. p. II-1975, point 131). Dans la mesure où ces trois conditions doivent être cumulativement satisfaites, dès lors que l'une d'entre elles n'est pas remplie, le recours doit être rejeté dans son ensemble sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres (arrêts de la Cour du 15 septembre 1994, KYDEP/Conseil et Commission, C-146/91, Rec. p. I-4199, point 81, et Atlanta/Communauté européenne, précité, point 65).

40.
    Attendu que le juge communautaire n'est pas tenu d'examiner les conditions de l'engagement de la responsabilité d'une institution selon un ordre déterminé (arrêt de la Cour du 9 septembre 1999, Lucaccioni/Commission, C-257/98 P, Rec. p. I-5251, point 13), il y a lieu d'examiner, en premier lieu, la condition relative à l'existence d'un lien de causalité entre le préjudice invoqué et l'adoption du règlement n° 2340/90.

41.
    Selon une jurisprudence constante, un lien de causalité au sens de l'article 215, deuxième alinéa, du traité est admis lorsqu'il existe un lien direct de cause à effet entre la faute prétendument commise par l'institution concernée et le préjudice invoqué, lien dont il appartient au requérant d'apporter la preuve (arrêts du Tribunal du 18 septembre 1995, Blackspur e.a./Conseil et Commission, T-168/94, Rec. p. II-2627, point 40, et du 22 octobre 1997, SCK et FNK/Commission, T-213/95 et T-18/96, Rec. p. II-1739, point 98).

42.
    Or, il ressort des pièces versées au dossier, et notamment des actes relatifs à la procédure devant le tribunal de grande instance et la cour d'appel d'Athènes, que la Central Bank of Iraq a refusé de payer la somme due à la requérante en invoquant le respect des résolutions nos 661 (1990), 670 (1990) et 687 (1991) du Conseil de sécurité des Nations unies. S'estimant liée par ces résolutions, la Central Bank of Iraq a, en effet, justifié son refus par l'impossibilité d'effectuer ledit paiement sans violer le gel des fonds iraquiens décrété par le Conseil de sécurité des Nations unies.

43.
    Dans ces circonstances, le non-paiement de la créance de la requérante ne saurait être considéré comme étant la conséquence de l'adoption de la part du gouvernement iraquien d'une mesure quelconque de rétorsion envers le règlement n° 2340/90 et le maintien de l'embargo communautaire. Cette conclusion, qui a d'ailleurs été confirmée par le représentant de la requérante lors de l'audience, est corroborée par la disponibilité du gouvernement iraquien à négocier avec la requérante dans le but de résoudre leur différend, nonobstant la permanence de l'embargo communautaire, ainsi qu'il ressort des comptes rendus des rencontres entre les représentants des parties au contrat en juillet 1994 et en juillet 1995. En effet, dans le premier compte rendu, la levée de l'embargo n'est pas mentionnée parmi les conditions auxquelles l'Iraq a déclaré subordonner le paiement de ses dettes envers la requérante au moyen des dépôts iraquiens bloqués auprès des banques des États-Unis. Dans le compte rendu de la deuxième rencontre,l'embargo est mentionné selon les termes suivants: «Les deux parties se rencontreront à nouveau à Athènes ou à Baghdad dans les trois mois dans le but d'établir la procédure et l'échéancier des paiements à effectuer soit au moyen de pétrole ou de produits dérivés du pétrole soit par d'autres moyens, en tenant compte de la continuation ou de la levée de l'embargo et elles devront trouver la solution définitive pour les questions juridiques pendantes entre elles.» Or, contrairement à ce que soutient la requérante, il ne ressort pas de ce compte rendu que les autorités iraquiennes entendaient subordonner toute solution négociée à la levée de l'embargo. Il en ressort plutôt que la volonté des représentants des parties au contrat était de souligner la nécessité de tenir compte, dans le choix des modes de paiement, des limites imposées par l'embargo. D'ailleurs, cette interprétation est confirmée par la déclaration de la requérante selon laquelle elle serait disposée à accepter, de la part du gouvernement iraquien, un paiement par compensation au moyen de pétrole ou de produits dérivés du pétrole à condition que le Tribunal confirme que, ce faisant, elle n'enfreindrait pas les règles posées par l'embargo (voir point 32 ci-dessus). De toute évidence, cette déclaration implique que la requérante considère toujours réalisable un accord en ce sens avec l'Iraq.

44.
    Par ailleurs, même si la Central Bank of Iraq avait invoqué le règlement n° 2340/90 pour justifier le non-paiement de la créance de la requérante, il y a lieu de relever, ainsi que l'a fait la Commission, que la transaction en cause ne rentre pas dans le champ d'application dudit règlement. En effet, l'article 2, paragraphes 2 et 3, de ce règlement interdit «la vente ou la fourniture de tout produit, quelles qu'en soient l'origine et la provenance, à toute personne physique ou morale se trouvant en Iraq ou au Koweït» et «toute activité ayant pour objet ou pour effet de favoriser ces ventes ou ces fournitures». Or, il y a lieu de considérer que cette interdiction ne s'applique pas aux opérations financières afférentes à des fournitures qui, comme en l'espèce, ont été entièrement exécutées plus d'une année avant la date d'entrée en vigueur du règlement et qui n'ont pas pour objet ou pour effet de favoriser des fournitures postérieurement à cette date. L'embargo communautaire décrété par le règlement n° 2340/90 n'aurait donc pas pu, en tout état de cause, constituer un obstacle au paiement de la part de la Central Bank of Iraq de la somme dont la requérante est créancière envers le gouvernement iraquien.

45.
    Dans ces circonstances, le fait que, ainsi que la requérante le fait valoir, le maintien de l'embargo communautaire puisse éventuellement empêcher le paiement de la créance litigieuse par une compensation en pétrole ou en produits dérivés du pétrole est dépourvu de pertinence. En effet, le mode de paiement originairement choisi par les parties au contrat était celui du crédit bancaire garanti par l'ouverture d'une lettre de crédit auprès de la Central Bank of Iraq. Or, la circonstance que ce mode de paiement soit devenu, en fait, inopérant à cause du refus opposé par la Central Bank of Iraq, refus motivé par l'adoption des résolutions susvisées du Conseil de sécurité des Nations unies et non par la mise en oeuvre de mesures de rétorsion envers l'embargo communautaire, est en soi suffisant pour exclure l'existence d'un lien de causalité direct entre l'adoption du règlement n° 2340/90 etle préjudice invoqué par la requérante consistant en l'impossibilité temporaire de percevoir sa créance auprès du gouvernement iraquien.

46.
    Il résulte de tout ce qui précède que la requérante n'a pas démontré l'existence d'un lien de causalité direct entre le préjudice invoqué et l'adoption du règlement n° 2340/90.

47.
    En l'absence d'un tel lien de causalité, la requérante ne saurait faire valoir utilement que le législateur communautaire a omis d'exercer son pouvoir d'appréciation pour arrêter des mesures d'indemnisation en faveur des entreprises se trouvant dans la même situation qu'elle.

48.
    L'une des conditions à laquelle est soumis l'engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté au sens de l'article 215, deuxième alinéa, du traité n'étant pas remplie, la demande en indemnité de la requérante doit être rejetée sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres conditions d'engagement de cette responsabilité.

49.
    Toutefois, compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, il convient d'examiner séparément le grief tiré de la violation de la part des institutions défenderesses du principe de non-discrimination.

50.
    La requérante soutient que les institutions auraient violé ledit principe en adoptant les règlements n° 3155/90 et n° 3541/92, qui auraient introduit des dérogations à l'interdiction décrétée par l'embargo en faveur de certaines situations. Le règlement n° 3155/90, qui, en exécution de la résolution n° 661 (1990) du Conseil de sécurité des Nations unies, étend l'embargo aux prestations de services non financiers, ayant pour objet ou pour effet de favoriser l'économie de l'Iraq et du Koweït, prévoit, en son article 1er, paragraphe 2, que l'interdiction établie dans son paragraphe 1 ne s'applique pas aux services non financiers résultant de contrats ou d'avenants qui ont été conclus avant l'entrée en vigueur de l'interdiction édictée par le règlement n° 2340/90 et dont l'exécution a été entamée avant cette date. Le règlement n° 3541/92, qui a été adopté pour donner exécution à la résolution n° 687 (1991) du Conseil de sécurité des Nations unies, établit l'interdiction de faire droit aux demandes présentées par toute personne physique ou morale se trouvant ou résidant en Iraq, ou étant contrôlée par de telles personnes, résultant de, ou liées à, une opération dont l'exécution a été affectée, directement ou indirectement, en totalité ou en partie, par les mesures décidées conformément à la résolution n° 661 (1990) du Conseil de sécurité des Nations unies et à ses résolutions connexes.

51.
    Selon une jurisprudence constante, la violation par les institutions communautaires du principe de non-discrimination suppose, notamment, qu'elles aient traité d'une façon différente des situations comparables, entraînant un désavantage pour certains opérateurs par rapport à d'autres, sans que cette différence de traitement soit justifiée par l'existence de différences objectives d'une certaine importance(voir, notamment, arrêt du Tribunal du 12 mai 1999, Moccia Irme e.a./Commission, T-164/96 à T-167/96, T-122/97 et T-130/97, Rec. p. II-1477, point 188).

52.
    À cet égard, il suffit de relever que, ainsi que cela a été établi au point 44 ci-dessus, la situation de la requérante ne tombe pas dans le champ d'application du règlement n° 2340/90 et ne peut donc pas être assimilée aux situations qui ont été prises en considération dans les règlements n° 3155/90 et n° 3541/92. Dans ces circonstances, la requérante ne saurait reprocher au législateur communautaire d'avoir violé le principe de non-discrimination dans la mesure où il n'a pas prévu un mécanisme d'indemnisation en faveur des entreprises se trouvant dans la même situation que la requérante.

53.
    Il ressort de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.

54.
    Au vu de ce qui précède, il n'y a plus lieu d'analyser la prescription soulevée par le Conseil et la Commission.

Sur les dépens

55.
    Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Les parties défenderesses ayant conclu en ce sens et la requérante ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre),

déclare et arrête:

1)    Le recours est rejeté.

2)    La requérante est condamnée aux dépens.

Mengozzi                Tiili                Moura Ramos

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 24 avril 2002.

Le greffier

Le président

H. Jung

P. Mengozzi


1: Langue de procédure: le grec.