Language of document : ECLI:EU:T:2014:176

ARRÊT DU TRIBUNAL (troisième chambre)

2 avril 2014 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Tunisie – Gel des fonds – Base juridique – Droit de propriété – Article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux – Modulation dans le temps des effets d’une annulation – Responsabilité non contractuelle – Absence de préjudice matériel »

Dans l’affaire T‑133/12,

Mehdi Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali, demeurant à Saint-Étienne-du-Rouvray (France), représenté par Me A. de Saint Remy, avocat,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par M. G. Étienne et Mme S. Kyriakopoulou, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenu par

Commission européenne, représentée par Mme É. Cujo et M. M. Konstantinidis, en qualité d’agents,

partie intervenante,

ayant pour objet, d’une part, une demande d’annulation de la décision 2012/50/PESC du Conseil, du 27 janvier 2012, modifiant la décision 2011/72/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Tunisie (JO L 27, p. 11), en tant que cette décision le concerne, et, d’autre part, une demande tendant au versement de dommages-intérêts,

LE TRIBUNAL (troisième chambre),

composé de M. O. Czúcz, président, Mme I. Labucka et M. D. Gratsias (rapporteur), juges,

greffier : Mme C. Kristensen, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 9 octobre 2013,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        À la suite des événements politiques survenus en Tunisie au cours des mois de décembre 2010 et de janvier 2011, le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 31 janvier 2011, au visa, notamment, de l’article 29 TUE, la décision 2011/72/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Tunisie (JO L 28, p. 62).

2        Aux termes des considérants 1 et 2 de la décision 2011/72 :

« Le 31 janvier 2011, le Conseil a réaffirmé à la Tunisie et au peuple tunisien toute sa solidarité et son soutien en faveur des efforts déployés pour établir une démocratie stable, l’État de droit, le pluralisme démocratique et le plein respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le Conseil a décidé, en outre, d’adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes responsables du détournement de fonds publics tunisiens, qui privent ainsi le peuple tunisien des avantages du développement durable de son économie et de sa société et compromettent l’évolution démocratique du pays. »

3        Aux termes de l’article 1er de la décision 2011/72 :

« 1.      Sont gelés tous les capitaux et ressources économiques qui appartiennent à des personnes responsables du détournement de fonds publics tunisiens et aux personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leur sont associés, de même que tous les capitaux et ressources économiques qui sont en leur possession, ou qui sont détenus ou contrôlés par ces personnes, entités ou organismes, dont la liste figure à l’annexe.

2.      Nuls capitaux ou ressources économiques ne peuvent être mis, directement ou indirectement, à la disposition de personnes physiques ou morales, d’entités ou d’organismes dont la liste figure à l’annexe ou utilisés à leur profit.

3.      L’autorité compétente d’un État membre peut autoriser le déblocage de certains fonds ou ressources économiques gelés ou la mise à disposition de certains capitaux ou ressources économiques, dans les conditions qu’elle juge appropriées, après avoir établi que les fonds ou les ressources économiques concernés sont :

a)      nécessaires pour répondre aux besoins fondamentaux des personnes dont la liste figure à l’annexe et des membres de leur famille qui sont à leur charge […] ;

b)      destinés exclusivement au paiement d’honoraires professionnels raisonnables et au remboursement de dépenses correspondant à la prestation de services juridiques ;

c)      destinés exclusivement au paiement de charges ou frais correspondant à la garde ou à la gestion courantes de fonds ou de ressources économiques gelés ; ou

d)      nécessaires pour des dépenses extraordinaires […]

4.      […]

5.      Le paragraphe 2 ne s’applique pas au versement, sur les comptes gelés :

a)      d’intérêts ou autres rémunérations de ces comptes ; ou

b)      de paiements dus au titre de contrats, accords ou obligations antérieurs à la date où ces comptes ont été soumis à la présente décision,

à condition que ces intérêts, autres revenus et paiements continuent d’être soumis au paragraphe 1. »

4        Aux termes de l’article 2 de la décision 2011/72 :

« 1.      Le Conseil, statuant sur proposition d’un État membre ou du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, établit la liste qui figure à l’annexe et la modifie.

2.      Le Conseil communique sa décision à la personne ou à l’entité concernée, y compris les motifs de son inscription sur la liste, soit directement si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations.

3.      Si des observations sont formulées ou si de nouveaux éléments de preuve substantiels sont présentés, le Conseil revoit sa décision et en informe la personne ou l’entité concernée. »

5        Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, de la décision 2011/72, « [l]’annexe indique les motifs de l’inscription sur la liste des personnes et entités ».

6        Aux termes de l’article 5 de la décision 2011/72 :

« La présente décision s’applique pendant une période de douze mois. Elle fait l’objet d’un suivi constant. Elle est prorogée ou modifiée, le cas échéant, si le Conseil estime que ses objectifs n’ont pas été atteints. »

7        Sur la liste annexée originellement à la décision 2011/72, figurait uniquement le nom de deux personnes physiques, à savoir M. Zine el-Abidine Ben Hamda Ben Ali, ancien président de la République tunisienne, et Mme Leïla Bent Mohammed Trabelsi, son épouse.

8        Au visa de « la décision 2011/72 […], et notamment [de] son article 2, paragraphe 1, en liaison avec l’article 31, paragraphe 2, [TUE] », le Conseil a adopté, le 4 février 2011, la décision d’exécution 2011/79/PESC, mettant en œuvre la décision 2011/72 (JO L 31, p. 40).

9        L’article 1er de la décision d’exécution 2011/79 énonçait que la liste annexée à la décision 2011/72 était remplacée par une nouvelle liste. Celle-ci visait 48 personnes physiques. À la quarante-sixième ligne de cette nouvelle liste, figurait, dans la colonne intitulée « Nom », la mention « Mehdi Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen BEN ALI ». Dans la colonne intitulée « Information d’identification », il était précisé : « Tunisien, né à Paris le 27 octobre 1966, fils de Paulette HAZAT, directeur de société, demeurant Chouket El Arressa, Hammam-Sousse, titulaire de la CNI n° 05515496 (double nationalité) ». Enfin, dans la colonne intitulée « Motifs », était indiqué : « Personne faisant l’objet d’une enquête judiciaire des autorités tunisiennes pour acquisition de biens immobiliers et mobiliers, ouverture de comptes bancaires et détention d’avoirs financiers dans plusieurs pays dans le cadre d’opérations de blanchiment d’argent ».

10      La décision d’exécution 2011/79 est entrée en vigueur, conformément à son article 2, le jour de son adoption, soit le 4 février 2011.

11      Au visa de l’article 215, paragraphe 2, TFUE et de la décision 2011/72, le Conseil a adopté le 4 février 2011, soit le même jour que la décision d’exécution 2011/79, le règlement (UE) n° 101/2011 concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, entités et organismes au regard de la situation en Tunisie (JO L 31, p. 1). Ainsi qu’il ressort de son considérant 2, ce règlement a été adopté, car les mesures instaurées par la décision 2011/72 « entr[aient] dans le champ d’application du [traité FUE, de sorte qu’]une action réglementaire au niveau de l’Union [était] nécessaire pour en assurer la mise en œuvre ».

12      L’article 2, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 101/2011 reprenait, en substance, les dispositions de l’article 1er, paragraphes 1 et 2, de la décision 2011/72. Ce règlement comprenait par ailleurs une « annexe I », identique à l’annexe de la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79.

13      Le 7 février 2011, un courrier a été adressé au requérant, M. Mehdi Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali, afin de lui indiquer, en premier lieu, que des mesures restrictives avaient été adoptées à son égard en vertu de l’annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, et de l’annexe I au règlement n° 101/2011, en deuxième lieu, qu’il avait la possibilité de présenter aux autorités compétentes de l’État membre concerné une demande visant à obtenir l’autorisation d’utiliser les avoirs gelés pour répondre à des besoins fondamentaux ou procéder à certains paiements, en troisième lieu, qu’il lui était possible de soumettre au Conseil une demande de réexamen de sa situation et, en quatrième lieu, qu’il lui était possible de contester les mesures restrictives dont il faisait l’objet devant le Tribunal.

14      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 16 juin 2011, le requérant a introduit un recours tendant, pour l’essentiel, d’une part, à l’annulation du règlement n° 101/2011, pour autant qu’il le concernait et, d’autre part, à l’indemnisation des conséquences prétendument dommageables de ce règlement.

15      Par l’ordonnance du 11 janvier 2012, Ben Ali/Conseil (T‑301/11, non encore publiée au Recueil, points 57 et 77), le Tribunal a rejeté les conclusions mentionnées au point 14 ci-dessus comme manifestement irrecevables. Cette irrecevabilité était motivée, s’agissant des conclusions à fin d’annulation, par leur tardiveté et, s’agissant des conclusions en indemnité, par le non-respect des exigences posées à l’article 44, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure du Tribunal.

16      Le 27 janvier 2012, le Conseil a adopté la décision 2012/50/PESC modifiant la décision 2011/72 (JO L 27, p. 11). L’article 1er de celle-ci modifie l’article 5 de la décision 2011/72, de sorte que l’application des mesures restrictives prévues par l’annexe à cette dernière décision, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, soit prorogée jusqu’au 31 janvier 2013. L’article 2 de la décision 2012/50 précise, quant à lui, que la « présente décision entre en vigueur le jour de son adoption ».

17      Le 31 janvier 2012, le Conseil a adressé au requérant une lettre semblable à celle du 7 février 2011, afin de l’informer de l’adoption de la décision 2012/50. Une copie de cette décision, une copie de la décision d’exécution 2011/79 et une copie du règlement n° 101/2011 étaient d’ailleurs jointes à sa lettre.

18      Par la suite, la décision 2013/72/PESC du Conseil, du 31 janvier 2013, modifiant la décision 2011/72 (JO L 32, p. 20), a, de nouveau, prorogé l’application des mesures restrictives prévues par la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, et ce jusqu’au 31 janvier 2014.

 Procédure et conclusions des parties

19      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 26 mars 2012, le requérant, M. Mehdi Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali, a introduit le présent recours. Il a conclu à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        « annuler le règlement [n° 101/2011] pour autant qu’il [le] concerne » ;

–        annuler « la décision […] 2012/50 […] modifiant la décision […] 2011/72 […] figurant à l’annexe I du règlement […] n° 101/2011 » ;

–        condamner le Conseil à lui verser une somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts ;

–        condamner le Conseil à lui verser « une somme de 7 500 [euros] pour ses frais de défense à l’appui de la présente requête, en sus, conformément à l’article 91 du règlement de procédure, au titre des frais de défense des dépens récupérables » ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

20      Le 14 juin 2012, le Conseil a déposé son mémoire en défense. Il conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours en annulation ;

–        rejeter les conclusions tendant au versement d’une somme de 50 000 euros comme irrecevables ;

–        examiner les conclusions tendant au versement d’une somme de 7 500 euros conjointement aux conclusions portant sur les dépens ;

–        condamner le requérant aux dépens.

21      Le 6 juillet 2012, la Commission européenne a présenté une demande d’intervention.

22      Le 3 août 2012, le requérant a déposé une réplique. Il y a précisé que ses conclusions à fin d’annulation ne tendaient qu’à l’annulation de la décision 2012/50 en tant que celle-ci le visait. Par ailleurs, il a porté à 10 500 euros la somme qu’il sollicitait au titre de ses « frais de défense ».

23      Par ordonnance du 4 septembre 2012, le président de la troisième chambre du Tribunal a admis l’intervention de la Commission.

24      Le 19 septembre 2012, le Conseil a déposé une duplique.

25      Le 16 octobre 2012, la Commission a indiqué qu’elle n’entendait pas déposer de mémoire en intervention.

26      Sur proposition du juge rapporteur, le Tribunal (troisième chambre) a décidé d’ouvrir la procédure orale. Sur le fondement de l’article 64 du règlement de procédure, il a, d’une part, invité le Conseil à produire divers documents et, d’autre part, posé une question au Conseil ainsi qu’au requérant. Seul le Conseil a répondu à cette demande, par acte déposé au greffe du Tribunal le 27 septembre 2013.

27      Lors de l’audience du 9 octobre 2013, le requérant, le Conseil et la Commission ont été entendus en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal. Le requérant a, en particulier, confirmé qu’il ne demandait que l’annulation de la décision 2012/50 en tant qu’elle le concernait.

 En droit

1.     Sur les conclusions à fin d’annulation

 En ce qui concerne la portée des conclusions à fin d’annulation

 Sur les relations entre la décision 2011/72, la décision d’exécution 2011/79 et la décision 2012/50

28      Premièrement, la décision 2011/72, adoptée sur le fondement de l’article 29 TUE, prévoit l’instauration d’un gel d’avoirs. Elle comprend cinq articles. L’article 1er, paragraphe 1, définit les critères auxquels une personne doit répondre pour faire l’objet de ce gel d’avoirs. Il indique que seules sont visées par ledit gel d’avoirs les personnes « responsables du détournement de fonds publics tunisiens » et leurs associés. L’article 1er, paragraphes 2 et 5, précise la portée de ce gel d’avoirs. L’article 1er, paragraphes 3 et 4, détermine les cas dans lesquels il est possible d’y déroger. L’article 2 désigne, d’une part, l’autorité compétente pour désigner les personnes répondant aux critères définis à l’article 1er, paragraphe 1, et pose, d’autre part, notamment les règles procédurales applicables lors d’une telle désignation. L’article 3 prévoit, quant à lui, les règles de forme auxquelles il convient de se conformer lorsqu’une personne est désignée comme répondant aux critères définis à l’article 1er, paragraphe 1. L’article 4, dépourvu de toute portée contraignante, encourage les États tiers à adopter des mesures analogues. Enfin, l’article 5 définit la période durant laquelle la décision est applicable. En définitive, les articles 1er à 3 et 5 de la décision 2011/72 s’appliquent à des situations déterminées objectivement et comportent des effets juridiques obligatoires à l’égard de catégories de personnes envisagées de manière générale et abstraite. Ils ont ainsi un caractère normatif.

29      Deuxièmement, l’annexe de la décision 2011/72 correspond à une « liste des personnes et entités visées à l’article 1er ». Autrement dit, cette annexe constitue un faisceau de mesures individuelles tendant à l’exécution de cet article (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 23 avril 2013, Gbagbo/Conseil, C‑478/11 P à C‑482/11 P, non encore publié au Recueil, point 56).

30      Dans sa rédaction originelle, la liste en question comprenait uniquement les noms de deux personnes physiques (voir point 7 ci-dessus). Elle a été modifiée par l’article 1er de la décision d’exécution 2011/79, qui y a ajouté les noms de 46 personnes supplémentaires, dont le requérant.

31      Troisièmement, la décision 2012/50, adoptée sur le fondement de l’article 29 TUE, a modifié l’article 5 de la décision 2011/72, de sorte que l’application des mesures restrictives prévues par cette dernière décision, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, soit prorogée jusqu’au 31 janvier 2013.

 Sur la portée des conclusions à fin d’annulation

32      Ainsi qu’il a été dit aux points 19, 22 et 27 ci-dessus, le requérant demande l’annulation de la décision 2012/50 en tant que cette décision le concerne. Il ressort par ailleurs de la partie conclusive de la réplique ainsi que de la réponse de l’avocat du requérant, lors de l’audience, à une question du Tribunal que tel est le seul chef de conclusions à fin d’annulation présenté par le requérant.

33      Or, la décision 2012/50 a notamment eu pour effet :

–        d’une part, de proroger l’application des prévisions de portée générale de la décision 2011/72, c’est-à-dire de proroger l’application de ses articles 1er à 3 et 5 ;

–        d’autre part, de proroger l’application des mesures individuelles prévues par son annexe, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, tout en laissant inchangé le motif sur lequel reposaient initialement ces mesures individuelles.

34      Dès lors, il convient d’interpréter le recours du requérant en ce sens qu’il demande l’annulation de la seule annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, en tant qu’elle mentionne son nom et que son application a été prorogée par la décision 2012/50.

 En ce qui concerne le bien-fondé des conclusions à fin d’annulation

35      Au soutien des conclusions à fin d’annulation, le requérant soulève, en substance, douze moyens.

36      Le premier est tiré du défaut de base juridique de l’article 1er de la décision 2011/72, le deuxième, de la violation de l’obligation de motivation, le troisième, du non-respect des critères posés à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72, le quatrième, de la méconnaissance du droit de propriété, le cinquième, du caractère insuffisant des garanties procédurales prévues par les dispositions normatives de la décision 2011/72, le sixième, de la violation du droit d’être entendu, le septième, du défaut de communication des éléments du dossier détenu par le Conseil, le huitième, du non-respect de garanties inhérentes au caractère prétendument pénal du gel d’avoirs litigieux, le neuvième, de la méconnaissance du droit à un recours effectif, le dixième, d’un détournement de pouvoir, le onzième, d’une erreur de fait, et le douzième, de la violation du droit à la vie.

 Sur le premier moyen, tiré d’un défaut de base juridique

37      Le requérant doit être regardé comme ayant soulevé une exception d’illégalité tiré de ce que l’article 1er de la décision 2011/72, dont l’application a été prorogée par la décision 2012/50, est entaché d’un « défaut de base juridique ».

38      Avant de répondre à cette exception d’illégalité, il convient de déterminer le sens et la portée de l’article 29 TUE, au visa duquel a été adoptée la décision 2011/72.

–       Sens et portée de l’article 29 TUE

39      Le titre V du traité UE comprend deux chapitres. Le premier renferme les « [d]ispositions générales relatives à l’action extérieure de l’Union » et le second les « [d]ispositions spécifiques concernant la politique étrangère et de sécurité commune ».

40      Aux termes de l’article 23 TUE, lequel relève du chapitre 2 du titre V :

« L’action de l’Union sur la scène internationale, au titre du présent chapitre, repose sur les principes, poursuit les objectifs et est menée conformément aux dispositions générales visé[e]s au chapitre 1. »

41      Aux termes de l’article 21 TUE, lequel relève du chapitre 1 du titre V :

« 1.      L’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international.

[…]

2.      L’Union définit et mène des politiques communes et des actions et œuvre pour assurer un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations internationales afin :

[…]

b)      de consolider et de soutenir la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et les principes du droit international ;

[…]

d)      de soutenir le développement durable sur le plan économique, social et environnemental des pays en développement dans le but essentiel d’éradiquer la pauvreté […]

3.      L’Union respecte les principes et poursuit les objectifs visés aux paragraphes 1 et 2 dans l’élaboration et la mise en œuvre de son action extérieure dans les différents domaines couverts par le présent titre et par la cinquième partie du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [dédiée à l’action extérieure de l’Union …] »

42      Aux termes de l’article 24, paragraphe 1, TUE :

« La compétence de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union, y compris la définition progressive d’une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune.

[…] »

43      Aux termes de l’article 25 TUE :

« L’Union conduit la politique étrangère et de sécurité commune :

[…]

b)      en adoptant des décisions qui définissent :

i)      les actions à mener par l’Union ;

ii)      les positions à prendre par l’Union ;

iii)      les modalités de la mise en œuvre des décisions visées [sous] i) et ii) […] »

44      Aux termes de l’article 28, paragraphe 1, premier alinéa, TUE :

« Lorsqu’une situation internationale exige une action opérationnelle de l’Union, le Conseil adopte les décisions nécessaires. Elles fixent leurs objectifs, leur portée, les moyens à mettre à la disposition de l’Union, les conditions relatives à leur mise en œuvre et, si nécessaire, leur durée. »

45      Aux termes de l’article 29 TUE :

« Le Conseil adopte des décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique […] »

46      Il résulte de ces dispositions combinées que constituent des « positions de l’Union » au sens de l’article 29 TUE les décisions qui, premièrement, s’inscrivent dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), telle que définie à l’article 24, paragraphe 1, TUE, deuxièmement, ont trait à une « question particulière de nature géographique ou thématique » et, troisièmement, n’ont pas le caractère d’« actions opérationnelles » au sens de l’article 28 TUE.

47      La notion de « position de l’Union » se prête ainsi à une interprétation large, de sorte que, pourvu que les conditions énoncées au point 46 ci-dessus soient respectées, peuvent notamment être adoptés, sur le fondement de l’article 29 TUE, non seulement des actes à caractère programmatique ou de simples déclarations d’intention, mais aussi des décisions prévoyant des mesures de nature à modifier directement la situation juridique de particuliers. Cela est d’ailleurs confirmé par le libellé de l’article 275, second alinéa, TFUE.

–       Respect des prévisions de l’article 29 TUE

48      En l’espèce, premièrement, ainsi qu’il ressort de son considérant 1, la décision 2011/72 vise à soutenir les « efforts déployés [par le peuple tunisien] pour établir une démocratie stable, l’État de droit, le pluralisme démocratique et le plein respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Ainsi, cette décision s’inscrit dans le cadre d’une politique de soutien aux nouvelles autorités tunisiennes, destinée à favoriser la stabilisation tant politique qu’économique de la Tunisie. Elle vise, plus spécialement, à aider les autorités de ce pays dans leur lutte contre le détournement de fonds publics. Elle procède donc pleinement de la PESC et répond aux objectifs mentionnés à l’article 21, paragraphe 2, sous b) et d), TUE. Il en va de même s’agissant de la décision 2012/50, dont le seul objet est de proroger la durée de validité du gel d’avoirs instauré initialement par la décision 2011/72.

49      Deuxièmement, vu son objet, la décision 2011/72 a trait à une « question particulière de nature géographique ou thématique ». En effet, son titre, de même que ses considérants, indique qu’elle a été prise au regard de « la situation » dans un État tiers, à savoir la République tunisienne.

50      Troisièmement, ladite décision ne revêt pas le caractère d’une action opérationnelle, au sens de l’article 28 TUE, dès lors qu’elle n’implique pas d’opération, civile ou militaire, menée par un ou plusieurs États membres hors de l’Union européenne.

51      Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions normatives de la décision 2011/72 (voir point 28 ci-dessus), et notamment l’article 1er de cette décision, répondent aux trois critères énoncés au point 46 ci-dessus. Ainsi, l’article 1er de ladite décision pouvait légalement être adopté sur le fondement de l’article 29 TUE et voir son application prorogée sur ce même fondement.

52      Le premier moyen doit donc être écarté.

 Sur le deuxième moyen, tiré de la violation de l’obligation de motivation

53      Aux termes de l’article 296, deuxième alinéa, TFUE :

« Les actes juridiques [adoptés par les institutions de l’Union] sont motivés. »

54      En vertu de l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le droit à une bonne administration comprend notamment « l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions ».

55      Selon une jurisprudence constante, la motivation exigée par l’article 296 TFUE et l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la charte des droits fondamentaux doit être adaptée à la nature de l’acte attaqué et au contexte dans lequel celui-ci a été adopté. Elle doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre à l’intéressé de connaître les justifications de la mesure prise, et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. L’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce (voir arrêt de la Cour du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba, C‑417/11 P, non encore publié au Recueil, points 50 et 53, et la jurisprudence citée).

56      Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où la question de savoir si la motivation d’un acte satisfait aux exigences de l’article 296 TFUE et de l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la charte des droits fondamentaux doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée. Ainsi, d’une part, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard (voir arrêt Conseil/Bamba, point 55 supra, points 53 et 54, et la jurisprudence citée). D’autre part, le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêt du Tribunal du 28 mai 2013, Trabelsi e.a./Conseil, T‑187/11, non encore publié au Recueil, point 67, et la jurisprudence citée).

57      En particulier, la motivation d’une mesure de gel d’avoirs ne saurait, en principe, consister seulement en une formulation générale et stéréotypée. Sous réserve de ce qui a été énoncé au point 56 ci-dessus, une telle mesure doit, au contraire, indiquer les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil considère que la réglementation pertinente est applicable à l’intéressé (voir arrêt Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 68, et la jurisprudence citée).

58      Par le deuxième moyen, le requérant fait valoir que la prorogation du gel de ses avoirs est insuffisamment motivée. En premier lieu, la décision d’exécution 2011/79 n’indiquerait pas les « modalités d’ouverture » de l’enquête à laquelle elle fait référence. En deuxième lieu, cette même décision ne préciserait pas « en quoi le gel des avoirs du requérant permettrait le développement durable de [l’]économie et de [la] société [tunisiennes], ni en quoi l’absence de ce gel compromettrait l’évolution démocratique de la Tunisie ». En troisième lieu, ladite décision ne permettrait pas de comprendre quels sont les faits précis reprochés au requérant par les autorités tunisiennes. Le motif retenu correspondrait en effet à une « allégation […] générale, sans fondement, vague pour le moins et imprécise ».

59      Toutefois, d’une part, l’annexe de la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79 et prorogée par la décision 2012/50, indique, de manière univoque, les considérations de droit sur lesquelles elle repose. En effet, elle renvoie à l’article 1er de la décision 2011/72.

60      D’autre part, il ressort de cette annexe que le gel des avoirs du requérant a été prorogé au motif que celui-ci continuait, à la date d’adoption de la décision 2012/50, à faire « l’objet d’une enquête judiciaire des autorités tunisiennes pour acquisition de biens immobiliers et mobiliers, ouverture de comptes bancaires et détention d’avoirs financiers dans plusieurs pays dans le cadre d’opérations de blanchiment d’argent ». Les considérations de fait sur le fondement desquelles le gel des avoirs du requérant a été prorogé sont ainsi mentionnées avec clarté et précision.

61      Au demeurant, cette conclusion ne peut être remise en cause par les allégations exposées au point 58 ci-dessus. En effet, pour satisfaire à l’obligation de motivation, le Conseil n’était tenu ni d’indiquer les « modalités d’ouverture » de l’enquête menée à l’encontre du requérant par les autorités tunisiennes, ni de préciser comment ce gel d’avoirs était susceptible d’atteindre les objectifs énoncés dans les considérants de la décision 2011/72, ni d’exposer, de manière plus détaillée, les faits reprochés au requérant par les autorités tunisiennes. La seule référence à la nature du délit reproché au requérant par les autorités tunisiennes, dans le cadre d’une « enquête judiciaire », était en effet susceptible de lui permettre de contester utilement la décision 2012/50.

62      Par suite, force est de constater que l’annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79 et prorogée par la décision 2012/50, respecte les exigences posées par l’article 296 TFUE et l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la charte des droits fondamentaux.

63      Le deuxième moyen doit, dès lors, être écarté.

 Sur le troisième moyen, tiré d’une méconnaissance des critères énoncés à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72

64      Par le troisième moyen, le requérant rappelle que la décision 2011/72 dispose qu’un gel d’avoirs est prévu à l’encontre des personnes « responsables du détournement de fonds publics tunisiens ». Par ailleurs, il indique que son nom a été porté sur l’annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, au motif qu’il faisait « l’objet d’une enquête judiciaire des autorités tunisiennes pour acquisitio[n] de biens mobiliers et immobiliers, ouverture de comptes bancaires et détention d’avoirs financiers dans plusieurs pays dans le cadre d’opérations de blanchiment d’argent ». Or, selon lui, « le fait [qu’un individu] puisse éventuellement faire l’objet d’une enquête [pour de tels faits] ne fait pas de lui un coupable [de détournements de fonds publics] ». En effet, d’après lui, sauf si des précisions sont fournies à cet égard, « [l]a poursuite n’entraîne pas nécessairement la responsabilité ».

–       Portée de l’argumentation du requérant

65      Le Tribunal relève que, par le troisième moyen, le requérant fait valoir, en substance, que le Conseil a prorogé son inscription sur la liste annexée à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, pour un motif autre que ceux prévus à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72.

66      Il est vrai que, à l’appui de ce moyen, le requérant avance un unique argument : il expose qu’il a été soumis à un gel d’avoirs au motif qu’il faisait l’objet d’une « enquête judiciaire », alors que ce gel d’avoirs avait été institué à l’égard de personnes déclarées « responsables » de certains faits et non de personnes n’étant que poursuivies pour ces mêmes faits.

67      Cependant, l’examen du troisième moyen ne saurait se confondre, nécessairement, avec celui de cet unique argument. En effet, selon une jurisprudence constante, tout en ne devant statuer que sur la demande des parties, auxquelles il appartient de délimiter le cadre du litige, le juge de l’Union ne saurait être tenu par les seuls arguments invoqués par celles-ci au soutien de leurs moyens, sauf à se voir contraint, le cas échéant, de fonder sa décision sur des considérations juridiques erronées (voir arrêt Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 82, et la jurisprudence citée).

68      Cela étant précisé, le Tribunal estime que, pour statuer sur le troisième moyen, il convient, en premier lieu, d’identifier le sens et la portée de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72 et, en second lieu, de déterminer le motif pour lequel le nom du requérant a été inscrit puis maintenu sur la liste prévue par cet article, laquelle est annexée à la décision 2011/72.

–       Sens et portée de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72

69      Ainsi qu’il a été exposé au point 3 ci-dessus, l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72 impose de geler l’ensemble des avoirs détenus par les personnes responsables du « détournement de fonds publics tunisiens » ou par les associés à ces personnes. En d’autres termes, cette disposition, dont le libellé est clair et précis, mentionne une catégorie spécifique de faits de nature à recevoir une qualification pénale en droit tunisien : il s’agit, non pas de tout acte relevant de la délinquance ou de la criminalité économique, mais uniquement des agissements susceptibles de recevoir la qualification de « détournement de fonds publics tunisiens » (voir, en ce sens, arrêts du Tribunal Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 91 ; du 28 mai 2013, Chiboub/Conseil, T‑188/11, non publié au Recueil, point 52, et Al Matri/Conseil, T‑200/11, non publié au Recueil, point 45).

70      En cela, le libellé de ladite disposition est d’ailleurs en parfaite cohérence avec les objectifs poursuivis par le Conseil. En effet, il ressort des considérants de la décision 2011/72 que celle-ci tend à soutenir les efforts déployés par le peuple tunisien pour établir une « démocratie stable », tout en l’aidant à bénéficier des « avantages du développement durable de son économie et de sa société ». Or, de tels objectifs, qui sont au nombre de ceux mentionnés à l’article 21, paragraphe 2, sous b) et d), TUE, ont vocation à être atteints par un gel d’avoirs dont le champ d’application est, comme en l’espèce, restreint aux « responsables » de détournements de « fonds publics tunisiens » et à leurs associés, c’est-à-dire à des personnes dont les agissements sont susceptibles d’avoir obéré le bon fonctionnement des institutions publiques tunisiennes et des organismes leur étant liés (voir, en ce sens, arrêts Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 92 ; Chiboub/Conseil, point 69 supra, point 53, et Al Matri/Conseil, point 69 supra, point 46).

–       Motif pour lequel le requérant a été maintenu sur la liste prévue à l’article 1er de la décision 2011/72

71      En vertu de la décision d’exécution 2011/79, le requérant s’est trouvé inscrit sur la liste prévue à l’article 1er de la décision 2011/72 au motif qu’il faisait « l’objet d’une enquête judiciaire des autorités tunisiennes » pour des actes accomplis « dans le cadre d’opérations de blanchiment d’argent ». Comme il a été indiqué, la décision 2012/50 a prorogé les effets de cette inscription jusqu’au 31 janvier 2013, sans en modifier le motif.

72      Or, celui-ci renvoie à une notion, celle de « blanchiment d’argent », qui n’est pas utilisée à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72. Dès lors, afin que ledit motif puisse être regardé comme étant au nombre de ceux prévus par l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72, il faut, à tout le moins, qu’il soit établi que, au regard du droit national applicable, à savoir le droit tunisien, la notion de « détournement de fonds publics », telle qu’employée à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2011/72, recouvre ou, à tout le moins, implique nécessairement celle de « blanchiment d’argent » (voir, en ce sens, arrêts Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 94 ; Chiboub/Conseil, point 69 supra, point 55, et Al Matri/Conseil, point 69 supra, point 48). Toutefois, en l’espèce, le Conseil n’établit ni même d’ailleurs ne soutient que, en dépit de la divergence existant prima facie entre les notions de « blanchiment d’argent » et de « détournement de fonds publics », un individu puisse être qualifié, au regard du droit pénal tunisien, de « responsable du détournement de fonds publics » ou d’associé à un tel responsable pour la seule raison qu’il est l’objet d’une « enquête judiciaire » pour des faits de « blanchiment d’argent ».

73      À titre superfétatoire, il peut être noté que, dans le cadre du droit de l’Union, le « blanchiment d’argent » recouvre notamment la conversion et le transfert intentionnels de biens provenant d’une activité criminelle, quelle qu’elle soit, dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite desdits biens ou d’aider toute personne qui est impliquée dans cette activité à échapper aux conséquences juridiques de ses actes. Cela résulte, en particulier, de la définition donnée à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2005, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (JO L 309, p. 15), dont le libellé reprend, en substance, celui de l’article 9 de la convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme, ouverte à la signature le 16 mai 2005, signée par l’Union le 2 avril 2009, mais non encore approuvée par elle. Or, force est de constater que, ainsi défini, le « blanchiment d’argent » ne correspond pas aux seuls agissements permettant de dissimuler l’origine illicite d’avoirs issus de détournements de fonds publics (arrêts Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 95 ; Chiboub/Conseil, point 69 supra, point 56, et Al Matri/Conseil, point 69 supra, point 49).

74      Il suit de là que la décision 2012/50 a maintenu le requérant sur la liste prévue à l’article 1er de la décision 2011/72, en faisant application d’un critère autre que celui prévu à cet article.

75      Le troisième moyen est donc fondé.

 Sur le quatrième moyen, tiré de la violation du droit de propriété

76      L’article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux garantit le droit de propriété. Ce droit ne constitue toutefois pas une prérogative absolue et peut, en conséquence, faire l’objet de limitations (voir arrêt Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 75, et la jurisprudence citée).

77      En l’espèce, par le quatrième moyen, le requérant fait valoir que, « eu égard à [sa] portée générale et à [sa] durée effective », le gel d’avoirs auquel il a été soumis a des effets considérables sur l’exercice de son droit de propriété. Il ajoute que le Conseil n’a pas démontré que ce gel d’avoirs était nécessaire et proportionné aux objectifs poursuivis et en conclut qu’il ne peut que violer le droit de propriété.

78      Ce moyen est fondé.

79      En effet, d’une part, la décision 2012/50 a eu pour effet de proroger jusqu’au 31 janvier 2013 le gel des avoirs du requérant. De par sa nature, cette décision a nécessairement restreint l’exercice du droit de propriété du requérant.

80      D’autre part, il résulte de l’article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux que, pour être tenue conforme au droit de l’Union, une limitation à l’exercice du droit de propriété doit, en tout état de cause, être « prévue par la loi » (voir arrêt Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 79, et la jurisprudence citée). En d’autres termes, la mesure dont il s’agit doit avoir une base juridique. Or, en l’espèce, il ressort de ce qui a été dit au point 74 ci-dessus que la prorogation de l’inscription du nom du requérant sur l’annexe à la décision 2011/72, qui résulte de la décision 2012/50, est dépourvue de base juridique. Ainsi, cette prorogation ne peut être regardée comme étant prévue par la loi au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux. Elle restreint donc illégalement l’exercice, par le requérant, de son droit de propriété.

81      Il résulte de ce qui précède que l’annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79 et prorogée par la décision 2012/50, doit être annulée en tant qu’elle mentionne le nom du requérant.

82      Dès lors, il n’est besoin ni de statuer sur le surplus des moyens du recours ni de se prononcer sur la demande tendant à l’adoption de la mesure d’organisation de la procédure sollicitée par le requérant, laquelle visait à obtenir la divulgation de « tous les documents relatifs à l’adoption » du règlement n° 101/2011.

2.     Sur l’effet dans le temps de l’annulation

83      Les arrêts par lesquels le Tribunal annule une décision prise par une institution ou un organe de l’Union ont, en principe, un effet immédiat, en ce sens que l’acte annulé est éliminé rétroactivement de l’ordre juridique et censé n’avoir jamais existé. Il n’en reste pas moins que, sur le fondement de l’article 264, second alinéa, TFUE, le Tribunal peut maintenir provisoirement les effets d’une décision annulée (arrêts Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 118 ; Chiboub/Conseil, point 69 supra, points 93 et 94, et Al Matri/Conseil, point 69 supra, points 87 et 88).

84      En l’espèce, le nom du requérant est réputé ne plus avoir été mentionné sur la liste annexée à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, depuis le 31 janvier 2012.

85      En effet, en premier lieu, il ressort de tout ce qui précède que le maintien de son inscription entre cette date et le 31 janvier 2013, en vertu de la décision 2012/50, est illégal.

86      En second lieu, il apparaît que la décision 2013/72, mentionnée au point 18 ci-dessus, n’a eu ni pour objet ni pour effet de créer une nouvelle liste annexée à la décision 2011/72, se substituant à celle modifiée par la décision d’exécution 2011/79. Elle a eu pour seule conséquence de proroger une nouvelle fois, à compter du 31 janvier 2013, date de son entrée en vigueur, la durée de validité de la décision 2011/72 et des mesures individuelles de gel d’avoirs comprises dans son annexe, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79. Or, en raison de l’effet rétroactif de l’annulation prononcée au point 81 ci-dessus, il convient de considérer que, à la date d’adoption de la décision 2013/72, le requérant n’était plus visé par aucune de ces mesures individuelles prévues par la décision d’exécution 2011/79.

87      Dans ces conditions, si le présent arrêt prenait effet immédiatement, le requérant pourrait, dès la date de son prononcé, transférer tout ou partie de ses actifs hors de l’Union européenne, de sorte qu’une atteinte sérieuse et irréversible risquerait d’être causée à l’efficacité de tout gel d’avoirs susceptible d’être, à l’avenir, décidé par le Conseil à son égard (voir, en ce sens, arrêt Trabelsi e.a./Conseil, point 56 supra, point 121, et la jurisprudence citée).

88      Or, eu égard à la nature des moyens accueillis, il ne saurait être exclu que, pour des raisons autres que celles mentionnées dans la décision d’exécution 2011/79, il soit justifié de maintenir le nom du requérant sur la liste annexée à la décision 2011/72.

89      Il suit de là que, par analogie avec les dispositions de l’article 60, second alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, lesquelles visent le cas des règlements annulés, il y a lieu de maintenir, sur le fondement de l’article 264 TFUE, les effets de la décision 2012/50 à l’égard du requérant, et ce jusqu’à l’expiration du délai de pourvoi ou, si un pourvoi a été introduit dans ce délai, jusqu’au rejet de celui-ci.

3.     Sur les conclusions en indemnité

90      Selon une jurisprudence constante, l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir, premièrement, l’illégalité du comportement reproché, deuxièmement, l’existence d’un préjudice réel et certain et, troisièmement, l’existence d’un lien direct de causalité entre ledit comportement et le préjudice. Dès lors que l’une de ces conditions n’est pas remplie, le recours doit être rejeté dans son ensemble, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les autres conditions sont satisfaites (voir arrêt du Tribunal du 10 mai 2006, Galileo International Technology e.a./Commission, T‑279/03, Rec. p. II‑1291, points 76 et 77, et la jurisprudence citée).

91      Par ailleurs, il appartient à la partie requérante de prouver que la condition tenant à l’existence d’un préjudice réel et certain est remplie (voir arrêt de la Cour du 9 novembre 2006, Agraz e.a./Commission, C‑243/05 P, Rec. p. I‑10833, point 27, et la jurisprudence citée) et, plus particulièrement, d’apporter des preuves concluantes tant de l’existence que de l’étendue de ce préjudice (voir arrêt de la Cour du 16 septembre 1997, Blackspur DIY e.a./Conseil et Commission, C‑362/95 P, Rec. p. I‑4775, point 31, et la jurisprudence citée).

 Sur le préjudice moral

92      Certes, il est vraisemblable que l’inscription du nom du requérant, au titre de la période mentionnée par la décision 2012/50, sur l’annexe à la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79, ait été source d’opprobre et doive, par conséquent, être regardée comme la cause d’un préjudice moral (voir, par analogie, arrêts de la Cour du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission, C‑239/12 P, non encore publié au Recueil, point 76, et du 6 juin 2013, Ayadi/Commission, C‑183/12 P, non encore publié au Recueil, point 73).

93      Toutefois, le requérant n’a pas soutenu avoir subi un préjudice de nature morale.

94      Au surplus, à supposer néanmoins qu’un tel préjudice ait été invoqué, l’annulation contentieuse prononcée au point 81 ci-dessus est de nature à constituer une forme de réparation du préjudice moral ainsi subi (voir, en ce sens, arrêts Abdulrahim/Conseil et Commission, point 92 supra, point 72, et Ayadi/Commission, point 92 supra, point 70).

 Sur les préjudices patrimoniaux

95      Le requérant fait valoir que le gel de ses avoirs, qui « touche également son épouse », est illégal et a été la cause directe de deux chefs de préjudices.

96      D’une part, le gel de ses avoirs entraînerait « plusieurs impayés et [le] plonge[rait] dans une situation insupportable et injustifiée » : aucune des « factures courantes (eau, électricité, gaz...) » n’aurait pu être honorée ; en outre, les frais de scolarité de sa fille n’auraient pas pu être payés, ce qui aurait entraîné une menace d’exclusion de l’enfant âgée de 7 ans ; cette dernière n’aurait d’ailleurs pas pu être réinscrite à l’école.

97      D’autre part, il ne pourrait plus « recevoir le moindre revenu ». Il devrait ainsi, pour subsister, faire appel au soutien de proches.

98      Toutefois, à l’appui de son recours, le requérant s’est borné à produire, premièrement, des documents relatifs à l’achat d’un appartement en 1989, au paiement de cet achat et à son financement (annexes 1 à 5 de la requête), deuxièmement, certains de ses bulletins de paie et de ceux de son épouse (annexes 6 et 7 de la requête), troisièmement, des relevés de comptes bancaires détenus auprès de BNP Paribas SA et de la Caisse régionale de crédit agricole mutuel de Normandie-Seine, dont les plus récents datent du mois de février 2011 et qui témoignent, en la fin de ce mois, de soldes créditeurs (annexe 8 de la requête), quatrièmement, des copies de la décision 2011/72, de la décision d’exécution 2011/79 et du règlement n° 101/2011 (annexes 9 à 11 de la requête) et, cinquièmement, les lettres du Conseil décrites aux points 13 et 17 ci-dessus (annexes 12 et 13 de la requête).

99      Or, aucune de ces offres de preuve n’est susceptible de justifier de la réalité, et a fortiori du quantum, des préjudices patrimoniaux invoqués, dont la cause déterminante est, d’après le requérant, l’inscription de son nom sur la liste annexée à la décision 2011/72, le 4 février 2011.

100    Il s’ensuit que les conclusions en indemnité doivent en tout état de cause être rejetées.

 Sur les dépens

101    En vertu de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

102    En vertu de l’article 87, paragraphe 4, du règlement de procédure, les institutions qui sont intervenues au litige supportent leurs dépens.

103    En l’espèce, dès lors que le Conseil a succombé pour l’essentiel, il convient de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions du requérant.

104    Par ailleurs, observant que le requérant avait indiqué qu’une somme de 10 500 euros devrait lui être attribuée en dédommagement de ses frais de défense (voir points 19 et 22 ci-dessus), le Tribunal rappelle que, en cas de contestation entre les parties, le Tribunal statue, à la demande de la partie intéressée, sur les dépens récupérables, par voie d’ordonnance adoptée sur le fondement de l’article 92, paragraphe 1, du règlement de procédure.

105    Enfin, en tant qu’institution intervenante, la Commission supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (troisième chambre)

déclare et arrête :

1)      L’annexe à la décision 2011/72/PESC du Conseil, du 31 janvier 2011, concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Tunisie, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79/PESC du Conseil, du 4 février 2011, mettant en œuvre la décision 2011/72, est annulée en tant que cette annexe a été prorogée par la décision 2012/50/PESC du Conseil, du 27 janvier 2012, modifiant la décision 2011/72, et qu’elle mentionne le nom de M. Mehdi Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali.

2)      Les effets de l’annexe de la décision 2011/72, telle que modifiée par la décision d’exécution 2011/79 et prorogée par la décision 2012/50, à l’égard de M. Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali, sont maintenus jusqu’à l’expiration du délai de pourvoi contre le présent arrêt ou, si un pourvoi est introduit dans ce délai, jusqu’au rejet de celui-ci.

3)      Le surplus du recours est rejeté.

4)      Le Conseil de l’Union européenne est condamné à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par M. Ben Tijani Ben Haj Hamda Ben Haj Hassen Ben Ali.

5)      La Commission européenne supportera ses propres dépens.

Czúcz

Labucka

Gratsias

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 2 avril 2014.

Signatures


* Langue de procédure : le français.