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Affaire T522/20

Carpatair SA

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (huitième chambre élargie) du 8 février 2023

« Aides d’État – Secteur aérien – Mesures mises à exécution par la Roumanie en faveur de l’aéroport de Timișoara – Mesures mises à exécution par l’aéroport de Timișoara en faveur de Wizz Air et des compagnies aériennes utilisatrices de celui-ci – Décision constatant pour partie l’absence d’aide d’État en faveur de l’aéroport de Timișoara et des compagnies aériennes utilisatrices de ce dernier – Redevances aéroportuaires – Recours en annulation – Acte réglementaire – Affectation individuelle – Affectation substantielle de la position concurrentielle – Affectation directe – Intérêt à agir – Recevabilité – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Caractère sélectif – Avantage – Critère de l’opérateur privé »

1.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Intérêt à agir – Nécessité d’un intérêt né et actuel – Appréciation au moment de l’introduction du recours – Annulation de l’acte attaqué susceptible de procurer un avantage pour le requérant dans le cadre d’un recours devant les juridictions nationales – Recevabilité – Possibilité pour le juge de l’Union d’apprécier la probabilité du bien-fondé du recours devant le juge national – Exclusion

(Art. 263 TFUE)

(voir points 27-38)

2.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Notion d’acte réglementaire au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE – Tout acte de portée générale à l’exception des actes législatifs – Décision de la Commission constituée de deux parties – Première partie portant sur un régime de redevances aéroportuaires applicable à toutes les compagnies aériennes utilisant un certain aéroport – Acte de portée générale – Inclusion – Seconde partie portant sur des accords applicables uniquement aux parties contractantes – Mesures individuelles – Exclusion

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 47-53)

3.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement et individuellement – Affectation individuelle – Critères – Décision de la Commission en matière d’aides d’État adoptée à l’issue de la procédure formelle d’examen – Recours d’une entreprise concurrente mettant en cause le bien-fondé de la décision – Entreprise justifiant d’une affectation substantielle de sa position sur le marché – Recevabilité

(Art. 108, § 2 et 3, et 263, 4e al., TFUE)

(voir points 54, 55)

4.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement et individuellement – Affectation individuelle – Critères – Charge de la preuve incombant à la partie requérante – Portée

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 56-59, 81-84)

5.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement et individuellement – Affectation directe – Critères – Décision de la Commission constatant l’absence d’aide d’État – Recours d’une entreprise concurrente de l’entreprise bénéficiaire – Entreprise concurrente justifiant d’une affectation directe de son droit à ne pas subir une concurrence faussée – Recevabilité

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 87-91)

6.      Procédure juridictionnelle – Production des preuves – Délai – Dépôt tardif des offres de preuve – Absence de justification valable de la tardiveté – Irrecevabilité

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 85, § 1)

(voir points 97, 98)

7.      Procédure juridictionnelle – Production des preuves – Production de pièces rédigées dans une langue autre que la langue de procédure – Obligation de fournir une traduction dans la langue de procédure – Violation – Conséquences – Régularisation spontanée par la partie requérante – Recevabilité

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 46, § 2 et 3)

(voir points 101-106)

8.      Aides accordées par les États – Notion – Caractère sélectif de la mesure – Mesure prévoyant des réductions sur les redevances aéroportuaires ouvertes à toutes les compagnies aériennes utilisant l’aéroport concerné – Conditions d’application limitant le bénéfice d’une des réductions prévues à une seule compagnie aérienne – Mesure pouvant être qualifiée de sélective

(Art. 107, § 1, TFUE)

(voir points 125-132, 138-148)

9.      Aides accordées par les États – Notion – Appréciation selon le critère de l’investisseur privé – Appréciation au regard de tous les éléments pertinents de l’opération litigieuse et de son contexte – Prise en compte des éléments disponibles et des évolutions prévisibles au moment de la prise de la décision portant sur la mesure en cause – Prise en compte d’éléments postérieurs à l’adoption de la mesure concernée – Exclusion

(Art. 107, § 1, TFUE)

(voir points 170-173, 186-190, 192-199)

10.    Aides accordées par les États – Notion – Appréciation selon le critère de l’investisseur privé – Appréciation au regard de tous les éléments pertinents de l’opération litigieuse et de son contexte – Obligation de l’État membre de fournir des éléments objectifs et vérifiables faisant ressortir le caractère économique de l’opération – Charge de la preuve incombant à la Commission – Portée

(Art. 107, § 1, TFUE)

(voir points 174-177, 179-184, 191)

Résumé

Le Tribunal annule la décision de la Commission européenne validant les aides roumaines à l’aéroport international de Timişoara en faveur de Wizz Air.

La Commission a commis plusieurs erreurs de droit lors de l’examen du caractère sélectif et du caractère avantageux desdites mesures

L’aéroport international de Timişoara, situé dans l’ouest de la Roumanie, est exploité par la Societăţii Naţionale « Aeroportul Internaţional Timişoara – Traian Vuia » SA (ci-après « AITTV »), qui est une société par actions dont l’État roumain détient 80 % des actions.

En prévision de l’augmentation du trafic devant résulter de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne en 2007, et afin de satisfaire aux conditions d’adhésion à l’espace Schengen en matière de sécurité, AITTV a reçu de l’État roumain un financement pour la construction d’un terminal pour les vols hors Schengen et pour des équipements de sécurité.

Par ailleurs, dans le cadre d’une stratégie visant à attirer des compagnies aériennes à bas coût et à accroître la rentabilité globale de l’aéroport, AITTV a signé, en 2008, avec Wizz Air Hungary Légiközlekedési Zrt. (ci-après « Wizz Air »), une compagnie aérienne hongroise à bas coût, des accords définissant les principes de leur coopération ainsi que les conditions générales d’utilisation des infrastructures et des services aéroportuaires par Wizz Air (ci-après les « accords de 2008 »). Deux de ces accords ont été modifiés en 2010 au moyen d’un nouveau régime de réductions convenu entre Wizz Air et AITTV (ci-après les « accords modificatifs de 2010 »). Conformément aux publications d’information aéronautique (ci-après les « PIA ») de 2007, de 2008 et de 2010, Wizz Air a également bénéficié de remises et de rabais sur les redevances aéroportuaires.

En 2010, la compagnie aérienne régionale roumaine Carpatair SA a déposé devant la Commission européenne une plainte mettant en cause des aides accordées par les autorités roumaines à l’aéroport international de Timişoara en faveur de Wizz Air.

Par décision du 24 février 2020 (ci-après la « décision litigieuse »), la Commission a considéré, d’une part, que le financement public octroyé entre 2007 et 2009 à AITTV pour le développement du terminal pour les vols hors Schengen, l’amélioration de la voie de circulation, l’extension de l’aire de trafic et le matériel de balisage constitue une aide d’État qui est compatible avec le marché intérieur au titre de l’article 107, paragraphe 3, point c), TFUE (1). D’autre part, la Commission a constaté que le financement public de la voie d’accès et du développement du parc de stationnement en 2007 et des équipements de sécurité en 2008, les redevances aéroportuaires figurant dans les PIA de 2007, de 2008 et de 2010 ainsi que les accords de 2008 conclus avec Wizz Air, y compris les accords modificatifs de 2010, ne constituent pas des aides d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.

Carpatair SA a introduit un recours tendant à l’annulation de cette décision dans la mesure où la Commission a constaté que ni les remises et les rabais sur les redevances aéroportuaires figurant dans la PIA de 2010 ni les accords de 2008, tels que modifiés en 2010 (ci-après les « mesures litigieuses ») ne constituent des aides d’État. En accueillant ce recours, le Tribunal relève plusieurs erreurs de droit commises par la Commission lors de l’examen du caractère sélectif de ces mesures et de leur caractère avantageux.

Appréciation du Tribunal

À titre liminaire, le Tribunal écarte l’argumentation de la Commission selon laquelle le recours introduit par Carpatair SA serait irrecevable au motif que cette dernière ne dispose ni de la qualité pour agir en annulation de la décision litigieuse ni d’un intérêt né et actuel à l’annulation de cette décision.

S’agissant de la qualité pour agir de Carpatair SA, le Tribunal rappelle que, aux termes de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, toute personne physique ou morale peut former un recours contre un acte dont elle n’est pas le destinataire si celui-ci la concerne directement et individuellement ou s’il est dirigé contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution. Au regard de cette dichotomie, le Tribunal précise que la partie de la décision litigieuse concernant les redevances aéroportuaires constitue un acte réglementaire, de sorte que le recours de Carpatair SA contre cette partie est recevable à condition qu’elle en soit directement affectée. En revanche, les accords de 2008 et leurs modifications en 2010 devant être qualifiés de mesures individuelles, le recours de Carpatair SA contre la partie de la décision litigieuse consacrée à ces accords n’est recevable que si elle démontre qu’ils l’affectent non seulement directement mais également individuellement.

En ce qui concerne l’affectation individuelle de Carpatair SA par la partie de la décision litigieuse consacrée aux accords de 2008 et à leurs modifications en 2010, le Tribunal observe qu’une telle affectation ne saurait certes être inférée de la seule participation de cette entreprise à la procédure administrative préalable à l’adoption de la décision litigieuse. Toutefois, comme lesdits accords étaient susceptibles d’affecter de façon substantielle sa position concurrentielle sur les marchés sur lesquels elle entretenait un rapport de concurrence avec Wizz Air, Carpatair SA a établi, à suffisance de droit, son affectation individuelle. Par ailleurs, l’évaluation de l’affectation substantielle devant se faire au regard de la situation au moment où les mesures litigieuses ont été octroyées et étaient susceptibles d’avoir un effet, les arguments selon lesquels Carpatair SA aurait changé de modèle commercial et cessé ses activités à l’aéroport international de Timişoara depuis 2013 ne sauraient remettre en question cette conclusion.

Le Tribunal considère, en outre, que Carpatair SA est directement affectée par la décision litigieuse en ce que, d’une part, celle-ci affecte directement son droit à ne pas subir sur le marché en cause une concurrence faussée par les mesures litigieuses et, d’autre part, elle laisse entiers les effets des mesures litigieuses de manière purement automatique en vertu de la seule réglementation de l’Union et sans application d’autres règles intermédiaires.

Après avoir confirmé la recevabilité du recours introduit par Carpatair SA, le Tribunal constate, sur le fond, que la décision litigieuse est entachée de plusieurs erreurs de droit affectant la conclusion que ni les remises et les rabais sur les redevances aéroportuaires figurant dans la PIA 2010 ni les accords conclus avec Wizz Air en 2008, tels que modifiés en 2010, ne constituent des aides d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, les premiers faute de caractère sélectif et les seconds faute d’avantage économique conféré à Wizz Air.

S’agissant, en premier lieu, du caractère sélectif des remises et des rabais sur les redevances aéroportuaires figurant dans la PIA 2010, le Tribunal rappelle que, si seules les mesures qui confèrent un avantage de manière sélective relèvent de la notion d’aide d’État, il ressort de la jurisprudence que des interventions qui, à première vue, sont applicables à la généralité des entreprises peuvent, en fonction de leurs effets, présenter une certaine sélectivité et, partant, être considérées comme des mesures destinées à favoriser certaines entreprises ou certaines productions. Une telle sélectivité de facto peut être établie dans des situations où, bien que les critères formels pour l’application de la mesure soient formulés en termes généraux et objectifs, la mesure est agencée d’une manière telle que ses effets favorisent sensiblement un groupe particulier d’entreprises.

En l’espèce, la PIA de 2010 énumérait, notamment, trois types de réductions sur les redevances aéroportuaires applicables à toutes les compagnies aériennes utilisant ou susceptibles d’utiliser l’aéroport international de Timişoara. Le troisième type de réduction prévoyait, dans ce cadre, des réductions de 72 à 85 % pour les aéronefs d’un poids maximal au décollage supérieur à 70 tonnes avec plus de 10 000 passagers embarqués par mois.

Or, bien que les trois types de réductions répondaient à des conditions différentes et n’étaient pas cumulatives, la Commission a exclu leur caractère sélectif sur la base d’un examen conjoint. Dans ce contexte, la Commission ne s’était pas non plus prononcée sur la question de savoir si des compagnies aériennes autres que Wizz Air avaient dans leur flotte des aéronefs, de taille appropriée et assurant des fréquences suffisantes, leur permettant effectivement de bénéficier du troisième type de réduction susmentionnée. Au regard de ces observations, le Tribunal conclut que, en omettant d’examiner si le troisième type de réduction, pris isolément, favorisait Wizz Air du fait de ses conditions d’application, comme le soutenait Carpatair SA, la Commission a commis une erreur de droit.

S’agissant, en second lieu, de la question de savoir si un avantage économique a été conféré à Wizz Air par les accords de 2008, tels que modifiés en 2010, le Tribunal rappelle que cette appréciation s’effectue en principe par application du critère de l’opérateur privé en économie de marché. Pour rechercher si l’État membre ou l’entité publique concernée a adopté le comportement d’un opérateur privé avisé dans une économie de marché, seuls sont pertinents les éléments disponibles et les évolutions prévisibles au moment où la décision de procéder à l’opération en cause a été prise. Or, la conclusion à laquelle est parvenue la Commission dans la décision litigieuse, selon laquelle un opérateur privé en économie de marché avisé aurait conclu les accords de 2008, tels que modifiés en 2010, avec Wizz Air, était entièrement fondée sur des éléments de preuve établis ex post, et, notamment, sur un rapport établi en 2015.

À ce dernier égard, le Tribunal précise qu’il ne saurait être considéré, du seul fait que ce rapport de 2015 serait fondé sur les éléments disponibles et sur les évolutions prévisibles au moment où les accords de 2008 ont été adoptés, qu’il équivaudrait à une analyse ex ante à même de démontrer le respect du critère de l’opérateur privé en économie de marché. Par ailleurs, bien que les analyses économiques complémentaires reconstituées ex post, fournies par la Roumanie et par Wizz Air lors de la procédure administrative, soient susceptibles d’éclairer les éléments existants au moment de la conclusion des accords de 2008 et doivent être prises en compte par la Commission, il n’en reste pas moins que ces analyses ne venaient pas compléter des éléments constitués avant la conclusion desdits accords, mais ils étaient les seuls éléments sur lesquels la Commission a fondé son appréciation des accords de 2008.

Partant, le Tribunal estime que la Commission n’a pas légalement fondé sa conclusion selon laquelle les accords de 2008 et les accords modificatifs de 2010 n’avaient pas conféré à Wizz Air un avantage économique qu’elle n’aurait pas obtenu dans des conditions normales de marché et ne constituaient donc pas une aide d’État.

À la lumière de ces considérations, le Tribunal accueille le recours et annule la décision litigieuse pour autant qu’elle conclut que les redevances aéroportuaires figurant dans la PIA de 2010 et les accords de 2008, y compris les accords modificatifs de 2010, ne constituent pas des aides d’État.


1      Selon cette disposition, les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt commun.