Language of document : ECLI:EU:C:2016:326

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 4 mai 2016 (1)

Affaire C‑110/15

Microsoft Mobile Sales International Oy, anciennement Nokia Italia SpA,

Hewlett-Packard Italiana Srl,

Telecom Italia SpA,

Samsung Electronics Italia SpA,

Dell SpA,

Fastweb SpA,

Sony Mobile Communications Italy SpA,

Wind Telecomunicazioni SpA,

Contre

Ministero per i beni e le attività culturali (MiBAC),

Società italiana degli autori ed editori (SIAE),

Istituto per la tutela dei diritti degli artisti interpreti esecutori (IMAIE), en liquidation,

Associazione nazionale industrie cinematografiche audiovisive e multimediali (ANICA) et

Associazione produttori televisivi (APT)

[demande de décision préjudicielle formée par le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie)]

« Propriété intellectuelle – Directive 2001/29/CE – Droits d’auteur et droits voisins – Article 5 – Droits de reproduction exclusifs – Exceptions et limitations – Compensation équitable – Portée – Détermination, par voie de négociation privée, des critères d’exonération préalable du prélèvement – Remboursement de la compensation pouvant être demandé uniquement par l’utilisateur final »





1.        La présente demande de décision préjudicielle du Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) porte sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE (2). Cette disposition permet aux États membres de prévoir, pour la copie privée, une exception au « droit de reproduction » exclusif des titulaires de droits. Lorsqu’un État membre décide de limiter de la sorte les droits exclusifs des titulaires de droits, il est tenu par ladite directive de mettre en place un système qui assure aux titulaires de droits une compensation équitable pour l’utilisation des œuvres protégées.

2.        En Italie, où la copie privée est autorisée, cette compensation prend la forme d’un prélèvement pour copie privée perçu sur les équipements, les dispositifs et les supports qui permettent de copier des œuvres et des contenus protégés. Les questions préjudicielles portent sur la compatibilité du système italien de compensation avec la directive 2001/29. Cette affaire est plus particulièrement l’occasion pour la Cour de définir les limites de la marge d’appréciation dont disposent les États membres lorsqu’ils élaborent les détails du système de compensation pour copie privée et de donner des orientations sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

3.        La directive 2001/29 traite de l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins.

4.        Le considérant 31 de la directive 2001/29 indique qu’un des objectifs de la directive est d’assurer le maintien d’un juste équilibre en matière de droits et d’intérêts entre les différentes catégories de titulaires de droits ainsi qu’entre celles-ci et les utilisateurs de contenus protégés.

5.        Le considérant 35 porte sur les exceptions et les limitations. Aux termes de ce considérant, dans certains cas, les titulaires de droits doivent recevoir une compensation équitable afin de les indemniser de manière adéquate pour l’utilisation qui est faite de leurs œuvres ou autres contenus protégés. Pour déterminer la forme, des modalités et du niveau éventuel d’une telle compensation équitable, il convient de tenir compte des circonstances propres à chaque cas. Un élément considéré comme particulièrement important dans l’appréciation de ces circonstances est le préjudice potentiel subi par les titulaires de droits en raison de l’acte en question.

6.        L’article 2 de la directive 2001/29 concerne le droit de reproduction. Il dispose ce qui suit :

« Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie :

a)      pour les auteurs, de leurs œuvres ;

b)      pour les artistes interprètes ou exécutants, des fixations de leurs exécutions ;

c)      pour les producteurs de phonogrammes, de leurs phonogrammes ;

d)      pour les producteurs des premières fixations de films, de l’original et de copies de leurs films ;

e)      pour les organismes de radiodiffusion, des fixations de leurs émissions, qu’elles soient diffusées par fil ou sans fil, y compris par câble ou par satellite. »

7.        L’article 5 de la directive traite des exceptions et des limitations au droit de reproduction. Il prévoit notamment ce qui suit :

« […]

2.      Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations au droit de reproduction prévu à l’article 2 dans les cas suivants :

[…]

b)      lorsqu’il s’agit de reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à condition que les titulaires de droits reçoivent une compensation équitable qui prend en compte l’application ou la non application des mesures techniques visées à l’article 6 aux œuvres ou objets concernés ;

[…] »

B –    Le droit italien

8.        Les dispositions pertinentes de la legge no 633 sulla protezione del diritto d’autore e di altri diritti connessi al suo esercizio (loi no 633 portant protection du droit d’auteur et des autres droits liés à son exercice), du 22 avril 1941 (3), sont les suivantes.

9.        L’article 71 sexies dispose ce qui suit :

« Est autorisée la copie privée de phonogrammes et de vidéogrammes sur tout support, effectuée par une personne physique pour un usage exclusivement personnel, sans but de lucre et à des fins non directement ni indirectement commerciales, dans le respect des mesures techniques visées à l’article 102 quater.

[…] »

10.      L’article 71 septies est libellé comme suit :

« 1. Les auteurs et les producteurs de phonogrammes ainsi que les producteurs originaires d’œuvres audiovisuelles, les artistes interprètes et exécutants, les producteurs de vidéogrammes et leurs ayants cause ont droit à une compensation pour la copie privée de phonogrammes et de vidéogrammes visée à l’article 71 sexies. Ladite compensation est constituée, pour les appareils exclusivement destinés à l’enregistrement analogique ou numérique de phonogrammes ou de vidéogrammes, d’une partie du prix payé par l’acquéreur final au détaillant, laquelle est calculée, pour les appareils multifonctionnels, sur le prix d’un appareil ayant des caractéristiques équivalentes à celle du composant interne destiné à l’enregistrement ou, si ce n’est pas possible, d’un montant fixe pour chaque appareil. Pour les supports d’enregistrement audio et vidéo, tels que les supports analogiques, numériques, les mémoires fixes ou transférables destinées à l’enregistrement de phonogrammes ou vidéogrammes, la compensation est constituée d’une somme proportionnée à la capacité d’enregistrement des mêmes supports. Pour les systèmes d’enregistrement vidéo à distance, la compensation visée au présent paragraphe est due par la personne qui fournit le service et est proportionnée à la rémunération obtenue pour la prestation du service lui-même.

2. La compensation visée au paragraphe 1 est déterminée, dans le respect de la législation communautaire et en tout état de cause en tenant compte des droits de reproduction, par un décret du ministre des Biens et Activités culturelles [MiBAC] adopté au plus tard le 31 décembre 2009, sur avis […] des associations les plus représentatives des producteurs des appareils et des supports visés au paragraphe 1. Pour déterminer la compensation, il est tenu compte de la présence ou non des mesures techniques visées à l’article 102 quater, de même que de l’incidence différente de la copie numérique par rapport à la copie analogique. Le décret est mis à jour tous les trois ans.

3. La compensation est due par celui qui fabrique ou importe sur le territoire de l’État, à des fins lucratives, les appareils et les supports visés au paragraphe 1. […] À défaut de versement, le distributeur des appareils et des supports d’enregistrement en répond solidairement. »

11.      L’article 71 octies prévoit ce qui suit :

« 1. La rémunération visée à l’article 71 septies pour les appareils et les supports d’enregistrement est versée à la Società italiana degli autori ed editori (SIAE), laquelle procède à la répartition nette des frais, à hauteur de cinquante pour cent pour les auteurs et leurs ayants cause et à hauteur de cinquante pour cent pour les producteurs de phonogrammes, également par l’intermédiaire d’organisations représentatives.

2. Les producteurs de phonogrammes doivent reverser promptement, en tout état de cause dans les six mois, la moitié de leur rémunération, au sens du paragraphe 1, aux artistes interprètes ou exécutants intéressés.

3. La rémunération visée à l’article 71 septies pour les appareils et les supports d’enregistrement vidéo est versée à la [SIAE], laquelle procède à la répartition nette des frais, également par l’intermédiaire d’organisations représentatives, à hauteur de trente pour cent pour les auteurs et, pour les autres soixante-dix pour cent, à parts égales entre les producteurs originaires des œuvres audiovisuelles, les producteurs de vidéogrammes et les artistes interprètes ou exécutants. La part revenant aux artistes interprètes ou exécutants est destinée, à cinquante pour cent, aux activités et objectifs visés à l’article 7, alinéa 2, de la loi no 93 du 5 février 1992.

[…] »

12.      Le 30 décembre 2009, le MiBAC a adopté le décret visé à l’article 71 septies, paragraphe 2, de la loi sur le droit d’auteur (ci-après le « décret attaqué »).

13.      L’article 4 de l’annexe technique à ce décret prévoit ce qui suit :

« 1. La [SIAE] met en place des protocoles destinés à une application plus efficace des présentes dispositions, afin notamment de pratiquer des exonérations objectives et subjectives comme, à titre d’exemple, dans les cas d’usage professionnel d’appareils ou de supports ou pour certains appareils pour jeux vidéo. Ces protocoles sont conclus avec les personnes tenues de verser la compensation pour copie privée ou leurs associations sectorielles.

[…] »

II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.      Les parties requérantes dans l’affaire au principal sont des fabricants et détaillants d’ordinateurs personnels, de CD, de dispositifs d’enregistrement, de téléphones mobiles et de caméras.

15.      Le MiBAC a adopté le décret attaqué et son annexe technique en application de l’article 71 septies, paragraphe 2, de la loi sur le droit d’auteur. L’annexe détermine les règles de calcul de la compensation pour copie privée de phonogrammes et de vidéogrammes due aux titulaires de droits. En ce qui concerne plus particulièrement la présente affaire, le décret attaqué étend le champ d’application de la compensation équitable. Il en résulte que le prélèvement pour copie privée s’applique désormais également à des dispositifs et des supports tels que les téléphones mobiles, les ordinateurs et autres équipements, même si ces appareils ne sont pas spécifiquement conçus pour la reproduction, pour l’enregistrement ou pour la mémorisation de contenus. Avant l’adoption du décret attaqué, en revanche, seuls les appareils conçus principalement, sinon exclusivement, pour l’enregistrement de copies de phonogrammes ou de vidéogrammes étaient soumis au prélèvement en question.

16.      Après l’adoption du décret attaqué, les parties requérantes dans l’affaire au principal ont présenté devant le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie) un recours tendant à son annulation. Elles invoquent l’incompatibilité du décret attaqué avec le droit de l’Union. Selon elles, cette incompatibilité résulte notamment du fait que des personnes physiques ou morales qui n’effectuent manifestement pas d’actes de copie privée sont elles aussi soumises au prélèvement en question. Dans ce cadre, les requérantes contestant également les pouvoirs que le décret attaqué confère à la SIAE. La marge de manœuvre laissée à la SIAE pour gérer le prélèvement ne permet en effet pas de garantir l’égalité de traitement des redevables de ce prélèvement.

17.      Le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium) n’a pas fait droit aux recours des requérantes.

18.      Les requérantes ont alors interjeté appel de cette décision devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État). Nourrissant des doutes quant à l’interprétation correcte de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, cette juridiction a décidé de sursoir à statuer et d’adresser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Le droit communautaire, et notamment le considérant 31 et l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE, s’opposent-ils à une législation nationale (précisément l’article 71 sexies de la loi italienne sur le droit d’auteur, lu en combinaison avec l’article 4 [de l’annexe] du décret ministériel du 30 décembre 2009) qui, lorsque des supports et des dispositifs sont achetés à des fins manifestement autres que celle de la copie privée, c’est-à-dire pour un usage exclusivement professionnel, s’en remet, pour déterminer les critères d’exonération ex ante du prélèvement pour copie privée, à la conclusion d’accords – ou la “libre négociation” – de droit privé, en particulier aux “protocoles d’application” visés audit article 4, sans prévoir de règles générales ni aucune garantie d’égalité de traitement entre la SIAE et les personnes tenues au versement de la compensation ou leurs associations sectorielles ?

2)      Le droit communautaire, et notamment le considérant 31 et l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE, s’opposent-ils à une législation nationale (précisément l’article 71 sexies de la loi italienne sur le droit d’auteur, lu en combinaison avec le décret ministériel du 30 décembre 2009 et les instructions de la SIAE en matière de remboursement) qui prévoit que, lorsque des supports et dispositifs sont achetés à des fins manifestement autres que celle de la copie privée, à savoir pour un usage exclusivement professionnel, le remboursement ne peut être demandé que par l’utilisateur final et non par le producteur des supports et dispositifs ? »

19.      Assotelecommunicazioni-ASSTEL, Hewlett-Packard Italiana Srl (ci-après « HP »), Microsoft Mobile Sales International (anciennement Nokia Italia SpA), Samsung Electronics Italia SpA, Sony Mobile Communications Italy SpA, Telecom Italia SpA, Wind Telecomunicazioni SpA et la SIAE ont présenté des observations écrites, tout comme le gouvernement italien et la Commission européenne. Altroconsumo, HP, Microsoft Mobile Sales International, Sony Mobile Communications, Telecom Italia, Samsung Electronics Italia, Dell SpA et la SIAE, les gouvernements italien et français ainsi que la Commission ont présenté des observations orales lors de l’audience du 24 février 2016.

III – Analyse

A –    Remarques liminaires

20.      La directive 2001/29 a notamment pour objectif d’assurer un juste équilibre entre les intérêts contradictoires des titulaires de droits et ceux des utilisateurs d’œuvres et d’autres contenus protégés. D’une part, pour atteindre cet objectif et garantir les droits des titulaires de droits, l’article 2 de la directive 2001/29 prévoit que les États membres doivent accorder aux titulaires de droits qu’il vise le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs œuvres. Ce droit porte sur la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit. Qu’il porte sur la totalité de l’œuvre ou sur une partie de celle-ci, l’étendue de la protection offerte par le droit de reproduction est la même.

21.      D’autre part, cependant, afin de veiller également aux intérêts légitimes des utilisateurs de contenus protégés, l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2001/29 permet aux États membres de limiter le droit de reproduction exclusif qui découle de l’article 2 de la même directive. Conformément à cet article 5, il est notamment possible de prévoir une exception pour les reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour autant que ce soit à des fins privées. Cette exception n’autorise donc que la copie effectuée à des fins qui ne sont ni directement ni indirectement commerciales (« exception pour copie privée »). Les titulaires de droits doivent en outre recevoir une compensation équitable pour le préjudice qu’occasionne une telle copie. En général, comme c’est le cas en Italie, cette compensation prend la forme d’un prélèvement pour copie privée.

22.      Comme le montre clairement la jurisprudence de la Cour, la problématique de la compensation équitable – et en particulier la forme qu’elle prend et les accords relatifs à sa perception – constitue une question délicate dans le monde numérique d’aujourd’hui (4). Rien de surprenant à cela. Le système de prélèvement a été mis en place parce que, dans un « monde non connecté », de tels prélèvements représentaient la seule manière d’assurer aux titulaires de droits une compensation pour les copies effectuées par les utilisateurs finals (5). Cela ne correspond pas entièrement à l’environnement numérique connecté dans lequel le contenu protégé est utilisé de nos jours.

23.      En réalité, conformément à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, la compensation équitable est généralement perçue sur les dispositifs et les supports qui permettent la copie privée et qui incluent, mais sans s’y limiter, les CD, les ordinateurs de différents types, les téléphones mobiles, les cartes mémoires et les clés USB. Un tel système de compensation équitable repose toutefois sur une fiction juridique. Il suppose que l’acquéreur de dispositifs et de supports qui permettent en principe la copie privée exploitera toutes les fonctions associées à ces équipements, y compris celles qui permettent la copie privée (6). Certes, au moment où la directive 2001/29 a été adoptée, il était courant d’utiliser ces dispositifs et ces supports pour effectuer de telles copies. Aujourd’hui toutefois, comme chacun le sait, il semble que la copie privée ait été au moins partiellement (sinon même massivement) remplacée par diverses formes de services Internet qui permettent aux titulaires de droits de contrôler l’utilisation des œuvres protégées grâce à des accords de licences (7).

24.      Malgré ces développements technologiques et l’importance sans doute déclinante de la copie privée dans la pratique, l’exception pour copie privée est encore largement appliquée au sein de l’Union européenne. Les États membres ont adopté des approches de l’exception pour copie privée qui diffèrent à plus d’un égard. Parmi ces divergences, on peut constater non seulement des différences dans la méthodologie appliquée pour établir le prélèvement pour copie privée, mais également des variations quant aux produits soumis à ces prélèvements (8). Dans la présente affaire, la Cour doit une nouvelle fois faire face au pouvoir d’appréciation dont disposent les États membres pour mettre en place un système de compensation équitable.

25.      Comme je le démontrerai plus loin, il faut nettement distinguer deux situations différentes : d’une part, les circonstances dans lesquelles les États membres doivent veiller à ce que les équipements, les dispositifs et les supports soient exemptés, ex ante, du prélèvement pour copie privée et, d’autre part, les circonstances dans lesquelles les États membres doivent veiller à ce qu’il existe un système de remboursement a posteriori des prélèvements pour copie privée indûment payés.

B –    Sur la première question : l’obligation de prévoir une exonération ex ante du prélèvement pour copie privée

26.      La première question préjudicielle porte sur l’(absence d’) exonération ex ante du prélèvement pour copie privée et les conditions d’octroi d’une telle exonération en droit italien. À cet égard, le juge de renvoi exprime des doutes quant à la compatibilité du système italien de compensation équitable avec l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 et avec le principe d’égalité de traitement.

27.      En premier lieu, les doutes du juge de renvoi s’expliquent par le fait que le prélèvement en question est en principe applicable sans distinction à tous les équipements, les dispositifs et les supports visés par le décret attaqué. Aucune disposition légale ne prévoit l’exonération du prélèvement lorsque l’équipement visé est acquis à des fins professionnelles. En second lieu, une autre particularité du système italien tient à la manière dont les fabricants et les importateurs d’équipements, de dispositifs et de supports permettant la copie privée (qui sont redevables du prélèvement pour copie privée) peuvent être exonérés du prélèvement en question.

28.      Pour être plus précis, bien que le prélèvement pour copie privée soit appliqué sans distinction à certaines catégories d’équipements, de dispositifs et de supports permettant la copie privée, l’obligation d’acquitter le prélèvement peut faire l’objet d’une exonération entre la SIAE et les fabricants et les importateurs de dispositifs et de supports soumis au prélèvement (ou leurs associations). À cet égard, la SIAE semble disposer d’une très large marge d’appréciation pour négocier et, en fin de compte, définir les paramètres d’une possible exonération du prélèvement.

29.      J’aimerais d’emblée souligner que la caractéristique commune que présentent les systèmes de compensation équitables que la Cour a examinés jusqu’à présent est que l’obligation d’acquitter le prélèvement s’applique, par principe, indistinctement à certains types d’équipements, de dispositifs et de supports susceptibles de servir à la reproduction (9). Tel est également le cas dans la présente affaire.

30.      Rien dans la formulation de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne laisse penser que l’application sans distinction d’un prélèvement serait contraire au droit de l’Union. Ce que cette disposition prévoit en fait, c’est que que les États membres peuvent autoriser une exception pour copie privée qui s’applique aux reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé, pour autant qu’une compensation équitable soit assurée aux titulaires de droits.

31.      Toutefois afin sans aucun doute d’assurer le maintien d’un juste équilibre entre les intérêts conflictuels en présence, comme le requiert le considérant 31 de la directive, la Cour a formulé quelques réserves dans sa jurisprudence relative à la portée de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Ces réserves sont particulièrement pertinentes dans la présente affaire.

32.      Dans l’arrêt Padawan, la Cour a jugé que l’application sans distinction de la redevance pour copie privée à l’égard d’équipements, de dispositifs et de supports de reproduction numérique acquis à des fins manifestement étrangères à celle de copie privée ne s’avère pas conforme à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2001/29 (10). Selon moi, cette affirmation exclut d’emblée du champ d’application de l’exception pour copie privée les équipements, les dispositifs et les supports manifestement destinés à des fins professionnelles.

33.      Dans l’arrêt Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144), la Cour a encore précisé la portée de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Elle a jugé que, en principe, un prélèvement pour copie privée ne peut pas être légitimement appliqué à la fourniture de dispositifs et de supports lorsqu’il peut être établi que le redevable de la compensation a fourni ces dispositifs et ces supports à des personnes autres que des personnes physiques, à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copies à usage privé (11). Selon moi, cette affirmation implique que la fourniture directe à des clients professionnels et à des entités publiques d’équipements, de dispositifs et de supports a priori susceptibles de permettre la copie privée doit sortir du champ d’application de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive (12). Ou, pour reprendre le langage de la Cour, que cet équipement doit être exonéré (ex ante) du prélèvement pour copie privée.

34.      À cet égard, il suffira de remarquer qu’en Italie, aucune exonération légale n’est prévue pour les équipements, les dispositifs et les supports acquis par des personnes morales à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copies à usage privé. La décision d’accorder (ou de ne pas accorder) les exonérations ex ante est en fait laissée à la discrétion de la SIAE, conformément à l’article 71 sexies de la loi sur le droit d’auteur, lu conjointement avec l’article 4 de l’annexe technique du décret attaqué. Il a été précisé lors de l’audience que non seulement les exonérations accordées par la SIAE sont peu nombreuses et de portée limitée, mais elles s’accompagnent également de conditions strictes liées, notamment, au respect d’un code de conduite par l’entité qui acquiert les dispositifs et les supports en question. Pour le dire simplement, le système italien permet à la SIAE d’appliquer des exonérations aux personnes tenues au paiement de la compensation lorsqu’elle l’estime approprié.

35.      Toutefois, comme je l’ai dit précédemment, les fabricants et les importateurs doivent être exonérés ex ante de prélèvement lorsqu’ils peuvent démontrer qu’ils ont fourni des dispositifs et des supports destinés à des fins manifestement différentes à celle de la réalisation de copies à usage privé (13). Il en serait ainsi si des personnes redevables de la compensation effectuaient des ventes directes à des clients professionnels ou à des entités publiques, indépendamment de leur inscription auprès de l’organisme chargé de la gestion du prélèvement (14).

36.      L’exonération ex ante ne devrait en tout cas pas dépendre de la réussite de la négociation et de la conclusion d’un accord avec l’organisme chargé de la gestion du prélèvement. Pour que le droit à une exonération ex ante soit effectif, il doit être appliqué de manière générale et sans distinction à tous les fabricants et les importateurs de dispositifs et de supports susceptibles de permettre la copie privée qui peuvent démontrer que ces dispositifs et ces supports ont été fournis à des personnes autres que des personnes physiques à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copies privées. Il est sinon presque impossible d’éviter une surcompensation. En outre cette surcompensation irait à l’encontre de l’exigence de juste équilibre énoncée au considérant 31 de la directive 2001/29.

37.      Sur ce point, il est pour moi évident que les règles italiennes enfreignent l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.

38.      Le juge de renvoi a cependant relevé que les règles italiennes relatives à l’(absence d’) exonération ex ante (applicable en principe) soulèvent d’autres questions.

39.      Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le système italien, les critères qui garantissent une exonération (potentielle) ex ante du prélèvement sont définis dans le cadre d’une négociation privée (également dénommée libre négociation). La négociation se déroule entre les fabricants et les importateurs d’équipements, de dispositifs et de supports soumis au prélèvement (ou leurs associations), d’une part, et la SIAE, d’autre part. À cet égard, le juge de renvoi s’interroge sur le fait de savoir si cette manière de procéder est compatible avec l’exigence de compensation équitable visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, le principe d’égalité de traitement et le principe de juste équilibre auquel il est fait référence au considérant 31 de la directive.

40.      S’il y a tout d’abord un point qui ne doit pas être négligé, c’est l’importance particulière que la Cour a accordée au principe d’égalité de traitement dans l’application des exceptions prévues à l’article 5 de la directive 2001/29 (15). Dans le cadre de la compensation équitable, l’accent ainsi mis sur ce principe implique que les États membres ne peuvent pas établir de distinction – sans justification – entre différentes catégories de fabricants et d’importateurs de dispositifs et de supports comparables visés par l’exception pour copie privée.

41.      Cette position a manifestement son importance dans la présente affaire.

42.      Certes, les parties sont en désaccord en ce qui concerne l’étendue de la marge d’appréciation dont dispose la SIAE pour négocier les exonérations de prélèvement pour copie privée. La décision de renvoi fait toutefois apparaître de façon suffisamment claire que les critères et les protocoles d’application d’une exonération de prélèvement sont en réalité négociés entre la SIAE et les fabricants et les importateurs des dispositifs et des supports visés (ou par les associations qui les représentent). Ce seul élément fait déjà planer le doute quant à la compatibilité des règles italiennes avec le principe d’égalité de traitement. Il en est ainsi parce que l’article 4 de l’annexe technique au décret attaqué autorise la SIAE à conclure des accords d’exonération distincts avec des entités et des associations particulières et que cette façon de procéder ne permet pas de garantir que le droit à l’exonération soit appliqué de manière cohérente, générale et universelle à la fourniture à des fins professionnelles de dispositifs et de supports permettant la copie privée. De mon point de vue, la conclusion d’accords individuels et distincts aura nécessairement pour effet que des fabricants et des importateurs qui pourraient se trouver sinon dans une situation comparable seront traités différemment.

43.      J’aimerais enfin rappeler, à propos de l’exigence de compensation équitable énoncée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, que la notion de « compensation équitable » est une notion autonome du droit de l’Union. Même s’il est difficile de définir précisément ce que recouvre la compensation équitable, cette notion doit néanmoins être interprétée de manière uniforme dans tous les États membres qui ont décidé de recourir à l’exception pour copie privée (16).

44.      La notion de « compensation équitable » se fonde sur l’idée que la copie privée est supposée causer un préjudice au titulaire de droits protégés et que ce dernier doit recevoir une telle compensation en contrepartie de ce préjudice (17). Il faut donc présumer l’existence d’un lien nécessaire entre la compensation payée et le préjudice, ou le préjudice potentiel, subi par le titulaire des droits du fait de la copie privée (18). Dans le cas de dispositifs et de supports fournis à des consommateurs, il est admis que ce lien est suffisamment étroit pour justifier le paiement de la compensation.

45.      Un tel lien est inexistant lorsque les dispositifs et les supports sont destinés à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copies privées. En effet, si les dispositifs et les supports en question sont fournis à des fins professionnelles, aucun préjudice (lié à la copie privée) ne peut être occasionné. Même si cela va à l’encontre du sens commun, tel est également le cas lorsque des personnes physiques utilisent les équipements, les dispositifs ou les supports fournis à des clients professionnels ou à des entités publiques pour effectuer des copies à des fins privées.

46.      Comme je l’ai indiqué, dans l’interprétation que fait la Cour de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, les supports acquis par les entreprises et les entités publiques restent en dehors du champ d’application de cette disposition. Le fait qu’une personne physique (comme un employé) fasse des copies à des fins privées sur un tel support est donc dénué de pertinence. Puisque l’équipement a été acquis à des fins professionnelles, nous ne nous trouvons plus dans le champ de la copie privée. Ces situations sortent tout simplement du champ de l’exception pour copie privée. Elles sont au contraire régies par la règle générale de la licence. Dans ce cadre, toute copie effectuée sans autorisation explicite est une copie illégale (19).

47.      Dans le système italien, la possibilité pour les redevables de la compensation de bénéficier d’une exonération ex ante dépend de la négociation privée, et cela même lorsqu’il peut être démontré que les équipements, les dispositifs et les supports sont destinés à des fins professionnelles. J’ai du mal à croire qu’un tel système puisse répondre à l’exigence que la compensation équitable soit fondée sur le préjudice causé au titulaire de droits. Telle qu’elle se présente, la compensation est en effet détachée du préjudice que la copie privée est présumée occasionner. Il n’est tout simplement plus question de copies qui relèvent du champ d’application de l’exception pour copie privée.

48.      Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 s’oppose à un régime de compensation équitable en vertu duquel un prélèvement pour copie privée est appliqué même aux équipements, aux dispositifs et aux supports acquis à des fins manifestement autres que celle de réalisation de copie privée et où la possibilité d’exonération de ce prélèvement repose sur la négociation entre l’organisme chargé de la gestion du prélèvement et les personnes tenues au paiement de la compensation.

49.      Cela étant dit, dans certaines circonstances, il se peut cependant que le prélèvement puisse être imposé sans distinction, indépendamment de l’utilisation finale privée ou professionnelle des dispositifs et des supports concernés. Comme je le démontrerai plus loin dans le cadre de la seconde question, cette situation ne se présente que lorsque des difficultés pratiques liées à l’identification de l’utilisateur final justifient une telle approche. Dans les régimes où fabricants et importateurs sont responsables du paiement de la compensation, un système de remboursement ex post apparaît être un élément quasi obligatoire d’un système de compensation équitable.

C –    Sur la seconde question : le remboursement ex post du prélèvement pour copie privée

50.      La seconde question porte sur le remboursement ex post des prélèvements pour copie privée indûment payés. Le juge de renvoi doute que le régime italien de compensation équitable soit compatible avec l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 étant donné que – comme dans la situation décrite plus haut à propos de l’absence de dispositions légales prévoyant une exception ex ante – le remboursement ex post est laissé lui aussi à la discrétion de la SIAE sans être régi par des dispositions légales explicites. Conformément aux instructions et aux directives de cet organisme, seul l’utilisateur final peut introduire une demande de remboursement d’un prélèvement indûment acquitté pour des équipements, des dispositifs et des supports achetés à des fins professionnelles.

51.      Je voudrais souligner d’emblée qu’aucun prélèvement ne devrait être perçu lorsque le redevable de la compensation peut établir à l’avance l’usage professionnel des équipements, des dispositifs et des supports. Comme je l’ai indiqué plus haut, ces situations devraient être couvertes par une exonération ex ante du prélèvement.

52.      Compte tenu de ce qui précède, la question qui se pose est de savoir dans quelles circonstances un État membre devrait-il prévoir un régime de remboursement ex post.

1.      Les conditions de l’application sans distinction du prélèvement pour copie privée

53.      Comme le font remarquer la SIAE et le gouvernement italien, les États membres disposent d’une marge d’appréciation très large pour élaborer les détails du système national de compensation équitable. Compte tenu de cette flexibilité, la Cour a admis, dans son arrêt Amazon.com International Sales e.a., que les États membres puissent se fonder sur une présomption réfragable de l’usage privé des dispositifs et des supports (20). Une telle présomption n’est cependant compatible avec la directive 2001/29 que dans des conditions strictes. Premièrement, il doit exister des difficultés pratiques liées à la détermination du caractère privé ou professionnel de l’usage final. Deuxièmement, cette présomption n’est admise que pour les produits qui sont mis en circulation auprès de personnes physiques (21).

54.      Il est intéressant de remarquer ici que dans les affaires que la Cour a examinées jusqu’à présent, le point de départ semble toujours avoir été le fait que le prélèvement est dû au moment où les dispositifs et les supports sont mis en circulation (22). À la lumière des explications fournies par les parties au cours de l’audience, je partirai ici du même postulat.

55.      Des difficultés pratiques peuvent justifier que le prélèvement pour copie privée soit appliqué sans distinction lorsque – comme dans l’affaire Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144) – les fabricants et les importateurs redevables de la compensation font appel à des détaillants pour distribuer leurs produits. Dans ces circonstances, les redevables du paiement ne peuvent pas identifier l’utilisateur final sans grande difficulté (23).

56.      En revanche, lorsque le redevable de la compensation vend directement ses équipements, ses dispositifs et ses supports à des clients professionnels (ou à des entités publiques comme des hôpitaux, par exemple), sans recourir à des intermédiaires, il n’est pas possible, selon moi, d’invoquer des difficultés pratiques pour justifier également dans de telles circonstances l’application du prélèvement. Même si la formulation de la jurisprudence laisse place à l’interprétation, il faut comprendre que de telles situations ne relèvent tout simplement pas du champ d’application de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.

57.      C’est pourquoi, de mon point de vue, un prélèvement pour copie privée peut être appliqué sans distinction aux équipements, aux dispositifs et aux supports permettant la copie privée dans le cadre du commerce de détail, indépendamment du caractère privé ou professionnel de l’usage final. Les fabricants et les importateurs sont alors présumés redevables de la compensation. Dans ce cas, un régime de remboursement ex post doit être mis en place pour les prélèvements indûment payés.

2.      La portée du droit de demander le remboursement et son effectivité

58.      À première vue, on pourrait penser, à tort, que les États membres peuvent librement choisir de restreindre le remboursement ex post aux utilisateurs finals. En effet, dans l’arrêt Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144), la Cour a jugé que l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne s’opposait pas à un régime de compensation équitable en vertu duquel seuls les utilisateurs finals pouvaient demander le remboursement. La Cour formule toutefois une importante condition à cet égard. Elle indique qu’un tel régime n’est compatible avec le droit de l’Union qu’à condition que les redevables soient exonérés du paiement du prélèvement s’ils peuvent démontrer qu’ils ont fourni les dispositifs en question à des personnes autres que des personnes physiques, à des fins manifestement étrangères à celle de reproduction pour un usage privé (24). La nécessité d’une telle exonération découle en effet clairement de l’affirmation de la Cour dans l’arrêt Amazon.com International Sales e.a. selon laquelle une application sans distinction du prélèvement pour copie privée ne peut se justifier que lorsque les produits en question sont mis en circulation auprès de personnes physiques (25).

59.      Autrement dit, un régime de compensation équitable en vertu duquel le remboursement ex post ne peut être demandé que par l’utilisateur final n’est compatible avec l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 que s’il prévoit également une exonération ex ante pour les équipements, les dispositifs et les supports acquis à des fins manifestement étrangères à la copie privée (c’est-à-dire à des fins professionnelles).

60.      Partant de ce constat, le régime italien de remboursement ex post, qui restreint le droit de demander le remboursement aux utilisateurs finals, ne peut être compatible avec le droit de l’Union que si les dispositions pertinentes de la loi nationale prévoient une exonération ex ante liée à l’usage professionnel.

61.      Comme je l’ai montré plus haut, en Italie, il n’existe toutefois aucune exonération ex ante générale applicable aux équipements, aux dispositifs et aux supports destinés à des fins professionnelles. Dans ces circonstances, il ne semble possible de parvenir à un équilibre approximatif, et donc insatisfaisant, entre les intérêts concernés que si les redevables de la compensation peuvent également en demander le remboursement.

62.      Comme l’a fait remarquer le gouvernement français, il est vrai qu’étendre un régime de remboursement en ce sens entraîne un risque de surcompensation en sens inverse. Une demande de remboursement pourrait en effet être introduite à deux reprises, par le redevable du prélèvement et par l’utilisateur final. Dans la mesure où il n’existe pas d’exonération ex ante générale pour les équipements, les dispositifs et les supports acquis à des fins professionnelles, je ne vois toutefois aucune autre façon de concilier les intérêts en présence. De toute manière, étant donné que lors de ventes successives, les fabricants et les importateurs redevables du prélèvement ne peuvent dans la plupart des cas pas savoir (ou ne peuvent que difficilement savoir) qui sera l’utilisateur final, la solution reste insatisfaisante.

63.      Pour ouvrir une brève parenthèse, la Cour part dans sa jurisprudence du point de vue théorique que le redevable du prélèvement peut répercuter le montant du prélèvement dans le prix de vente des dispositifs et des supports concernés (26). Même si cette hypothèse peut s’avérer fondée pour certains types d’équipements, de dispositifs et de supports, ce n’est pas systématiquement le cas. La mesure dans laquelle la répercussion du prélèvement permet de maximiser les profits dépend de diverses variables qui peuvent différer selon les marchés. Une étude intéressante laisse entendre qu’il serait possible de déterminer avec précision un prix de détail paneuropéen pour plusieurs dispositifs destinés à la consommation indépendamment des régimes de prélèvement (27). Le prélèvement n’est donc pas nécessairement répercuté et il se pourrait qu’il soit absorbé par les redevables. Partant de ce constat, dans des circonstances telles que celles de la présente affaire (où il n’existe pas d’exonération ex ante générale), limiter le régime de remboursement ex post aux seuls utilisateurs finals pénaliserait en fait les redevables à plus d’un titre.

64.      Même à supposer l’existence en Italie d’une exonération ex ante générale, je doute de la compatibilité du système italien de remboursement avec le droit de l’Union.

65.      La jurisprudence de la Cour exige que le régime de remboursement soit effectif. Dans ce cadre, les États membres doivent notamment veiller à ce qu’il ne soit pas excessivement difficile d’obtenir la restitution du prélèvement indûment payé (28). Des facteurs tels que la portée, la disponibilité, la publicité et la simplicité d’utilisation du droit au remboursement jouent un rôle clé dans l’évaluation du caractère effectif du système de remboursement (29).

66.      À mon sens, et sous réserve de vérification par le juge de renvoi, un système de remboursement tel que celui décrit dans la décision de renvoi ne respecte pas le juste équilibre que recherche la directive 2001/29 pour au moins quatre raisons étroitement liées entre elles. Premièrement, la mise en œuvre de ce système est laissée à la discrétion de la SIAE sans qu’aucune disposition légale explicite précise les règles régissant le remboursement. Comme l’a suggéré Altroconsumo, cela restreint manifestement la disponibilité et la connaissance du grand public de la possibilité d’obtenir un remboursement. Deuxièmement, selon les règles appliquées par la SIAE, les personnes physiques sont exclues du champ d’application personnel du droit de demander le remboursement. Il en est ainsi même lorsqu’elles peuvent démontrer qu’elles ont acquis l’équipement, les dispositifs ou les supports concernés à des fins professionnelles. Je ne vois pas pourquoi des personnes physiques (comme des indépendants) ne pourraient pas demander le remboursement si elles peuvent démontrer qu’elles ont acquis l’équipement visé par le prélèvement pour copie privée à des fins professionnelles. Troisièmement, le remboursement du prélèvement indûment payé suppose que les personnes morales concernées respectent un code de conduite relatif à l’utilisation des dispositifs et des supports concernés, qu’elles effectuent des contrôles spéciaux pour faire respecter ce code de conduite, et qu’elles demandent le remboursement dans un délai déterminé (90 jours à compter de la date de la facture). Subordonner le remboursement à de telles conditions additionnelles – susceptibles d’être modifiées au fil du temps, compte tenu de la marge d’appréciation laissée à la SIAE à cet égard – est clairement de nature à décourager les personnes concernées de demander le remboursement. Quatrièmement, et plus généralement, il semble hautement problématique que la procédure permettant d’obtenir le remboursement se fonde sur des instructions de remboursement émises par la SIAE que cette dernière peut librement modifier.

67.      C’est pourquoi il me semble que le système de remboursement appliqué en Italie ne remplit fondamentalement pas les critères d’effectivité, en particulier tels qu’ils figurent dans la jurisprudence de la Cour. Lorsqu’un prélèvement a été perçu pour des équipements, des dispositifs ou des supports acquis à des fins professionnelles par l’intermédiaire d’un revendeur, il faut que l’utilisateur final ait réellement la possibilité d’en obtenir le remboursement. Cette possibilité doit être réelle et véritable afin de garantir que la compensation payée n’excède pas ce qui est nécessaire pour compenser le préjudice potentiellement occasionné par la copie privée.

68.      Ce qui précède m’amène à conclure que la réponse à la seconde question doit être que – dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où il n’existe pas d’exonération ex ante générale pour les équipements, les dispositifs et les supports acquis à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copie privée – l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 s’oppose à un système de compensation équitable qui prévoit que le remboursement du prélèvement pour copie privée indûment payé ne peut être demandé que par l’utilisateur final.

IV – Conclusion

69.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Consiglio di Stato (Conseil d’État) de la manière suivante :

1)      L’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information s’oppose à un régime de compensation équitable qui prévoit qu’un prélèvement pour copie privée est perçu même sur les équipements, les dispositifs et les supports acquis à des fins manifestement autres que celle de la copie privée et s’en remet à la négociation entre l’organisme chargé de la gestion du prélèvement et les redevables pour une possible exonération de ce prélèvement.

2)      Dans des circonstances telles que celles de la présente affaire où aucune exonération ex ante de portée générale n’est prévue pour les équipements, les dispositifs et les supports acquis à des fins manifestement autres que celle de la copie privée, l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 s’oppose à un régime de compensation équitable qui prévoit que seul l’utilisateur final peut demander le remboursement du prélèvement pour copie privée indûment payé.


1 –      Langue originale : l’anglais.


2 – Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10).


3 – GURI no 166, 16 juillet 1941, loi telle que modifiée par le decreto legislativo no 68, du 9 avril 2003 (GURI no 87, 14 avril 2003) (ci-après la « loi sur le droit d’auteur »).


4 – Voir, pour un aperçu des problèmes et des défis qu’implique la mise en place d’une compensation équitable pour la copie privée, Latreille, A., « La copie privée dans la jurisprudence de la CJUE », Propriétés intellectuelles, no 55, 2015.


5 – Vitorino, A., Recommendations resulting from mediation on private copying and reprography levies, Bruxelles, 2013, p. 7. Disponible à l’adresse http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/levy_reform/130131_levies-vitorino-recommendations_en.pdf.


6 – Voir conclusions que l’avocat général Szpunar a présentées dans l’affaire EGEDA e.a. (C‑470/14, EU:C:2016:24, en particulier point 44).


7 – À cet égard, il est également intéressant de noter que le montant de la compensation équitable est généralement calculé sur la base de la capacité de stockage de l’appareil ou du support concerné. On constate donc que, alors que la copie privée a été au moins partiellement remplacée par d’autres formes d’utilisation, comme la Commission l’a indiqué au cours de l’audience, la capacité de stockage des équipements et des supports permettant cette copie privée a, de façon quelque peu paradoxale, augmenté de manière exponentielle au cours de la dernière décennie.


8 – Voir, pour une proposition d’alignement de l’exception pour copie privée avec la réalité technologique actuelle au sein de l’Union, Vitorino, A., op. cit., p. 19 et suiv.


9 – Voir, en particulier, arrêts du 21 octobre 2010, Padawan (C‑467/08, EU:C:2010:620, point 59), ainsi que du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 37). Voir également sur ce point arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 44).


10 – Arrêt du 21 octobre 2010, Padawan (C‑467/08, EU:C:2010:620, point 53).


11 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, points 47 et 50). Voir, dans la même ligne, arrêt du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 28).


12 – Contrairement à ce qu’a avancé HP durant l’audience, le critère pertinent pour une exonération ex ante doit donc être la fourniture d’équipement à des clients professionnels ou à des entités publiques, plutôt que le fait qu’un appareil particulier relève de la gamme de produits professionnels ou de celle des produits destinés aux consommateurs d’un fabricant donné, par exemple.


13 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 47 et jurisprudence citée).


14 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 55).


15 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 31 et jurisprudence citée).


16 – Arrêt du 21 octobre 2010, Padawan (C‑467/08, EU:C:2010:620, point 37).


17 – Arrêts du 21 octobre 2010, Padawan (C‑467/08, EU:C:2010:620, point 40) ; du 27 juin 2013, VG Wort e.a. (C‑457/11 à C‑460/11, EU:C:2013:426, points 31, 49 et 75) ; du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 47), ainsi que du 10 avril 2014, ACI Adam e.a. (C‑435/12, EU:C:2014:254, point 50).


18 – À ma connaissance, la question de la qualification juridique précise du prélèvement pour copie privée n’est pas encore résolue. En effet, bien qu’il s’agisse d’une exception à la règle générale de la licence, il semble néanmoins présenter certaines ressemblances non seulement avec une licence, mais également avec un impôt.


19 – La SIAE a fait remarquer durant l’audience qu’une part non négligeable des équipements, des dispositifs et des supports acquis par des entreprises et des entités publiques est utilisée à des fins à la fois professionnelles et privées (usage mixte). Selon elle, cette double utilisation justifie que le prélèvement soit également appliqué à l’équipement acquis par des consommateurs professionnels et des entités publiques. Cet argument ne tient toutefois pas, pour les raisons qui viennent d’être exposées.


20 – Arrêt du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 43).


21 – Arrêt du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 45).


22 – Voir, sur ce point, arrêts du 21 octobre 2010, Padawan (C‑467/08, EU:C:2010:620, points 15, 17 et 56) ; du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, points 26 et 39), ainsi que du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 50).


23 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, points 42 et 46).


24 – Arrêt du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 55).


25 – Arrêt du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 45).


26 – Cette hypothèse est clairement formulée dans les arrêts du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 27) ; du 10 avril 2014, ACI Adam e.a. (C‑435/12, EU:C:2014:254, point 52), ainsi que du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 53).


27 – Selon cette étude, il en allait ainsi partout sauf en Scandinavie où les consommateurs devaient payer plus, vraisemblablement en raison de l’absence de concurrence suffisante. Voir Kretschmer, M., « Private Copying and Fair Compensation : An empirical study of copyright levies in Europe », Intellectual Property Office, 2011/9, p. 57. Disponible sur le site Internet http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2063809. 


28 – Arrêts du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 48), ainsi que du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, points 31 et 34).


29 – Arrêts du 5 mars 2015, Copydan Båndkopi (C‑463/12, EU:C:2015:144, point 52), ainsi que du 11 juillet 2013, Amazon.com International Sales e.a. (C‑521/11, EU:C:2013:515, point 36).