PRISE DE POSITION DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIILO JÄÄSKINEN
présentée le 16 décembre 2014 (1)(i)
Affaire C‑498/14 PPU
RG
contre
SF
[demande de décision préjudicielle
formée par la cour d’appel de Bruxelles (Belgique)]
«Procédure préjudicielle d’urgence – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence en matière de responsabilité parentale – Règlement (CE) no 2201/2003 – Article 11, paragraphes 7 et 8 – Enfant résidant habituellement dans un État membre déplacé illicitement dans un autre État membre – Décision de non‑retour de l’enfant rendue dans ce dernier État membre en vertu de l’article 13 de la convention de La Haye du 25 octobre 1980 – Législation de l’État membre d’origine réservant une compétence exclusive à une juridiction spécialisée pour statuer à la suite d’une telle décision – Incidence sur la procédure pendante au fond devant une autre juridiction nationale saisie en matière de responsabilité parentale à l’égard de l’enfant»
I – Introduction
1. La demande d’interprétation formée par la cour d’appel de Bruxelles (Belgique), sous le bénéfice de la procédure préjudicielle d’urgence, porte sur l’article 11, paragraphes 7 et 8, du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (2) (ci‑après le «règlement Bruxelles II bis»).
2. Cette demande s’inscrit dans le cadre d’un litige opposant un ressortissant britannique domicilié en Belgique à une ressortissante polonaise domiciliée en Pologne au sujet de la responsabilité parentale à l’égard de leur enfant, lequel, au moment de la saisine initiale d’un tribunal belge, avait sa résidence habituelle en Belgique, avant d’être déplacé illicitement vers la Pologne par sa mère. Les juridictions belges s’étant successivement prononcées ont reconnu leur compétence internationale pour statuer sur ce litige, déclaration non remise en cause par les juridictions polonaises saisies ultérieurement par la mère.
3. Parallèlement aux procédures ainsi engagées en matière de responsabilité parentale, le père a formé une demande de retour de l’enfant en application de la convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (3) (ci‑après la «convention de La Haye de 1980»). Cette demande a été rejetée par une juridiction polonaise, comme le permet à titre exceptionnel l’article 13 de ladite convention, lu en combinaison avec l’article 11 du règlement Bruxelles II bis.
4. Le père a alors saisi la juridiction belge qui, en vertu de règles nationales de procédure, est spécialement compétente pour examiner la question de la garde de l’enfant à la suite d’une telle décision de non‑retour. En application desdites règles, cette saisine a entraîné la suspension des procédures en cours devant toute autre juridiction belge relatives à la responsabilité parentale à l’égard de cet enfant, en l’occurrence la procédure pendante devant la juridiction de renvoi.
5. Celle‑ci interroge la Cour sur le point de savoir si l’article 11, paragraphes 7 et 8, du règlement Bruxelles II bis interdit qu’un État membre (4) adopte de telles règles de répartition des compétences internes qui conduisent, d’une part, à privilégier la compétence d’une juridiction spécialisée en présence d’une décision rendue dans un autre État membre qui refuse le retour de l’enfant et, d’autre part, à interrompre provisoirement toute procédure dont se trouverait déjà saisie une autre juridiction nationale qui est en principe compétente pour statuer sur le fond.
II – Le cadre juridique
A – La convention de La Haye de 1980
6. Tous les États membres de l’Union européenne sont parties contractantes à la convention de la Haye de 1980, entrée en vigueur le 1er décembre 1983.
7. L’article 1er de celle‑ci énonce qu’elle a pour objet «d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant» et «de faire respecter effectivement dans les autres États contractants les droits de garde et de visite existant dans un État contractant». Son article 3 définit les conditions dans lesquelles le déplacement ou le non‑retour d’un enfant est considéré comme illicite en vertu de ladite convention.
8. Figurant dans le chapitre III de cette convention, l’article 12, intitulé «Retour de l’enfant», dispose à son paragraphe 1 que, «[l]orsqu’un enfant a été déplacé ou retenu illicitement au sens de l’article 3 et qu’une période de moins d’un an s’est écoulée à partir du déplacement ou du non‑retour au moment de l’introduction de la demande devant l’autorité judiciaire ou administrative de l’État contractant où se trouve l’enfant, l’autorité saisie ordonne son retour immédiat».
9. L’article 13, paragraphe 1, sous b), prévoit que «[n]onobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit […] qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable».
B – Le règlement Bruxelles II bis
10. Les considérants 12, 17, 18 et 33 du règlement Bruxelles II bis sont libellés comme suit:
«(12) Les règles de compétence établies par le présent règlement en matière de responsabilité parentale sont conçues en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant et en particulier du critère de proximité. Ce sont donc en premier lieu les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a sa résidence habituelle qui devraient être compétentes, sauf dans certains cas de changement de résidence de l’enfant ou suite à un accord conclu entre les titulaires de la responsabilité parentale.
[…]
(17) En cas de déplacement ou de non‑retour illicite d’un enfant, son retour devrait être obtenu sans délai et à ces fins la convention de La Haye [de] 1980 devrait continuer à s’appliquer telle que complétée par les dispositions de ce règlement et en particulier de l’article 11. Les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a été déplacé ou retenu illicitement devraient être en mesure de s’opposer à son retour dans des cas précis, dûment justifiés. Toutefois, une telle décision devrait pouvoir être remplacée par une décision ultérieure de la juridiction de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant avant son déplacement ou non‑retour illicites. Si cette décision implique le retour de l’enfant, le retour devrait être effectué sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure pour la reconnaissance et l’exécution de ladite décision dans l’État membre où se trouve l’enfant enlevé.
(18) En cas de décision de non‑retour rendue en vertu de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980, la juridiction devrait en informer la juridiction compétente ou l’autorité centrale de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle avant son déplacement ou son non‑retour illicites. Cette juridiction, si elle n’a pas encore été saisie, ou l’autorité centrale, devrait adresser une notification aux parties. Cette obligation ne devrait pas empêcher l’autorité centrale d’adresser également une notification aux autorités publiques concernées conformément au droit national.
[…]
(33) Le présent règlement reconnaît les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il veille notamment à assurer le respect des droits fondamentaux de l’enfant tels qu’énoncés à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.»
11. Il résulte de son article 1er, paragraphes 1, sous b), et 2, sous a), que ce règlement s’applique, «quelle que soit la nature de la juridiction, aux matières civiles relatives […] à l’attribution, à l’exercice […] de la responsabilité parentale», et notamment «[au] droit de garde et [au] droit de visite». L’article 2, points 7 et 9 à 11, du règlement Bruxelles II bis définit ce qu’il faut entendre, aux fins de l’application de ce dernier, par les notions respectivement de «responsabilité parentale», de «droit de garde», de «droit de visite» et de «déplacement ou non‑retour illicites d’un enfant».
12. Dans le chapitre II de ce même règlement, relatif à la «Compétence», la section 2 contient les articles 8 à 15, qui portent sur la «Responsabilité parentale». L’article 8 énonce une règle de «compétence générale» en faveur des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel l’enfant concerné résidait habituellement au moment de l’introduction d’une action en ce domaine. L’article 10, qui régit la «Compétence en cas d’enlèvement d’enfant», dispose que les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites conservent leur compétence, jusqu’au moment où l’enfant a acquis une nouvelle résidence habituelle sur le territoire d’un autre État membre dans les conditions strictes prévues à cet article.
13. L’article 11 du règlement, intitulé «Retour de l’enfant», est ainsi rédigé:
«1. Lorsqu’une personne, institution ou tout autre organisme ayant le droit de garde demande aux autorités compétentes d’un État membre de rendre une décision sur la base de la convention de La Haye [de] 1980 […] en vue d’obtenir le retour d’un enfant qui a été déplacé ou retenu illicitement dans un État membre autre que l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites, les paragraphes 2 à 8 sont d’application.
[…]
3. Une juridiction saisie d’une demande de retour d’un enfant visée au paragraphe 1 agit rapidement dans le cadre de la procédure relative à la demande, en utilisant les procédures les plus rapides prévues par le droit national.
[…]
4. Une juridiction ne peut pas refuser le retour de l’enfant en vertu de l’article 13, point b), de la convention de La Haye de 1980 s’il est établi que des dispositions adéquates ont été prises pour assurer la protection de l’enfant après son retour.
[…]
6. Si une juridiction a rendu une décision de non‑retour en vertu de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980, cette juridiction doit immédiatement, soit directement soit par l’intermédiaire de son autorité centrale, transmettre une copie de la décision judiciaire de non‑retour et des documents pertinents […] à la juridiction compétente ou à l’autorité centrale de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites, conformément à ce que prévoit le droit national. […]
7. À moins que les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites aient déjà été saisies par l’une des parties, la juridiction ou l’autorité centrale qui reçoit l’information visée au paragraphe 6 doit la notifier aux parties et les inviter à présenter des observations à la juridiction, conformément aux dispositions du droit national, dans un délai de trois mois à compter de la date de la notification, afin que la juridiction examine la question de la garde de l’enfant.
Sans préjudice des règles en matière de compétence prévues dans le présent règlement, la juridiction clôt l’affaire si elle n’a reçu dans le délai prévu aucune observation.
8. Nonobstant une décision de non‑retour rendue en application de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980, toute décision ultérieure ordonnant le retour de l’enfant rendue par une juridiction compétente en vertu du présent règlement est exécutoire conformément au chapitre III, section 4, en vue d’assurer le retour de l’enfant.»
C – Le droit belge
14. L’article 1322 decies du code judiciaire belge, inséré par une loi du 10 mai 2007 (5) et modifié par une loi du 30 juillet 2013 (6), est ainsi rédigé:
«§ 1er. La décision de non‑retour de l’enfant rendue à l’étranger, ainsi que les documents qui l’accompagnent, transmis à l’[a]utorité centrale belge en application de l’article 11, [paragraphe] 6, du [règlement Bruxelles II bis] sont envoyés par lettre recommandée au greffier du tribunal de première instance qui est établi au siège de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicite.
§ 2. Dès réception des pièces et au plus tard dans les trois jours ouvrables, le greffier notifie par pli judiciaire aux parties et au ministère public, l’information contenue à l’article 11, [paragraphe] 7, du [règlement Bruxelles II bis]. Le pli judiciaire contient […] une invitation aux parties à déposer des conclusions au greffe, dans les trois mois de la notification. Le dépôt de ces conclusions opère saisine du tribunal de la famille de première instance.
[…]
§ 4. La saisine du tribunal de la famille opère suspension des procédures engagées devant les cours et tribunaux, saisis d’un litige en matière de responsabilité parentale ou d’un litige connexe.
[…]
§ 6. La décision rendue sur la question de la garde de l’enfant en application de l’article 11, [paragraphe] 8 du [règlement Bruxelles II bis] peut également, à la demande de l’une des parties, porter sur le droit de visite dans l’hypothèse où elle ordonnerait le retour de l’enfant en Belgique.
[…]»
15. En outre, l’article 633 septies du même code, tel que modifié par ladite loi du 30 juillet 2013, dispose que «[l]e tribunal de la famille qui est établi au siège de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’enfant avait sa résidence habituelle avant son déplacement ou son non‑retour illicite, est seul compétent pour connaître des demandes visées à l’article 1322 decies».
III – Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
16. L’enfant concerné par le litige au principal est né en Pologne, le 21 décembre 2011, d’un père de nationalité britannique résidant en Belgique depuis 1986 et d’une mère de nationalité polonaise résidant actuellement en Pologne, ces derniers n’étant pas mariés entre eux.
17. En juillet ou en août 2012, à savoir alors que l’enfant était âgé d’environ sept mois, la mère s’est installée à Bruxelles avec ce dernier. Pendant toute la période de leur résidence en Belgique, l’enfant était domicilié chez sa mère mais rencontrait régulièrement son père.
18. Durant les mois d’août et de septembre 2013, les parents ont participé à une médiation locale, en vue de s’accorder sur un cadre pour le partage de l’hébergement de l’enfant, mais aucun accord n’a été conclu à son issue.
19. Le 16 octobre 2013, la mère est repartie en Pologne avec l’enfant, semble‑t‑il avec l’intention d’y demeurer, sans avoir obtenu le consentement préalable du père.
20. Le 18 octobre 2013, le père a saisi le tribunal de la jeunesse de Bruxelles (7), afin qu’il soit statué, notamment, sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale et sur l’hébergement de l’enfant.
21. En outre, le 23 octobre 2013, le père a saisi le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles d’une requête tendant à ce que, à titre provisoire et au bénéfice de l’urgence, l’hébergement secondaire de l’enfant soit fixé à son domicile, à raison d’un week‑end sur deux. Par la suite, ayant pris conscience du fait que le départ de la mère avec l’enfant était durable, il a modifié ses demandes.
22. Parallèlement aux diverses procédures engagées en matière de responsabilité parentale (8), le 20 novembre 2013, le père a saisi l’autorité centrale belge d’une demande tendant au retour immédiat de l’enfant en Belgique par application de la convention de La Haye de 1980.
23. Par ordonnance du 19 décembre 2013, le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles a rejeté l’exception d’incompétence internationale ayant été soulevée par la mère et, faisant droit aux dernières demandes présentées par le père, il a notamment confié à celui‑ci, à titre provisoire, l’exercice exclusif de l’autorité parentale et l’hébergement principal de l’enfant.
24. Dans une décision du 13 février 2014, le tribunal de district de Płońsk (Pologne) a constaté que l’enfant avait été déplacé de façon illicite par sa mère et que sa résidence habituelle était située en Belgique avant ce déplacement, mais mettant en œuvre l’exception prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b), de ladite convention, il a néanmoins rejeté la demande de retour de l’enfant formée par le père.
25. Par jugement du 26 mars 2014, le tribunal de la jeunesse de Bruxelles s’est déclaré internationalement compétent pour statuer au fond en matière de responsabilité parentale, en écartant les arguments contraires de la mère tirés de l’article 15 du règlement Bruxelles II bis (9). Sur le fond, il a décidé, avec exécution provisoire, que l’autorité parentale serait exercée conjointement par les parents, que le lieu d’hébergement principal de l’enfant serait fixé au domicile de la mère et que le père bénéficierait d’un droit d’hébergement secondaire, à raison d’un week‑end sur deux, à charge pour lui de se rendre en Pologne.
26. Le 10 avril 2014, après avoir reçu de l’autorité centrale polonaise une copie de la décision de non‑retour rendue le 13 février 2014 et des documents y afférents, l’autorité centrale belge a déposé ce dossier au greffe du tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Les parties ont été invitées à déposer des observations afin que ce dernier examine la question de la garde de l’enfant, conformément à l’article 11, paragraphe 7, du règlement Bruxelles II bis et à l’article 1322 decies du code judiciaire belge. Le dépôt de conclusions par le père, le 9 juillet 2014, a opéré saisine de cette juridiction, en vertu du paragraphe 2 dudit article 1322 decies, et a entraîné la suspension corrélative de toute procédure déjà engagée devant une autre juridiction belge saisie d’un litige en matière de responsabilité parentale relatif au même enfant, en vertu du paragraphe 4 de ce même article.
27. Le père ayant interjeté appel contre le jugement rendu le 26 mars 2014 par le tribunal de la jeunesse, la cour d’appel de Bruxelles, par arrêt interlocutoire du 30 juillet 2014, prononcé par défaut à l’égard de la mère, a confirmé la compétence internationale de la juridiction belge pour statuer sur les questions relatives à la responsabilité parentale. Cependant, ayant constaté que le président du tribunal de première instance de Bruxelles avait, entre‑temps, été saisi d’une demande fondée sur l’article 11, paragraphes 6 et 7, du règlement Bruxelles II bis, la cour d’appel a réservé sa décision sur le fond. Elle a demandé à l’autorité centrale belge de lui transmettre l’ensemble du dossier remis à ce tribunal en application de l’article 1322 decies du code judiciaire belge. À titre provisoire, dans l’attente de l’issue de la procédure visée audit article 11, paragraphes 6 à 8, elle a ordonné à la mère de communiquer au père l’adresse de son nouveau lieu de résidence avec l’enfant et elle a accordé au père un droit de visite à l’égard de l’enfant à exercer en Pologne. Il ressort de la décision de renvoi que ces mesures provisoires n’ont pas été respectées par la mère.
28. En raison de l’entrée en vigueur de la loi du 30 juillet 2013 susmentionnée, survenue le 1er septembre 2014, la procédure faisant suite au jugement polonais de non‑retour dont était saisi le président du tribunal de première instance de Bruxelles a été réattribuée au nouveau tribunal de la famille de Bruxelles (10). Par un jugement définitif daté du 8 octobre 2014, ce dernier a renvoyé cette affaire devant la cour d’appel de Bruxelles, à la demande du père, aux motifs que «les juridictions belges avaient été saisies par [le père] avant le déplacement illicite de l’enfant au sens de l’article 11[, paragraphe] 7, du règlement [Bruxelles II bis] et que le débat au fond était pendant devant [ladite cour]».
29. Toutefois, la cour d’appel de Bruxelles a estimé que, eu égard à la teneur de l’article 1322 decies du code judiciaire belge, elle ne pouvait se considérer comme valablement saisie par ce jugement de renvoi (11). Cette juridiction s’interrogeant sur la conformité de ces règles nationales avec les dispositions du règlement Bruxelles II bis et, subséquemment, sur sa propre compétence pour se prononcer sur le litige au principal, elle a décidé, par arrêt du 7 novembre 2014 parvenu à la Cour le 10 novembre 2014, de surseoir à statuer (12) et de poser la question préjudicielle suivante:
«L’article 11[, paragraphes] 7 et 8[,] du règlement [Bruxelles II bis] peut‑il être interprété comme s’opposant à ce qu’un État membre:
– privilégie la spécialisation des juridictions dans les situations d’enlèvement parental pour la procédure prévue par ces [dispositions], même lorsqu’une cour ou un tribunal est déjà saisi d’une procédure au fond relative à la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant?
– retire au juge saisi d’une procédure au fond relative à la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant, la compétence de statuer sur la garde de l’enfant, alors qu’il est compétent tant sur le plan international que sur le plan interne pour statuer sur les questions de responsabilité parentale à l’égard de l’enfant?»
30. La juridiction de renvoi a sollicité une mise en œuvre, à titre principal, de la procédure préjudicielle d’urgence visée à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour et, à titre subsidiaire, de la procédure accélérée visée à l’article 105 dudit règlement. Le 18 novembre 2014, la chambre compétente a décidé de soumettre l’affaire à la procédure préjudicielle d’urgence.
31. Des observations écrites ont été fournies à la Cour par le gouvernement belge et par la Commission européenne, lesquels ont été représentés lors de l’audience de plaidoiries tenue le 11 décembre 2014.
IV – Analyse
A – Propos introductifs
32. À titre liminaire, j’estime utile de cerner les contours de la présente demande de décision préjudicielle, dans le but de distinguer les éléments qui sont ici constants de ceux qui posent problème à la juridiction de renvoi.
33. Cette affaire a pour particularité, par rapport à de précédentes dont la Cour a été saisie, de reposer sur un conflit de compétences existant entre des juridictions siégeant non pas dans des États membres différents mais au sein d’un même État membre (13). Il ressort, en effet, du dossier que les juridictions polonaises n’ont pas contesté l’appréciation faite par les juridictions belges selon laquelle leur propre compétence internationale en matière de responsabilité parentale était constituée (14), en vertu des articles 8 et 10 du règlement Bruxelles II bis, au titre du lieu où était située la résidence habituelle de l’enfant lors de leur saisine et avant le déplacement considéré comme illicite.
34. Sur ce dernier point, je relève qu’il a été aussi admis qu’il y avait eu, dans le cas d’espèce, violation du droit de garde du père résultant d’une attribution de plein droit, au sens de l’article 2, points 9 et 11 (15), de ce règlement, sachant qu’aucune décision judiciaire n’avait été prononcée à cet égard au moment où l’enfant a été emmené en Pologne par la mère (16).
35. J’ajoute que, en dépit de ce déplacement illicite, les juridictions belges s’étant prononcées sur le fond jusqu’à présent ne se sont pas fondamentalement opposées à ce que la résidence principale de l’enfant soit fixée au domicile de la mère (17), étant toutefois observé que depuis les décisions en question, des faits nouveaux sont survenus selon le père, à savoir l’opposition actuelle de la mère à toute relation directe entre celui‑ci et l’enfant. En revanche, une juridiction polonaise a refusé de faire droit à la demande du père tendant au retour de l’enfant en Belgique, sur le fondement de la convention de La Haye de 1980 telle que complétée par les dispositions du règlement Bruxelles II bis (18).
36. C’est précisément dans le cadre de cette décision de non‑retour que s’inscrit la présente demande d’interprétation de l’article 11, paragraphes 7 et 8, dudit règlement. À cet égard, la juridiction de renvoi soumet à la Cour une double interrogation relative, en substance, à la détermination par une règle de droit national de la juridiction, parmi celles siégeant dans l’État membre où l’enfant résidait habituellement avant son déplacement, qui doit être considérée comme compétente pour se prononcer sur les suites à donner à une telle décision.
37. Le premier volet de cette interrogation est afférent au point de savoir si lesdites dispositions autorisent un État membre à opter pour une spécialisation des juridictions compétentes à cet égard, y compris lorsqu’une procédure ayant pour objet la responsabilité parentale envers l’enfant déplacé illicitement est déjà pendante devant une autre juridiction de cet État. En cas de réponse affirmative, le second volet porte sur l’étendue de la compétence d’une telle juridiction spécialisée, afin de déterminer, en particulier, si la législation d’un État membre peut prévoir que la saisine de cette juridiction entraîne la suspension de toute autre procédure ayant ledit objet qui se trouve en cours dans cet État.
38. Tandis que la juridiction de renvoi penche pour une interprétation des dispositions visées par sa demande qui serait défavorable à l’existence de ces deux possibilités, tant le gouvernement belge que la Commission défendent la thèse contraire. À mon sens, cette dernière position s’avère correcte à l’aune d’une interprétation téléologique desdites dispositions du règlement Bruxelles II bis.
B – Sur la problématique soumise à la Cour
1. Sur le régime propre au droit de l’Union concerné
39. Afin de mieux saisir les enjeux de la présente affaire, il convient, tout d’abord, d’identifier les éléments clés du régime spécifique qui est prévu à l’article 11 du règlement Bruxelles II bis pour favoriser le retour immédiat d’un enfant enlevé dans le pays où il résidait avant son déplacement illicite. Les modalités adoptées à ce titre visent à renforcer, en ce qui concerne les relations entre les États membres, l’efficacité du dispositif ayant été mis en place par la convention de La Haye de 1980, même si celle‑ci reste applicable en soi à l’intérieur de l’Union (19).
40. En vertu du paragraphe 1 dudit article 11, lorsqu’un enfant a été déplacé ou retenu illicitement dans un autre État membre, l’un des titulaires du droit de garde a la possibilité de demander son retour auprès des autorités compétentes de cet État, sur le fondement de la convention de La Haye de 1980. Le considérant 17 du règlement Bruxelles II bis indique que les juridictions de l’État membre vers lequel l’enfant a été déplacé «devraient être en mesure de s’opposer à son retour dans des cas précis, dûment justifiés». Cela vaut, en particulier, s’«il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique» comme le prévoit l’article 13, sous b), de ladite convention. Néanmoins, il ressort des paragraphes 3 à 5 de cet article 11 que le retour sans délai de l’enfant constitue le principe et un refus doit rester l’exception. Partant, dans le système instauré par le règlement Bruxelles II bis, contrairement à celui résultant de cette convention, une opposition desdites juridictions ne marque pas systématiquement la fin du contentieux relatif au retour.
41. Si un jugement rejetant la demande de retour est adopté malgré les restrictions énoncées par le règlement Bruxelles II bis, celui‑ci ajoute une limite, exposée par son considérant 17, selon laquelle «une telle décision devrait pouvoir être remplacée par une décision ultérieure de la juridiction de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant avant son déplacement ou non‑retour illicites». Un jugement refusant le retour de l’enfant est, en quelque sorte, une simple mesure de protection, prise à titre conservatoire (20), fondée sur la considération que celui‑ci serait en danger en cas de retour dans le pays à partir duquel il a été déplacé illicitement. Ce sont, néanmoins, les juridictions de cet État membre qui, en vertu de l’article 8 de ce règlement, bénéficient de la compétence de principe pour statuer sur le fond en matière de responsabilité parentale à l’égard de l’enfant, raison pour laquelle il est prévu que le «dernier mot» (21) leur appartienne dans un tel cas de figure, notamment en ce qui concerne la garde de l’enfant, à la différence du dispositif prévu dans la convention de La Haye de 1980.
42. J’ajoute que la Cour européenne des droits de l’homme (ci‑après la «Cour EDH») a souligné qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice que, dans le cadre du règlement Bruxelles II bis, il incombe aux juridictions de l’État membre de la résidence habituelle de protéger les droits fondamentaux des parties concernées (22). Cela implique, notamment, qu’elles doivent sauvegarder l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel ne se confond pas nécessairement avec celui de ses parents, conformément à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, étant précisé que les obligations que cet article fait peser sur les États sont interprétées, en matière d’enlèvement international d’enfants, à la lumière des exigences de la convention de La Haye de 1980 (23).
43. Pour permettre que la situation de l’enfant soit réexaminée au vu de tous les éléments pertinents, l’article 11, paragraphe 6, du règlement Bruxelles II bis impose à la juridiction de l’État membre où il se trouve qui a rendu une décision de non‑retour fondée sur l’article 13 de ladite convention, d’une part, d’en informer «la juridiction compétente ou l’autorité centrale de l’État membre où l’enfant avait sa résidence habituelle» (24) et, d’autre part, de lui transmettre immédiatement une copie de cette décision ainsi que de tous les documents y afférents, et ce «conformément à ce que prévoit le droit national».
44. Au vu du libellé de ce paragraphe 6, qui n’a pas pour objectif et ne permet pas d’identifier quelle est celle, parmi les juridictions siégeant sur le territoire de ce dernier État, qui doit recevoir l’information visée à cette disposition, je considère qu’il ne fait guère de doute que chaque État membre a la faculté de désigner, par l’adoption d’une règle de compétence interne, la juridiction nationale destinataire.
45. Le paragraphe 7 dudit article 11 prévoit, en outre, que la juridiction ou l’autorité centrale qui reçoit l’information relative à cette décision de non‑retour doit ensuite la notifier aux parties et les inviter à présenter des observations à cette juridiction, «conformément aux dispositions du droit national», «afin que cette juridiction examine la question de la garde de l’enfant» (25). Il résulte du paragraphe 8 de cet article, lu en combinaison avec le considérant 17 du règlement, que, nonobstant la décision initiale de non‑retour, toute décision ultérieure qui implique le retour de l’enfant rendue, dans ce cadre, par la juridiction compétente de l’État membre de la résidence habituelle (26) bénéficie d’une force exécutoire propre, c’est‑à‑dire sans qu’il soit nécessaire d’effectuer des démarches en vue de la reconnaissance et de l’exécution de ladite décision dans l’État membre où se trouve l’enfant enlevé (27).
46. Toutefois, ce paragraphe 7 débute par une réserve, aux termes de laquelle la procédure de notification et de décision qu’il prévoit est nécessaire «[à] moins que les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites aient déjà été saisies à cet égard par l’une des parties» (28). Une formule analogue mais non identique figure au considérant 18 du règlement Bruxelles II bis, lequel précise que «[c]ette juridiction, si elle n’a pas encore été saisie, ou l’autorité centrale, devrait adresser une notification aux parties» (29). Ladite réserve, visant les cas de procédures parallèles au niveau dudit État membre, constitue selon moi l’élément central de la demande de décision préjudicielle soumise à la Cour.
2. Sur les doutes soulevés par les dispositions du droit de l’Union visées
47. La juridiction de renvoi souligne que, nonobstant la formule de réserve citée ci‑dessus, figurant à l’article 11, paragraphe 7, du règlement Bruxelles II bis, la loi belge ayant eu pour objet de mettre en œuvre dans le droit interne, entre autres instruments, ce règlement (30) a confié la procédure particulière prévue audit article 11, paragraphes 6 à 8, à la compétence exclusive de juridictions nationales spécialisées (31), dont la saisine entraîne la suspension de toute procédure déjà en cours devant une cour ou un tribunal belge en matière de responsabilité parentale à l’égard de l’enfant concerné (32).
48. La question se pose donc de savoir si une procédure telle que celle conduite dans le litige au principal, devant le tribunal de la jeunesse puis devant la cour d’appel de Bruxelles, pourrait être assimilée à une procédure déjà pendante dans l’État membre de la résidence habituelle à laquelle se réfère ladite formule de réserve et, partant, si les règles de compétence internes existant en droit belge sont conformes à cette disposition.
49. De prime abord, le libellé de la réserve énoncée audit paragraphe 7 peut laisser entendre, comme le suggère la juridiction de renvoi, que le législateur de l’Union a voulu maintenir la compétence d’une juridiction de cet État membre se trouvant déjà saisie d’un litige relatif à l’enfant déplacé illicitement, même dans l’hypothèse où une décision de non‑retour a été rendue dans l’État membre où celui‑ci se trouve, et ce en conformité avec le principe de perpétuation de la compétence (forum perpetuum) (33).
50. Une telle analyse paraît possible aussi au vu des travaux préparatoires du règlement Bruxelles II bis. Il en ressort que, d’une part, la Commission avait initialement envisagé de prévoir que dans tous les cas où une telle décision de non‑retour aurait été prise, cela déclencherait systématiquement une nouvelle procédure relative à la garde dans l’État membre où l’enfant résidait habituellement avant son déplacement illicite (34), mais que, d’autre part, cette optique n’a finalement pas été celle retenue dans le libellé adopté, l’ajout de la formule de réserve susmentionnée y ayant été introduit par le Conseil de l’Union européenne (35).
51. En outre, une partie de la doctrine estime que dans le cas où une juridiction compétente a déjà été saisie dans l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant, l’autorité centrale devrait lui transmettre directement les informations relatives à la décision de non‑retour et qu’une transmission spécifique serait nécessaire uniquement dans le cas contraire, afin de permettre l’ouverture d’une procédure nouvelle faisant suite à la notification de ces mêmes informations aux personnes intéressées (36). Cette approche pourrait également être confortée par le «Guide pratique pour l’application du nouveau règlement Bruxelles II» qui a été établi, à destination des juridictions des États membres, par les services de la Commission en consultation avec le Réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale, même si ce qui y est mentionné à ce sujet n’est pas dépourvu d’une certaine ambiguïté (37).
52. Nonobstant ces éléments semant un doute certain, il me semble que d’autres considérations, notamment d’ordre téléologique mais pas uniquement, conformément à une jurisprudence constante de la Cour (38), doivent conduire à une interprétation de l’article 11, paragraphes 7 et 8, du règlement Bruxelles II bis plus nuancée que celle envisagée par la juridiction de renvoi.
C – Sur l’admissibilité de règles nationales telles que celles en cause
1. Sur la concentration de compétences au profit de juridictions spécialisées
53. Le premier aspect du problème qui se pose ici est celui de savoir dans quelle mesure les dispositions du règlement Bruxelles II bis visées dans la question préjudicielle ont vocation à régir la répartition des compétences internes entre les juridictions de l’État membre où résidait habituellement l’enfant déplacé illicitement lorsqu’une décision judiciaire de non‑retour a été adoptée dans l’État membre où celui‑ci se trouve.
54. À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, même si le règlement Bruxelles II bis n’a pas pour objet d’unifier les règles de droit matériel et de procédure des différents États membres, l’application de telles règles nationales ne doit cependant pas porter atteinte à l’effet utile des dispositions de ce règlement (39).
55. S’agissant des règles de compétence en matière de responsabilité parentale qui y sont énoncées, parmi lesquelles figure l’article 11 de ce règlement, il ressort du considérant 12 de celui‑ci qu’elles sont conçues en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. La nécessité de tenir compte «avant tout» de cet objectif, lors de l’interprétation desdites règles, a itérativement été soulignée par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’interprétation des dispositions de cet instrument (40).
56. De surcroît, aux termes de son considérant 33, le règlement Bruxelles II bis reconnaît les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [ci‑après la ‘Charte'] en veillant, notamment, à assurer le respect des droits fondamentaux de l’enfant, tels qu’énoncés à l’article 24 de celle‑ci. Il découle des paragraphes 2 et 3 dudit article, d’une part, que dans tous les actes relatifs à un enfant, accomplis en particulier par des autorités publiques, l’intérêt supérieur de ce dernier doit être une considération primordiale et, d’autre part, que tout enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents (41).
57. En particulier, les dispositions dudit règlement relatives au déplacement ou à la rétention illicites d’un enfant ont pour finalités de dissuader les parents de commettre de tels actes, en privant un éventuel coup de force d’effets positifs sur la répartition des compétences, et de favoriser le retour rapide de l’enfant dans l’État membre où il résidait avant son déplacement (42). Cet objectif de célérité est mis en exergue, notamment par les délais de procédure restreints qui sont explicitement mentionnés à l’article 11 du règlement Bruxelles II bis (43).
58. Au vu du libellé des paragraphes 6 à 8 de cet article 11, il est à mon avis loisible aux États membres d’attribuer à une juridiction spécialisée la compétence pour examiner, si l’une des parties le lui demande, la question du retour et/ou de la garde de l’enfant dans le cadre de la procédure particulière prévue auxdits paragraphes 7 et 8, et ce même lorsqu’une cour ou un tribunal est déjà saisi(e), par ailleurs, d’une procédure au fond relative à la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant.
59. En effet, ces dispositions comportent, d’une part, des renvois exprès au droit des États membres (44) et, d’autre part, une formulation à la fois générale et ciblée (45) mais non précise (46), qui laisse place à un choix des États membres quant à la détermination de la juridiction siégeant sur leur territoire qui est spécifiquement compétente pour statuer sur la garde de l’enfant à la suite d’une décision de non‑retour.
60. Compte tenu de la finalité particulière desdites dispositions, il m’apparaît que l’article 11 du règlement Bruxelles II bis constitue davantage une norme à caractère technique qu’une norme tendant à déterminer la juridiction compétente (47), même s’il figure dans le chapitre II de ce règlement intitulé «Compétence». Son paragraphe 7 a, à mon avis, principalement pour objet de déterminer les modalités de notification des informations relatives à la décision de non‑retour, afin de permettre aux parties de prendre position en toute connaissance de cause devant la juridiction qui est compétente selon le droit de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant, et ce dans le but d’éviter le risque d’un vide judiciaire à la suite d’une telle décision, dont la teneur doit pouvoir être réexaminée (48).
61. Cette analyse n’est selon moi pas remise en cause par la formule de réserve prévue au début de ce paragraphe 7. En ce sens, il convient de souligner la particularité, par rapport à la réserve figurant dans cette disposition, de celle énoncée au considérant 18 dudit règlement. En effet, celui‑ci précise que «[c]ette juridiction, si elle n’a pas encore été saisie, ou l’autorité centrale, devrait adresser une notification aux parties» (49). Il peut être observé que, contrairement au libellé plus général dudit article 11, paragraphe 7, ce considérant 18 réserve le cas d’une saisine préalable non pas de l’une quelconque des juridictions de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant, de façon indifférenciée, mais d’une juridiction spécifique, à savoir celle qui est compétente dans ledit État membre pour recevoir le dossier relatif à la décision de non‑retour.
62. J’ajoute qu’une telle règle de répartition interne des compétences matérielles et de spécialisation des juridictions, en soi, ne porte atteinte ni à l’effet utile de ces dispositions dudit règlement, ni aux principes et aux finalités qui les sous‑tendent, et notamment n’est pas forcément contraire à l’objectif de célérité susmentionné, même si cette règle est néanmoins susceptible de produire des effets néfastes à cet égard suivant l’usage qui en est fait, comme je l’exposerai ultérieurement (50).
63. À ce titre, il y a lieu de souligner que les règles de droit belge qui sont visées dans la demande de décision préjudicielle sont fondées sur des objectifs conformes à ceux du règlement Bruxelles II bis. Comme le mentionne la juridiction de renvoi, les motifs du législateur belge visaient une spécialisation des juges et une concentration des compétences justifiées par la technicité des procédures judiciaires relatives aux enlèvements internationaux d’enfants, par le souci d’améliorer l’efficacité et la rapidité de l’intervention des juridictions belges en ce domaine, et par l’intention de renforcer la coopération directe entre magistrats des différents États membres (51). Je précise qu’une première démarche en ce sens avait été introduite dans le droit belge dès 1998, à l’occasion de la mise en œuvre de la convention de La Haye de 1980, mais qu’elle a été renforcée en 2007 lors la mise en œuvre du règlement Bruxelles II bis (52), de telle sorte que le nombre des tribunaux compétents en la matière a été réduit de vingt‑sept à six, avec une possibilité d’appel (53).
64. Comme l’indiquent expressément les travaux préparatoires de la loi du 10 mai 2007 susmentionnée (54), le législateur belge a fait le choix de «s’aligner» sur des législations du même type précédemment adoptées dans d’autres États membres, spécialement en France (55) et en Allemagne (56). Une étude de droit comparé menée sous l’égide de la Conférence de La Haye de droit international privé confirme que cette approche a été retenue dans plusieurs autres États membres(57).
65. Ainsi que le soulignent le gouvernement belge et la Commission, une telle démarche est conforme aux recommandations, tendant à une concentration des affaires d’enlèvements internationaux d’enfants auprès d’un nombre limité de juridictions, qui sont prônées dans des guides édités au sein de l’Union (58) et par la Conférence de La Haye de droit international privé (59). Il m’apparaît important de préserver les mécanismes de spécialisation des juridictions ayant été identifiés comme constituant de «bonnes pratiques» dans ce dernier cadre, puisque la convention de La Haye de 1980 reste applicable en tant que telle entre les États membres même si le règlement Bruxelles II bis la complète (60).
66. Je suis donc d’avis que les dispositions du règlement Bruxelles II bis ne s’opposent pas, en soi, à ce qu’un État membre opte pour une spécialisation des juridictions compétentes pour statuer au fond dans les situations de déplacement ou de rétention illicites d’un enfant. Une telle spécialisation ne pose à l’évidence aucun problème si une seule procédure concernant la garde de l’enfant se trouve engagée à la demande des parties.
67. En revanche, il convient encore de s’interroger sur l’éventuelle conformité avec ces dispositions de mécanismes prévus dans les législations d’États membres aux fins de régler le sort de procédures concurrentes en la matière. Cette question se pose, en particulier, au regard de la règle de suspension de toute instance relative à la responsabilité parentale envers l’enfant déjà pendante devant une autre juridiction, non spécialisée, qui est prévue en droit belge, et notamment compte tenu de l’impact concret que cette règle peut avoir sur le déroulement de procédures qui doivent en principe conduire au retour immédiat de l’enfant dans l’État membre dans lequel il a sa résidence habituelle (61).
2. Sur la suspension de toute procédure pendante devant une juridiction non spécialisée
68. En vertu de l’article 1322 decies, paragraphe 4, du code judiciaire belge, la saisine de la juridiction spécialisée qui est compétente pour statuer à la suite d’une décision de non‑retour d’un enfant déplacé illicitement, à savoir le tribunal de la famille du lieu de l’ancienne résidence habituelle de celui‑ci, entraîne dès cet instant la suspension de toute procédure déjà engagée devant les cours et tribunaux nationaux se trouvant saisis d’un litige en matière de responsabilité parentale ou d’un litige connexe.
69. La juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir si, eu égard aux exigences particulières de célérité et d’efficacité (62) qui gouvernent le jeu du dispositif prévu à l’article 11, paragraphes 6 à 8, du règlement Bruxelles II bis pour favoriser le retour d’un enfant déplacé illicitement, ces dispositions s’opposent à ce que la législation d’un État membre contienne de telles règles de procédure.
70. Si les États membres disposent d’une certaine autonomie en matière de procédure (63), ils doivent néanmoins impérativement agir «dans le respect des principes et des objectifs du règlement [Bruxelles II bis]», comme le rappelle la Commission dans la réponse qu’elle propose de donner à la question posée.
71. Or, conformément à la jurisprudence de la Cour, les mécanismes instaurés par l’article 11 du règlement Bruxelles II bis, et en particulier la transmission des informations prévue à son paragraphe 6, visent non seulement à assurer le retour sans délai de l’enfant dans l’État membre où il avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites, mais aussi à permettre à la juridiction qui est compétente dans cet État d’évaluer les motifs et les éléments de preuve sur la base desquels la décision de non‑retour a été rendue, cette appréciation incombant, en dernière analyse, à ladite juridiction (64).
72. La cour d’appel de Bruxelles invoque diverses considérations pratiques et légales, au regard notamment des données du litige au principal, pour soutenir qu’il serait opportun, dans un souci de rapidité et d’efficacité, que ce soit non pas la juridiction spécialisée désignée par les articles 633 septies et 1322 decies du code judiciaire belge, mais la juridiction déjà saisie au fond, devant laquelle est pendante une procédure relative à la responsabilité parentale, qui statue sur la garde de l’enfant (65).
73. À cet égard, il est vrai que la juridiction précédemment saisie au fond peut avoir une meilleure connaissance concrète de la situation de l’enfant concerné lorsqu’elle a déjà instruit la cause, a entendu les parties et dispose dans son dossier du résultat de mesures d’investigation (66), au contraire de la juridiction spécialisée saisie ultérieurement. En outre, il est possible que l’issue de l’instance en cours devant la juridiction non spécialisée soit tout aussi brève que l’affaire introduite devant la juridiction spécialisée, lorsque le droit national dispose – comme c’est le cas en droit belge (67) – que toutes les procédures relatives à la responsabilité parentale sont réputées urgentes et traitées selon les formes du référé, voire s’avère encore plus rapide en pratique, lorsque ladite instance est déjà largement engagée.
74. Dans un tel contexte, il paraît conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant que la juridiction préalablement saisie puisse poursuivre l’examen de la cause déjà entamé et se prononcer tant sur le lieu de la résidence principale de l’enfant que sur ses effets corrélatifs, et notamment sur le droit de visite du parent chez lequel l’enfant ne sera pas domicilié.
75. D’ailleurs, aux termes des observations qu’il a présentées à la Cour, le gouvernement belge n’en disconvient pas. Il insiste sur le fait que l’article 1322 decies, paragraphe 4, du code judiciaire belge induit une simple suspension de la procédure pendante devant une juridiction non spécialisée déjà saisie en matière de responsabilité parentale, et non le dessaisissement de cette juridiction, comme je note que cela est prévu dans la législation d’autres États membres (68).
76. Ce gouvernement fait valoir, à juste titre selon moi, que l’article 11, paragraphe 7, du règlement Bruxelles II bis ne s’oppose pas à ce que la législation d’un État membre octroie à une juridiction spécialisée la compétence de se prononcer rapidement sur la question du retour, sans qu’elle doive nécessairement examiner de façon concomitante la question de la garde de l’enfant, même si ces questions sont en général étroitement liées, eu égard à la jurisprudence de la Cour (69).
77. Il précise que, en droit belge, une fois rendue la décision relative au retour, la procédure relative au fond du droit de garde qui était en cours devant la juridiction préalablement saisie – en première instance ou en appel –, et qui a été suspendue, doit reprendre son cours.
78. Le gouvernement belge ajoute que, dans le cas d’espèce, le tribunal spécialisé qui a reçu communication de la décision de non‑retour s’était déjà prononcé sur le fond du litige par un jugement ayant été frappé d’appel et qu’il se serait donc estimé, en raison de l’effet dévolutif de l’appel prévu en droit belge (70), dans l’obligation de renvoyer l’affaire devant la cour d’appel (71) dès lors que l’une des parties avait ici émis le souhait que cette juridiction de première instance se prononce sur l’ensemble du litige, et non uniquement sur la question du retour.
79. J’observe que, en l’occurrence, ledit tribunal spécialisé a rendu cette décision de renvoi trois mois après la date de sa saisine, période durant laquelle la procédure en cours devant la cour d’appel de Bruxelles s’est trouvée suspendue.
80. Or, il convient de veiller à ce que, lorsque les États membres mettent en œuvre le règlement Bruxelles II bis, celui‑ci ne risque pas d’être vidé de son effet utile, notamment en ce que l’objectif du retour immédiat de l’enfant se trouverait subordonné, en vertu de règles de droit de l’État membre dans lequel l’enfant résidait habituellement avant son déplacement illicite, à une procédure nouvelle introduite devant une juridiction spécialisée, indépendamment du stade auquel se trouverait une procédure déjà engagée devant une juridiction compétente pour statuer au fond en matière de responsabilité parentale (72).
81. Comme la Cour l’a déjà mis en exergue, «ce risque est d’autant plus à pondérer que, en ce qui concerne les enfants en bas âge [comme celui dont la situation fait l’objet du présent litige au principal], le temps biologique ne peut être mesuré selon des critères généraux, vu la structure intellectuelle et psychologique de tels enfants et la rapidité avec laquelle celle‑ci évolue» (73). Une particulière diligence est donc souhaitable pour assurer une possibilité de retour éventuel de l’enfant et de rétablissement des liens avec le parent dont il est séparé, dans de bonnes conditions (74).
82. En outre, il est à l’évidence de l’intérêt de l’enfant que la juridiction déclarée compétente pour prendre une décision sur le droit de garde soit celle qui dispose, d’une part, de «toutes les informations et de tous les éléments pertinents à cet effet», notamment concernant «les relations de l’enfant avec les deux parents ainsi que les capacités parentales et la personnalité de ces derniers», et, d’autre part, «du temps nécessaire pour leur appréciation objective et sereine» (75).
83. Cette approche est conforme à l’esprit du règlement Bruxelles II bis et corroborée par les exigences qui découlent de son considérant 33, lequel vise le respect des droits de l’enfant énoncés à l’article 24 de la Charte. Par conséquent, je considère qu’il convient d’interpréter l’article 11, paragraphes 7 et 8, du règlement Bruxelles II bis en ce sens que ces dispositions n’interdisent pas l’adoption de règles de procédure nationales telles que celles visées par la présente demande de décision préjudicielle, pour autant toutefois que leurs effets ne s’exercent pas au détriment des principes et des objectifs dudit règlement, et notamment de ceux afférents aux droits fondamentaux de l’enfant concerné, au titre desquels la durée raisonnable et l’efficacité substantielle des procédures constituent des exigences primordiales.
V – Conclusion
84. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par la cour d’appel de Bruxelles:
L’article 11, paragraphes 7 et 8, du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas en principe, sous réserve que les principes et les objectifs dudit règlement soient effectivement respectés, à ce qu’un État membre adopte des règles nationales dont il résulte:
– d’une part, que la procédure consécutive à une décision refusant le retour d’un enfant déplacé illicitement, rendue par une juridiction d’un autre État membre, qui est prévue par ces dispositions relève de la compétence exclusive de juridictions spécialisées, et
– d’autre part, que la saisine de l’une de ces juridictions spécialisées opère suspension de toute procédure relative à la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant qui se trouve pendante devant une autre juridiction de cet État membre, et ce, même lorsque cette autre juridiction, à la date de sa saisine antérieure, était compétente, tant sur le plan international que sur le plan interne, pour statuer au fond sur ce litige.
i Les noms figurant dans la partie introductive ont été remplacés par des lettres à la suite d’une demande d’anonymisation.