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DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (première chambre)

22 octobre 2021 (*)

« Recours en annulation – Instrument d’aide à la préadhésion – État tiers – Marché public national – Résiliation du contrat par le pouvoir adjudicateur – Demande de mise à exécution par le pouvoir adjudicateur d’une garantie bancaire – Contreseing par le chef de la délégation de l’Union dans l’ État tiers ou par son adjoint – Incompétence »

Dans l’affaire T‑22/21,

Equinoccio-Compañía de Comercio Exterior, SL, établie à Madrid (Espagne), représentée par Mes D. Luff et R. Sciaudone, avocats,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. D. Bianchi et T. Van Noyen, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la lettre de la Commission du 5 novembre 2020, portant la référence GK/Regio.ddg.d. 1(2020)6793282, relative à la mise à exécution de la garantie bancaire demandée par le ministère des Sciences, de l’Industrie et de la Technologie turc,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de M. H. Kanninen, président, Mmes N. Półtorak (rapporteure) et M. Stancu, juges,

greffier : M. E. Coulon,

rend la présente

Ordonnance

 Antécédents du litige

1        La requérante, Equinoccio Compañía de Comercio Exterior, SL, est une société de droit espagnol qui fournit des services de conseil à des entreprises et à des entités appartenant aux secteurs public et privé.

2        Le 17 juillet 2006, le Conseil de l’Union européenne a adopté le règlement (CE) no 1085/2006, établissant un instrument d’aide de préadhésion (IAP) (JO 2006, L 210, p. 82). En vertu de l’article 1er dudit règlement, l’Union européenne devait aider les pays mentionnés aux annexes I et II, parmi lesquels figurait la République de Turquie, à s’aligner progressivement sur les normes et les politiques de l’Union, y compris, le cas échéant, l’acquis communautaire, en vue de leur adhésion.

3        Le 21 avril 2015, la Commission européenne a publié, sous la référence EuropeAid/134403/IH/SER/TR, un appel d’offres restreint portant sur la fourniture de services d’assistance technique pour le développement du pôle de spécialités alimentaires dans la région de l’Anatolie du Sud-Est (Turquie). L’objet de l’appel d’offres était de conclure un contrat pour une durée initiale de 24 mois et pour un budget maximal de 3 792 000 euros. Le pouvoir adjudicateur désigné dans l’appel d’offres était le ministère des Sciences, de l’Industrie et de la Technologie turque.

4        Le 18 juillet 2016, le marché correspondant à l’appel d’offres en cause a été attribué à un consortium coordonné par la requérante (ci-après le « consortium »). Le 9 septembre 2016, le consortium a signé avec le pouvoir adjudicateur le contrat de prestation de services portant la référence TR 07 R2.04-04/001 (ci-après le « contrat en cause »).

5        Il ressort de l’article 40.4 des conditions particulières du contrat en cause que tout litige né de l’exécution dudit contrat relève de la compétence exclusive des juridictions d’Ankara, et que seul le droit turc est applicable. Une telle provision est rappelée, en substance, à l’article 41.1 de conditions générales qui figurent dans l’annexe I de ce contrat.

6        Conformément aux dispositions de l’article 30 des conditions générales figurant dans l’annexe I du contrat en cause, le consortium a, le 20 juillet 2017, constitué une garantie bancaire en faveur du pouvoir adjudicateur, pour un montant de 689 440 euros. En vertu de cette garantie bancaire, toute demande de mise à exécution de celle-ci par le pouvoir adjudicateur devait être contresignée par le chef de la délégation de l’Union en Turquie ou par son adjoint.

7        Au cours de l’exécution du contrat en cause, le pouvoir adjudicateur et le consortium ont rencontré plusieurs problèmes, découlant de difficultés de communication et de coordination entre les experts principaux et le consortium, et ayant notamment abouti à la démission du chef d’équipe en charge du développement du projet faisant l’objet dudit contrat.

8        Le 18 août 2017, le pouvoir adjudicateur a suspendu l’exécution du contrat en cause, en application de l’article 35 des conditions générales de ce contrat. Il a également informé la requérante que, si les mesures nécessaires n’étaient pas adoptées, il serait procédé, conformément à l’article 36 desdites conditions générales, à la résiliation dudit contrat.

9        Le 29 novembre 2017, le pouvoir adjudicateur a envoyé un avis de résiliation du contrat en cause à la requérante.

10      À la suite de l’échec de la procédure de conciliation prévue à l’article 40 des conditions générales figurant dans l’annexe I du contrat en cause et de la résiliation effective dudit contrat, le pouvoir adjudicateur a demandé la mise à exécution de la garantie bancaire.

11      Par lettre du 5 novembre 2020 (ci-après l’« acte attaqué »), la Commission a informé la requérante que la délégation de l’Union en Turquie allait recevoir instruction de procéder au contreseing de la mise à exécution de la garantie bancaire demandée par le pouvoir adjudicateur.

12      En particulier, la Commission a indiqué à la requérante que, au cours de l’été 2020, ses services avaient demandé aux autorités turques de vérifier si les conditions de mise à exécution de la garantie bancaire étaient remplies, et si le pouvoir adjudicateur pouvait prétendre au montant précis exigé. Elle a également indiqué que les autorités turques lui avaient confirmé l’ensemble de ces éléments, et qu’elles avaient précisé que les dépenses réalisées par la Turquie dans le cadre de l’exécution du contrat en cause avaient été intégralement couvertes par le budget turc.

 Procédure et conclusions des parties

13      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 14 janvier 2021, la requérante a introduit le présent recours.

14      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 21 avril 2021, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité et d’incompétence, au titre de l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal. La requérante a déposé ses observations sur cette exception le 2 juin 2021.

15      Dans la requête, la requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        ordonner certaines mesures d’instruction ;

–        annuler l’acte attaqué ;

–        condamner la Commission aux dépens.

16      Dans l’exception d’irrecevabilité et d’incompétence, la Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours pour cause d’incompétence ou, à tout le moins, d’irrecevabilité manifeste ;

–        condamner la requérante aux dépens.

17      Dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité et d’incompétence, la requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter l’exception d’irrecevabilité et d’incompétence ;

–        condamner la Commission aux dépens.

 En droit

18      Aux termes de l’article 130, paragraphes 1 et 7, du règlement de procédure, si la partie défenderesse le demande, le Tribunal peut statuer sur l’irrecevabilité ou l’incompétence sans engager le débat au fond.

19      En l’espèce, le Tribunal, s’estimant suffisamment éclairé par les pièces du dossier, décide de statuer sur cette demande sans poursuivre la procédure.

20      La Commission excipe, à titre principal, de l’incompétence du Tribunal au motif que le présent litige est un litige de nature purement contractuelle, opposant le pouvoir adjudicateur au consortium. Elle ajoute que l’acte attaqué est indissociable du cadre contractuel dans lequel il s’inscrit, et qu’il ne produit aucun effet juridique impliquant l’exercice des prérogatives de puissance publique qui lui sont conférées en sa qualité d’autorité administrative. Elle fait également valoir que ni le contrat en cause ni la garantie bancaire ne contiennent de clause attributive de compétence au Tribunal, mais qu’il est au contraire prévu que les litiges découlant de l’exécution dudit contrat relèvent de la compétence exclusive des juridictions d’Ankara (Turquie).

21      Selon la requérante, l’acte attaqué est, au contraire, un acte adopté par la Commission dans l’exercice de prérogatives de puissance publique dans le cadre d’un contrat de services financé par des fonds européens.

22      À cet égard, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 263 TFUE, les juridictions de l’Union ne contrôlent que la légalité des actes adoptés par les institutions destinés à produire des effets juridiques obligatoires à l’égard des tiers, en modifiant de façon caractérisée leur situation juridique (voir ordonnance du 25 mars 2015, Borde et Carbonium/Commission, T‑314/14, non publiée, EU:T:2015:197, point 28 et jurisprudence citée).

23      Il ressort également de la jurisprudence que les marchés publics passés par des pays tiers et susceptibles de bénéficier d’une aide au titre de l’IAP, soumis au principe de la gestion décentralisée, demeurent des marchés nationaux, que seul le pouvoir adjudicateur national chargé de leur suivi a la responsabilité de préparer, négocier et conclure, les interventions des représentants de la Commission dans la procédure de passation de ces marchés tendant uniquement à constater que les conditions de financement par l’Union sont ou non réunies. En outre, les entreprises soumissionnaires attributaires des marchés en cause n’entretiennent des relations juridiques qu’avec l’État tiers responsable du marché et les actes des représentants de la Commission ne peuvent avoir pour effet de substituer à leur égard une décision de l’Union à la décision dudit État (voir ordonnance du 13 septembre 2012, Diadikasia Symvouloi Epicheiriseon/Commission e.a., T‑369/11, non publiée, EU:T:2012:425, point 52 et jurisprudence citée).

24      Selon une jurisprudence constante, cette compétence ne concerne que les actes visés par l’article 288 TFUE que les institutions sont amenées à prendre dans les conditions prévues par le traité (voir ordonnance du 25 mars 2015, Borde et Carbonium/Commission, T‑314/14, non publiée, EU:T:2015:197, point 29 et jurisprudence citée).

25      En revanche, les actes adoptés par les institutions qui s’inscrivent dans un cadre purement contractuel dont ils sont indissociables ne figurent pas, en raison de leur nature même, au nombre des actes visés à l’article 288 TFUE, dont l’annulation peut être demandée en vertu de l’article 263 TFUE (voir ordonnance du 25 mars 2015, Borde et Carbonium/Commission, T‑314/14, non publiée, EU:T:2015:197, point 30 et jurisprudence citée).

26      Enfin, il y a également lieu de rappeler que les compétences du Tribunal sont celles énumérées à l’article 256 TFUE tel que précisé par l’article 51 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. En application de ces dispositions et de l’article 272 TFUE, le Tribunal est compétent pour statuer, en première instance, sur les litiges en matière contractuelle portés devant lui en vertu d’une clause compromissoire.

27      En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que l’acte attaqué s’inscrit dans le contexte du contrat liant le pouvoir adjudicateur à la requérante, en ce qu’il a pour objet la mise à exécution de la garantie bancaire, laquelle trouve son fondement dans les stipulations du contrat en cause.

28      En effet, selon l’article 30.1 des conditions générales figurant dans l’annexe I du contrat en cause, la requérante était tenue de fournir au pouvoir adjudicateur une garantie bancaire d’un montant correspondant au préfinancement qui lui avait été octroyé par ce dernier. Selon l’article 30.2 de ces conditions générales, la garantie bancaire devait être constituée en respectant le modèle qui figurait dans l’annexe IV dudit contrat. Enfin, l’article 30.4 desdites conditions générales prévoyait que le pouvoir adjudicateur, en cas de résiliation du contrat, pouvait demander la mise à exécution de la garantie bancaire afin d’obtenir le remboursement des sommes dues par la requérante.

29      En outre, le modèle de garantie bancaire qui figurait dans l’annexe VI du contrat en cause et auquel la requérante était tenue de se conformer prévoyait que toute demande de mise à exécution de la garantie bancaire consentie au bénéfice du pouvoir adjudicateur devait être contresignée par le chef de la délégation de l’Union en Turquie ou par son adjoint. Cette mention a été reproduite à l’identique dans la garantie bancaire effectivement constituée par la requérante, au profit du pouvoir adjudicateur.

30      Ainsi, l’acte attaqué ne constitue pas un acte administratif relevant de ceux visés à l’article 288 TFUE, dont l’annulation peut être demandée à la juridiction de l’Union en vertu de l’article 263 TFUE. En effet, la circonstance que la garantie bancaire prévoyait le contreseing de la délégation de l’Union en Turquie n’est qu’un élément des relations contractuelles entre la requérante et le pouvoir adjudicateur, et le rôle de la Commission dans la mise à exécution de cette garantie n’est qu’une participation à cette relation contractuelle de droit privé, laquelle prévoyaient explicitement la possibilité d’une telle demande et d’un tel contreseing.

31      Par ailleurs, aucun autre élément du dossier ne permet de conclure que, en l’espèce, la Commission a agi en faisant usage de ses prérogatives de puissance publique.

32      À cet égard, dans le cadre d’un programme décentralisé prévoyant un contrôle ex ante, comme en l’espèce, le pouvoir adjudicateur prend seul les décisions concernant les procédures et l’attribution des marchés et les soumet à l’approbation préalable de la Commission. L’implication de cette dernière porte donc seulement sur l’octroi de son autorisation au financement des contrats décentralisés et les interventions de ses représentants, lors des procédures décentralisées de conclusion ou d’exécution de ces contrats, et tend uniquement à constater si les conditions de financement de l’Union sont ou non réunies. Ainsi, ces interventions n’ont pas pour objet et ne peuvent avoir pour effet de porter atteinte au principe selon lequel les contrats décentralisés demeurent des contrats nationaux, que seuls les pouvoirs adjudicateurs décentralisés ont la responsabilité de préparer, de négocier et de conclure.

33      Il ressort donc des éléments du dossier et, notamment, des termes de l’acte attaqué, que la circonstance que la délégation de l’Union en Turquie doive recevoir instruction de procéder au contreseing de la mise à exécution de la garantie bancaire demandée par le pouvoir adjudicateur a fait suite à une demande, adressée par la Commission aux autorités turques, de vérification de la réunion des conditions contractuelles nécessaires (voir point 12 ci-dessus). Par conséquent, l’instruction de procéder au contreseing de la mise à exécution de la garantie bancaire a été donnée à la suite d’une appréciation, réalisée par les autorités turques à la demande de la Commission, concernant l’exécution du contrat en cause, et non à la suite d’une appréciation réalisée par les services de la Commission.

34      En effet, l’acte attaqué n’est pas un acte prévu par le droit de l’Union, mais il découle directement des stipulations du contrat en cause. Or, seules lesdites stipulations et les conditions d’exécution spécifiques de ce contrat sont susceptibles de définir les conditions de l’intervention de la Commission.

35      De surcroît, ni le contrat en cause, conclu entre la requérante et le pouvoir adjudicateur, ni la garantie bancaire en cause ne contiennent de clause attribuant compétence au Tribunal pour juger des litiges qui pourraient survenir dans le cadre de son exécution. Au contraire, il ressort des stipulations contractuelles dudit contrat que les litiges qui naissent de son exécution relèvent de la compétence exclusive des juridictions d’Ankara, et que le droit applicable est le droit turc (voir point 5 ci-dessus). Il en va de même des stipulations de la garantie bancaire, qui prévoient que la loi qui lui est applicable est celle de la Turquie, et que tout différend lié à cette garantie doit être porté devant les juridictions d’Ankara.

36      Il s’ensuit que le Tribunal n’est pas compétent pour connaître de la demande d’annulation de l’acte attaqué, et qu’il y a lieu de rejeter le présent recours pour cette raison.

 Sur les dépens

37      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Equinoccio-Compañía de Comercio Exterior, SL, est condamnée aux dépens.

Fait à Luxembourg, le 22 octobre 2021.

Le greffier

 

Le président

E. Coulon

 

H. Kanninen


*      Langue de procédure : l’anglais.