Language of document : ECLI:EU:T:2019:567

ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)

10 septembre 2019 (*)

[Texte rectifié par ordonnance du 20 décembre 2019]

« Marché intérieur du gaz naturel – Directive 2009/73/CE – Décision de la Commission approuvant la modification des conditions d’exemption des règles de l’Union des modalités d’exploitation du gazoduc OPAL concernant l’accès des tiers et la réglementation tarifaire – Article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73 – Principe de solidarité énergétique »

Dans l’affaire T‑883/16,

République de Pologne, représentée par M. B. Majczyna, Mme K. Rudzińska et par M. M. Kawnik, en qualité d’agents,

partie requérante,

soutenue par

République de Lettonie, représentée par Mmes I. Kucina, G. Bambāne et V. Soņeca, en qualité d’agents,

et par

République de Lituanie, représentée initialement par MM. D. Kriaučiūnas, R. Dzikovič et par Mme R. Krasuckaitė, puis par M. Dzikovič, en qualité d’agents,

parties intervenantes,

contre

Commission européenne, représentée par Mmes O. Beynet et K. Herrmann, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenue par

République fédérale d’Allemagne, représentée initialement par MM. T. Henze et R. Kanitz, puis par M. Kanitz, en qualité d’agents,

partie intervenante,

ayant pour objet une demande fondée sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la décision de la Commission C(2016) 6950 final, du 28 octobre 2016, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55/CE, aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie),

composé de Mme I. Pelikánová (rapporteur), président, MM. V. Valančius, P. Nihoul, J. Svenningsen et U. Öberg, juges,

greffier : M. F. Oller, administrateur,

vu la phase écrite de la procédure et à la suite de l’audience du 23 octobre 2018,

rend le présent

Arrêt

I.      Cadre juridique

1        La directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO 2003, L 176, p. 57), a été abrogée et remplacée par la directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO 2009, L 211, p. 94).

2        L’article 32 de la directive 2009/73, identique à l’article 18 de la directive 2003/55, a la teneur suivante :

« Accès des tiers

1.      Les États membres veillent à ce que soit mis en place, pour tous les clients éligibles, y compris les entreprises de fourniture, un système d’accès des tiers aux réseaux de transport et de distribution ainsi qu’aux installations de GNL. Ce système, fondé sur des tarifs publiés, doit être appliqué objectivement et sans discrimination entre les utilisateurs du réseau. Les États membres veillent à ce que ces tarifs, ou les méthodes de calcul de ceux-ci, soient approuvés avant leur entrée en vigueur conformément à l’article 41 par une autorité de régulation visée à l’article 39, paragraphe 1, et à ce que ces tarifs et les méthodes de calcul, lorsque seules les méthodes de calcul sont approuvées, soient publiés avant leur entrée en vigueur.

2.      Les gestionnaires de réseau de transport doivent, le cas échéant et dans le cadre de l’accomplissement de leurs tâches, notamment en ce qui concerne le transport transfrontalier, avoir accès au réseau d’autres gestionnaires de réseau de transport.

3.      Les dispositions de la présente directive ne font pas obstacle à la conclusion de contrats à long terme pour autant qu’ils respectent les règles communautaires en matière de concurrence. »

3        L’article 36 de la directive 2009/73, qui a remplacé l’article 22 de la directive 2003/55, se lit comme suit :

« Nouvelles infrastructures

1.      Les nouvelles grandes infrastructures gazières, à savoir les interconnexions, les installations de GNL ou de stockage peuvent, sur demande, bénéficier pendant une durée déterminée d’une dérogation aux dispositions figurant aux articles 9, 32, 33 et 34 et à l’article 41, paragraphes 6, 8 et 10, dans les conditions suivantes :

a)      l’investissement doit renforcer la concurrence dans la fourniture de gaz et améliorer la sécurité d’approvisionnement ;

b)      le niveau de risque lié à l’investissement doit être tel que cet investissement ne serait pas réalisé si une dérogation n’était pas accordée ;

c)      l’infrastructure doit appartenir à une personne physique ou morale qui est distincte, au moins sur le plan de la forme juridique, des gestionnaires de réseau dans les réseaux desquels elle sera construite ;

d)      des redevances doivent être perçues auprès des utilisateurs de l’infrastructure concernée ; et

e)      la dérogation ne doit pas porter atteinte à la concurrence ou au bon fonctionnement du marché intérieur du gaz naturel ni à l’efficacité du fonctionnement du réseau réglementé auquel l’infrastructure est reliée.

[…]

3.      L’autorité de régulation [nationale] peut statuer, au cas par cas, sur la dérogation visée aux paragraphes 1 et 2.

[…]

6.      Une dérogation peut couvrir tout ou partie de la capacité de la nouvelle infrastructure ou de l’infrastructure existante augmentée de manière significative.

En décidant d’octroyer une dérogation, il convient de prendre en compte, au cas par cas, la nécessité d’imposer des conditions concernant la durée de la dérogation et l’accès sans discrimination à l’infrastructure. Lors de l’adoption de la décision sur ces conditions, il est tenu compte, en particulier, de la capacité additionnelle à construire ou de la modification de la capacité existante, de la perspective du projet et des circonstances nationales.

[…]

8.      L’autorité de régulation transmet sans délai à la Commission une copie de chaque demande de dérogation, dès sa réception. L’autorité compétente notifie sans délai à la Commission la décision ainsi que toutes les informations utiles s’y référant. Ces informations peuvent être communiquées à la Commission sous une forme agrégée pour lui permettre de fonder convenablement sa décision. Ces informations comprennent notamment :

a)      les raisons détaillées sur la base desquelles l’autorité de régulation ou l’État membre a octroyé ou refusé la dérogation, ainsi qu’une référence au paragraphe 1 comprenant le ou les points pertinents dudit paragraphe sur lequel cette décision se base, y compris les données financières démontrant qu’elle était nécessaire ;

b)      l’analyse effectuée quant aux incidences de l’octroi de la dérogation sur la concurrence et le bon fonctionnement du marché intérieur du gaz naturel ;

c)      les raisons justifiant la durée et la part de la capacité totale de l’infrastructure gazière concernée pour laquelle la dérogation est octroyée ;

d)      si la dérogation concerne une interconnexion, le résultat de la concertation avec les autorités de régulation concernées ; et

e)      la contribution de l’infrastructure à la diversification de l’approvisionnement en gaz.

9.      Dans un délai de deux mois à compter du jour suivant la réception d’une notification, la Commission peut arrêter une décision exigeant que l’autorité de régulation modifie ou retire la décision d’accorder une dérogation. Ce délai de deux mois peut être prolongé d’une période supplémentaire de deux mois si la Commission sollicite un complément d’informations. Ce délai supplémentaire court à compter du jour suivant celui de la réception du complément d’informations. Le délai initial de deux mois peut aussi être prorogé par accord mutuel entre la Commission et l’autorité de régulation.

[…]

L’autorité de régulation se conforme à la décision de la Commission demandant la modification ou le retrait de la décision de dérogation dans un délai d’un mois et en informe la Commission.

[…] »

4        L’article 28a, paragraphe 1, du Gesetz über die Elektrizitäts- und Gasversorgung (Energiewirtschaftsgesetz – EnWG) (loi allemande sur l’approvisionnement en électricité et en gaz), du 7 juillet 2005 (BGBl. 2005 I, p. 1970, 3621, ci-après l’« EnWG »), dans sa version applicable aux faits de l’espèce, permet à la Bundesnetzagentur (BNetzA, agence fédérale des réseaux, Allemagne), notamment, d’exempter des dispositions sur l’accès des tiers les interconnexions entre la République fédérale d’Allemagne et d’autres États. Les conditions d’application de l’article 28a de l’EnWG correspondent, en substance, à celles de l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73.

II.    Antécédents du litige

5        Le 13 mars 2009, la BNetzA, l’autorité de régulation nationale allemande, a communiqué à la Commission des Communautés européennes deux décisions du 25 février 2009, excluant les capacités de transport transfrontalières du projet de gazoduc Ostseepipeline-Anbindungsleitung (OPAL) de l’application des règles d’accès des tiers prévues à l’article 18 de la directive 2003/55 et des règles tarifaires prévues par son article 25, paragraphes 2 à 4. Le gazoduc OPAL est la section terrestre, à l’ouest, du gazoduc Nord Stream 1, dont le point d’entrée se trouve à proximité de la localité de Lubmin, près de Greifswald, en Allemagne, et le point de sortie dans la localité de Brandov, en République tchèque. Les deux décisions concernaient les quotes-parts respectivement détenues par les deux propriétaires du gazoduc OPAL.

6        En effet, le gazoduc OPAL est détenu par WIGA Transport Beteiligungs-GmbH & Co. (ci-après « WIGA », antérieurement W & G Beteiligungs-GmbH & Co. KG, antérieurement Wingas GmbH & Co. KG), qui détient une quote-part de 80 % dudit gazoduc, et E.ON Ruhrgas AG, qui en détient une quote-part de 20 %. WIGA est contrôlée conjointement par OAO Gazprom et BASF SE. La société exploitant la part du gazoduc OPAL appartenant à WIGA est OPAL Gastransport GmbH & Co. KG (ci-après « OGT »).

7        Par la décision C(2009) 4694 (ci-après la « décision initiale »), du 12 juin 2009, la Commission a demandé à la BNetzA, en vertu de l’article 22, paragraphe 4, troisième alinéa, de la directive 2003/55 (devenu article 36, paragraphe 9, de la directive 2009/73), de modifier ses décisions du 25 février 2009, en y ajoutant les conditions suivantes :

« a)      Sans préjudice de la règle figurant [sous] b), une entreprise dominante sur un ou plusieurs grands marchés du gaz naturel en amont ou en aval couvrant la République tchèque n’est pas autorisée à réserver, au cours d’une année, plus de 50 % des capacités de transport du gazoduc OPAL à la frontière tchèque. Les réservations d’entreprises appartenant au même groupe, comme Gazprom et Wingas, seront examinées conjointement. Les réservations d’entreprises dominantes/de groupes d’entreprises dominants ayant conclu de gros contrats à long terme d’approvisionnement en gaz seront examinées sous forme agrégée […]

b)      La limite de 50 % des capacités peut être dépassée si l’entreprise concernée cède au marché un volume de 3 milliards de m³ de gaz sur le gazoduc OPAL, selon une procédure ouverte, transparente et non discriminatoire (“programme de cession de gaz”). La société gestionnaire du gazoduc ou l’entreprise tenue de réaliser le programme doit garantir la disponibilité des capacités de transport correspondantes et le libre choix du point de sortie (“programme de cession de capacités”). La forme des programmes de “cession de gaz” et de “cession de capacités” est soumise à l’approbation de la BNetzA. »

8        Le 7 juillet 2009, la BNetzA a modifié ses décisions du 25 février 2009 en les adaptant aux conditions mentionnées au point 7 ci-dessus prévues par la décision initiale. La dérogation aux règles a été accordée par la BNetzA pour une période de 22 ans.

9        Le gazoduc OPAL a été mis en service le 13 juillet 2011 et possède une capacité de quelque 36,5 milliards de m³/an sur sa partie nord, entre Greifswald et le point d’entrée de Groß-Köris au sud de Berlin (Allemagne). En revanche, la partie sud du gazoduc OPAL, entre Groß-Köris et le point de sortie à Brandov, a une capacité de 32 milliards de m3/an. La différence de 4,5 milliards de m3/an était destinée à être vendue dans la zone de commerce Gaspool, comprenant le nord et l’est de l’Allemagne.

10      En vertu de la décision initiale et des décisions de la BNetzA du 25 février 2009, telle que modifiées par ses décisions du 7 juillet 2009, les capacités du gazoduc OPAL ont été totalement exemptées de l’application des règles relatives à l’accès réglementé des tiers et des règles tarifaires sur la base de la directive 2003/55.

11      Dans la configuration technique actuelle, le gaz naturel ne peut être fourni au point d’entrée du gazoduc près de Greifswald que par le gazoduc Nord Stream 1, utilisé par le groupe Gazprom pour transporter du gaz en provenance de gisements russes. Gazprom n’ayant pas mis en œuvre le programme de cession de gaz visé dans la décision initiale, les 50 % non réservés de la capacité de ce gazoduc n’ont jamais été utilisés, de sorte que seulement 50 % de la capacité de transport du gazoduc OPAL ont été utilisés.

12      Le 12 avril 2013, OGT, OAO Gazprom et Gazprom Eksport LLC ont formellement demandé à la BNetzA de modifier certaines dispositions de la dérogation accordée en 2009.

13      Le 13 mai 2016, la BNetzA a notifié à la Commission, sur le fondement de l’article 36 de la directive 2009/73, son intention, à la suite de la demande présentée par OGT, OAO Gazprom et Gazprom Eksport, de modifier certaines dispositions de la dérogation accordée en 2009 concernant la part du gazoduc OPAL exploitée par OGT, en concluant avec cette dernière un contrat de droit public, tenant lieu, selon le droit allemand, de décision administrative.

14      En substance, la modification envisagée par la BNetzA consistait à remplacer la limitation des capacités pouvant être réservées par des entreprises dominantes, imposée en application de la décision initiale (voir point 7 ci-dessus), par l’obligation, pour OGT, d’offrir au moins 50 % de la capacité exploitée par elle, à savoir, 15 864 532 kWh/h (environ 12,3 milliards de m3/an) dans le cadre de mises aux enchères, dont 14 064 532 kWh/h (environ 10,98 milliards de m3/an) sous forme de capacités fermes dynamiquement attribuables (feste dynamisch zuordenbare Kapazitäten, DZK) et 1 800 000 kWh/h (environ 1,38 milliard de m3/an) sous forme de capacités fermes librement attribuables (feste frei zuordenbare Kapazitäten, FZK) au point de sortie de Brandov. Au cas où, lors de deux années consécutives, la demande de capacités FZK dépasserait l’offre initiale de 1 800 000 kWh/h, OGT était tenue, sous certaines conditions, d’augmenter l’offre de telles capacités jusqu’à un plafond de 3 600 000 kWh/h (environ 2,8 milliards de m3/an).

15      Le 28 octobre 2016, la Commission a adopté, sur la base de l’article 36, paragraphe 9, de la directive 2009/73, la décision C(2016) 6950 final, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55 aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire (ci-après la « décision attaquée »), qui est adressée à la BNetzA. La procédure prévue à l’article 36 de la directive 2009/73 correspond, en substance, à celle prévue à l’article 22 de la directive 2003/55, lequel a constitué la base juridique de la décision initiale. La décision attaquée a été publiée sur le site Internet de la Commission le 3 janvier 2017.

16      Dans la décision attaquée, la Commission a tout d’abord relevé, aux considérants 18 à 21 de celle-ci, que, bien que l’article 36 de la directive 2009/73 n’ait pas prévu de disposition visant spécifiquement la possibilité de modifier une dérogation, telle que celle faisant l’objet de la décision initiale, autorisée au titre de l’article 22 de la directive 2003/55, il résultait des principes généraux du droit administratif que des décisions ayant de longs effets dans le temps pouvaient faire l’objet d’un réexamen. Ainsi, au regard du principe du parallélisme des formes et afin d’assurer la sécurité juridique, la Commission a estimé qu’il était approprié en l’espèce d’examiner le projet de modification de la dérogation initiale, tel que soumis par la BNetzA, à l’aune de la procédure prévue à l’article 36 de la directive 2009/73 pour les nouvelles installations. Quant aux conditions de fond auxquelles devait obéir une telle modification, elle a considéré que, en l’absence de clauses spécifiques de réexamen, des changements apportés à l’étendue d’une dérogation octroyée précédemment ou aux conditions encadrant cette dérogation devaient être justifiés et que, à cet égard, de nouveaux développements factuels ayant eu lieu depuis la décision initiale d’exemption pouvaient constituer une raison valable pour procéder à un réexamen de cette décision initiale. 

17      Quant au fond, la Commission a, par la décision attaquée, approuvé les modifications du régime dérogatoire, envisagées par la BNetzA, sous réserve de certaines modifications, à savoir, notamment :

–        l’offre initiale de capacités mises aux enchères devait porter sur 3 200 000 kWh/h (environ 2,48 milliards de m3/an) de capacités FZK et sur 12 664 532 kWh/h (environ 9,83 milliards de m3/an) de capacités DZK ;

–        une augmentation du volume des capacités FZK mises aux enchères devait intervenir, pour l’année suivante, dès que la demande dépassait, lors d’une mise aux enchères annuelle, 90 % des capacités offertes et devait se faire par tranches de 1 600 000 kWh/h (environ 1,24 milliard de m3/an), jusqu’à un plafond de 6 400 000 kWh/h (environ 4,97 milliards de m3/an) ;

–        une entreprise ou un groupe d’entreprises détenant une position dominante en République tchèque ou contrôlant plus de 50 % du gaz arrivant à Greifswald pouvait participer aux enchères de capacités FZK uniquement au prix de base, qui ne devait pas être supérieur au prix de base moyen du tarif réglementé sur le réseau de transport de la zone Gaspool vers la République tchèque pour des produits comparables la même année.

18      Le 28 novembre 2016, la BNetzA a modifié la dérogation accordée par sa décision du 25 février 2009 concernant la quote-part du gazoduc OPAL exploitée par OGT, conformément à la décision attaquée, en concluant avec cette dernière un contrat de droit public, tenant lieu, selon le droit allemand, de décision administrative.

III. Procédure et conclusions des parties

19      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 16 décembre 2016, la République de Pologne a introduit le présent recours.

20      Par acte séparé, déposé au greffe du Tribunal le même jour, la République de Pologne a introduit une demande en référé, qui a été rejetée par ordonnance du 21 juillet 2017, Pologne/Commission (T‑883/16 R, EU:T:2017:542). Les dépens ont été réservés.

21      Par actes déposés au greffe du Tribunal, respectivement, le 19 janvier, le 20 et le 29 mars 2017, la République fédérale d’Allemagne a demandé à intervenir dans la présente procédure, au soutien des conclusions de la Commission, tandis que la République de Lettonie et la République de Lituanie ont demandé à intervenir au soutien des conclusions de la République de Pologne. Les parties principales n’ayant pas soulevé d’objections, le président de la première chambre du Tribunal a fait droit à ces demandes d’intervention.

22      Le mémoire en défense a été déposé au greffe du Tribunal le 3 mars 2017.

23      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 13 mars 2017, la République de Pologne a, à la suite de la publication de la décision attaquée, intervenue le 3 janvier 2017, présenté des développements complémentaires à la requête et soulevé un moyen supplémentaire.

24      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 9 juin 2017, la Commission a déposé ses observations sur le mémoire de la République de Pologne du 13 mars 2017.

25      La réplique et la duplique ont été déposées au greffe du Tribunal respectivement le 2 juin et le 31 août 2017.

26      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 22 décembre 2017, la République de Pologne a demandé, conformément à l’article 28, paragraphes 1 et 5, du règlement de procédure du Tribunal, que l’affaire soit renvoyée devant la grande chambre ou, à tout le moins, devant une chambre siégeant avec cinq juges. Le 16 février 2018, le Tribunal a décidé de ne pas proposer le renvoi de l’affaire devant la grande chambre et a pris acte du fait que, en vertu de l’article 28, paragraphe 5, du règlement de procédure, l’affaire était attribuée à la première chambre élargie.

27      Dans le cadre des mesures d’organisation de la procédure, le Tribunal a invité la République de la Pologne et la Commission à produire certains documents et à répondre à certaines questions. La République de Pologne et la Commission ont déféré à ces demandes.

28      Les parties et les intervenantes ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal lors de l’audience du 23 octobre 2018.

29      La République de Pologne conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

30      La République de Lettonie conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

31      La République de Lituanie conclut à ce qu’il plaise au Tribunal d’annuler la décision attaquée.

32      La Commission, soutenue par la République fédérale d’Allemagne, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        ne pas tenir compte, pour cause d’irrecevabilité, du mémoire de la République de Pologne du 13 mars 2017 ;

–        rejeter le recours ;

–        condamner la République de Pologne aux dépens.

IV.    En droit

A.      Sur la recevabilité du mémoire de la République de Pologne du 13 mars 2017

33      La République de Pologne a introduit son recours le 16 décembre 2016, sur le seul fondement du communiqué de presse relatif à la décision attaquée, publié par la Commission le jour de l’adoption de la décision attaquée, à savoir le 28 octobre 2016. La décision attaquée, quant à elle, a été publiée le 3 janvier 2017 sur le site Internet de la Commission.

34      La République de Pologne soutient que ce n’est qu’à la suite de la publication de la décision attaquée sur le site Internet de la Commission qu’elle a pu prendre connaissance du contenu précis de ladite décision. Ainsi, ce serait après avoir examiné la décision attaquée, telle que publiée, qu’elle aurait déposé, le 13 mars 2017, un « complément relatif au recours » (ci-après le « mémoire complémentaire »), dans lequel elle a, d’une part, présenté des arguments supplémentaires à l’appui de son premier moyen et, d’autre part, soulevé un moyen supplémentaire.

35      [Tel que rectifié par ordonnance du 20 décembre 2019] La Commission conteste la recevabilité du mémoire complémentaire. Premièrement, elle soutient que, par la requête introduite le 16 décembre 2016, la République de Pologne a épuisé son droit de recours en vertu de l’article 263 TFUE en faisant démarrer le délai de recours fondé sur la date de prise de connaissance du contenu de la décision attaquée et qu’elle ne saurait bénéficier d’un nouveau délai de recours du fait de la publication ultérieure de la décision attaquée. Deuxièmement, la Commission rappelle que la possibilité de « compléter » une requête n’est pas prévue dans le règlement de procédure, des moyens nouveaux fondés sur des faits apparus ultérieurement pouvant être soulevés dans la réplique, conformément à l’article 84, paragraphe 2, du règlement de procédure. Troisièmement, la Commission fait valoir que le mémoire complémentaire, invoquant un nouveau délai de recours, est une forme de « recours supplémentaire », irrecevable pour cause de litispendance, puisque, notamment, l’introduction du recours, le 16 décembre 2016, a permis à la République de Pologne de bénéficier d’une protection juridictionnelle effective, y compris par des mesures provisoires.

36      Aux termes de l’article 263, sixième alinéa, TFUE, les recours prévus à cet article doivent être formés dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l’acte, de sa notification à la partie requérante ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu connaissance.

37      Dès lors, en l’espèce, la décision attaquée ayant été publiée le 3 janvier 2017, c’est à cette date qu’a commencé à courir le délai de recours. Conformément à l’article 60 du règlement de procédure, ce délai est augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours. Par conséquent, le délai de recours dans la présente affaire a expiré le 13 mars 2017.

38      Ainsi, le mémoire complémentaire, déposé au greffe du Tribunal le 13 mars 2017, a été introduit le dernier jour du délai de recours, soit avant l’expiration du délai. Par conséquent, il y a lieu de le déclarer recevable.

39      Cette conclusion n’est pas remise en cause par les arguments de la Commission.

40      Premièrement, ne saurait prospérer l’argument de la Commission selon lequel la République de Pologne a épuisé son droit de recours en faisant démarrer le délai de recours sur le fondement de la date de prise de connaissance du contenu de la décision attaquée.

41      En effet, d’une part, il  est de jurisprudence constante que les délais de recours sont d’ordre public et ne sont pas à la disposition des parties et du juge, ayant été institués en vue d’assurer la clarté et la sécurité des situations juridiques et d’éviter toute discrimination ou traitement arbitraire dans l’administration de la justice (voir arrêt du 18 septembre 1997, Mutual Aid Administration Services/Commission, T‑121/96 et T‑151/96, EU:T:1997:132, point 38 et jurisprudence citée). Il en résulte que, dans le cas où la partie requérante introduit un recours avant que le délai n’ait commencé à courir, conformément à l’article 263, sixième alinéa, TFUE, il ne s’ensuit pas que le délai fixé par ce dernier article serait, de ce fait, modifié. Par conséquent, en l’espèce, le délai de recours n’a pas démarré à la date de l’introduction du recours, mais, conformément à l’article 263, sixième alinéa, TFUE, à la date de la publication de la décision attaquée (voir, en ce sens, arrêt du 26 septembre 2013, PPG et SNF/ECHA, C‑626/11 P, EU:C:2013:595, points 38 et 39).

42      D’autre part, la date de publication d’un éventuel communiqué de presse faisant état de l’adoption d’une décision ne saurait en tout état de cause être retenue comme faisant courir le délai de recours. En particulier, un tel communiqué de presse ne contenant qu’un bref résumé de la décision visée, il ne saurait être supposé que sa lecture vaille « connaissance » de la décision attaquée au sens de l’article 263, sixième alinéa, TFUE.

43      Deuxièmement, s’agissant de l’argument selon lequel le règlement de procédure ne prévoit pas la possibilité de produire un mémoire complémentaire à la requête après le dépôt de celle-ci, il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence, l’Union européenne étant une communauté de droit dans laquelle les institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes avec le traité, les modalités procédurales applicables aux recours dont le juge de l’Union est saisi doivent être interprétées, dans toute la mesure du possible, d’une manière telle que ces modalités puissent recevoir une application qui contribue à la mise en œuvre de l’objectif de garantir une protection juridictionnelle effective des droits que tirent les justiciables du droit de l’Union (arrêt du 17 juillet 2008, Athinaïki Techniki/Commission, C‑521/06 P, EU:C:2008:422, point 45).

44      Dès lors, la seule circonstance que le règlement de procédure ne prévoit pas expressément la possibilité de produire un mémoire complémentaire à la requête après le dépôt de celle-ci ne saurait être interprétée comme excluant une telle possibilité, pour autant que ce mémoire complémentaire à la requête est déposé avant l’expiration du délai de recours.

45      De même, bien que l’article 84, paragraphe 2, du règlement de procédure prévoie que, en présence d’un fait nouveau qui s’est révélé pendant la procédure, des moyens nouveaux ou des arguments devraient être produits lors du deuxième échange de mémoires, il ne ressort pas de cette disposition que, dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, avant l’expiration du délai de recours et avant d’introduire une réplique, la partie requérante produirait un acte séparé afin d’introduire ses moyens et arguments concernant la décision attaquée qui a été publié après le dépôt de son recours, cet acte séparé serait irrecevable.

46      En l’espèce, la Commission a été mise en mesure de répondre aux moyens et aux arguments soulevés par la République de Pologne dans son mémoire complémentaire. À la suite d’une invitation du Tribunal, elle a soumis ses observations sur le mémoire complémentaire le 9 juin 2017. Dans ces circonstances, déclarer le mémoire complémentaire recevable ne porte pas atteinte à la possibilité pour la Commission de répondre aux moyens et aux arguments de la requérante dans le cas d’espèce.

47      Au vu de ce qui précède, le mémoire complémentaire déposé par la République de Pologne le 13 mars 2017, donc avant l’expiration du délai de recours, doit être déclaré recevable.

B.      Sur le fond

48      À l’appui de son recours, la République de Pologne invoque six moyens, tirés, le premier, de la violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, lu conjointement avec l’article 194, paragraphe 1, sous b), TFUE, ainsi que du principe de solidarité ; le deuxième, du défaut de compétence de la Commission ainsi que de la violation de l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73 ; le troisième, de la violation de l’article 36, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/73 ; le quatrième, de la violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a) et e), de la directive 2009/73 ; le cinquième, de la violation de conventions internationales auxquelles l’Union est partie et, le sixième, de la violation du principe de sécurité juridique.

49      Il convient d’examiner, tout d’abord, le premier moyen.

1.      Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, lu conjointement avec l’article 194, paragraphe 1, sous b), TFUE, ainsi que du principe de solidarité

50      Aux considérants 49 à 53 de la décision attaquée, après avoir rappelé que, dans la décision initiale, elle était arrivée à la conclusion que le gazoduc OPAL allait améliorer la sécurité d’approvisionnement, la Commission a examiné si les modifications du régime d’exploitation proposées par la BNetzA, étaient susceptibles de conduire à une appréciation différente. Elle est arrivée à la conclusion que tel n’était pas le cas, notamment compte tenu du fait que la capacité additionnelle susceptible d’être effectivement utilisée sur le gazoduc Nord Stream 1, à la suite de l’augmentation de la capacité effectivement utilisée du gazoduc OPAL, n’était pas suffisante pour remplacer intégralement les quantités de gaz transitant jusqu’alors par les gazoducs Braterstwo et Yamal.

51      La République de Pologne, soutenue par la République de Lituanie, fait valoir que la décision attaquée viole le principe de sécurité énergétique ainsi que le principe de solidarité énergétique et contrevient donc à l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, lu conjointement avec l’article 194, paragraphe 1, sous b), TFUE. Selon elle, l’octroi d’une nouvelle dérogation relative au gazoduc OPAL menace la sécurité d’approvisionnement en gaz dans l’Union, en particulier en Europe centrale. En particulier, la réduction du transport de gaz par l’intermédiaire des gazoducs Yamal et Braterstwo pourrait aboutir à un affaiblissement de la sécurité énergétique de la Pologne et entraver considérablement la diversification des sources d’approvisionnement en gaz.

a)      Sur la prétendue violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73

52      La République de Pologne rappelle que, conformément à l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, une dérogation réglementaire ne peut être octroyée au profit d’une nouvelle grande infrastructure gazière que si l’investissement dans l’infrastructure concernée améliore la sécurité d’approvisionnement en gaz, critère qu’il convient, selon elle, d’interpréter de manière cohérente par rapport au règlement (UE) no 994/2010 du Parlement européen et du Conseil, du 20 octobre 2010, concernant des mesures visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement en gaz naturel et abrogeant la directive 2004/67/CE du Conseil (JO 2010, L 295, p. 1), et à la lumière de l’objectif principal de la politique énergétique de l’Union, visé à l’article 194, paragraphe 1, TFUE, à savoir, de garantir la sécurité énergétique de l’Union dans son ensemble et de ses États membres individuellement.

53      La Commission, soutenue par la République fédérale d’Allemagne, conteste ces arguments.

54      Aux termes de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, « [l]es nouvelles grandes infrastructures gazières, à savoir les interconnexions, […] peuvent, sur demande, bénéficier pendant une durée déterminée d’une dérogation aux dispositions [notamment sur l’accès des tiers], dans les conditions suivantes : a) l’investissement doit […] améliorer la sécurité d’approvisionnement ».

55      À titre liminaire, il convient de rejeter l’argument de la République de Pologne selon lequel ce critère est applicable en l’espèce parce que la décision attaquée accorderait une nouvelle dérogation à l’accès des tiers.

56      En effet, il y a lieu de constater que, en l’espèce, par la décision attaquée, la Commission n’a pas approuvé l’introduction d’une dérogation nouvelle, mais la modification d’une dérogation existante. Il convient de rappeler, à cet égard, que, en vertu des décisions du 25 février 2009 de la BNetzA, telles que modifiées par les décisions du 7 juillet 2009 (voir points 5 et 8 ci-dessus), les capacités de transport transfrontalières du gazoduc OPAL bénéficiaient déjà d’une dérogation quant à l’application des règles d’accès des tiers prévues à l’article 18 de la directive 2003/55 et des règles tarifaires prévues par son article 25, paragraphes 2 à 4. Ainsi qu’il a été exposé aux points 14 et 16 ci-dessus, le régime proposé le 13 mai 2016 par la BNetzA, tel que modifié conformément à la décision attaquée, maintenait en principe cette dérogation, en modifiant les conditions qui y étaient attachées.

57      Il convient de préciser, dans ce contexte, que, ainsi que la Commission l’a souligné lors de l’audience, la décision attaquée ne modifiait pas la décision initiale. En effet, conformément à l’article 36, paragraphe 3, de la directive 2009/73, c’est l’autorité nationale de régulation qui statue sur la dérogation visée au paragraphe 1 dudit article. Ainsi, c’est la BNetzA qui a pris la décision de dérogation de 2009 (voir points 5 et 8 ci-dessus) et qui, en 2016, a modifié les conditions de cette dérogation, en concluant un contrat de droit public avec OGT (voir point 18 ci-dessus). Dans les deux cas, la Commission s’est limitée à exercer le pouvoir de contrôle qui lui était conféré par l’article 22, paragraphe 4, troisième alinéa, de la directive 2003/55 puis par l’article 36, paragraphe 9, de la directive 2009/73, en demandant à la BNetzA d’apporter des modifications à ses décisions. La décision initiale et la décision attaquée constituaient donc deux décisions indépendantes dont chacune se prononçait sur une mesure envisagée par les autorités allemandes, à savoir, d’une part, les décisions de la BNetzA du 25 février 2009 (voir point 5 ci-dessus) et, d’autre part, le contrat de droit public notifié le 13 mai 2016 (voir point 13 ci-dessus), tenant lieu de décision administrative.

58      S’agissant du critère relatif à l’amélioration de la sécurité d’approvisionnement, il ressort du libellé de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73 que ce n’est pas la dérogation demandée mais l’investissement qui doit satisfaire à ce critère – à savoir, en l’espèce, la construction du gazoduc OPAL. Par conséquent, c’est lors de la décision initiale qu’il incombait à la Commission de s’assurer que l’investissement envisagé satisfaisait à ce critère. En revanche, la Commission n’était pas tenue d’examiner ledit critère dans le cadre de la décision attaquée, qui ne faisait qu’approuver une modification des conditions dont la dérogation était assortie. En effet, aucun nouvel investissement n’étant envisagé à ce stade et la modification des conditions d’exploitation, proposée par la BNetzA, ne modifiant pas le gazoduc OPAL en tant qu’infrastructure, cette question ne pouvait recevoir en 2016 une autre réponse qu’en 2009.

59      Or, le fait que la Commission ait procédé, dans la décision attaquée, à un examen non requis par la réglementation applicable ne saurait conduire le juge de l’Union à contrôler cette décision, dans le cadre d’un recours porté devant lui, à l’aune d’un critère non prévu par la loi.

60      Partant, le premier moyen, dans la mesure où il se fonde sur l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, doit être écarté comme inopérant.

b)      Sur la prétendue violation de l’article 194, paragraphe 1, TFUE

61      S’agissant de l’article 194, paragraphe 1, TFUE, la République de Pologne, soutenue par la République de Lituanie, souligne que le principe de solidarité qui y est mentionné est l’une des priorités de l’Union dans le domaine de la politique énergétique. Selon elle, ce principe oblige tant les États membres que les institutions de l’Union à mettre en œuvre la politique énergétique de l’Union dans un esprit de solidarité. En particulier, seraient contraires au principe de solidarité énergétique les mesures des institutions de l’Union qui compromettent la sécurité énergétique de certaines régions ou de certains États membres, y compris leur sécurité d’approvisionnement en gaz.

62      La République de Pologne expose que la décision attaquée permet à Gazprom et aux entités du groupe Gazprom de rediriger sur le marché de l’Union des volumes supplémentaires de gaz en exploitant pleinement les capacités du gazoduc Nord Stream 1. Compte tenu de l’absence de croissance notable de la demande de gaz naturel en Europe centrale, cela aurait pour seule conséquence possible une influence sur les conditions de fourniture et d’utilisation des services de transport sur les gazoducs concurrents d’OPAL, c’est à dire les gazoducs Braterstwo et Yamal, sous forme d’une réduction ou même d’une interruption complète du transport de gaz par l’intermédiaire de ces deux gazoducs.

63      Premièrement, à cet égard, la République de Pologne redoute qu’une telle limitation ou interruption du transport par le gazoduc Braterstwo ait pour effet de rendre impossible le maintien de l’approvisionnement sur le territoire de la Pologne par l’intermédiaire de ce gazoduc depuis l’Ukraine, ce qui entraînerait une impossibilité de garantir la continuité de l’approvisionnement des clients sur le territoire de la Pologne, avec les conséquences suivantes, apparemment non examinées par la Commission :

–        impossibilité, pour les entreprises qui en sont chargées, d’accomplir leur obligation de garantie quant à l’approvisionnement en gaz des clients protégés ;

–        impossibilité d’un bon fonctionnement du système gazier et affectation des possibilités d’exploitation commerciale des installations de stockage de gaz ;

–        risque d’une augmentation considérable des coûts d’obtention du gaz.

64      Deuxièmement, compte tenu de l’extinction en 2020 du contrat de transport de gaz par l’intermédiaire du gazoduc Yamal vers l’Europe occidentale, suivie de l’extinction en 2022 du contrat de fourniture de gaz vers la Pologne par l’intermédiaire de ce même gazoduc, la République de Pologne craint un risque de réduction ou même d’interruption complète de l’approvisionnement en gaz par l’intermédiaire du gazoduc Yamal, qui aurait des effets négatifs sur :

–        la disponibilité des capacités d’importation vers la Pologne depuis l’Allemagne et la République tchèque ;

–        le niveau des tarifs de transport depuis ces deux pays ;

–        la diversification des sources d’approvisionnement en gaz en Pologne et dans les autres États membres d’Europe centrale et orientale.

65      La Commission conteste ces arguments. En particulier, elle fait valoir que la solidarité énergétique est un concept politique figurant dans ses communications et documents, alors que la décision attaquée devait satisfaire aux critères juridiques fixés à l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73. Selon elle, en substance, le principe de solidarité entre États membres, énoncé à l’article 194, paragraphe 1, TFUE, d’une part, s’adresse au législateur et non à l’administration appliquant la législation et, d’autre part, ne concerne que les situations de crise d’approvisionnement ou de fonctionnement du marché intérieur du gaz, alors que la directive 2009/73 fixe les principes relatifs au fonctionnement normal de ce marché. En tout état de cause, le critère de l’amélioration de la sécurité d’approvisionnement, énoncé à l’article 36, paragraphe 1, de ladite directive, qu’elle aurait examiné dans la décision attaquée, pourrait être considéré comme tenant compte du concept de solidarité énergétique. Enfin, la Commission observe que le gazoduc Nord Stream 1 est un projet reconnu d’intérêt commun constituant la réalisation d’un projet prioritaire d’intérêt européen prévu par la décision no 1364/2006/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 septembre 2006, établissant des orientations relatives aux réseaux transeuropéens d’énergie et abrogeant la décision 96/391/CE et la décision no 1229/2003/CE (JO 2006, L 262, p. 1), et que le fait que la décision attaquée puisse permettre d’accroître l’utilisation d’une telle infrastructure est conforme aux intérêts commun et européen.

66      Par ailleurs, la Commission conteste que la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL, approuvé par la décision attaquée, puisse porter atteinte à la sécurité d’approvisionnement en gaz naturel de l’Europe centrale et orientale en général ou de la Pologne en particulier.

1)      Sur la portée du principe de solidarité énergétique

67      L’article 194, paragraphe 1, TFUE est libellé comme suit :

« Dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l’exigence de préserver et d’améliorer l’environnement, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres :

a)      à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie ;

b)      à assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique dans l’Union ;

c)      à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ; et

d)      à promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques. »

68      Cette disposition, qui a été introduite par le traité de Lisbonne, a inséré dans le traité FUE une base juridique expresse pour la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie qui reposait auparavant sur le fondement notamment de l’ancien article 95 CE, relatif à la réalisation du marché intérieur (devenu article 114 TFUE).

69      L’« esprit de solidarité » mentionné à l’article 194, paragraphe 1, TFUE est l’expression spécifique, dans ce domaine, du principe général de solidarité entre les État membres, mentionné, notamment, à l’article 2 TUE, à l’article 3, paragraphe 3, TUE et à l’article 24, paragraphes 2 et 3, TUE, ainsi qu’à l’article 122, paragraphe 1, TFUE et à l’article 222 TFUE. Ce principe est à la base de l’ensemble du système de l’Union, conformément à l’engagement stipulé à l’article 4, paragraphe 3, TUE (voir, en ce sens, arrêt du 10 décembre 1969, Commission/France, 6/69 et 11/69, non publié, EU:C:1969:68, point 16).

70      Quant à son contenu, il convient de souligner que le principe de solidarité comporte des droits et des obligations tant pour l’Union que pour les États membres. D’une part, l’Union est tenue par une obligation de solidarité à l’égard des États membres et, d’autre part, les États membres sont tenus par une obligation de solidarité entre eux et à l’égard de l’intérêt commun de l’Union et des politiques menées par elle.

71      Dans le cadre de la politique dans le domaine de l’énergie, cela implique, notamment, des obligations d’assistance mutuelle pour le cas où, à la suite par exemple de catastrophes naturelles ou d’actes de terrorisme, un État membre se trouverait dans une situation critique ou en état d’urgence, s’agissant de son approvisionnement en gaz. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme la Commission, le principe de solidarité énergétique ne saurait être limité à de telles situations extraordinaires, qui relèveraient exclusivement de la compétence du législateur de l’Union – compétence mise en œuvre, dans le droit dérivé, par l’adoption du règlement no 994/2010 [remplacé par le règlement (UE) 2017/1938 du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2017, concernant des mesures visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement en gaz naturel et abrogeant le règlement no 994/2010 (JO 2017, L 280, p. 1)].

72      Au contraire, le principe de solidarité comporte également une obligation générale, de la part de l’Union et des États membres, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences respectives, de tenir compte des intérêts des autres acteurs.

73      S’agissant plus particulièrement de la politique de l’Union en matière d’énergie, cela implique que l’Union et les États membres doivent s’efforcer, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences au titre de cette politique, d’éviter de prendre des mesures susceptibles d’affecter les intérêts de l’Union et des autres États membres, s’agissant de la sécurité de l’approvisionnement, de sa viabilité économique et politique et de la diversification des sources d’approvisionnement ou de l’approvisionnement, et ce afin d’assumer leur interdépendance et leur solidarité de fait.

74      Dans le contexte de l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73, ces considérations se manifestent, notamment, dans les notions de « bon fonctionnement du marché intérieur du gaz naturel » et d’« efficacité du fonctionnement du réseau réglementé auquel l’infrastructure est reliée », énoncées dans ladite disposition, sous e), sans toutefois être limitées à celles-ci.

75      À cet égard, ainsi que le législateur de l’Union l’a rappelé au quatrième considérant du règlement (UE) no 347/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 avril 2013, concernant les orientations pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes, et abrogeant la décision no 1364/2006/CE et modifiant les règlements (CE) no 713/2009, (CE) no 714/2009 et (CE) no 715/2009 (JO 2013, L 115, p. 39), le Conseil européen du 4 février 2011 a souligné la nécessité de moderniser et de développer les infrastructures énergétiques de l’Europe et d’interconnecter les réseaux au-delà des frontières, afin de rendre effective la solidarité entre les États membres, de fournir des voies d’approvisionnement ou de transit et des sources d’énergie alternatives et de développer des sources d’énergie renouvelables en concurrence avec les sources d’énergie traditionnelles. Il a insisté sur le fait qu’aucun État membre ne devrait rester isolé des réseaux européens du gaz et de l’électricité au-delà de 2015, ni voir sa sécurité énergétique mise en péril par manque de connexions appropriées.

76      Dès lors, il convient de rejeter l’argument, avancé par la Commission lors de l’audience, selon lequel, en substance, en admettant que l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73 mette en œuvre le principe de solidarité énoncé à l’article 194, paragraphe 1, TFUE, la Commission a dûment pris en compte ce principe par le simple fait d’avoir examiné les critères prévus à l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73.

77      L’application du principe de solidarité énergétique ne signifie toutefois pas que la politique de l’Union en matière d’énergie ne doive en aucun cas avoir d’incidences négatives pour les intérêts particuliers d’un État membre en matière d’énergie. Cependant, les institutions de l’Union et les États membres sont tenus de tenir compte, dans le cadre de la mise en œuvre de ladite politique, des intérêts tant de l’Union que des différents États membres et de mettre en balance ces intérêts en cas de conflits.

78      Compte tenu de cette portée du principe de solidarité, il incombait à la Commission, dans le cadre de la décision attaquée, d’apprécier si la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL, proposée par l’autorité de régulation allemande, pouvait affecter les intérêts en matière d’énergie d’autres États membres et, dans l’affirmative, de mettre en balance ces intérêts avec l’intérêt que ladite modification présentait pour la République fédérale d’Allemagne et, le cas échéant, l’Union.

2)      Sur la question de savoir si la décision attaquée viole le principe de solidarité énergétique

79      Force est de constater que l’examen mentionné au point 78 ci-dessus fait défaut dans la décision attaquée. En effet, non seulement le principe de solidarité n’est pas mentionné dans la décision attaquée, mais celle-ci ne fait pas apparaître que la Commission a, de fait, procédé à un examen de ce principe.

80      Il est vrai que, au point 4.2 de la décision attaquée (considérants 48 à 53), la Commission a fait des observations sur le critère de l’amélioration de la sécurité d’approvisionnement. Ainsi, après un renvoi vers l’examen de ce critère effectué dans le cadre de la décision initiale, où elle avait conclu que ce critère était satisfait, elle a constaté que la proposition qui lui a été soumise par la BNetzA ne modifiait pas cette conclusion.

81      Toutefois, premièrement, il convient d’observer que tant l’examen figurant dans la décision initiale que l’examen complémentaire dans la décision attaquée ne concernent que l’effet de la mise en service et de l’augmentation de la capacité effectivement utilisée du gazoduc OPAL sur la sécurité d’approvisionnement de l’Union en général. Ainsi, la Commission a notamment exposé, au point 4.2 de la décision attaquée, d’une part, que la disponibilité de capacités supplémentaires de transport à la frontière germano-tchèque bénéficiait à toutes les régions accessibles depuis cet endroit par des infrastructures existantes ou futures et, d’autre part, que la capacité supplémentaire ne permettait pas la substitution entière des autres voies de transit. En revanche, la Commission n’a, notamment, pas procédé à un examen des incidences de la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL sur la sécurité d’approvisionnement de la Pologne.

82      Deuxièmement, il y a lieu de relever que les aspects plus larges du principe de solidarité énergétique ne sont pas abordés dans la décision attaquée. Notamment, il n’apparaît pas que la Commission a examiné quelles pourraient être les conséquences, à moyen terme, notamment pour la politique en matière d’énergie de la République de Pologne, du transfert vers la voie de transit Nord Stream 1/OPAL d’une partie des volumes de gaz naturel transportés auparavant par les gazoducs Yamal et Braterstwo, ni qu’elle a mis en balance ces effets avec l’augmentation de la sécurité d’approvisionnement au niveau de l’Union, constatée par elle.

83      Dans ces circonstances, il convient de constater que la décision attaquée a été adoptée en méconnaissance du principe de solidarité énergétique, tel que formulé à l’article 194, paragraphe 1, TFUE.

84      Par conséquent, il convient d’accueillir le premier moyen soulevé par la République de Pologne, dans la mesure où il est fondé sur la violation de ce principe.

85      Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu de faire droit au recours et d’annuler la décision attaquée.

2.      Sur les autres moyens

86      Étant donné que la décision attaquée doit être annulée sur le fondement du premier moyen, il n’y a plus lieu pour le Tribunal de se prononcer sur les autres moyens soulevés par la République de Pologne.

 Sur les dépens

87      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la République de Pologne.

88      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs dépens. Par conséquent, la République de Lettonie, la République de Lituanie et la République fédérale d’Allemagne supporteront leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie)

déclare et arrête :

1)      La décision C(2016) 6950 final de la Commission, du 28 octobre 2016, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55/CE, aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire, est annulée.

2)      La Commission européenne supportera ses propres dépens ainsi que ceux exposés par la République de Pologne.

3)      La République fédérale d’Allemagne, la République de Lettonie et la République de Lituanie supporteront leurs propres dépens.

Pelikánová

Valančius

Nihoul

Svenningsen

 

      Öberg

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 10 septembre 2019.

Signatures


Table des matières


I. Cadre juridique

II. Antécédents du litige

III. Procédure et conclusions des parties

IV. En droit

A. Sur la recevabilité du mémoire de la République de Pologne du 13 mars 2017

B. Sur le fond

1. Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73, lu conjointement avec l’article 194, paragraphe 1, sous b), TFUE, ainsi que du principe de solidarité

a) Sur la prétendue violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73

b) Sur la prétendue violation de l’article 194, paragraphe 1, TFUE

1) Sur la portée du principe de solidarité énergétique

2) Sur la question de savoir si la décision attaquée viole le principe de solidarité énergétique

2. Sur les autres moyens

Sur les dépens


*      Langue de procédure : le polonais.