Language of document : ECLI:EU:C:2014:308

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MELCHIOR Wathelet

présentées le 8 mai 2014 (1)

Affaire C‑242/13

Commerz Nederland NV

contre

Havenbedrijf Rotterdam NV

[demande de décision préjudicielle formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]

«Aides accordées par les États – Notion – Aides accordées par une entreprise publique sous forme de garantie à une banque – Décision prise par le directeur de l’entreprise publique – Méconnaissance des dispositions statutaires de l’entreprise publique»





I –    Introduction

1.        La présente affaire concerne, pour éventuellement les qualifier d’aides d’État au sens des articles 107 TFUE et 108 TFUE, l’imputabilité à l’État de garanties accordées à une banque par une entreprise publique en violation des règles internes qui la régissent. En l’occurrence, ces garanties ont été accordées par M. Scholten, administrateur unique de Havenbedrijf Rotterdam NV (ci-après «HbR»), l’entreprise portuaire de Rotterdam (Pays-Bas), en faveur de sociétés appartenant au groupe néerlandais RDM (ci-après le «groupe RDM»). Il est établi que, en octroyant ces garanties, M. Scholten a agi arbitrairement, délibérément gardé le secret sur l’octroi de ces garanties et méconnu les statuts de l’entreprise publique en ne demandant pas au préalable l’accord du conseil de surveillance de cette dernière.

2.        Jusque-là «nihil sub sole novum» (2), en revanche, il est surprenant que l’État membre concerné défende l’idée que les mesures concernées lui sont imputables et constituent des aides d’État au sens du traité FUE alors que le bénéficiaire des garanties, qui bien évidemment souhaite être payé, considère que les garanties n’en sont pas, car elles ont été accordées ultra vires.

3.        Une garantie très semblable réunissant, à l’exception du prêteur, les mêmes partenaires a fait l’objet de l’arrêt Residex Capital IV (3). Comme le relève l’avocat général Kokott, au point 2 de ses conclusions dans ladite affaire (4), cette garantie avait été accordée «dans des circonstances mystérieuses» par l’organe de la commune de Rotterdam (ci-après la «Commune») et prédécesseur de HbR, Gemeentelijk Havenbedrijf Rotterdam (Entreprise portuaire communale de Rotterdam, ci-après «GHR»), en faveur d’une société appartenant aussi au groupe néerlandais RDM. La question d’imputabilité ne s’étant pas posée dans cette affaire, la Cour n’a traité que la question de savoir si l’article 108, paragraphe 3, troisième alinéa, TFUE, oblige une juridiction nationale à considérer comme nulle, une garantie communale non notifiée à la Commission européenne et non approuvée par cette dernière.

II – Le cadre juridique

4.        Le litige au principal pose des questions d’interprétation des articles 107 TFUE et 108 TFUE ainsi que des points 50 à 58 de l’arrêt France/Commission (5) concernant la question de l’imputation à l’État d’une mesure d’aide au sens de ces articles.

5.        De manière simplifiée, la Cour a jugé, dans cet arrêt, que l’imputabilité d’une mesure d’aide à l’État ne peut être déduite «de la seule circonstance que la mesure en question a été prise par une entreprise publique» (point 51), car cette dernière «peut agir avec plus ou moins d’indépendance, en fonction du degré d’autonomie qui lui est laissé par l’État» (point 52). La Cour a aussi exclu que «la seule circonstance qu’une entreprise publique [ait] été constituée sous la forme d’une société de capitaux de droit commun [soit] – eu égard à l’autonomie que cette forme juridique est susceptible de lui conférer – considérée comme suffisante pour exclure qu’une mesure d’aide prise par une telle société soit imputable à l’État» (point 57).

6.        Au point 52 de ce même arrêt, la Cour a aussi jugé que, afin d’imputer une mesure d’aide à l’État, il était «encore nécessaire d’examiner si les autorités publiques [devaient] être considérées comme ayant été impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans l’adoption de ces mesures».

7.        Elle a toutefois considéré dans ledit arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) qu’«il ne saurait être exigé qu’il soit démontré, sur le fondement d’une instruction précise, que les autorités publiques ont incité concrètement l’entreprise publique à prendre les mesures d’aide en cause» (point 53), car une telle preuve serait «très difficile» pour un tiers (point 54). Pour ce motif, elle a admis que «l’imputabilité à l’État d’une mesure d’aide prise par une entreprise publique [pouvait] être déduite d’un ensemble d’indices résultant des circonstances de l’espèce et du contexte dans lequel cette mesure est intervenue» (point 55).

8.        À ce sujet, la Cour a rappelé qu’elle avait «déjà pris en considération le fait que l’organisme en question ne pouvait pas prendre la décision contestée sans tenir compte des exigences des pouvoirs publics […] ou que, outre des éléments de nature organique qui liaient les entreprises publiques à l’État, celles-ci, par l’intermédiaire desquelles les aides avaient été accordées, devaient tenir compte des directives émanant [de l’État]» (arrêt France/Commission, EU:C:2002:294, point 55).

9.        Selon elle, «[d]’autres indices pourraient, le cas échéant, être pertinents pour conclure à l’imputabilité à l’État d’une mesure d’aide prise par une entreprise publique, tels que, notamment, son intégration dans les structures de l’administration publique, la nature de ses activités et l’exercice de celles-ci sur le marché dans des conditions normales de concurrence avec des opérateurs privés, le statut juridique de l’entreprise, celle-ci relevant du droit public ou du droit commun des sociétés, l’intensité de la tutelle exercée par les autorités publiques sur la gestion de l’entreprise ou tout autre indice indiquant, dans le cas concret, une implication des autorités publiques ou l’improbabilité d’une absence d’implication dans l’adoption d’une mesure, eu égard également à l’ampleur de celle-ci, à son contenu ou aux conditions qu’elle comporte» (arrêt France/Commission, EU:C:2002:294, point 56).

III – Le litige au principal et les questions préjudicielles

10.      Le port de Rotterdam est géré par HbR, société anonyme, dont le capital social appartient à la Commune (environ 70 %) et à l’État néerlandais (environ 30 %). À l’époque des faits, la Commune était le seul actionnaire de HbR, l’État néerlandais ayant acquis sa participation en 2006.

11.      Par le passé, le port de Rotterdam fut géré par Havenbedrijf der Gemeente Rotterdam (entreprise portuaire de la commune de Rotterdam), service municipal sans personnalité juridique institué en 1932 et qui est devenu GHR dans le courant des années 80. Le 1er janvier 2004, GHR a fait place à HbR.

12.      L’administration de HbR est confiée à un conseil d’administration supervisé par un conseil de surveillance. En 1992, M. Scholten a été nommé administrateur unique de GHR/HbR. À l’époque de l’octroi des garanties en cause, l’échevin de la Commune en charge du port était président du conseil de surveillance.

13.      Le groupe RDM était un ensemble de sociétés appartenant à M. van den Nieuwenhuyzen. Ce groupe était actif dans la production et la livraison de matériel militaire. Il a fait faillite et ses activités n’ont pas été reprises par une autre entreprise. Le groupe RDM n’était en aucune manière lié à HbR.

14.      Le 28 décembre 2002, RDM Holding NV (ci-après «RDM Holding») s’est contractuellement engagée vis‑à‑vis de GHR (ci-après le «contrat sur les sous-marins») à ne mettre à la disposition de Taïwan aucune information ni matériel qui serait d’intérêt pour la construction ou l’utilisation de sous-marins. En contrepartie, GHR s’est engagée à se porter garant auprès des créanciers de RDM Holding et/ou de ses filiales pour tout montant supérieur à 100 000 000 euros, et ce pour une durée qui n’excéderait pas trois ans.

15.      GHR et RDM Holding se sont aussi engagées à ne pas porter à la connaissance de tiers l’existence et le contenu du contrat sur les sous-marins.

16.      Dans le préambule de ce contrat, GHR et RDM Holding ont indiqué, premièrement, que RDM Holding avait, en coopération avec les autorités américaines, examiné la possibilité de transférer à Taïwan de la technologie sur la construction de sous-marins par le biais d’autres sociétés du groupe RDM, deuxièmement, que GHR était au courant de négociations à ce sujet entre les avocats de RDM Holding et de l’État néerlandais, troisièmement, que la République populaire de Chine avait fait savoir que si RDM Holding livrait cette technologie à Taïwan, elle infligerait des sanctions aux Pays-Bas, y inclus le transfert de ses transports maritimes vers un autre port que Rotterdam, quatrièmement, que GHR voulait tout faire pour écarter cette éventualité et, cinquièmement, que RDM Holding était prête à renoncer au transfert à Taïwan de cette technologie aux conditions stipulées dans le contrat.

17.      Par contrat en date du 5 novembre 2003, Commerz Nederland NV (ci-après «Commerz») a mis à la disposition de RDM Vehicles BV (ci-après «RDM Vehicles») une ligne de crédit de 25 millions d’euros (ci-après le «crédit Vehicles») destinée au financement de la fabrication d’un véhicule blindé. Le même jour, M. Scholten a signé une garantie par laquelle GHR se portait garant vis‑à‑vis de Commerz du respect par RDM Vehicles des obligations lui incombant au titre du crédit Vehicles.

18.      HbR ayant succédé à GHR le 1er janvier 2004, M. Scholten a donné le 4 juin 2004 la même garantie au bénéfice de Commerz pour le crédit Vehicles, cette fois au nom de HbR, Commerz renonçant aux droits qu’elle tirait de la garantie donnée par GHR. Cette garantie fut approuvée par le conseil de surveillance de HbR le 22 juin 2004.

19.      L’étude d’avocats Spigthoff a remis à Commerz des avis juridiques datés, respectivement, du 10 novembre 2003 et du 4 juin 2004, selon lesquels les garanties signées au nom de GHR et de HbR pour le crédit Vehicles constituaient «des obligations valides, contraignantes et susceptibles d’exécution» par le garant. Par arrêt du 17 avril 2013, le Gerechtshof te ’s-Gravenhage (Pays-Bas) a jugé que ces avis juridiques étaient établis intentionnellement de manière incorrecte.

20.      Par contrats du 27 février 2004, Commerz a mis à la disposition de RDM Finance I BV (ci-après «RDM I») et à la disposition de RDM Finance II BV (ci-après «RDM II») des lignes de crédit respectivement de 7,2 millions d’euros et de 6,4 millions d’euros (ci-après, respectivement, le «crédit RDM I» et le «crédit RDM II»). Ces crédits étaient destinés au financement de commandes de matériel militaire à RDM Technology BV.

21.      Le 2 mars 2004, M. Scholten a signé des garanties par lesquelles HbR se constituait garant vis-à-vis de Commerz du respect des obligations de RDM I et de RDM II au titre de ces crédits. Le 3 mars 2004, Spigthoff a remis à Commerz un avis juridique comparable à ceux mentionnées au point 19 des présentes conclusions.

22.      Par arrêt du 15 octobre 2010 (6), le Rechtbank Rotterdam a jugé que M. Scholten avait accepté des dons de M. van den Nieuwenhuyzen, propriétaire et directeur général du groupe RDM, par lesquels ce dernier souhaitait obtenir un traitement favorable de son entreprise par M. Scholten. Par ce même arrêt, le Rechtbank Rotterdam a jugé que M. Scholten avait délibérément établi des certificats contraires à la vérité par lesquels il affirmait que l’approbation des garanties par le conseil de surveillance n’était pas nécessaire et qu’il avait délibérément omis de mentionner les garanties en cause dans les comptes de HbR pour les années 2002 et 2003. Enfin, le Rechtbank Rotterdam a jugé que M. Schoten avait délibérément tenu secrètes les garanties accordées, car il savait que le conseil de surveillance n’aurait pas marqué son accord s’il en avait été informé. Le Rechtbank Rotterdam a condamné M. Scholten à douze mois d’emprisonnement pour corruption passive, faux en écriture et escroquerie de HbR.

23.      Par courrier du 20 août 2004, Commerz a dénoncé le crédit Vehicles et a exigé le paiement du solde restant dû. Aucun paiement n’ayant été effectué, Commerz a demandé à HbR de lui verser, au titre de la garantie donnée, 19 843 541,80 euros, plus le montant de créances accessoires. HbR n’a pas accédé à cette demande.

24.      Par courriers du 29 avril 2004, Commerz a dénoncé les crédits RDM I et RDM II et a demandé le remboursement des soldes restant dus. Faute de paiement, Commerz a invité HbR à lui verser, au titre des garanties données, respectivement 4 869,00 euros et 14 538,24 euros, plus les créances accessoires. HbR n’a pas non plus accédé à cette demande.

25.      À la suite du refus de HbR de respecter les obligations découlant des garanties, Commerz a introduit un recours contre HbR devant le Rechtbank Rotterdam, réclamant le paiement du montant dû, au titre de la garantie fournie par HbR, pour le crédit Vehicles. Cette juridiction a rejeté cette demande en estimant que ladite garantie constituait une mesure d’aide au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE qui aurait dû être notifiée à la Commission conformément à l’article 108, paragraphe 3, TFUE, ce qui n’avait pas été fait, et que, en conséquence, ladite garantie était nulle sur le fondement de l’article 3:40, paragraphe 2, du code civil néerlandais.

26.      Commerz a interjeté appel de ce jugement devant le Gerechtshof te ’s-Gravenhage en demandant également la condamnation de HbR au versement des montants dus au titre des garanties fournies par HbR pour les crédits RDM I et RDM II. Le Gerechtshof te ’s-Gravenhage a confirmé le jugement du Rechtbank Rotterdam et a rejeté les demandes de Commerz.

27.      Selon le Gerechtshof te ’s-Gravenhage, l’examen des faits au regard des critères posés par l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) mène à la conclusion que l’octroi des garanties en cause doit être imputé aux Pays-Bas.

28.      Pour arriver à cette conclusion, le Gerechtshof te ’s-Gravenhage s’est appuyé sur les circonstances que, premièrement, la Commune détenait l’ensemble des actions de HbR, deuxièmement, les membres de la direction et du conseil de surveillance avaient été désignés par l’assemblée générale des actionnaires et donc par la Commune, troisièmement, l’échevin en charge du port présidait le conseil de surveillance, quatrièmement, les statuts de HbR exigeaient l’accord du conseil de surveillance pour octroyer des garanties telles que celles de l’espèce et, cinquièmement, la finalité assignée à HbR par ses statuts n’était pas comparable à celle d’une simple entreprise commerciale, compte tenu de la place éminente assignée à l’intérêt général dans la gestion d’un port comme celui de Rotterdam.

29.      Commerz a attaqué cet arrêt devant le Hoge Raad der Nederlanden qui s’interroge sur la question de l’imputabilité à l’État néerlandais des garanties en question.

30.      La juridiction de renvoi a jugé que même si M. Scholten avait agi de façon totalement arbitraire, excédé les limites de son pouvoir d’administrateur unique de HbR – en gardant délibérément secrète l’existence du contrat sur les sous-marins ainsi que des garanties et en ne demandant pas l’accord du conseil de surveillance avant d’octroyer les garanties en question –, les garanties accordées en infraction des statuts de HbR n’en liaient pas moins cette société en application du droit privé néerlandais.

31.      Dans ce contexte factuel, la juridiction de renvoi se demande si, pour conclure ou non à l’imputation des garanties en cause à l’État néerlandais, il faut adopter une approche réelle et factuelle ou au contraire une approche juridique. La juridiction de renvoi estime que, en suivant la première approche, il y aurait lieu de considérer que l’État n’était même pas au courant de l’existence des garanties et avait encore moins approuvé leur octroi. En revanche, si l’on suit la seconde approche, il suffirait, selon la juridiction de renvoi, de démontrer que l’État détermine en règle générale le processus décisionnel à suivre au sein de l’entreprise publique lors de l’adoption de mesures, telles que l’octroi de garanties ou à tout le moins exerce une influence forte et prédominante sur ce processus.

32.      Estimant qu’il s’agit là d’une question du droit de l’Union, le Hoge Raad der Nederlanden a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’imputabilité aux autorités publiques – requise pour qualifier une aide d’aide d’État au sens des articles 107 TFUE et 108 TFUE – d’une garantie accordée par une entreprise publique est-elle nécessairement exclue dans une situation où cette garantie a été accordée, comme en l’espèce, par l’administrateur (unique) de l’entreprise publique, qui y était certes habilité en droit civil, mais qui a agi arbitrairement, a délibérément gardé l’octroi de la garantie secrète et a méconnu les statuts de l’entreprise publique en ne demandant pas l’accord du conseil de surveillance, et où il y a en outre lieu de présumer que l’entité publique en cause (en l’espèce, la Commune) n’a pas voulu l’octroi de la garantie?

2)      Si les circonstances mentionnées ci-dessus n’excluent pas nécessairement l’imputabilité aux autorités publiques, sont-elles alors dépourvues de pertinence pour répondre à la question de savoir si l’octroi de la garantie peut être imputé aux autorités publiques ou le juge doit-il alors procéder à une appréciation à la lumière des autres indices plaidant pour ou contre l’imputabilité aux autorités publiques?»

IV – La procédure devant la Cour

33.      La demande de décision préjudicielle a été déposée à la Cour le 29 avril 2013. Commerz, HbR, le gouvernement néerlandais ainsi que la Commission ont déposé des observations écrites.

34.      Conformément à l’article 61, paragraphe 1, de son règlement de procédure, le 20 janvier 2014, la Cour a adressé aux parties plusieurs questions pour réponse à l’audience, mais malgré leur pertinence et leur importance – afin de donner une réponse juste et utile à la juridiction de renvoi – le gouvernement néerlandais a décidé de ne pas participer à l’audience du 13 mars 2014.

35.      Cette collaboration par la réponse aux questions de la Cour, dans un dossier aux multiples aspects «étonnants», aurait été précieuse. Je regrette que le gouvernement néerlandais ne l’ait pas apportée à la Cour. N’ont donc comparu lors de l’audience que Commerz, HbR et la Commission.

V –    Analyse

36.      Par ses questions, la juridiction de renvoi souhaite savoir si l’octroi ultra vires des garanties en cause, et en particulier le fait que M. Scholten les a octroyées en méconnaissance des statuts de son entreprise et sans même en informer son conseil de surveillance exclut l’imputation de ces garanties à l’État néerlandais et, dans le cas contraire, si les circonstances dans lesquelles les garanties ont été octroyées peuvent être prises en compte pour juger de leur imputation à l’État.

A –    Les arguments soumis à la Cour

37.      La position de Commerz est que les garanties en cause, bien qu’elles lient HbR en droit privé, ne sont pas imputables à l’État. Elle invoque pour appuyer sa thèse l’interprétation des points 50 à 58 de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) qui a été proposée au Hoge Raad der Nederland par l’avocat général Keus dans ses conclusions du 7 décembre 2012.

38.      Selon cet avocat général, l’imputation d’une mesure d’aide à l’État suppose une implication réelle et factuelle des autorités étatiques dans les mesures concernées. Il ressortirait de cet arrêt que l’imputabilité à l’État d’une mesure prise par une entreprise publique exige que l’État ait été impliqué, «dans [le] cas concret», «dans l’adoption de [cette] mesure» et qu’il ait effectivement exercé un contrôle sur cette dernière (point 52). Dans la mesure où la Cour a précisé, aux points 55 à 57 dudit arrêt, que l’imputabilité à l’État d’une mesure prise par une entreprise publique pouvait être déduite d’un «ensemble d’indices» résultant des circonstances de l’espèce et du contexte dans lequel cette mesure était intervenue, l’avocat général Keus a soutenu que si la Cour avait défini un seuil de preuve et la manière dont cette preuve pouvait être rapportée, elle n’avait pas modifié l’objet de la preuve, à savoir l’implication concrète des pouvoirs publics dans la mesure en cause.

39.      Commerz estime qu’il n’était pas loisible aux juridictions néerlandaises de s’appuyer, comme l’a fait le Gerechtshof te ’s-Gravenhage, sur un ensemble d’indices tirés du contexte général dans lequel les garanties avaient été octroyées, en écartant ainsi les circonstances spécifiques de l’espèce. Étant donné que M. Scholten a agi de manière autonome, arbitraire et secrète, à l’encontre de la volonté de la Commune et sans se préoccuper des exigences posées par cette dernière, Commerz estime que la Commune n’a pas été impliquée dans l’octroi des garanties litigieuses. Par conséquent, elle considère que les garanties ne peuvent pas être imputées ni à la Commune ni à l’État et, à ce titre, ne constituent pas de mesures d’aide au sens des articles 107 TFUE et 108 TFUE et que dès lors elles ne devraient pas être notifiées à la Commission.

40.      HbR et le gouvernement néerlandais s’opposent à cette interprétation de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294).

41.      HbR estime que l’imputabilité d’une mesure d’aide à l’État doit se fonder sur des critères objectifs et non sur la volonté présumée de l’État. Il convient donc, selon HbR, de déterminer si l’État a été ou aurait dû être impliqué et non s’il a ou aurait voulu l’être.

42.      HbR souligne que, puisqu’elle est liée par les garanties en cause, malgré leur octroi ultra vires, la Commune y a été impliquée, car cet octroi ne pouvait avoir eu lieu sans son intervention, qu’elle l’ait voulu ou non. Pour ces raisons, HbR considère que les garanties en cause sont imputables à l’État et, par conséquent, constituent des mesures d’aide au sens des articles 107 TFUE et 108 TFUE qui auraient dû être notifiées à la Commission.

43.      Selon le gouvernement néerlandais, le fait que les garanties aient été octroyées ultra vires ne s’oppose pas à leur imputation à l’État. À cet égard, il souscrit à la position du Gerechtshof te ’s-Gravenhage telle que résumée au point 28 des présentes conclusions, selon laquelle l’imputation des garanties en cause à l’État néerlandais s’appuie sur la position prédominante détenue par la Commune dans la société.

44.      HbR et le gouvernement néerlandais considèrent aussi que l’effectivité des règles en matière d’aides d’État pourrait être affectée de façon inacceptable si l’application de ces règles était écartée au motif qu’un administrateur statutaire d’une entreprise publique aurait, dans le cadre de l’adoption d’une mesure, outrepassé des règles statutaires de cette entreprise. En effet, dans la pratique, il ne serait pas toujours possible de vérifier si la mesure en cause a été prise ou non contre la volonté de l’entreprise publique et un État membre pourrait donc se réfugier derrière les «fautes» d’un administrateur pour éviter que la mesure puisse lui être imputée.

45.      La Commission s’oppose aussi à l’interprétation de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) proposée par Commerz et l’avocat général Keus. S’appuyant sur les points 55 et 56 de cet arrêt elle estime que, afin d’imputer une mesure d’aide à l’État, il suffit que ce dernier détermine effectivement le processus décisionnel suivi au sein de l’entreprise publique ou qu’il exerce effectivement une influence forte et prédominante sur ce processus.

46.      La Commission considère ainsi qu’il n’est pas nécessaire de prouver une instruction précise pour conclure à l’implication concrète de l’État dans l’adoption de la mesure d’aide en cause. Elle rappelle que si tel était le cas, la condition d’imputabilité ne serait remplie que très exceptionnellement dans le cas d’une mesure d’aide octroyée par une entreprise publique.

47.      La Commission conclut qu’il appartient au juge national de faire le bilan des indices indiqués aux points 55 à 57 de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) et se rallie à l’analyse faite par le Gerechtshof te ’s-Gravenhage que j’ai résumée au point 28 des présentes conclusions.

48.      Quant aux circonstances particulières qui entourent l’octroi des garanties faisant l’objet du litige au principal, la Commission considère qu’elles n’ont aucune incidence sur l’imputabilité des garanties à la Commune, car, d’une part, c’est la Commune elle-même qui a créé la situation dans laquelle les garanties en cause ont été octroyées par HbR et, d’autre part, leur octroi ne relève pas des activités commerciales normales de HbR, mais semble plutôt dicté par les considérations d’intérêt général évoquées au préambule du contrat sur les sous-marins.

B –    Appréciation

1.      S’agit-il de mesures d’aide ou de décisions essentiellement commerciales?

49.      Avant de procéder à l’examen de ces arguments, il me paraît nécessaire de vérifier si les garanties en cause constituent des mesures d’aide. Ce n’est en effet que si une garantie apporte un avantage à une entreprise qu’elle peut constituer une aide (7).

50.      L’avocat général Kokott, au point 17 de ses conclusions dans l’affaire Residex Capital IV (C‑275/10, EU:C:2011:354), avait conclu à l’existence d’une aide au bénéfice de RDM Aerospace NV qui, je rappelle, faisait partie du même groupe que les entreprises bénéficiaires des garanties dans la présente affaire, car «sans cette garantie», l’entreprise «n’aurait pas pu se procurer un tel prêt selon les indications de la juridiction de renvoi».

51.      Même si la juridiction de renvoi n’aborde pas ce point dans la présente affaire, il y a tout lieu de croire que les garanties qui y sont en cause ont apporté un avantage aux entreprises du groupe RDM qui n’auraient pu sans elles se procurer les crédits Vehicles, RDM I et RDM II.

52.      Il importe toutefois d’examiner également la question de savoir si en octroyant ces garanties, HbR n’a pas agi pour des raisons essentiellement commerciales, comme l’aurait fait un investisseur privé, l’avantage reçu par les entreprises du groupe RDM représentant alors la contrepartie d’avantages réciproques qu’elles auraient consentis à HbR (8).

53.      Ce n’est qu’en cas de réponse négative à cette question qu’il conviendra d’examiner le point de savoir si les garanties octroyées par HbR mobilisent des ressources publiques et sont imputables à l’État. Comme l’avocat général Jacobs l’a dit au point 55 de ses conclusions dans l’affaire France/Commission (C‑482/99, EU:C:2001:685), «les décisions commerciales qu’une brasserie publique adopterait en l’absence de toute ingérence des pouvoirs publics devraient être considérées comme sortant du cadre des règles sur les aides d’État».

54.      Le même principe était énoncé à la page 250 des conclusions de l’avocat général Slynn dans l’affaire Kwekerij van der Kooy e.a./Commission (67/85, 68/85 et 70/85, EU:C:1987:177) qui à propos de la mesure d’aide en cause dans cette affaire, à savoir la fixation d’un tarif préférentiel se demandait «si la fixation de ce tarif préférentiel, même sous l’influence de l’État et entraînant des pertes pour cet État, était rendue nécessaire par des considérations commerciales qui excluraient qu’il s’agisse d’une ‘aide’».

55.      La Commission considère que, en l’espèce, l’octroi de garanties constitue une mesure dictée par des impératifs d’intérêt général et non des considérations commerciales. Sa conclusion se fonde sur les indices relevés par le Gerechtshof te ’s-Gravenhage afin d’étayer sa conclusion que HbR est sous le contrôle effectif de l’État néerlandais (9) ainsi que sur les objectifs d’intérêt général qui inspirent l’action de HbR, notamment en ce qui concerne la contribution au développement urbain, le développement des ports urbains et l’amélioration du tissu urbain de la ville et de la région de Rotterdam.

56.      Si ces indices correspondent à la réalité, ils ne me paraissent pouvoir être invoqués qu’à propos de l’imputabilité des garanties à l’État – comme le fait d’ailleurs le Gerechtshof te ’s-Gravenhage – et non comme le fait la Commission pour trancher la question de savoir si dans le cas concret des garanties en cause, leur octroi a été ou non dicté par des considérations d’ordre commercial.

57.      Sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, je penche pour une réponse affirmative.

58.      Comme je l’ai évoqué aux points 14 à 16 des présentes conclusions, le préambule du contrat sur les sous-marins révèle que le groupe RDM examinait, en coopération avec les autorités américaines, la possibilité de transférer de la technologie de sous-marins à Taïwan. Le point A du préambule fait état de négociations entre les avocats de RDM Holding et de l’État néerlandais à ce sujet.

59.      Le point B du préambule fait référence à la menace proférée par la République populaire de Chine d’infliger des sanctions aux Pays-Bas, y inclus le détournement de ses transports maritimes vers un autre port que celui de Rotterdam en cas de transfert à Taïwan de technologie relative aux sous-marins ainsi qu’à la volonté de GHR de tout faire pour écarter cette éventualité.

60.      Il est vrai que la validité et l’authenticité de ce contrat ont été contestées. Comme Commerz en a informé la Cour lors de l’audience, le Rechtbank Rotterdam a condamné M. Scholten pour corruption passive sous la forme de réception de dons faits par M. van den Nieuwenhuyzen. Toutefois, le même Rechtbank Rotterdam a jugé que le faux n’avait pas été prouvé de manière légale et convaincante («niet wettig en overtuigend»), le ministère public ayant interjeté appel contre cette partie de l’arrêt. Lors de l’audience, HbR a indiqué que cet appel était toujours pendant devant les juridictions néerlandaises.

61.      C’est pour cette raison que la Cour avait posé une question à ce sujet (10), pensant que, au-delà de Commerz et de HbR, le gouvernement néerlandais était certainement bien placé pour se prononcer sur la crédibilité des allégations factuelles reprises au préambule du contrat sur les sous-marins. Comme je l’ai indiqué, le gouvernement néerlandais n’a pas participé à l’audience ce qui lui aurait permis de contester que les garanties en cause avaient été octroyées pour les raisons commerciales évoquées dans le préambule du contrat sur les sous-marins. Cela me conforte dans l’idée que l’octroi des garanties a été essentiellement dicté par des considérations d’ordre commercial.

62.      Dans ces conditions, sous réserve de la vérification par la juridiction de renvoi de l’authenticité de ce contrat (contestée par HbR) et d’une éventuelle disproportion entre les garanties octroyées et le risque commercial résultant d’un éventuel détournement des transports en provenance de la République populaire de Chine ou d’autres indices factuels dont disposerait le juge de renvoi, il me semble que, en octroyant, fût-ce ultra vires, les garanties en question, M. Scholten a poursuivi dans l’intérêt de GHR/HbR un but commercial, à savoir d’éviter les conséquences d’un embargo de la République populaire de Chine sur le port de Rotterdam, ce qui nécessitait d’obtenir en contrepartie des garanties, l’engagement du groupe RDM de ne pas transférer de la technologie dans le domaine des sous-marins à Taïwan.

2.      Si les garanties en cause sont qualifiées d’avantages ou de mesures d’aide, le sont-elles au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE?

63.      Si les avantages que procurent les garanties en cause ne poursuivent pas un but essentiellement commercial, ils ne deviennent des aides d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE que s’ils sont «accordés directement ou indirectement au moyen de ressources d’État» et s’ils sont «imputables à l’État» (11).

a)      Ressources d’État

64.      Il n’est pas contesté que si les garanties sont actionnées, il y aura mobilisation de ressources publiques, puisque HbR, entreprise détenue au moment des faits à 100 % par la Commune, devra, sur ses fonds, honorer vis-à-vis de Commerz les engagements financiers pris par les entreprises du groupe RDM à l’égard de cette dernière.

b)      Imputabilité à l’État

65.      La question de l’imputabilité ne se pose pas lorsque la mesure de l’État est octroyée par un organe de l’État, quelle que soit la position de cet organe dans l’organisation de l’État, qu’il appartienne à l’administration centrale ou à une entité décentralisée ou déconcentrée de l’État. Tel était le cas dans l’arrêt Residex Capital IV (EU:C:2011:814), qui concernait les mêmes entités – GHR et le groupe RDM –, le même type de garantie octroyée par la même personne (M. Scholten), de la même façon ultra vires et dans laquelle la question d’imputabilité ne s’est même pas posée, car les garanties avaient été octroyées par un service administratif de la Commune.

66.      Si la mesure d’aide est prise par une entité qui n’est pas un organe de l’État au sens du point précédent, la Cour a jugé très clairement, au point 51 de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), que l’imputabilité d’une mesure d’aide à l’État ne pouvait être déduite automatiquement «de la seule circonstance que ladite mesure [avait] été prise par une entreprise publique».

67.      C’est bien le cas dans la présente affaire, puisque, même à l’origine, les garanties pour le crédit Vehicles ont été octroyées par GHR, service administratif municipal, elles ont cessé d’être effectives le 4 juin 2004. C’est HbR, société anonyme au capital entièrement détenu par la Commune ayant succédé à GHR le 1er janvier 2004, qui a, le même 4 juin 2004, octroyé les mêmes garanties au bénéfice de Commerz. Les garanties relatives aux crédits RDM I et RDM II ont été dès l’origine octroyées par HbR, entreprise publique.

68.      Dans un tel cas, il y a lieu d’examiner si les mesures d’aide en cause sont néanmoins imputables à l’État dans la mesure où elles ont été octroyées d’une telle façon que «les autorités publiques doivent être considérées comme ayant été impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans l’adoption de ces mesures» (12).

69.      Une telle implication de l’État est établie, lorsque les mesures d’aide en cause sont octroyées par une entité habilitée à exercer des prérogatives de puissance publique ou par une entité qui agit sous le contrôle effectif de l’État.

70.      Quant au critère de l’exercice des prérogatives de puissance publique, la Commission a fait valoir lors de l’audience que HbR n’était pas une société privée ordinaire. Selon la Commission, ses statuts la chargent de renforcer la position du complexe portuaire et industriel de Rotterdam, de promouvoir la sécurité de la navigation, de veiller à l’ordre et la sécurité nautique et maritime ainsi que d’agir en tant qu’autorité portuaire. Sur cette base, la Commission a soutenu que les garanties en cause pouvaient être imputées à l’État néerlandais.

71.      Je ne partage pas cette position de la Commission. À mon avis, une mesure d’aide octroyée par une entité habilitée à exercer des prérogatives de puissance publique ne peut être imputée à l’État, que pour autant que, en l’espèce, cette mesure ait été prise en exerçant ces prérogatives. En l’occurrence, ni l’octroi des garanties lui-même ni la raison pour laquelle les garanties ont été octroyées ne relèvent de l’exercice des prérogatives de puissance publique de HbR.

72.      Il faut donc examiner si les garanties en cause peuvent être imputées à l’État néerlandais sur la base du contrôle effectif que ce dernier exerce sur HbR.

73.      Comme la Cour l’a jugé, au point 52 dans son arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) «même si l’État est en mesure de contrôler une entreprise publique et d’exercer une influence dominante sur les opérations de celle-ci, l’exercice effectif de ce contrôle dans un cas concret ne saurait être automatiquement présumé. Une entreprise publique peut agir avec plus ou moins d’indépendance, en fonction du degré d’autonomie qui lui est laissé par l’État».

74.      Avant d’examiner si le caractère ultra vires de l’octroi des garanties en cause empêche leur imputation à l’État et en rappelant que je raisonne en supposant que la décision d’octroi n’a pas été essentiellement déterminée par des considérations commerciales, je pense – comme le Gerechtshof te ’s-Gravenhage –, que suffisamment d’indices, au sens de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), sont ici présents pour imputer cette décision à l’État, ce que d’ailleurs ni HbR ni le gouvernement néerlandais ne contestent.

75.      L’imputation d’une mesure d’aide à l’État sur la base du contrôle effectif ne nécessite pas la preuve, «sur le fondement d’une instruction précise, que les autorités publiques ont incité concrètement l’entreprise publique à prendre les mesures d’aide en cause» (13). Comme la Cour l’a constaté au point 54 de son arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), une telle preuve risque d’être «très difficile pour un tiers, précisément à cause des relations privilégiées existant entre l’État et une entreprise publique».

76.      En l’occurrence, HbR et le gouvernement néerlandais admettent que HbR se trouve sous le contrôle effectif du gouvernement néerlandais. Cependant, au vu du fait que le gouvernement néerlandais n’a pas participé à l’audience et n’a donc pas répondu aux questions concernant expressément ce point, il est utile d’établir l’existence d’un tel contrôle indépendamment de cette simple affirmation du gouvernement néerlandais dans ses observations écrites.

77.      Comme la Cour l’a indiqué, au point 56 de son arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), il faut prendre en compte une série d’indices tels que «[l’]intégration [de l’entité qui a pris la mesure en cause] dans les structures de l’administration publique, la nature de ses activités et l’exercice de celles-ci sur le marché dans des conditions normales de concurrence avec des opérateurs privés, le statut juridique de l’entreprise, celle-ci relevant du droit public ou du droit commun des sociétés, l’intensité de la tutelle exercée par les autorités publiques sur la gestion de l’entreprise ou tout autre indice indiquant, dans le cas concret, une implication des autorités publiques ou l’improbabilité d’une absence d’implication dans l’adoption d’une mesure, eu égard également à l’ampleur de celle-ci, à son contenu ou aux conditions qu’elle comporte».

78.      Je me réfère tout d’abord à des éléments de nature organique. Les prédécesseurs juridiques de HbR faisaient partie de l’administration de la Commune et avaient déjà octroyé des garanties du même type (sinon les mêmes!) à une société du même groupe RDM (14). Au moment des faits, la Commune détenait l’ensemble des actions de HbR. Les membres de la direction et du conseil de surveillance avaient été désignés par l’assemblée générale des actionnaires et donc par la Commune. L’échevin en charge du port présidait le conseil de surveillance. Les statuts de HbR permettaient, même si c’était avec l’accord du conseil de surveillance, l’octroi de garanties telles que celles en l’espèce. Ces indices démontrent que HbR possédait une marge d’indépendance limitée à l’égard de la Commune en tant qu’actionnaire unique.

79.      Étant donné ces liens étroits entre HbR et la Commune, il serait difficile de croire à «l’improbabilité d’une absence d’implication» (15) de la part de l’État dans l’adoption des garanties en cause, d’autant plus qu’il s’agit en l’occurrence de garanties octroyées en faveur d’un groupe actif dans le domaine des armements sans parler des complications diplomatiques et politiques évoquées au préambule du contrat sur les sous-marins qui ont pu dicter cet octroi.

80.      Reste à examiner la question de savoir si le caractère ultra vires de l’octroi des garanties en cause empêche leur imputation à l’État.

3.      Le caractère ultra vires de l’octroi des garanties empêche-t-il leur imputation à l’État?

81.      Il ressort tout d’abord clairement de la demande de décision préjudicielle que, malgré leur caractère ultra vires, les garanties en cause lient HbR. La question se pose donc de savoir si le fait que M. Scholten les a octroyées ultra vires empêche leur imputation à l’État néerlandais.

82.      Au soutien de sa position selon laquelle l’imputation n’est pas possible, Commerz cite les conclusions de l’avocat général Keus déposées devant la juridiction de renvoi selon lesquelles il estime que dans l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), la Cour semble avoir eu à l’esprit une implication réelle et factuelle de l’État dans l’adoption des mesures concernées. Sur la base de cette interprétation dudit arrêt, Commerz soutient que pareille implication réelle et factuelle de l’État dans l’octroi des garanties en cause est impossible lorsqu’elles sont octroyées ultra vires. Autrement dit, comment pourrait-on dire que, en l’occurrence, «l’organisme en question ne pouvait pas prendre la [mesure] contestée sans tenir compte des exigences des pouvoirs publics» (16), alors qu’il est établi que ces derniers n’étaient même pas au courant de l’octroi des garanties en cause?

83.      Même si je considère, tout comme l’avocat général Keus, que l’implication de l’État doit être concrète, c’est-à-dire concerner la mesure d’aide en cause (17) et non les activités en général de l’entreprise publique, je ne pense pas que cette constatation soit utile afin de répondre à la question d’imputabilité de mesures prises par un administrateur d’une entreprise publique sans respecter les règles statutaires de cette dernière.

84.      En effet, comme le dit l’avocat général Keus, les indices donnés par la Cour aux points 55 à 57 dans son arrêt France/Commission (EU:C:2002:294) concernent plutôt le seuil de la preuve de l’existence du contrôle effectif, c’est-à-dire l’identification des indices à partir desquels l’implication de l’État peut être déduite, que l’objet même de la preuve, c’est-à-dire l’implication de l’État dans l’adoption des mesures en cause. Cela ressort clairement du point 53 de cet arrêt, dans lequel la Cour a jugé qu’il n’était pas nécessaire de démontrer, «sur le fondement d’une instruction précise, que les autorités publiques ont incité concrètement l’entreprise publique à prendre les mesures d’aide en cause».

85.      Il peut être utile enfin de se référer aux principes de droit international public concernant l’imputation de faits internationalement illicites à l’État, et plus précisément à l’article 7 des articles de l’International Law Commission sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (ci-après les «articles sur la responsabilité de l’État») (18), qui est intitulé «Excès de pouvoir ou comportement contraire aux instructions».

86.      Cet article dispose que «[l]e comportement d’un organe de l’État ou d’une personne ou entité habilitée à l’exercice de prérogatives de puissance publique est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international si cet organe, cette personne ou cette entité agit en cette qualité, même s’il outrepasse sa compétence ou contrevient à ses instructions» (19).

87.      Cette règle est bien établie dans la jurisprudence internationale (20) et reconnue par l’International Law Commission dans son commentaire relatif aux articles sur la responsabilité de l’État (21).

88.      En l’occurrence, et même en ne tenant pas compte du fait que le 22 juin 2004, le conseil de surveillance de HbR a ex post facto approuvé la garantie octroyée pour le crédit Vehicles, il est clair que M. Scholten a agi dans sa capacité d’administrateur unique de HbR et que ni les statuts ni l’objet social de HbR n’interdisaient l’octroi de garanties telles que celles en cause et à propos desquelles Commerz pouvait parfaitement croire à un engagement de HbR en tant que tel. Ce d’autant plus que Commerz a reçu des avis juridiques lui confirmant la validité des garanties octroyées (22).

89.      Certes, le Gerechtshof te ’s-Gravenhage a jugé que ces avis juridiques avaient été intentionnellement établis de manière incorrecte. Même si on supposait sur cette base que Commerz était ou aurait pu être au courant de l’invalidité des garanties par rapport aux statuts internes de GHR/HbR, cela ne devrait avoir aucune incidence sur l’imputabilité des garanties à l’État.

90.      Enfin, tout comme HbR et le gouvernement néerlandais, je considère que l’effectivité des règles en matière d’aides d’État pourrait être affectée si leur application pouvait être écartée au seul motif que l’administrateur statutaire d’une entreprise publique n’avait pas, dans le cadre de l’adoption d’une mesure d’aide, respecté les statuts de cette entreprise ou se serait rendu coupable, comme dans le cas présent, de corruption.

91.      En effet, l’imputation à l’État d’une mesure d’aide a un caractère purement objectif, où la notion subjective de faute de la part de ses organes ou agents ou leur motifs ne jouent aucun rôle. S’il en était autrement, l’efficacité et l’uniformité d’application du droit des aides d’État seraient considérablement affaiblies.

92.      Il convient donc de répondre aux questions préjudicielles que des garanties telles que celles en cause sont imputables à l’État lorsqu’elles constituent des mesures d’aide et sont accordées par l’administrateur unique d’une entreprise publique, même si cet administrateur, tout en agissant en cette qualité, a outrepassé sa compétence ou contrevenu aux statuts de cette entreprise.

93.      Au-delà de cette conclusion basée sur de simples indices repris de l’arrêt France/Commission (EU:C:2002:294), j’aimerais également ajouter que j’ai de sérieux doutes que HbR, la Commune et le gouvernement néerlandais n’aient pas eu le moindre soupçon de l’existence des garanties accordées par M. Scholten en faveur d’un groupe industriel actif dans la production et la livraison de matériel militaire.

94.      Le cadre factuel de la présente affaire est en effet très particulier. Je relève à ce sujet:

–        la thèse très surprenante d’un gouvernement pour qui la mesure en cause ne se justifie pas par des considérations essentiellement commerciales et constitue une aide d’État qui lui est donc imputable (même si cette thèse permet de ne pas honorer les garanties);

–        les allégations factuelles reprises au préambule du contrat sur les sous-marins qui font référence à une tentative de livraison de technologie de sous-marins à Taïwan, à la menace de la République populaire de Chine d’imposer des sanctions aux Pays-Bas, y inclus le détournement de ses transports maritimes vers un autre port que Rotterdam, à la coopération du groupe RDM avec les autorités américaines afin de transférer la livraison de la technologie de sous-marins à Taïwan par le biais de sociétés non-néerlandaises du groupe RDM, ainsi qu’aux négociations entre ce groupe et le gouvernement néerlandais concernant cette livraison;

–        l’obtention par Commerz d’avis juridiques attestant la légalité des garanties en cause mais que les juridictions néerlandaises ont considérés comme avoir été intentionnellement établis de manière incorrecte, et

–        l’approbation ex post facto de la garantie liée au crédit Vehicles par le conseil de surveillance de HbR.

95.      Ces circonstances sont exceptionnellement bizarres. L’avocat général Kokott les a qualifiées de «mystérieuses» (23).

VI – Conclusion

96.      Je propose donc à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Hoge Raad der Nederlanden de la manière suivante:

Des garanties telles que celles en cause sont imputables à l’État lorsqu’elles constituent des mesures d’aide et sont accordées par l’administrateur unique d’une entreprise publique, même si cet administrateur, tout en agissant en cette qualité, a outrepassé sa compétence ou contrevenu aux statuts de cette entreprise.


1 –      Langue originale: le français.


2 –      Liber Ecclesiastes, chapitre 1, verset 10.


3 –      C‑275/10, EU:C:2011:814.


4 –      C‑275/10, EU:C:2011:354.


5 – C‑482/99, EU:C:2002:294.


6 –      ECLI:NL:RBROT:2010:BO0530.


7 –      Voir communication de la Commission sur l’application des articles 87 et 88 du traité CE aux aides d’État sous forme de garanties (JO 2008, C 155, p. 10, point 3.1).


8 –      Cette question n’a pas été débattue dans l’affaire Residex Capital IV (EU:C:2011:814), pas plus d’ailleurs que celle de l’imputabilité à l’État des garanties octroyées au bénéfice de RDM Aerospace NV, ce qui a conduit à les qualifier d’aides d’État.


9 –      Voir point 28 des présentes conclusions.


10 –      Elle demandait notamment s’«il ressort des observations écrites d’HbR, d’une part, que son objet social comporte notamment le renforcement ‘du complexe industriel de Rotterdam’ ainsi que ‘le développement, la construction, la gestion et l’exploitation du port et de la zone industrielle de Rotterdam, au sens le plus large du terme’. D’autre part, il est relevé au point 17 desdites observations qu’il a été fait valoir dans la procédure au principal que l’octroi des garanties était justifié tant par l’objectif d’assurer l’emploi dans l’importante industrie manufacturière du port que par un contrat du 28 décembre 2002 relatif à l’abstention, par le groupe RDM, de livrer de la technologie pour sous-marins à Taïwan, qui est également mentionné aux points 3.3 (II) et 3.4 de la demande de décision préjudicielle. Commerz, HbR et le gouvernement néerlandais sont priés de préciser, lors de l’audience, s’il existe, en raison desdites ou d’autres circonstances, des indices selon lesquels l’octroi des garanties litigieuses était dans l’intérêt d’HbR et/ou de la [Commune] et/ou de l’État néerlandais? En particulier, ils sont priés de commenter l’exactitude des circonstances évoquées aux considérants A à C dudit contrat».


11 –      Arrêts France/Commission (EU:C:2002:294, point 24) ainsi que Association Vent De Colère e.a. (C‑262/12, EU:C:2013:851, point 17).


12 –      Arrêt France/Commission (EU:C:2002:294, point 52).


13 – Arrêt France/Commission (EU: C:2002:294, point 53).


14 –      Ces garanties ont fait l’objet d’un arrêt, à savoir l’arrêt Residex Capital IV (EU:C:2011:814).


15 –      Arrêt France/Commission (EU:C:2002:294, point 56).


16 –      Arrêt France/Commission (EU:C:2002:294, point 55).


17 –      Voir, en ce sens, arrêt AssociationVent De Colère e.a. (EU:C:2013:851, point 17).


18 –      UNGA A/CN.4/L.602/Rev.1. Les articles sur la responsabilité de l’État étaient recommandés pour adoption aux États par l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), voir, UNGA A/RES/56/83; UNGA A/RES/59/35 et UNGA A/RES/62/61.


19 –      C’est moi qui souligne.


20 –      Voir Nations unies, Maal Case, Recueil des sentences arbitrales, vol. X (1903), p. 732 et 733; La Masica Case (Great Britain, Honduras) du 7 décembre 1916, Recueil des sentences arbitrales, vol. XI (1916), p. 560; Thomas H. Youmans (USA) v. United Mexican States du 23 novembre 1926, Recueil des sentences arbitrales,vol. IV (1926), p. 116; Francisco Mallén (United Mexican States) v. USA du 27 avril 1927, Recueil des sentences arbitrales, vol. IV (1927), p. 177; Charles S. Stephens and Bowman Stephens (USA) v. United Mexican States du 17 juillet 1927, Recueil des sentences arbitrales, vol. IV (1927), p. 267 et 268; William T. Way (USA) v. United Mexican States du 18 octobre 1928, Recueil des sentences arbitrales, vol. IV (1928), p. 400 et 401, ainsi que Estate of Jean-Baptiste Caire v. United Mexican States du 7 juin 1929, Recueil des sentences arbitrales, vol. V (1929), p. 531. Ce principe fait aussi partie de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (voir Cour eur. D. H., arrêt Ilaşcu e.a. c. Moldova et Russie du 8 juillet 2004, Recueil des arrêts et décisions 2004-VII, p. 90 et 106), de la Inter-American Court of Human Rights [voir CIDH, arrêt Velásquez-Rodríguez c. Honduras du 29 juillet 1988, série C, nº 4 (1989), points 169 à 172] et du Tribunal des réclamations États-Unis-Iran [voir Petrolane, Inc. c. République islamique d’Iran (1991) 27 Iran-U.S.C.T.R. 64, p. 92].


21 –      Points 4 à 6 du commentaire sur l’article 7 des articles sur la responsabilité de l’État.


22 –      Voir points 19 et 21 des présentes conclusions.


23 –      Voir ses conclusions dans l’affaire Residex Capital IV (EU:C:2011:354, point 2).