CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. Niilo Jääskinen
présentées le 18 juin 2013 (1)
Affaires jointes C‑241/12 et C‑242/12
Shell Nederland Verkoopmaatschappij BV et Belgian Shell NV
[demande de décision préjudicielle formée par le Rechtbank te Rotterdam (Pays‑Bas)]
«Environnement – Règlement (CEE) nº 259/93, concernant la surveillance et le contrôle des transferts de déchets – Directive 2006/12/CE, relative aux déchets – Notion de ‘déchets’ – Produit hors normes résultant d’une contamination accidentelle»
I – Introduction
1. La présente affaire porte sur le point de savoir si Shell Nederland Verkoopmaatschappij BV et Belgian Shell NV (ci‑après, ensemble, «Shell») ont effectué un transfert de déchets lorsqu’elles ont expédié, à destination de l’un de leurs établissements aux Pays‑Bas, un peu plus de 330 000 kilogrammes d’un produit pétrolier renvoyés par un acquéreur établi en Belgique. Celui‑ci n’était pas en mesure de stocker ou de conserver ce produit pétrolier en raison d’un défaut affectant sa composition, causé accidentellement lors du chargement en vue du transfert initial du produit des Pays‑Bas vers la Belgique. En substance, le point de savoir si le produit pétrolier est un «déchet» est la seule question au sujet de laquelle la juridiction nationale de renvoi a demandé des indications dans le cadre de la procédure pénale engagée contre Shell pour n’avoir pas satisfait aux exigences procédurales imposées par la législation de l’Union et par la législation néerlandaise en matière de transfert de déchets (2).
2. L’article 3, paragraphe 1, du règlement (CEE) nº 259/93 du Conseil, du 1er février 1993, concernant la surveillance et le contrôle des transferts de déchets à l’entrée et à la sortie de la Communauté européenne (3), exige une notification à l’autorité compétente de destination, préalable à l’expédition, tandis que l’article 5, paragraphe 1, de ce même règlement interdit le transfert sans autorisation. Ces obligations sont toutes deux soumises au principe de précaution, énoncé à l’article 191, paragraphe 2, TFUE (4), et il n’est pas contesté que Shell n’a pas notifié le transfert du produit pétrolier aux autorités compétentes ni obtenu l’autorisation d’y procéder.
II – Cadre juridique
3. Le cadre juridique pertinent pour le présent litige fait le lien entre la définition des déchets figurant dans la directive 2006/12/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2006, relative aux déchets (5), qui est entrée en vigueur le 17 mai 2006, et les obligations imposées par le règlement nº 259/93. Il se présente comme suit.
A – Règlement nº 259/93
4. Les considérants 6, 9 et 18 du règlement nº 259/93 sont formulés comme suit:
«considérant qu’il est important d’organiser la surveillance et le contrôle des transferts de déchets de manière à tenir compte de la nécessité de préserver, de protéger et d’améliorer la qualité de l’environnement;
[…]
considérant que les transferts de déchets doivent faire l’objet d’une notification préalable aux autorités compétentes leur permettant d’être dûment informées, notamment, du type, des mouvements et de l’élimination ou de la valorisation des déchets, de sorte qu’elles puissent prendre toutes les mesures nécessaires pour la protection de la santé humaine et de l’environnement, y compris la possibilité de soulever des objections motivées concernant les transferts;
[…]
considérant que, en cas de trafic illicite, la personne dont le comportement est à l’origine de ce trafic doit reprendre et/ou éliminer ou valoriser les déchets selon d’autres méthodes écologiquement saines et que, à défaut, les autorités compétentes d’expédition ou de destination, suivant le cas, doivent elles-mêmes intervenir».
5. L’article 2, sous a), i) et k), du règlement nº 259/93 est formulé comme suit:
«Aux fins du présent règlement, on entend par:
a) ‘déchets’, les substances ou objets définis à l’article 1er point a) de la directive 75/442/CEE;
[…]
i) ‘élimination’, les opérations définies à l’article 1er point e) de la directive 75/442/CEE;
[…]
k) ‘valorisation’, les opérations définies à l’article 1er point f) de la directive 75/442/CEE» (6).
6. Le titre II du règlement nº 259/93, intitulé «Transferts de déchets entre États membres», contient un chapitre A, intitulé «Déchets destinés à être éliminés». L’article 3, paragraphe 1, du règlement nº 259/93, qui figure dans ce chapitre, dispose:
«Lorsque le notifiant a l’intention de transférer d’un État membre dans un autre et/ou de faire transiter par un ou plusieurs autres États membres des déchets destinés à être éliminés, et sans préjudice de l’article 25 paragraphe 2 et de l’article 26 paragraphe 2, il en informe l’autorité compétente de destination et adresse copie de la notification aux autorités compétentes d’expédition et de transit ainsi qu’au destinataire.»
7. L’article 5, paragraphe 1, du règlement nº 259/93 dispose:
«Le transfert ne peut être effectué qu’après que le notifiant a reçu l’autorisation de l’autorité compétente de destination.»
8. Le chapitre B du titre II est intitulé «Déchets destinés à être valorisés». L’article 6, paragraphe 1, du règlement nº 259/93 dispose:
«Lorsque le notifiant a l’intention de transférer d’un État membre dans un autre et/ou de faire transiter par un ou plusieurs autres États membres des déchets destinés à être valorisés, énumérés à l’annexe III, et sans préjudice de l’article 25 paragraphe 2 et de l’article 26 paragraphe 2, il en informe l’autorité compétente de destination et adresse copie de la notification aux autorités compétentes d’expédition et de transit ainsi qu’au destinataire.»
9. L’article 26 dispose:
«1. Constitue un trafic illégal tout transfert de déchets:
a) effectué sans que la notification ait été adressée à toutes les autorités compétentes concernées conformément au présent règlement
ou
b) effectué sans le consentement des autorités compétentes concernées conformément au présent règlement
[…]
5. Les États membres intentent toute action judiciaire appropriée pour interdire et sanctionner le trafic illégal.»
B – Directive 2006/12/CE
10. La directive 2006/12 est entrée en vigueur le 17 mai 2006. Les considérants 2 à 4 de celle‑ci sont formulés comme suit:
«(2) Toute réglementation en matière de gestion des déchets doit avoir comme objectif essentiel la protection de la santé de l’homme et de l’environnement contre les effets préjudiciables causés par le ramassage, le transport, le traitement, le stockage et le dépôt des déchets.
(3) Pour rendre plus efficace la gestion des déchets dans la Communauté, il est nécessaire de disposer d’une terminologie commune et d’une définition des déchets.
(4) Une réglementation efficace et cohérente de l’élimination et de la valorisation des déchets devrait s’appliquer, sous réserve de certaines exceptions, aux biens meubles dont le détenteur se défait ou a l’intention ou l’obligation de se défaire.»
11. L’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2006/12 dispose:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
a) ‘déchet’: toute substance ou tout objet qui relève des catégories figurant à l’annexe I, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire;
b) ‘producteur’: toute personne dont l’activité a produit des déchets (‘producteur initial’) et/ou toute personne qui a effectué des opérations de prétraitement, de mélange ou autres conduisant à un changement de nature ou de composition de ces déchets;
c) ‘détenteur’: le producteur des déchets ou la personne physique ou morale qui a les déchets en sa possession;
[…]
e) ‘élimination’: toute opération prévue à l’annexe II A;
f) ‘valorisation’: toute opération prévue à l’annexe II B;
[…]»
12. L’article 20 de la directive 2006/12 dispose:
«La directive 75/442/CEE est abrogée, sans préjudice des obligations des États membres en ce qui concerne les délais de transposition en droit interne indiqués à l’annexe III, partie B.
Les références faites à la directive abrogée s’entendent comme faites à la présente directive et sont à lire selon le tableau de correspondance figurant à l’annexe IV» (7).
III – Litige au principal et questions préjudicielles
13. Le 3 septembre 2006, Shell a chargé dans un navire de l’Ultra light sulphur diesel (ULSD; gazole à très faible teneur en soufre) et l’a livré à un client belge (Gebr. Carens BVBA; ci‑après «Carens»). Au moment du chargement du navire, les citernes n’étaient pas complètement vides, si bien que l’ULSD s’est trouvé mélangé avec du méthyl tert-butyl éther (MTBE).
14. À la suite de ce mélange, l’ULSD ne satisfaisait pas aux caractéristiques du produit convenues et ne pouvait plus être utilisé par Carens aux fins initialement envisagées, à savoir la vente par Carens à la pompe en tant que carburant diesel. Le point d’inflammation du mélange était trop bas pour cela. De plus, conformément à son permis d’environnement, Carens ne pouvait stocker un mélange avec un tel point d’inflammation. On n’a découvert que l’ULSD était mélangé avec du MTBE qu’une fois la cargaison livrée à Carens. Selon les observations écrites de la Commission européenne, Shell a ramené la cargaison aux Pays‑Bas à une date se situant entre le 20 et le 22 septembre 2006 et a effectué un nouveau mélange, pour le vendre en tant que carburant. Comme je l’ai déjà indiqué, Shell n’a effectué aucune notification au titre du règlement nº 259/93 ni n’a sollicité d’autorisation avant que le transfert n’ait lieu.
15. Une procédure pénale a alors été engagée à l’encontre de Shell devant le Rechtbank te Rotterdam. Le ministère public a affirmé que, au cours ou aux environs de la période située entre le 20 et le 22 septembre 2006, à Barendrecht et/ou à Rotterdam, en tout cas aux Pays‑Bas, et en tout cas sur le territoire de l’Union européenne, Shell a commis un ou des actes visés à l’article 26, paragraphe 1, du règlement nº 259/93, puisqu’elle a expédié de Belgique vers les Pays‑Bas, sur le navire‑citerne à moteur Nimitz, des déchets, à savoir (approximativement) 333 276 kilogrammes de gazole et/ou de carburant diesel contaminé par du MTBE, en tout cas des déchets d’hydrocarbures, en tout cas des déchets visés par le code AC 030 de l’annexe III du règlement nº 259/93. Cette expédition a été effectuée sans notification et/ou sans autorisation de toutes les autorités compétentes (ou des autorités compétentes concernées) conformément au règlement nº 259/93.
16. À la lumière de ces éléments, le Rechtbank te Rotterdam a déféré les questions préjudicielles suivantes:
«1) Une cargaison de diesel doit‑elle être qualifiée de ‘déchet’ au sens de l’ancien et du nouveau règlement concernant les transferts de déchets, dans les circonstances suivantes:
a) la cargaison est constituée d’Ultra Light Sulphur Diesel, qui a été involontairement mélangé avec du Methyl Tertiary Butyl Ether;
b) après sa livraison à l’acheteur, il s’est avéré que – du fait du mélange – la cargaison ne satisfaisait pas aux spécifications convenues entre l’acheteur et le vendeur (elle est, de ce fait, hors normes);
c) conformément au contrat de vente, le vendeur a – après réclamation de l’acheteur – repris la cargaison et remboursé le prix de vente à ce dernier;
d) le vendeur a l’intention de remettre la cargaison sur le marché – après l’avoir ou non mélangée avec un autre produit?
2) Si la réponse à la question 1 est affirmative:
a) y a‑t‑il un moment, dans les circonstances de fait susmentionnées, à partir duquel tel est le cas?
b) le statut de la cargaison change‑t‑il et celle‑ci cesse‑t‑elle d’être un déchet à un moment quelconque entre la livraison à l’acheteur et un nouveau mélange effectué par ou au nom du vendeur et, si oui, à quel moment?
3) La circonstance que:
a) la cargaison pouvait être utilisée en tant que carburant de la même façon que le pur ULSD, mais ne satisfaisait plus aux exigences (en matière de sécurité) du fait de son point d’inflammation plus bas;
b) du fait de sa composition nouvelle, la cargaison ne pouvait pas être stockée par l’acheteur au regard de son permis d’environnement;
c) la cargaison ne pouvait être utilisée par l’acheteur aux fins pour lesquelles il l’avait achetée, à savoir la vente à la pompe en tant que carburant diesel;
d) l’acheteur avait ou non l’intention de restituer la cargaison au vendeur au titre du contrat de vente;
e) le vendeur avait effectivement l’intention de reprendre la cargaison en vue de lui faire subir une opération de mélange et de la remettre sur le marché;
f) la cargaison peut ou non soit être remise dans l’état originellement souhaité, soit être transformée en un produit susceptible d’être commercialisé à un prix approchant la valeur marchande de la cargaison originelle d’ULSD;
g) cette opération de remise en l’état originel est un processus de production usuel;
h) la valeur marchande de la cargaison dans l’état où elle se trouve au moment où elle est reprise par le vendeur correspond (quasiment) au prix d’un produit qui satisfait bien aux spécifications convenues;
i) la cargaison reprise peut être vendue sur le marché sans traitement, dans l’état où elle se trouve au moment où elle est reprise;
j) les produits tels que ceux de la cargaison sont habituellement commercialisés et, dans le cadre des échanges commerciaux, ce commerce n’est pas considéré comme un commerce de déchets,
a‑t‑elle une importance pour la réponse à la question 1?»
17. Shell, le gouvernement néerlandais et la Commission ont déposé des observations écrites. Tous ont participé à l’audience qui a eu lieu le 6 mars 2013.
IV – Analyse
A – Observations relatives à la notion de déchet
18. En substance, et malgré la longueur des questions déférées, la législation et la jurisprudence pertinente fournissent, à mon avis, une réponse claire à la décision de renvoi. Le cœur du problème réside dans le fait que Shell a omis de notifier l’expédition du produit pétrolier et d’obtenir une autorisation, même si le produit avait été contaminé involontairement.
19. Le mélange transporté par Shell de Belgique vers les Pays‑Bas peut relever de plusieurs des catégories mentionnées à l’annexe I de la directive 2006/12, telles que les catégories Q2 «Produits hors normes», Q4 «Matières accidentellement déversées, perdues ou ayant subi tout autre incident, y compris toute matière, équipement, etc., contaminés par suite de l’incident en question» ou Q12 «Matières contaminées (par exemple huile souillée par des PCB [polychlorobiphényles], etc.)» (8).
20. Aucun de ces facteurs n’est, en lui‑même, déterminant, parce que la liste des catégories de déchets figurant à l’annexe I de la directive 2006/12 n’est pas limitative. Elle couvre, conformément à la catégorie Q16 «[t]oute matière, substance ou produit qui n’est pas couvert par les catégories [précédemment citées]». De plus, cette liste est seulement conçue comme étant indicative et la classification des déchets doit être déduite essentiellement des actes de ceux qui les détiennent et de la signification des termes «se défaire» (9).
21. Cependant, ils constituent des facteurs étayant l’idée que la substance en cause en l’espèce est un déchet. Cela vaut à partir du moment où l’ULSD a été accidentellement contaminé par du MTBE jusqu’au moment où il a fait l’objet d’un nouveau mélange, c’est‑à‑dire, en d’autres termes, jusqu’à sa valorisation (10).
22. La position défendue par Shell est fondée sur les arguments suivants. Elle soutient que les produits hors normes, tels que le carburant contaminé en cause, ne peuvent être assimilés à des déchets et que, s’ils l’étaient, une entrave disproportionnée au commerce en résulterait inévitablement, que le carburant a été restitué à la défenderesse en raison d’impératifs imposés par le contrat qu’elle avait conclu avec l’acquéreur établi en Belgique plutôt que du fait de sa qualité de «déchet», que le carburant a conservé une valeur économique, ce qui exclut qu’il soit considéré comme un déchet, que Shell avait l’intention de revendre le produit au moment où elle en a repris possession en Belgique (que ce soit en procédant à un nouveau mélange ou en le revendant dans l’état où il se trouvait lorsqu’il a été expédié de Belgique), que la revente de ce type de produit est coutumière dans le commerce des produits pétroliers et que, en restituant le carburant, l’acquéreur établi en Belgique n’avait pas l’intention de l’éliminer et que, lorsque le produit a été réexpédié vers les Pays‑Bas, il avait perdu sa qualité de déchet.
23. Cependant, à mon avis, aucun de ces arguments ne trouve appui dans la jurisprudence de la Cour concernant la signification de l’élimination de déchets.
24. Ils ne sont pas non plus pertinents s’agissant des questions essentielles que soulève la présente affaire et qui impliquent que l’on détermine i) si Shell était la «détentrice» de déchets, au sens de l’article 1er, sous c), de la directive 2006/12, en qualité de «producteur» ou de personne morale en possession de ceux‑ci et ii) si le carburant contaminé était un «déchet», au sens de l’article 1er, sous a), de la directive 2006/12, parce qu’il constituait une substance ou un objet entrant dans les catégories énumérées à l’annexe I dont le détenteur s’est défait ou avait l’intention ou l’obligation de se défaire.
25. De plus, contrairement aux affirmations de Shell, la Cour ne devrait, à mon avis, prendre en considération aucune hypothèse ne correspondant pas au contexte factuel décrit dans la décision de renvoi. Je pense ici à l’affirmation de Shell selon laquelle elle était informée de la composition du mélange de carburant et de la possibilité de le revendre sans nouveau mélange avant que la cargaison n’ait quitté la Belgique. Le fait incontesté du nouveau mélange du carburant avant sa revente révèle, à mon avis, l’intention de s’en défaire et l’opération consistant à effectuer un nouveau mélange, elle‑même, est une valorisation. En d’autres termes, Shell se défaisait du produit. S’il en était autrement, la Cour risquerait de répondre à des questions hypothétiques qui sont irrecevables en vertu d’une jurisprudence constante.
26. En outre, le fait que le carburant contaminé était hors normes par rapport aux spécifications figurant dans le contrat entre Shell et Carens est dénué de pertinence pour déterminer si ce carburant est un déchet au regard des dispositions contraignantes de la législation de l’Union en matière de déchets, laquelle relève du droit public et n’est pas soumise à la volonté des parties à un contrat. Il est nécessaire de rappeler ici que le mélange de carburant en cause contient de l’ULSD et du MTBE. Tout traitement de carburant diesel doit tenir compte des risques causés par des fuites dans l’environnement et des risques en matière de protection contre l’incendie. Le MTBE est, en tant que tel, un produit chimique potentiellement préjudiciable à la santé humaine en cas de contact (11). Ces risques sont évidents dans une situation où la composition exacte du mélange résulte d’une contamination involontaire, dont la nature précise ne peut être établie que grâce à une analyse effectuée a posteriori.
27. Je note également que, d’après la décision de renvoi, il n’est pas contesté que Shell i) a accepté que Carens restitue le mélange de carburant, ii) a accepté de ramener le mélange de carburant aux Pays‑Bas et iii) a, en fait, intégré ce mélange à un nouveau mélange effectué aux Pays‑Bas en vue de le vendre comme carburant. À mon avis, tout débat supplémentaire concernant ce que Shell aurait pu faire après avoir été informée de la contamination du carburant ou ce qu’elle aurait fait dans des circonstances différentes est dénué de pertinence s’agissant de la réponse aux questions de droit qui se posent en l’espèce.
B – Application de la notion de déchet dans le contexte des faits pertinents
28. La question qui est au centre de la présente affaire consiste à déterminer si la substance contaminée est un «déchet», mais la signification des termes «producteur» et «élimination» est aussi essentielle à la solution du litige.
29. Le terme «producteur» est défini à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2006/12 comme désignant «toute personne dont l’activité a produit des déchets (‘producteur initial’) et/ou toute personne qui a effectué des opérations de prétraitement, de mélange ou autres conduisant à un changement de nature ou de composition de ces déchets». Pour sa part, le terme «élimination» est défini à l’article 1er, paragraphe 1, sous e), comme désignant «toute opération prévue à l’annexe II A». Ces dispositions doivent être lues à la lumière de la jurisprudence constante relative à la signification de la notion de déchet, qui, comme je l’ai déjà noté, «résulte avant tout […] du comportement du détenteur selon qu’il souhaite ou non se défaire des substances considérées» (12).
30. En outre, le fait qu’une substance est susceptible de réutilisation économique n’empêche pas qu’elle soit un déchet (13) et le fait qu’une substance entre dans un processus de production n’exclut pas qu’elle soit un déchet (14).
31. Ainsi, l’affirmation de Shell fondée sur la circonstance prétendue que le mélange contaminé aurait pu être revendu en tant que carburant sans traitement ultérieur est dénuée de pertinence. Comme l’avocat général Jacobs l’a fait observer dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Palin Granit et Vehmassalon kansanterveystyön kuntayhtymän hallitus, précité, la composition d’une substance ne permet pas de déterminer, d’une manière générale, s’il s’agit d’un déchet ou non. En revanche, elle permet de déterminer si elle constitue un déchet dangereux et elle peut servir d’indication quant au point de savoir si son détenteur a l’intention ou l’obligation de s’en défaire (15).
32. Par conséquent, le champ d’application de la notion de «déchet» dépend de la signification des termes «se défaire» (16). De plus, plutôt que de souligner abusivement l’impact sur le commerce, comme l’a fait Shell, la jurisprudence a précisé que les termes «se défaire» doivent être interprétés de manière à tenir compte de l’objectif de la directive 2006/12, qui est la protection de la santé de l’homme et de l’environnement et des objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement. Cela implique un niveau élevé de protection de l’environnement, une action préventive et le respect du principe de précaution. Si l’on tient dûment compte des objectifs de la directive 2006/12 et de l’article 191, paragraphe 2, TFUE, la notion de déchet ne peut être interprétée de manière restrictive (17).
33. Selon la jurisprudence de la Cour, les termes «se défaire» englobent à la fois l’élimination et la valorisation d’une substance ou d’un objet (18).
34. Certaines circonstances peuvent constituer des indices établissant que le détenteur d’une substance ou d’un objet s’en défait ou a l’intention ou l’obligation de s’en défaire, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2006/12. Tel sera notamment le cas lorsque la substance utilisée est un résidu de production, c’est-à-dire un produit qui n’a pas été recherché comme tel (19). La Cour a ainsi indiqué que des débris d’extraction d’une carrière de granit, qui ne sont pas la production principalement recherchée par l’exploitant, constituent en principe des déchets (20). Cela s’appliquait, bien qu’il n’y ait, quant à leur qualité physique ou leur composition minérale, aucune différence entre la roche de base, les débris d’extraction et la roche extraite à des fins d’exploitation commerciale (21).
35. Par ailleurs, la Cour a également considéré qu’un bien, un matériau ou une matière première résultant d’un processus de fabrication ou d’extraction qui n’est pas destiné principalement à le produire peut constituer non pas un résidu, mais un sous-produit, dont l’entreprise ne souhaite pas se défaire, mais qu’elle a l’intention d’exploiter ou de commercialiser dans des conditions économiquement avantageuses, dans un processus ultérieur, sans opération de transformation préalable (22). Cependant, eu égard à l’obligation d’interpréter largement la notion de déchet aux fins de limiter les effets dommageables ou les nuisances inhérents à leur nature, la Cour a, dans son raisonnement, limité le recours aux principes relatifs aux sous-produits aux situations dans lesquelles la réutilisation d’un bien, d’un matériau ou d’une matière première n’est pas seulement éventuelle, mais certaine, sans transformation préalable, et dans la continuité du processus de production (23).
36. Puisque la contamination était accidentelle, les faits en cause dans la procédure au principal ne relèvent manifestement pas de l’exception concernant les sous-produits. La jurisprudence de la Cour est claire. La notion de déchet n’exclut pas les substances et objets susceptibles d’une valorisation comme combustible de manière environnementalement responsable (24). La possibilité de réutiliser une substance en la modifiant est dénuée de pertinence (25).
37. À mon avis, une cargaison consistant en ULSD mélangé involontairement avec du MTBE et ayant, en conséquence, un point d’inflammation plus bas que celui autorisé pour le diesel vendu à la pompe devient un «déchet», au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2006/12, au moment où elle est contaminée, et le demeure jusqu’à ce qu’elle soit valorisée grâce à un mélange ou requalifiée commercialement d’une manière qui soit objectivement vérifiable. En conséquence, il y a eu un transfert de déchets. La situation ne serait différente que si la valorisation grâce à un mélange ou la revente à un tiers sur la base de documents révélant la composition exacte du mélange de carburant avait eu lieu avant que la cargaison soit rechargée en Belgique (26).
38. Par conséquent, Shell était à la fois un «producteur» de déchets, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2006/12, et un «détenteur» de déchets, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous c), de la même directive, étant donné que le mélange est devenu un «déchet» au moment de la contamination. Il est demeuré tel en Belgique lorsque Carens en est devenue le «détenteur», au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous c), étant donné qu’elle était obligée de se défaire du mélange contaminé, vu qu’elle n’était pas autorisée à le stocker, et qu’elle s’en est effectivement défaite en restituant le produit à la défenderesse.
39. Lorsqu’elle a repris le mélange, Shell en est redevenue la détentrice, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous c), de la directive 2006/12, à la fois en qualité de «producteur» et de personne morale se trouvant en possession du mélange. Shell est alors demeurée obligée de s’en défaire jusqu’au moment où il a fait l’objet d’un nouveau mélange effectué aux Pays‑Bas, lequel a constitué l’opération de valorisation par laquelle Shell s’est défaite de ce déchet. En d’autres termes, étant donné que le processus de valorisation n’a pas été engagé par Shell avant le début du trajet de retour aux Pays‑Bas, le mélange contaminé est demeuré un déchet pour la durée de ce trajet.
40. Je voudrais conclure en soulignant que le simple fait qu’une substance ou un produit ne satisfait pas aux spécifications contractuelles convenues ne signifie pas, en tant que tel, que cette substance ou ce produit doive nécessairement être considéré comme un déchet. Si un négociant livre à un restaurant de la viande hachée qui est un mélange de bœuf et de cheval, au lieu du pur bœuf convenu entre les parties, il peut être contractuellement obligé d’accepter la restitution de la livraison sans que celle‑ci devienne de ce fait un déchet. Cependant, si le produit résulte d’une contamination accidentelle de viande de bœuf avec de la viande de cheval au cours du traitement de la viande hachée, il a l’obligation de se défaire de celle‑ci jusqu’au moment où ses caractéristiques précises sont déterminées et où elle est soit éliminée, soit requalifiée commercialement comme aliment pour visons ou comme mélange de viande de bœuf et de cheval destiné à la consommation humaine si elle satisfait aux exigences requises par la réglementation en matière alimentaire (27). D’une manière plus générale, un mélange fabriqué de manière involontaire est, à première vue, un déchet si l’usage auquel il est destiné n’est pas sans risque, en l’absence d’une connaissance de sa composition. Cela vaut pour des produits tels que la nourriture ou le carburant dont les qualités sont importantes pour la santé humaine et pour l’environnement (28).
41. Ainsi, la viande hachée constituerait un «déchet» au regard de la législation de l’Union en matière de déchets, plus particulièrement un produit hors normes contaminé à la suite d’un incident (29), durant la période allant de la contamination à l’élimination ou à la valorisation par voie de requalification.
42. Par conséquent, contrairement aux arguments avancés par Shell à l’audience, la réponse que je proposerai ne créera pas une entrave disproportionnée au commerce, mais mettra plutôt en évidence le niveau de vigilance que l’on peut attendre d’un négociant responsable, consistant à considérer comme un déchet tout produit contaminé à la suite d’un incident.
V – Conclusion
43. À la lumière de ce qui précède, je propose de répondre comme suit à l’ensemble des questions déférées par le Rechtbank te Rotterdam:
Une cargaison de carburant que le vendeur reprend et traite en effectuant un mélange en vue de la remettre sur le marché, parce que le carburant a été mélangé involontairement avec une substance et, de ce fait, ne satisfaisait plus aux exigences en matière de sécurité, si bien qu’il ne pouvait être stocké par l’acquéreur conformément à son permis d’environnement, doit être considérée comme un déchet au sens de l’article 2, sous a), du règlement (CEE) nº 259/93 du Conseil, du 1er février 1993, concernant la surveillance et le contrôle des transferts de déchets à l’entrée et à la sortie de la Communauté européenne, depuis le moment où ledit carburant a été involontairement contaminé jusqu’à celui où il est valorisé grâce à un mélange.