Language of document : ECLI:EU:C:2022:50

Affaire C638/19 P

Commission européenne

contre

European Food SA e.a.

 Arrêt de la Cour (grande chambre) du 25 janvier 2022

« Pourvoi – Aides d’État – Articles 107 et 108 TFUE – Traité bilatéral d’investissement – Clause d’arbitrage – Roumanie – Adhésion à l’Union européenne – Abrogation d’un régime d’incitations fiscales avant l’adhésion – Sentence arbitrale accordant le versement de dommages et intérêts après l’adhésion – Décision de la Commission européenne déclarant que ce versement constitue une aide d’État incompatible avec le marché intérieur et ordonnant sa récupération – Compétence de la Commission – Application ratione temporis du droit de l’Union – Détermination de la date à laquelle le droit de percevoir l’aide est conféré au bénéficiaire – Article 19 TUE – Articles 267 et 344 TFUE – Autonomie du droit de l’Union »

1.        Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Contrôle par la Cour de la qualification juridique donnée aux faits du litige – Admissibilité

(Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

(voir points 71-74)

2.        Pourvoi – Moyens – Nécessité d’une critique précise d’un point du raisonnement du Tribunal – Moyen né de l’arrêt attaqué lui-même et visant à en contester le bien-fondé – Recevabilité

[Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al. ; règlement de procédure de la Cour, art. 168, § 1, d)]

(voir points 75-79, 81)

3.        Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Adhésion des nouveaux États membres à l’Union européenne – Application des dispositions en matière d’aides d’État dès la date d’adhésion – Compétences de la Commission – Contrôle des mesures d’aide adoptées à partir de cette date – Versement par un État membre d’une indemnisation accordée par une sentence arbitrale prononcée après son adhésion à l’Union en réparation d’un préjudice causé avant cette date – Mesure qualifiée d’aide d’État par la Commission – Détermination de la date d’octroi de l’aide – Critère – Acquisition par les bénéficiaires d’un droit certain à percevoir l’aide – Droit certain acquis par les bénéficiaires de l’indemnisation à la date du prononcé de la sentence arbitrale – Commission compétente pour contrôler la mesure au titre de l’article 108 TFUE

(Art. 107 et 108 TFUE)

(voir points 109-127)

4.        Accords internationaux – Accords des États membres – Accords antérieurs à l’adhésion à l’Union d’un État membre – Traité bilatéral d’investissement entre le Royaume de Suède et la Roumanie – Effets de ce traité après l’adhésion à l’Union – Disposition permettant à un investisseur d’un État membre de saisir un tribunal arbitral en cas de litige avec l’autre État membre – Clause d’arbitrage contraire au droit de l’Union – Inadmissibilité – Conséquence – Consentement donné par l’État membre au système d’arbitrage devenu dépourvu d’objet

(Art. 19, § 1, 2d al., TUE ; art. 267 et 344 TFUE)

(voir points 137-144)

Résumé

Le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que la Commission n’était pas compétente pour examiner, à la lumière du droit des aides d’État, l’indemnisation versée à des investisseurs suédois par la Roumanie en exécution d’une sentence arbitrale

Si cette sentence avait accueilli l’argumentation de ces investisseurs selon laquelle cet État membre avait abrogé de façon illicite un régime d’incitations fiscales avant son adhésion à l’Union, la mesure d’aide visée par la Commission a néanmoins été accordée après cette adhésion

Le 29 mai 2002, le Royaume de Suède et la Roumanie ont conclu un traité bilatéral d’investissement pour la promotion et la protection réciproque des investissements (ci-après le « TBI »), dont l’article 2, paragraphe 3, dispose que chaque partie contractante assure à tout moment un traitement juste et équitable aux investissements des investisseurs de l’autre partie contractante. Le TBI prévoit, en outre, que les différends entre les investisseurs et les pays signataires sont réglés par un tribunal arbitral.

En 2005, dans le cadre des négociations d’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne, le gouvernement roumain a abrogé un régime national d’incitations fiscales au profit de certains investisseurs de régions défavorisées (ci-après le « régime d’incitations fiscales »).

Estimant que, en abrogeant le régime d’incitations fiscales, la Roumanie avait violé son obligation d’assurer un traitement juste et équitable à leurs investissements conformément au TBI, plusieurs investisseurs suédois ont demandé la constitution d’un tribunal arbitral, en vue d’obtenir réparation du préjudice causé. Par sentence arbitrale du 11 décembre 2013, ce tribunal a condamné la Roumanie à verser auxdits investisseurs, à titre de dommages et intérêts, un montant d’environ 178 millions d’euros.

Malgré différentes mises en garde par la Commission européenne quant à la nécessité de respecter dans ce dossier les règles et les procédures applicables en matière d’aides d’État, les autorités roumaines ont versé l’indemnisation accordée par le tribunal arbitral en faveur des investisseurs suédois.

Par décision du 30 mars 2015 (ci-après la « décision litigieuse ») (1), la Commission a qualifié le versement de cette indemnisation d’aide d’État incompatible avec le marché intérieur, interdit sa mise en œuvre et ordonné la récupération des sommes déjà versées.

Saisi de plusieurs recours, le Tribunal a annulé cette décision (2) au motif, en substance, que la Commission avait appliqué rétroactivement ses compétences à des faits antérieurs à l’adhésion de la Roumanie à l’Union le 1er janvier 2007. Le Tribunal était en effet parti de la prémisse que l’aide visée avait été accordée par la Roumanie à la date de l’abrogation du régime d’incitations fiscales, à savoir en 2005.

Sur pourvoi, la Cour, réunie en grande chambre, annule cet arrêt du Tribunal et confirme la compétence de la Commission pour adopter la décision litigieuse, tout en renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur les moyens et les arguments introduits devant lui concernant le bien-fondé de cette décision.

Appréciation de la Cour

La Commission ayant acquis la compétence de contrôler, au titre de l’article 108 TFUE, les mesures d’aide adoptées par la Roumanie à compter de son adhésion à l’Union, la Cour rappelle que les aides d’État doivent être considérées comme étant accordées, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, à la date à laquelle le droit de les percevoir est conféré au bénéficiaire en vertu de la réglementation nationale applicable. L’élément déterminant pour établir cette date tient à l’acquisition par les bénéficiaires d’un droit certain à percevoir l’aide en cause et à l’engagement corrélatif, à charge de l’État, d’accorder cette aide. En effet, c’est à ce moment qu’une telle mesure est susceptible d’entraîner une distorsion de la concurrence de nature à affecter les échanges entre les États membres, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.

En l’occurrence, la Cour constate que le droit à l’indemnisation du préjudice allégué par les investisseurs suédois, bien qu’il trouve son origine dans l’abrogation, prétendument en violation du TBI, du régime d’incitations fiscales par la Roumanie, n’a été accordé que par la sentence arbitrale du 11 décembre 2013, qui a non seulement constaté l’existence de ce droit, mais en a également quantifié le montant. En effet, ce n’est qu’à l’issue de la procédure arbitrale que ces investisseurs ont pu obtenir le versement effectif de l’indemnisation, même si celle-ci vise à réparer, pour partie, le dommage qu’ils allèguent avoir subi au cours d’une période antérieure à l’adhésion de la Roumanie à l’Union.

Ainsi, eu égard au fait que la mesure d’aide visée a été accordée après l’adhésion de la Roumanie à l’Union, le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que la Commission n’était pas compétente ratione temporis pour adopter la décision litigieuse au titre de l’article 108 TFUE.

La Cour précise que la question de savoir si l’indemnisation accordée par la sentence arbitrale est susceptible de constituer une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, échappe à sa compétence dans le cadre du pourvoi, dans la mesure où elle n’a pas été examinée par le Tribunal. Cela étant, la compétence de la Commission au titre de l’article 108 TFUE ne saurait en aucun cas dépendre de l’issue de l’examen de cette question, dès lors que le contrôle préventif exercé par la Commission en application de cette disposition a notamment pour objet de déterminer si l’indemnisation en cause constitue une aide d’État ou non.

Enfin, la Cour constate que le Tribunal a également commis une erreur de droit en jugeant que l’arrêt Achmea (3) de la Cour est dépourvu de pertinence en l’espèce.

Dans l’arrêt Achmea, la Cour a jugé que les articles 267 et 344 TFUE s’opposent à un accord international conclu entre deux États membres prévoyant qu’un investisseur de l’un de ces États membres peut, en cas de litige concernant des investissements dans l’autre État membre, introduire une procédure contre ce dernier État membre devant un tribunal arbitral, dont cet État membre s’est obligé à accepter la compétence. En effet, par la conclusion d’un tel accord, les États membres consentent à soustraire à la compétence de leurs propres juridictions et, partant, au système de voies de recours juridictionnel que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE leur impose d’établir dans les domaines couverts par le droit de l’Union, des litiges pouvant porter sur l’application ou l’interprétation de ce droit.

Or, en l’occurrence, il est constant que l’indemnisation sollicitée par les investisseurs suédois portait également sur des dommages prétendument subis après la date d’adhésion de la Roumanie à l’Union, à compter de laquelle le droit de l’Union, notamment les articles 107 et 108 TFUE, était applicable à cet État membre. Dans cette mesure, le litige porté devant le tribunal arbitral ne pouvait pas être considéré comme cantonné en tous ses éléments à une période au cours de laquelle la Roumanie, n’ayant pas encore adhéré à l’Union, n’était pas encore liée par les règles et principes découlant de l’arrêt Achmea. Il est, en outre, constant que ce tribunal arbitral ne se situe pas dans le système juridictionnel de l’Union, ce tribunal ne s’inscrivant pas dans le système de voies de recours que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose aux États membres d’établir dans les domaines couverts par le droit de l’Union.

Dans ces conditions, le consentement de la Roumanie au système d’arbitrage prévu par le TBI est devenu sans objet à la suite de l’adhésion de cet État membre à l’Union.

Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour annule l’arrêt sous pourvoi et renvoie l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur les moyens et arguments introduits devant lui qui concernent le bien-fondé de la décision litigieuse, en particulier la question de savoir si la mesure visée par celle-ci remplit, sur le plan matériel, les conditions énoncées à l’article 107, paragraphe 1, TFUE.


1      Décision (UE) 2015/1470 de la Commission, du 30 mars 2015, concernant l’aide d’État SA.38517 (2014/C) (ex 2014/NN) mise en œuvre par la Roumanie - Sentence arbitrale dans l’affaire Micula/Roumanie du 11 décembre 2013 (JO 2015, L 232, p. 43).


2      Arrêt du 18 juin 2019, European Food e.a./Commission (T‑624/15, T‑694/15 et T‑704/15, EU:T:2019:423).


3      Arrêt du 6 mars 2018, Achmea (C‑284/16, EU:C:2018:158).