Language of document : ECLI:EU:C:2005:62

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. L.A. GEELHOED

présentées le 27 janvier 2005 (1)

Affaire C-403/03

Egon Schempp

contre

Finanzamt München V

(demande de décision préjudicielle formée par la Bundesfinanzhof)

«Demande de décision préjudicielle – Bundesfinanzhof – Interprétation des articles 12 et 18, paragraphe 1, CE par rapport une législation fiscale nationale – Déductibilité du revenu imposable d’une pension alimentaire versée à l’ex-conjoint assujetti à l’impôt pour ces sommes – Non-déductibilité lorsque l’ex-conjoint réside dans un État membre qui ne considère pas la pension reçue comme un revenu imposable»






 

I –    Introduction

1.     Il s'agit en l'espèce de déterminer si un citoyen allemand résidant en Allemagne peut puiser dans les articles 12 et 18, paragraphe 1, CE le droit de déduire dans sa déclaration fiscale, au titre des dépenses spéciales, des pensions alimentaires servies à son ex-conjoint résidant en Autriche.

II – Les dispositions applicables

A –    Le droit communautaire

2.     L'article 12 CE interdit toute discrimination exercée en raison de la nationalité dans le domaine d'application du traité.

3.     L'article 17 CE institue une citoyenneté de l'Union et accorde ce statut à toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Les citoyens de l'Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par le traité.

4.     L'article 18, paragraphe 1, CE garantit le droit de tout citoyen de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par le traité et par les dispositions prises pour son application.

B –    Le droit allemand

5.     L’article 10, paragraphe l, point l, de l’Einkommensteuergesetz (loi relative à l’impôt sur le revenu; ci‑après l’«EStG») prévoit que les pensions alimentaires versées au conjoint divorcé et soumis à une obligation fiscale illimitée peuvent être déduites du revenu imposable, si le prestataire en fait la demande avec l’accord du bénéficiaire, à concurrence de 27 000 DEM pour les périodes d'imposition allant de 1994 à 1997. Aux termes de l’article 22, point 1a, de l’EStG, les montants pouvant être déduits au sens de l’article 10, paragraphe 1, point 1 de l’EStG par le débiteur d’aliments entrent dans le revenu imposable du bénéficiaire (principe dit de correspondance). La déduction que peut opérer le débiteur d’aliments n’est pas subordonnée à la condition que le bénéficiaire soit effectivement redevable d’un impôt sur ces sommes. Dans l’hypothèse où le bénéficiaire doit payer des impôts sur les aliments qu’il perçoit, c’est au débiteur d’aliments qu’il incombe, en vertu du droit civil, d’en supporter la charge. En vertu de l'article 1a, paragraphe 1, point 1, de l’EStG, les versements d’aliments à l’époux divorcé sont également déductibles si le bénéficiaire n’est pas soumis à une obligation fiscale illimitée, mais a son domicile ou sa résidence habituelle sur le territoire d’un autre État membre de l’Union européenne. Cette disposition s'applique à l’Autriche à partir de la période d’imposition 1994. Toutefois, cet avantage n'est octroyé que si l'administration fiscale étrangère compétente a certifié que les pensions alimentaires reçues par l'ex-conjoint ont été imposées.

III – Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

6.     M. Schempp, ressortissant allemand domicilié en Allemagne, verse une pension alimentaire à son ex‑épouse, domiciliée en Autriche. Dans ses déclarations d’impôt sur le revenu relatives aux exercices 1994 à 1997, il a cherché à déduire ces pensions au titre des dépenses spéciales conformément aux dispositions combinées des articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’EStG à hauteur de 8 760 DEM pour les années 1994,1995 et 1997, et à hauteur de 10 230 DEM pour l'année 1996 dans le cadre du fractionnement réel (Realsplitting). Toutefois, dans ses avis d’imposition afférents aux revenus de 1994 à 1997, le Finanzamt n’a pas tenu compte de ces aliments au motif qu’il n’avait pas reçu une attestation de l’administration fiscale autrichienne prouvant que la pension alimentaire avait effectivement été imposée en Autriche. En réalité, M. Schempp n’a pas produit ou n’a pas pu produire une telle attestation, car le droit fiscal autrichien écarte par principe l’imposition des pensions alimentaires; la déduction des versements d’aliments n’est pas non plus prévue. Il ressort du dossier que si son ex‑épouse avait été domiciliée en Allemagne, M. Schempp aurait pu déduire en totalité les dépenses d’aliments. En outre, celle-ci n'aurait pas dû les déclarer, car son revenu est inférieur au minimum imposable (niveau de subsistance).

7.     Considérant que l'EStG est incompatible avec les articles 12 et 18 CE, M. Schempp a introduit des réclamations contre les avis d’imposition du Finanzamt. Celui-ci a rejeté les réclamations par décision du 27 juillet 1999. Après que le Finanzgericht a rejeté le recours de M. Schempp contre ladite décision, celui-ci a introduit une procédure en «Revision» devant le Bundesfinanzhof. Éprouvant quelque doute quant à l'interprétation correcte des articles 12 et 18 CE dans le cadre de l'application des dispositions pertinentes de l'EStG, le Bundesfinanzhof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes en application de l'article 234 CE:

«1. L’article 12 CE doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose aux dispositions des articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’EStG, en vertu desquelles un contribuable résidant en Allemagne ne peut déduire les pensions alimentaires versées à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne?

 

2. Pour le cas où il serait répondu par la négative à la première question: l’article 18, paragraphe 1, CE doit‑il être interprété en ce sens qu’il s’oppose aux dispositions des articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’EStG, en vertu desquelles un contribuable résidant en Allemagne ne peut déduire les pensions alimentaires versées à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne?»

8.     Des observations écrites ont été présentées par M. Schempp, les gouvernements allemand et néerlandais et la Commission.

IV – Appréciation

9.     Il convient d'observer d'abord que les questions préjudicielles ont pour objet de déterminer la compatibilité de deux dispositions de l'EStG avec les articles 12 et 18 CE. Bien que n'étant pas en mesure de fournir une réponse directe aux questions telles que rédigées, la Cour peut répondre la question de savoir si des dispositions internes de ce type peuvent être considérées comme compatibles avec lesdites dispositions du traité.

A –    La première question

10.   Par sa première question préjudicielle, le Bundesfinanzhof demande si le refus d'un État membre d'autoriser un contribuable à déduire une pension alimentaire versée à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, est contraire à l'article 12 CE.

1.      Le champ d'application de l'article 12 CE

11.   L'interdiction des discriminations fondées sur la nationalité, figurant à l'article 12 CE, ne saurait être invoquée qu'au regard de situations relevant du champ d'application du traité CE. Étant donné que M. Schempp, en tant que partie concernée, réside et travaille en Allemagne et se trouve confronté à un problème de fiscalité sur ses revenus en Allemagne, le seul élément transfrontalier étant la pension alimentaire qu'il verse à son ex-épouse en Autriche, on peut se demander s'il existe un lien suffisant entre sa situation et le droit communautaire.

12.   Sur ce point, M. Schempp se réfère à l'arrêt Saint-Gobain pour faire valoir qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour qu'il y a discrimination indirecte lorsqu'un contribuable national, qui verse des prestations à un non-résident, est soumis à un impôt plus élevé en Allemagne au seul motif que le bénéficiaire est étranger et non pas allemand (2). La Commission estime que, bien qu'il n'ait pas fait lui-même usage du droit à la libre circulation, M. Schempp peut néanmoins se prévaloir des dispositions combinées des articles 12 et 18, paragraphe 1, CE. Étant donné qu'un couple divorcé doit être considéré comme une unité fiscale en vertu du principe de correspondance qui prévaut en droit allemand, elle fait valoir que l'on peut imputer à M. Schempp le fait que son ex-épouse a fait usage de son droit à la libre circulation.

13.   En revanche, les gouvernements allemand et néerlandais font valoir que l'application du principe de non-discrimination présuppose l'existence d'un lien de rattachement entre les circonstances de l'espèce et la libre circulation garantie par le traité CE. Étant donné que ce n'est pas M. Schempp mais son ex-épouse qui a fait usage du droit de se rendre librement dans un autre État membre, il ne saurait se prévaloir de l'article 12 CE. Selon eux, il s'agit d'une situation purement interne à l'Allemagne. À cet égard, le gouvernement néerlandais établit un parallèle avec l'arrêt Werner, dans lequel la Cour a dit pour droit que le fait qu'une personne exerçant l'ensemble de ses activités professionnelles dans son État membre d'origine résidait dans un autre État membre n'empêchait pas le premier État membre de le frapper d'une charge fiscale plus lourde (3).

14.   À première vue, il semble y avoir plusieurs raisons de considérer que le problème soulevé en l'espèce ne relève pas du champ d'application ratione materiae du droit communautaire. En premier lieu, la plupart des éléments pertinents à la situation de M. Schempp sont concentrés sur le territoire allemand, ce qui indiquerait qu'il s'agit bel et bien d'une situation interne échappant au droit communautaire. En deuxième lieu, le lien avec le droit de libre circulation est extrêmement ténu, étant donné que ce n'est pas M. Schempp mais son ex-épouse qui a fait usage de son droit de libre circulation au titre de l'article 18, paragraphe 1 CE. En outre, les dispositions applicables de l'EStG ne posent apparemment aucun obstacle à l'exercice de ce droit. Au contraire, les sommes perçues par l'ex-épouse ne se situaient pas, comme en l'espèce, en deçà du seuil d'imposition en Allemagne, il serait plus intéressant pour le bénéficiaire de s'installer en Autriche où la pension alimentaire est exonérée d'impôt. Il est dès lors artificiel d'établir un lien avec l'article 18, paragraphe 1, CE.

15.   Cependant, nous ne pensons pas que ces éléments nous amènent forcément à ramener l'espèce à une situation interne échappant au droit communautaire. À titre plus général, il faut savoir que, en pratique, qualifier des faits et circonstances de situation interne met la question de la conformité avec le droit communautaire des dispositions de droit qui les régissent à l'abri de tout contrôle judiciaire. Cela est particulièrement pertinent dans un contexte où les États membres doivent toujours davantage tenir compte de situations transfrontalières dans leur législation, car les citoyens exercent leur droit de circuler librement dans l'Union européenne. Dès lors, selon nous, il convient de n'appliquer le concept de la situation interne qu'aux cas les plus évidents. L'espèce comportant incontestablement un aspect transfrontalier qui affecte considérablement la situation fiscale de M. Schempp, elle ne saurait être considérée comme purement interne à l'Allemagne.

16.   J'ajouterais que, selon cette approche, une affaire comme l'affaire Werner, qui est antérieure à l'introduction des dispositions du traité en matière de citoyenneté, n'échapperait pas, à notre époque, à un contrôle au regard du droit communautaire au simple motif que le contribuable concerné ne résidait pas dans l'État membre où il travaillait et payait ses impôts.

17.   Cela étant dit, la question qui se pose est la suivante: quel lien existe-t-il entre les circonstances de l'espèce et le droit communautaire s'il ne résulte pas de l'exercice par M. Schempp de ses droits de citoyenneté en vertu de l'article 18, paragraphe 1, CE? L'argument de la Commission selon lequel ce lien de rattachement réside dans le fait que, comme M. Schempp et son ex-épouse doivent être considérés comme une unité en droit fiscal allemand, l'exercice du droit de circulation par l'un des partenaires peut être attribué à l'autre n'est guère convaincant à nos yeux. L'applicabilité du droit communautaire ne saurait dépendre de tels concepts de droit interne, mais doit être établie sur la base des circonstances concrètes de l'espèce concernée.

18.   Le principal aspect transfrontalier présent en l'espèce, ce sont les versements opérés par M. Schempp au bénéfice de son ex-épouse en exécution de ses obligations alimentaires résultant du droit civil. De tels versements ne peuvent être soumis à aucune restriction, comme le prévoit l'article 56 CE. Il n'y a en l'espèce aucune restriction de ce type, et aucune n'a d'ailleurs été invoquée, mais c'est là que se trouve le lien substantiel avec le droit communautaire. À titre d'illustration, imaginons une situation où, au lieu de soumettre la déductibilité à la condition que les versements soient imposés dans l'État membre où réside le bénéficiaire, l'EStG aurait exclu la déductibilité lorsque la pension alimentaire est payée à un ex-conjoint en dehors de l'Allemagne. Il se serait agi d'une restriction manifeste à la liberté des paiements garantie par l'article 56 CE. Étant donné que les dispositions concernées de l'EStG régissent cette même question, bien que de manière différente, elles doivent par nature relever du champ d'application de cette même disposition du traité. Dans ce contexte, nous renverrions en outre à l'article 58, paragraphe 1, sous a), CE, qui comporte une exception générale relative à l'application de la législation fiscale nationale, en permettant aux États membres, dans les limites fixées par l'article 58, paragraphe 3, CE, d'établir une distinction entre contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence. Nous ne prétendons nullement que l'EStG impose une quelconque restriction aux paiements effectués par M. Schempp. Néanmoins, une législation de ce type peut éventuellement affecter de tels paiements et relève donc du champ d'application ratione materiae du traité.

19.   En outre, les droits et obligations de M. Schempp en vertu du droit fiscal interne sont affectés par la circonstance que, aux fins du calcul du revenu imposable, les dispositions de l'EStG tiennent compte du traitement fiscal dans d'autres États membres de la pension alimentaire versée au bénéficiaire. L'exercice par un ex-conjoint de son droit de s'installer dans un autre État membre influe sur la possibilité pour le débiteur de la pension de déduire les sommes concernées de son revenu imposable, et ce en dehors de son contrôle. En d'autres termes, il existe un lien direct entre l'exercice de par l'ex-conjoint d'un droit octroyé par l'ordre juridique communautaire et la situation fiscale de l'autre partenaire.

20.   Par ailleurs, comme l'ont observé le gouvernement allemand et la Commission dans leurs observations écrites, les dispositions concernées de l'EStG y ont été introduites afin de se conformer à l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Schumacker (4). Étant donné que ces dispositions ont donc une origine de droit communautaire, il existe un lien évident avec le traité. L'adaptation d'un droit national afin de lever un obstacle à la libre circulation n'ont pas pour effet de l'exclure du champ d'application du droit communautaire. Cela confirme plutôt qu'il existe un lien substantiel inhérent avec les dispositions du traité. Dès lors qu'un tel lien existe, la possibilité d'un contrôle judiciaire de la compatibilité avec le droit communautaire à la fois du contenu et de l'application des dispositions nationales adaptées devrait subsister.

21.   Eu égard aux observations que j'ai développées au point 18, j'estime que l'espèce aurait pu être abordée sous l'angle de l'article 56 CE plutôt que de l'article 12 CE. Néanmoins, puisque la question posée par la juridiction nationale est limitée à la portée de l'article 12 CE et que, mutatis mutandis, l'analyse ultérieure serait en substance la même sous l'une ou l'autre disposition, nous répondrons à la question telle que formulée. Il ne fait en tout cas pas de doute que, lorsque la législation nationale tient compte de circonstances propres à un autre État membre, cette situation relève du champ d'application ratione materiae du droit communautaire et peut dès lors être contrôlée au regard de l'article 12 CE.

2.      Y a-t-il une discrimination fondée sur la nationalité?

22.   En vertu du régime de l'EStG, les pensions alimentaires versées par un contribuable à un conjoint divorcé résidant en Allemagne sont déductibles dans sa déclaration fiscale sans qu'il doive prouver que ces versements ont été imposés dans le chef du bénéficiaire. En revanche, cette preuve doit être apportée lorsque le bénéficiaire réside dans un autre État membre de l'Union européenne. Il est également établi que, si l'ex-épouse de M. Schempp avait résidé en Allemagne, celui-ci aurait eu le droit de déduire la pension alimentaire, ce qui lui a maintenant été refusé, car son ex-épouse s'est installée en Autriche. Il s'agit de déterminer si cette différence de traitement constitue une discrimination fondée sur la nationalité et donc prohibée par l'article 12 CE.

23.   M. Schempp soutient que la différence de traitement décrite contrevient effectivement à l'article 12 CE lorsque que les modalités de la déductibilité des pensions alimentaires prévues par l'EStG dépendent d'un critère de domicile. Tout en reconnaissant qu'une telle discrimination peut être justifiée pour des motifs de cohérence fiscale, il souligne que la Cour a précisé que ce motif ne saurait être invoqué que lorsque le désavantage que subit dans un premier temps le contribuable est ensuite compensé par un autre avantage fiscal profitant à la même personne.

24.   Selon les gouvernements allemand et néerlandais, même à supposer que l'article 12 CE peut être invoqué en l'espèce (ce qui, selon eux, n'est pas le cas), la différence de traitement en cause résulte de disparités entre les dispositions fiscales de l'Allemagne et des autres États membres. En outre, l'imposition directe est un domaine relevant de la compétence exclusive des États membres.

25.   La Commission souligne que, dans les circonstances de l'espèce, une inégalité de traitement pourrait résulter du fait que, bien que les sommes concernées ne seraient imposables ni en Allemagne (où elles sont en deçà du seuil imposable) ni en Autriche (exonération générale), la déduction dans la déclaration fiscale de M. Schempp ne serait autorisée que dans la première de ces situations. Néanmoins, la Commission estime que ces deux situations ne sont pas comparables. Le traitement fiscal des pensions alimentaires ne doit pas être appréhendé sans prise en compte de la manière dont d'autres sources de revenus sont imposées voire exonérées.

26.   Comme l'a itérativement déclaré la Cour, il y a la discrimination lorsque des situations comparables sont traitées de manière différente ou lorsque des situations différentes sont traitées de manière égale. Pour transposer ce principe aux circonstances de l'espèce, il y a lieu d'examiner si l'on peut valablement comparer la situation de M. Schempp, qui verse une pension alimentaire à son ex‑conjoint résidant en Autriche sans pouvoir déduire ces sommes dans sa déclaration aux fins de l'impôt sur les revenus, à celle d'une personne qui verse de telles sommes à un ex‑conjoint résidant en Allemagne et bénéficie de cet avantage fiscal.

27.   Vu par le petit bout de la lorgnette, c'est-à-dire du point de vue du contribuable individuel, il semble tout à fait évident que la différence de traitement résultant des dispositions applicables de l'EStG peut être perçue comme discriminatoire et que cette différence de traitement fondée sur le lieu où réside le bénéficiaire de la pension alimentaire pourrait être considérée comme une discrimination indirecte fondée sur la nationalité. Après tout, du point de vue des versements que M. Schempp effectue, peu lui importe où son ex‑conjoint réside. Malgré la similarité apparente de ces circonstances, il fait face aux conséquences financières négatives d'une différence de traitement fiscal.

28.   Bien que, dans les circonstances de l'espèce, il puisse résulter de l'application des dispositions concernées de l'EStG que M. Schempp se voie refuser un avantage dont il aurait bénéficié si son ex‑conjoint avait résidé en Allemagne, la question fondamentale aux fins de l'application du principe de non-discrimination figurant à l'article 12 CE consiste à déterminer si le critère qui fonde cette différence de traitement est directement ou indirectement lié à la nationalité.

29.   L'article 1a, paragraphe 1, point 1, de l'EStG, prend pour critère le fait que le bénéficiaire n'est pas soumis à une obligation fiscale illimitée, qu'il ou elle est domicilié(e) dans un État membre de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen et que l'imposition est attestée. Ces facteurs portent exclusivement sur le traitement fiscal des pensions alimentaires dans l'État membre où le bénéficiaire est domicilié et ne se rapportent nullement, ni directement et indirectement, à la nationalité ou au domicile en tant que tels.

30.   En affirmant que l'article 1a, paragraphe 1, point 1, de l'EStG viole l'article 12 CE, M. Schempp compare sa situation avec celle d'un contribuable qui verse une pension alimentaire à un conjoint divorcé résidant en Allemagne. À notre sens, ces situations ne sont pas comparables. Dans la seconde situation, les deux partenaires sont soumis à la législation fiscale d'un État membre. Dès lors, il existe un rapport logique et systémique entre la déductibilité d'une pension alimentaire dans le chef du contribuable qui en est débiteur et son caractère imposable en tant que revenu dans le chef du bénéficiaire de la pension. Les sommes concernées sont en principe soumises à un impôt sur le revenu dans le cadre d'un seul et même système. En revanche, la situation de M. Schempp se caractérise par le fait que les législations fiscales de deux États membres sont concernées. Dans une telle situation, il n'existe pas de lien systémique entre le traitement fiscal des revenus de M. Schempp et de ceux de son ex‑conjoint. En effet, du point de vue de la collecte de l'impôt en Allemagne, il semble tout à fait indifférent que la pension alimentaire soit imposée en Autriche ou non.

31.   La différence de traitement résulte dès lors d'une disparité entre le droit fiscal allemand et autrichien, comme l'ont observé les gouvernements allemand et néerlandais ainsi que la Commission. Au stade actuel de l'évolution de l'ordre juridique communautaire, le domaine de l'imposition directe relève encore de la compétence exclusive des États membres, même si ceux-ci sont tenus d'exercer cette compétence dans le respect des règles fondamentales du traité CE. Dès lors, l'Allemagne et l'Autriche sont libres de soumettre les pensions alimentaires versées à un conjoint divorcé au régime fiscal qu'elles jugent approprié. Il est inhérent à cette situation que des différences de traitement apparaîtront selon les États membres et que ces différences se feront sentir même lorsque que la législation fiscale nationale tient compte de circonstances externes comme le fait l'EStG.

32.   Le critère utilisé à l'article 1a, paragraphe 1, point 1, de l'EStG est neutre. La manière dont il se répercute sur les contribuables dépend exclusivement du traitement fiscal des aliments dans les divers États membres. Dès lors, à titre d'illustration, on observera avec le gouvernement néerlandais que, si l'ex‑épouse de M. Schempp avait décidé de s'installer aux Pays-Bas, où les pensions alimentaires sont imposables, il aurait pu pleinement profiter de la déductibilité de ces versements dans sa déclaration fiscale.

33.   Plus généralement, comme l'a indiqué la Cour à plusieurs reprises, «le traité CE ne garantit pas à un citoyen de l'Union que le transfert de ses activités dans un État membre autre que celui dans lequel il résidait jusque-là est neutre en matière d'imposition. Compte tenu des disparités des législations des États membres en la matière, un tel transfert peut, selon les cas, être plus ou moins avantageux ou désavantageux pour le citoyen sur le plan de l'imposition indirecte. Il en découle que, en principe, un éventuel désavantage, par rapport à la situation dans laquelle ce citoyen exerçait ses activités antérieurement audit transfert, n'est pas contraire à l'article 18 CE, à condition toutefois que la législation en cause ne désavantage pas ce citoyen par rapport à ceux qui étaient déjà assujettis à une telle imposition»(5). Il me semble que le même principe s'applique à la situation en l'espèce, où la personne concernée n'a pas activement exercé son droit de circulation, mais est la victime passive d'une différence de traitement à la suite du transfert de son ex‑conjoint dans un autre État membre.

34.   Sur un plan plus général, on pourrait fortement déplorer que M. Schempp ne puisse pas déduire dans sa déclaration les sommes versées au titre de la pension alimentaire. Comme nous l'avons observé ci-dessus, du point de vue du versement de la pension, l'endroit où habite son ex‑conjoint ne change rien pour lui. Toutefois, cette situation découle d'une absence de coordination entre les systèmes fiscaux des États membres et seul le législateur communautaire est en mesure de lui apporter une solution.

35.   Eu égard aux observations ci-dessus, nous concluons qu'il y a lieu de répondre à la première question préjudicielle que l’article 12 CE n'empêche pas un État membre de refuser à un contribuable résidant en Allemagne le droit de déduire une pension alimentaire versée à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, sur la base de dispositions telles que les articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’EStG.

B –    La seconde question

36.   En cas de réponse négative à sa première question préjudicielle, le Bundesfinanzhof demande ensuite si le refus d'un État membre d'autoriser un contribuable à déduire une pension alimentaire versée à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, est contraire à l'article 18, paragraphe 1, CE.

37.   M. Schempp est d'avis que l'article 18, paragraphe 1, CE ne garantit pas seulement le droit de circuler et de s'établir dans d'autres États membres, mais également celui de choisir sa résidence. Dès lors que la pension alimentaire n'est pas déductible du revenu imposable lorsque son bénéficiaire habite dans un autre État membre, celui-ci pourrait être soumis à une certaine pression l'incitant à ne pas quitter l'Allemagne, constituant ainsi une restriction à l'exercice des droits garantis par l'article 18, paragraphe 1, CE. Cette pression pourrait se manifester très concrètement au moment de déterminer le montant de la pension alimentaire, étant donné que cela se fait en tenant compte des implications fiscales.

38.   Les gouvernements allemand et néerlandais ainsi que la Commission estiment que les dispositions applicables de l’EStG n'empêchent nullement M. Schempp d’exercer les droits qui découlent pour lui de l’article 18, paragraphe 1, CE. La Commission fait valoir que, même en admettant que cette disposition du traité comporte une interdiction générale visant toutes les restrictions à la libre circulation, le refus des avantages fiscaux revendiqués par M. Schempp serait, pour les motifs énoncés en réponse à la première question, suffisamment justifié en l’espèce.

39.   Comme nous l'avons observé ci-dessus, le rapport entre les dispositions de l’EStG en cause en l'espèce et les libertés garanties par l'article 18, paragraphe 1, CE est plutôt ténu. On voit difficilement comment elles pourraient entraver M. Schempp dans l'exercice de ces droits. Malgré les affirmations de M. Schempp, elles n'ont pas en pratique empêché son ex-conjointe de s'installer dans un État membre qui, par principe, ne soumet pas à l'impôt sur le revenu les pensions alimentaires versées aux conjoints divorcés, créant ainsi un désavantage fiscal pour lui. Il n'appert pas non plus du dossier qu'il a d'abord cherché à persuader Mme Schempp de s'installer, par exemple, aux Pays-Bas, où ces sommes sont imposées et auraient en conséquence pu être déduites de son revenu imposable.

40.   J'estime dès lors que l’article 18, paragraphe 1, CE n'empêche pas un État membre de refuser à un contribuable résidant en Allemagne le droit de déduire une pension alimentaire versée à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, sur la base de dispositions telles que les articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’EStG.

V –    Conclusion

41.   Eu égard aux éléments qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre comme suit aux questions préliminaires soumises par le Bundesfinanzhof:

1)         Des dispositions nationales telles que les articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’Einkommensteuergesetz, en vertu desquels un contribuable résidant en Allemagne ne peut déduire les pensions alimentaires versées à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, ne sont pas incompatibles avec l'article 12 CE.

2)         Des dispositions nationales telles que les articles 1a, paragraphe 1, point 1, et 10, paragraphe 1, point 1, de l’Einkommensteuergesetz, en vertu desquels un contribuable résidant en Allemagne ne peut déduire les pensions alimentaires versées à son épouse divorcée qui habite en Autriche, alors qu’il en aurait le droit si celle‑ci résidait encore en Allemagne, ne sont pas incompatibles avec l'article 18, paragraphe 1, CE.


1 – Langue originale: l'anglais.


2  – Arrêt de la Cour du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C 307/97, Rec. p. I-6161).


3  – Arrêt de la Cour du 26 janvier 1993, Werner/Finanzamt Aachen-Innenstadt (C‑112/91, Rec. p. I-429).


4  – Arrêt de la Cour du 14 février 1995, Finanzamt Köln-Altstadt/Schumacker (C‑279/93, Rec. p. I-225).


5  – Arrêts de la Cour du 15 juillet 2004, Lindfors (C‑365/02, non encore publié au Recueil, point 34), et du 29 avril 2004, Weigel (C‑387/01, non encore publié au Recueil, point 55).