Language of document : ECLI:EU:C:2003:602

Conclusions

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. D. RUIZ-JARABO COLOMER
présentées le 6 novembre 2003 (1)



Affaires jointes C-456/01 P et C-457/01 P



Henkel KGaA

contre

Office de l'harmonisation dans le marché intérieur

(marques, dessins et modèles) (OHMI),




Procter & Gamble Company

contre

Office de l'harmonisation dans le marché intérieur

(marques, dessins et modèles) (OHMI)




Procter & GambleCompany

contre

Office de l'harmonisation dans le marché intérieur

(marques, dessins et modèles) (OHMI)


«Pourvoi – Marque communautaire – Refus d'enregistrement – Tablettes de détergent multicolores – Motif absolu de refus – Caractère distinctif»






Introduction

1.       Les pourvois introduits en l’espèce soulèvent la question de savoir si les tablettes de détergent pour lave-linge ou lave-vaisselle, formées de strates de diverses couleurs et mouchetées de couleurs vives, qui sont très largement commercialisées à l’heure actuelle, doivent être enregistrées au regard des termes de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) n° 40/94  (2) .

2.       Il s’agit donc de savoir si les tablettes présentant ces particularités possèdent le caractère distinctif concret exigé par la réglementation européenne, de manière qu’ils puissent remplir la mission essentielle d’identification conférée à la marque.

3.       La Cour devra approfondir la définition des éléments principaux de la procédure d’enregistrement des marques, en précisant le moment auquel doit se référer l’appréciation du caractère inhabituel d’un signe (date de dépôt de la demande ou date d’enregistrement) et en nuançant sa jurisprudence relative aux signes tridimensionnels constitués par la forme du produit, qui exigent des solutions spécifiques différentes de celles prévues pour le reste des signes enregistrables.

4.       Les présentes affaires permettent en particulier d’illustrer les difficultés qu’il y a de transposer au domaine desdites marques tridimensionnelles les critères propres aux motifs absolus de refus ou aux causes de nullité absolue, conçus de façon inadéquate pour les marques nominatives ou figuratives. Il importe de signaler que, dans ce domaine, il est particulièrement ardu de distinguer entre l’absence de caractère distinctif et la description.

Réglementation applicable

Le règlement n° 40/94

5.       Le règlement nº 40/94 contient les dispositions dont l’application est nécessaire pour trancher les pourvois soulevés en l’espèce.

6.       Aux termes de son article 4, «peuvent constituer des marques communautaires tous signes susceptibles d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises».

7.       L’article 7 du règlement n° 40/94 signale notamment les motifs absolus de refus ci-après:

«1. Sont refusés à l’enregistrement:

a)
les signes qui ne sont pas conformes à l’article 4;

b)
les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif;

c)
les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci;

d)
les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications devenus usuels dans le langage courant ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce;

e)
les signes constitués exclusivement:

i)
par la forme imposée par la nature même du produit

ou

ii)
par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique

ou

iii)
par la forme qui donne une valeur substantielle au produit;

[…]

2. Le paragraphe 1 est applicable même si les motifs de refus n’existent que dans une partie de la Communauté.

3. Le paragraphe 1 points b), c) et d) n’est pas applicable si la marque a acquis pour les produits ou services pour lesquels est demandé l’enregistrement un caractère distinctif après l’usage qui en a été fait.»

8.       L’article 51, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 40/94 énumère, parmi les causes de nullité absolue, le fait qu’une marque communautaire a été enregistrée en violation des dispositions des articles 5 ou 7. La nullité peut être déclarée sur demande présentée à l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (marques, dessins et modèles) (ci-après: l’«OHMI») ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon.

9.       Conformément à l’article 54, paragraphe 2, du règlement n° 40/94, en cas de déclaration de nullité, totale ou partielle, la marque communautaire est réputée avoir été, dès l’origine, dépourvue de tout effet.

Antécédents des pourvois

10.     D’après la teneur des arrêts du Tribunal de première instance du 19 septembre 2001, Henkel/OHMI (Tablette rectangulaire rouge et blanc) (T‑335/99); Henkel/OHMI (Tablette rectangulaire vert et blanc) (T‑336/99); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche et vert pâle (T‑117/00); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche, tachetée de vert, et vert pâle) (T‑118/00); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche tachetée de jaune et de bleu) (T‑119/00); Procter & Gamble (Tablette carrée blanche tachetée de bleu) (T‑120/00); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche tachetée de vert et de bleu) (T‑121/00); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée avec incrustation) (T‑128/00), et Procter & Gamble/OHMI (Tablette rectangulaire avec incrustation) (T‑129/00), (ci-après les arrêts attaqués), les antécédents des présents litiges peuvent être résumés comme suit.

Affaires jointes C‑456/01 P et C‑457/01 P (Henkel/OHMI)

11.     Le 15 décembre 1997, la société Henkel KGaA (ci-après «Henkel»), un fabricant de produits chimiques établi à Düsseldorf (Allemagne), a présenté deux demandes de marque communautaire à l’OHMI, en vertu du règlement n° 40/94.

12.     Les marques tridimensionnelles dont l’enregistrement a été demandé se rapportent à des tablettes composées de deux couches, de couleurs blanche et rouge dans l’affaire C‑456/01 P, et blanche et verte dans l’affaire C‑457/01 P.

13.     Les produits pour lesquels l’enregistrement a été demandé relèvent de la classe 3, au sens de l’arrangement de Nice, (3) qui comprend les «produits pour le linge et la vaisselle sous forme de tablettes».

14.     Par décisions du 26 janvier et du 15 février 1999, prises à l’issue de la procédure habituelle, l’examinateur a rejeté les demandes en faisant valoir en substance que les signes en question étaient dépourvus du caractère distinctif exigé par l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94.

15.     Les recours introduits contre les décisions de l’examinateur ont été rejetés par deux décisions du 21 septembre 1999. La chambre de recours a considéré que l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94 s’opposait à l’enregistrement des marques en cause, car, pour être enregistrée, une marque doit permettre de distinguer les produits pour lesquels elle est déposée selon leur origine, et non selon leur nature, ce qui présuppose, dans le cas d’une marque tridimensionnelle qui se borne à la reproduction du produit, que la forme du produit soit suffisamment originale pour qu’elle se grave facilement dans la mémoire et qu’elle se démarque de ce qui est usuel dans le commerce. Compte tenu, d’une part, du risque qu’il y a de conférer au titulaire de la marque, par le biais de la protection de la forme du produit, un monopole sur celui-ci et, d’autre part, de la nécessité d’avoir égard à la différence entre le droit des marques et le droit des modèles d’utilité et des dessins et modèles, les critères d’appréciation du caractère distinctif doivent être plutôt stricts. Selon la chambre de recours, les demandes de marques ne sont pas conformes à ces exigences accrues, car les formes revendiquées par la requérante ne sont ni exceptionnelles ni inhabituelles, mais relèvent des formes de base typiques du marché considéré. De même, la disposition des couleurs ne réussit pas à conférer quelque particularité que ce soit à la forme revendiquée.

16.      Dans ces deux affaires, Henkel a saisi le Tribunal de première instance de recours en annulation dans lesquels elle faisait valoir principalement un moyen fondé sur la violation de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement nº 40/94 et tiré du fait que la chambre de recours avait méconnu le caractère distinctif de la marque revendiquée.

17.     Dans ses arrêts du 19 septembre 2001  (4) , le Tribunal de première instance a rappelé les principes généraux du droit des marques ci-après, qui sont susceptibles de s’appliquer en l’espèce:

conformément à l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94 présente un caractère distinctif la marque qui permet d’identifier, selon leur origine, les produits ou services pour lesquels l’enregistrement a été demandé. Il suffit d’un caractère distinctif minimal pour que le motif de refus établi dans cet article ne soit pas applicable;

comme cette disposition ne fait aucune différence selon les types de marques, les critères d’appréciation du caractère distinctif des marques tridimensionnelles constituées par la forme du produit sont les mêmes que ceux d’autres types de marque;

néanmoins, il faut tenir compte du fait que, contrairement aux autres classes de marque, le public n’est pas nécessairement habitué à percevoir les marques tridimensionnelles constituées par la forme et les couleurs du produit comme des signes révélateurs de l’entreprise d’origine du produit.

18.     Afin d’identifier la personne de référence pour les produits en cause, le Tribunal de première instance est parti de l’idée que les tablettes pour lave-linge et lave-vaisselle pour lesquelles la marque avait été demandée sont des biens de consommation largement répandus, de sorte que le public concerné par ces produits est celui de tous les consommateurs. Il en a déduit que le caractère distinctif de la marque demandée doit être apprécié du point de vue d’un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé. Il a estimé que, s’agissant de produits de consommation quotidienne, le degré d’attention du consommateur moyen à l’égard de la forme et des couleurs des tablettes de détergent ne pouvait être élevé.

19.     Enfin, le Tribunal de première instance a analysé les caractéristiques concrètes des signes tridimensionnels dont l’enregistrement était demandé.

Quant à leur forme, il a estimé qu’une tablette rectangulaire ou ronde figure parmi les formes géométriques de base, qui viennent naturellement à l’esprit pour un produit destiné au lave-linge ou au lave-vaisselle.

Quant à la présence de couches superposées de couleur différente, il a relevé que le public concerné est habitué à la présence dans un produit détergent d’éléments de teintes différentes, dont l’un est généralement blanc ou proche du blanc, avec très souvent des particules d’autres couleurs.

Le Tribunal de première instance a ajouté que la publicité des producteurs de détergents laisse entendre que ces particules matérialisent la présence de différentes substances actives et qu’elles évoquent donc, sans qu’elles puissent pour autant être considérées comme une indication descriptive au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94, certaines qualités du produit, sans révéler son origine commerciale.

Il a cependant souligné que la possibilité que les consommateurs puissent acquérir l’habitude de reconnaître le produit sur la base de ses couleurs ne suffit pas, à elle seule, pour écarter le motif de refus tiré de l’article 7, paragraphe 1, sous b). Une telle évolution de la perception du signe par le public ne peut être prise en considération, si elle est établie, que dans le cadre de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94.

Le Tribunal de première instance a dénié toute importance à la distribution irrégulière des particules colorées sur l’ensemble de la tablette ainsi qu’aux pigments réellement employés pour les marques demandées; il a en effet estimé que l’adjonction d’une couche ou l’utilisation de couleurs basiques, qui sont des pratiques courantes et même typiques des produits détergents, font partie des solutions venant le plus naturellement à l’esprit.

Il a ajouté que des combinaisons différentes de ces éléments de présentation, obtenues par une variation des formes géométriques de base et par l’adjonction, à la couleur de base du produit, d’une autre couleur basique apparaissant dans une couche de la tablette ou à travers des mouchetures, sont possibles. Les divergences qui en résultent quant à l’aspect des tablettes ne suffisent pas pour permettre de fonctionner comme un indicateur de l’origine du produit, car il s’agit de variations des formes de base venant naturellement à l’esprit.

20.     Au regard de l’impression d’ensemble qui se dégage de la forme et de l’agencement des couleurs des tablettes litigieuses, le Tribunal de première instance a estimé que les marques demandées ne permettraient pas, au public concerné, de distinguer, à l’achat, les produits visés de ceux ayant une autre origine commerciale.

Selon l’arrêt attaqué, l’inaptitude de la marque demandée à indiquer, a priori et indépendamment de son usage au sens de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94, l’origine du produit n’est pas remise en cause par le nombre plus ou moins grand de tablettes similaires déjà présentes sur le marché. Par conséquent, le Tribunal de première instance n’a pas jugé nécessaire de trancher la question de savoir si le caractère distinctif de la marque doit être apprécié à la date du dépôt de la demande d’enregistrement ou à la date de l’enregistrement effectif.

21.     Sur la base de l’ensemble de ces motifs, le Tribunal de première instance a conclu que la chambre de recours avait statué à juste titre que la marque tridimensionnelle litigieuse était dépourvue de caractère distinctif. Ayant également écarté les moyens fondés sur la violation du droit à être entendu et sur un prétendu détournement de pouvoir ainsi que sur la violation du principe d’égalité de traitement, le juge a quo a donc entièrement rejeté les recours.

Affaires jointes C‑468/01 P à C‑472/01 P et affaires jointes C‑473/01 P et C‑474/01 P (Procter & Gamble/OHMI)

22.     Le 13 octobre 1998, Procter & Gamble Company, une société ayant son siège à Cincinnati, Ohio (États-Unis d’Amérique), a saisi l’OHMI d’un certain nombre de demandes de marque pour des signes tridimensionnels se présentant sous la forme de tablettes carrées avec des bords et des coins légèrement arrondis, aux caractéristiques suivantes:

composées de deux couches: blanche et vert pâle (affaire C‑468/01 P);

composées de deux couches: blanche mouchetée de vert et vert pâle (affaire C‑469/01 P);

tablettes blanches mouchetées de jaune et de bleu (affaire C‑470/01 P);

tablettes blanches mouchetées de bleu (affaire C‑471/01 P);

tablettes blanches mouchetées de vert et de bleu (affaire C‑472/01 P);

il y avait également des tablettes rectangulaires à bordure cannelée et coins légèrement arrondis, avec des mouchetures et une incrustation de couleur sombre, carrée (affaire C‑473/01 P) ou triangulaire (affaire C‑474/01 P), au centre de la face supérieure.

Quand elles sont mentionnées, les couleurs font également partie de la revendication de marque.

23.     Les produits pour lesquels l’enregistrement a été demandé relèvent, comme dans les affaires précédentes, de la classe 3 de l’arrangement de Nice.

24.     Par décision du 17 juin 1999, l’examinateur a rejeté les demandes, au motif que les signes étaient dépourvus de caractère distinctif.

25.     Le recours introduit contre ces décisions a été rejeté par la chambre de recours le 3 mars 2000; cette dernière a relevé tout d’abord qu’il résulte de l’article 4 du règlement n° 40/94 que la forme d’un produit peut être enregistrée comme marque communautaire, à condition de présenter des caractéristiques suffisamment inhabituelles et arbitraires pour permettre au consommateur concerné de reconnaître le produit, sur la base de son seul aspect, comme provenant d’une entreprise donnée. Elle a estimé que, compte tenu des avantages présentés par les produits de lessive et de vaisselle conditionnés sous forme de tablettes, les concurrents de la requérante devaient rester libres de les fabriquer également, en utilisant les formes géométriques les plus simples.

26.      Après avoir décrit les marques demandées, la chambre de recours a constaté que la forme carrée ou rectangulaire de la tablette ne leur confère pas de caractère distinctif, les formes géométriques de base (carrée, ronde, triangulaire ou rectangulaire) étant les formes les plus évidentes pour de telles tablettes, sans qu’il y ait aucun élément arbitraire ou de fantaisie dans le choix de l’une d’entre elles pour la fabrication de détergents solides. Elle a ajouté que les coins «repoussés», les bords biseautés et le centre concave sont des variantes banales de la présentation normale de ces produits.

27.      Elle a en outre affirmé que les couleurs des marques demandées ne confèrent pas à celles-ci un caractère distinctif, le blanc, associé à la propreté impeccable, étant une couleur traditionnelle pour du savon en poudre, alors que le vert, qui est également une couleur de base, attire le regard et a une connotation positive, étant associé à la protection de l’environnement.

28.      La chambre de recours a enfin exposé que l’utilisation de mouchetures de couleur est habituelle et que de telles mouchetures sont non seulement agréables à voir, mais peuvent également suggérer la présence de substances actives, les autres opérateurs devant dès lors être libres de les utiliser à cet effet.

29.     Procter & Gamble a saisi le Tribunal de première instance de recours en annulation contre chacune de ces décisions, en faisant valoir en substance des considérations relatives à l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94.

30.     Il est intéressant de relever que, lors de l’audience devant le Tribunal, la partie requérante a observé que ses recours avaient pour objet de clarifier les aspects juridiques de la possibilité d’enregistrer des signes comme ceux visés dans la demande de marque. Bien que ces marques ne méritaient pas, à son avis, la protection du règlement nº 40/94, elle souhaitait en obtenir l’enregistrement pour s’assurer les mêmes droits que ceux des autres entreprises opérant sur le marché.

31.     Dans des arrêts prononcés le 19 septembre 2001, le Tribunal de première instance a rejeté l’ensemble des recours introduits par Procter & Gamble, en se fondant sur le raisonnement suivant  (5) .

32.     En premier lieu, il a rappelé les principes généraux pertinents et a identifié la personne de référence de la même façon que dans le cadre des recours introduits par Henkel  (6) .

33.     Ensuite, il a analysé les caractéristiques concrètes des signes dont l’enregistrement était demandé.

Ainsi, il a estimé que la forme (carrée ou rectangulaire) des tablettes compte parmi les formes géométriques de base et est une de celles venant naturellement à l’esprit pour un produit destiné au lave-linge ou au lave-vaisselle, tandis que les coins légèrement arrondis correspondent à des considérations pratiques et ne sont pas susceptibles d’être perçus par le consommateur moyen comme une particularité de la forme revendiquée, apte à la différencier d’autres tablettes similaires.

Quant à la présence de couches de diverses couleurs, avec des mouchetures, le Tribunal a relevé que le public concerné est habitué à la présence d’éléments de teintes différentes dans ces produits détergents. Les poudres, qui correspondent à la présentation traditionnelle de ces produits, sont souvent de couleur grise ou beige très claire et apparaissent presque blanches. Elles contiennent souvent des particules d’une ou de plusieurs couleurs différentes.

Comme dans les affaires antérieures, le Tribunal a précisé que la publicité réalisée par les producteurs met en exergue le fait que ces particules matérialisent la présence de substances actives, de sorte que, sans qu’elles puissent pour autant être considérées comme une indication descriptive au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94, elles évoquent certaines qualités du produit, mais n’indiquent pas son origine commerciale.

Par ailleurs, le Tribunal a souligné que la possibilité que les consommateurs puissent néanmoins acquérir l’habitude de reconnaître le produit sur la base de ses couleurs ne suffit pas, à elle seule, pour écarter le motif de refus tiré de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94. Une telle évolution de la perception du signe par le public ne peut être prise en considération, si elle est établie, que dans le cadre de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94.

Selon le Tribunal de première instance, la présence d’une couche colorée ou de mouchetures ne suffit pas pour que l’aspect de la tablette soit perçu comme une indication de son origine; en effet, lorsqu’il s’agit de combiner différentes substances, le recours à de tels artifices fait partie des solutions venant le plus naturellement à l’esprit. Quant aux tons chromatiques employés (blanc et vert pâle, avec des mouchetures de teintes vives), il a observé que l’utilisation de couleurs basiques est courante et même typique des produits détergents et que le recours à d’autres couleurs basiques, telles que le rouge ou le jaune, fait partie des variations venant naturellement à l’esprit de la présentation typique desdits produits.

Le Tribunal a conclu que les marques tridimensionnelles demandées sont constituées par des combinaisons d’éléments de présentation venant naturellement à l’esprit et typiques du produit concerné.

34.     Le Tribunal a ensuite reproduit les considérations exposées aux points 19 à 20 ci‑dessus.

35.     Enfin, il a ajouté que, «s’agissant de l’argumentation de la requérante relative à la prise en considération, par la chambre de recours, de la nécessité de maintenir disponibles la forme et les couleurs de la tablette litigieuse, il convient d’observer que les motifs absolus de refus figurant à l’article 7, paragraphe 1, sous b) à e), du règlement n° 40/94 traduisent le souci du législateur communautaire d’éviter la reconnaissance au profit d’un opérateur de droits exclusifs qui pourraient entraver la concurrence sur le marché des produits ou des services concernés […]. Cependant, l’intérêt que peuvent avoir les concurrents du demandeur d’une marque tridimensionnelle constituée par la présentation d’un produit de pouvoir choisir librement la forme et les couleurs de leurs propres produits n’est pas, en soi, un motif susceptible de justifier le refus d’enregistrer une telle marque ni un critère d’appréciation, à lui seul suffisant, du caractère distinctif de celle-ci. En excluant l’enregistrement de signes dépourvus de caractère distinctif, l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94 ne protège l’intérêt à la disponibilité de différentes variantes de la présentation d’un produit que dans la mesure où la présentation du produit dont l’enregistrement est demandé ne peut pas, a priori et indépendamment de son usage au sens de l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 40/94, remplir la fonction d’une marque, c’est‑à‑dire permettre au public concerné de distinguer le produit visé de ceux ayant une autre origine commerciale.

Il convient de relever que, si la chambre de recours a accordé, dans la décision attaquée, une place très importante aux considérations relatives à l’intérêt qu’il y a d’éviter la monopolisation d’un produit par le biais du droit des marques, il n’en résulte toutefois pas qu’elle ait méconnu, en l’espèce, les critères applicables pour apprécier le caractère distinctif de la marque demandée. En effet, au point 11 de la décision attaquée, la chambre de recours affirme que la forme d’un produit peut être enregistrée comme marque communautaire “à condition que la forme ait des caractéristiques suffisamment inhabituelles et arbitraires pour que les consommateurs concernés puissent reconnaître le produit, uniquement sur la base de son aspect, comme émanant d’une entreprise donnée”. Elle a donc appliqué, en substance, un critère conforme aux principes énoncés ci-dessus»  (7) .

36.     Pour les tablettes présentant une petite incrustation, d’une teinte différente, en leur centre (affaires C‑473/01 P et C‑474/01 P), le Tribunal de première instance a estimé que la chambre de recours avait à juste titre retenu que la présence d’une telle incrustation ne suffit pas pour que l’aspect de la tablette puisse être perçu comme une indication de l’origine du produit, car l’adjonction d’une telle incrustation fait partie des solutions venant le plus naturellement à l’esprit puisqu’elle ne modifie pas significativement l’aspect de la tablette. Le choix de la forme triangulaire pour l’incrustation n’est pas non plus suffisant, selon le Tribunal, pour conférer à la marque demandée un caractère distinctif, tant il est vrai que l’association de deux formes géométriques de base, telle que la tablette litigieuse la fait apparaître, fait partie des variantes de la présentation du produit concerné venant naturellement à l’esprit et ne permet pas au public concerné de distinguer les produits ainsi présentés de ceux ayant une origine commerciale différente.

37.     Se fondant sur les considérations exposées ci-dessus, le Tribunal de première instance a décidé de rejeter l’ensemble des recours.

Analyse des pourvois

38.     En dépit du grand nombre d’actions distinctes, les principaux arguments invoqués peuvent être regroupés par catégories. Les pourvois s’appuient en effet tous sur un seul et unique moyen, à savoir la violation de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94; ce moyen met en question les éléments que le juge a quo a employé pour évaluer le caractère distinctif concret des divers signes constitués par des tablettes de détergent multicolores.

39.     Il faut partir de deux données: d’une part, il est manifeste, et les arrêts attaqués le reconnaissent, que les critères d’appréciation imposés par le règlement n° 40/94 ne varient pas en fonction du motif absolu de refus qui est en cause; d’autre part, les conditionnements techniques, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous e), ii, du règlement n° 40/94, n’ont pas été pris en considération dans la présente affaire.

40.     La tâche qui incombe à la Cour est donc de dire si les arrêts attaqués ont fait une appréciation fondée en droit du caractère distinctif des tablettes de détergent dont l’enregistrement avait été demandé.

1. Griefs relatifs à la date à laquelle il y a lieu d’apprécier le caractère distinctif

41.     Selon les deux requérantes, au moment de la demande d’enregistrement, les tablettes pour lave-linge ou lave-vaisselle n’existaient que de façon très limitée, de sorte que leur identification était aisée. Le caractère distinctif d’un signe doit, à leur avis, être apprécié à la lumière des circonstances qui se présentaient au moment de la demande d’enregistrement. Pour déterminer si un signe a des caractéristiques typiques ou habituelles, il faut se référer aux faits connus au moment du dépôt de la demande. Les deux requérantes semblent en outre suggérer que la vérification effectuée à un stade ultérieur, comme celui de l’enregistrement, reviendrait à faire peser sur le demandeur le risque que les concurrents aient incorporé dans leurs produits des éléments du signe, ce qui affaiblirait d’autant son caractère distinctif.

42.     L’OHMI répond que, pour être reconnu en tant que marque, un signe doit remplir les conditions requises tant au moment de la demande qu’à celui de l’enregistrement, de sorte qu’il conviendrait de refuser cet enregistrement lorsque le signe perd en cours d’examen le caractère distinctif dont il était pourvu au moment de la demande.

43.     Je suis d’accord avec le raisonnement de l’OHMI. Il souligne à juste titre que ce résultat logique découle de la lecture combinée des motifs absolus de refus de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 40/94 et de l’article 51 du même texte qui, à la rubrique «Causes de nullité absolue», inclut celle d’une marque qui aurait été enregistrée contrairement aux dispositions de l’article 7. Le point de vue des parties requérantes obligerait en effet à permettre l’enregistrement d’une marque puis son élimination du registre au moyen d’une déclaration de nullité fondée sur l’absence de caractère distinctif au moment de cet enregistrement. Le législateur n’ayant pu vouloir une telle incohérence, il faut considérer que les conditions requises pour l’enregistrement doivent être appréciées à la date de ce dernier.

44.     Certes, on pourrait observer que, si la thèse des requérantes, à savoir que l’analyse doit être effectuée au moment de la présentation de la demande, avait été accueillie, ces signes auraient été enregistrés sans buter sur aucun motif de refus. Cette interprétation doit être écartée en raison de l’article 51, paragraphe 2, qui dispose que, «lorsque la marque communautaire a été enregistrée contrairement à l’article 7 paragraphe 1 point b), c) ou d), elle ne peut toutefois être déclarée nulle si, par l’usage qui en a été fait, elle a acquis après son enregistrement un caractère distinctif pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée». Si le législateur avait voulu que l’aptitude à l’enregistrement soit appréciée au moment de la demande, il se serait référé à cet instant et non, comme il l’a fait, à celui de l’enregistrement.

45.     L’OHMI ajoute que, pour que l’enregistrement d’un signe ne soit pas empêché par des copies systématiques faites pendant la phase d’examen, il compte exclure de son analyse du caractère distinctif les utilisations du signe qui poursuivent uniquement cette fin.

46.     Cette argumentation aussi me semble correcte: en invoquant la notion d’ordre public ou de bonnes moeurs visée à l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement n° 40/94 ou en recourant directement au principe général du droit qui sanctionne les actes commis de mauvaise foi, hypothèse évoquée à l’article 51, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94, l’OHMI pourrait refuser d’admettre la pertinence au regard de l’enregistrement des comportements visant exclusivement à entraver l’accès au registre pour les marques d’entreprises concurrentes.

47.     En toute hypothèse, l’utilisation fréquente, de la part de différents opérateurs, des mêmes éléments visuels n’entrerait en jeu que si les arrêts attaqués avaient évalué le caractère distinctif des signes en s’appuyant sur le critère de leur relative originalité ou absence d’originalité. En réalité, ces éléments visuels ont été rejetés sur une autre base, à savoir leur rattachement à ce que le Tribunal a qualifié d’éléments de présentation venant naturellement à l’esprit. En ce sens, le grief est inopérant.

48.     À mes yeux, les raisons indiquées ci-dessus suffisent pour rejeter cette branche du moyen, compte tenu des circonstances du litige. Néanmoins, il me paraît intéressant d’ajouter que rien n’empêchait l’administration chargée de l’enregistrement de tenir compte d’éléments pro futuro au moment d’apprécier la capacité d’un signe à constituer une marque. C’est ce qu’elle fait par exemple lorsqu’elle prend en compte un intérêt général à préserver la disponibilité du signe. Cet intérêt supérieur aurait dû être analysé dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94. C’est d’ailleurs conformément à ce précepte qu’il y a lieu d’apprécier le caractère distinctif (en tant que catégorie) d’un signe tridimensionnel constitué par la forme du produit  (8) . En effet, un signe présentant de telles caractéristiques revêt un caractère distinctif lorsqu’il se distingue de la présentation habituelle de la marchandise ou, ce qui revient au même, lorsque, en le voyant, le consommateur n’a pas nécessairement l’impression de percevoir un exemplaire de l’espèce ou de la qualité en cause.

2. Griefs relatifs au caractère distinctif potentiel des signes litigieux

49.     Henkel allègue que l’on ne saurait exclure l’aptitude d’un signe à servir d’indication d’origine à partir de l’observation du contexte du produit et de la recherche d’éventuelles similitudes. Elle ajoute qu’il ne faut pas confondre la question de la faculté d’une marque à être enregistrée et celle du domaine de protection ou du risque de confusion.

50.     Il importe de rappeler une fois encore que rien dans les arrêts attaqués ne permet de considérer que le Tribunal aurait effectué l’analyse comparative à laquelle se réfère la partie requérante. Cette carence constitue au demeurant l’un des principaux griefs soulevés dans les pourvois. Mais le Tribunal a préféré s’appuyer sur la comparaison entre les signes et une image de la représentation idéale du produit.

51.     Il est possible que, par cette allégation, Henkel veuille faire allusion au débat sur le rapport entre les motifs absolus de refus et l’effet relatif de la protection concédée par la marque, conformément à l’article 12, sous b), du règlement n° 40/94 Comme il est généralement admis, il n’est pas nécessaire dans ce domaine de pousser trop loin la rigueur dans l’analyse du caractère distinctif d’un signe, puisque, de toute façon, ses éléments descriptifs ne jouissent d’aucune protection. J’ai déjà eu l’occasion de souligner que rien dans l’article 12 du règlement n° 40/94 ne permet de transférer l’appréciation du caractère descriptif d’une marque par les services de l’OHMI, au moment de l’enregistrement, aux juges chargés de garantir l’exercice concret des droits que confère la marque. Bien au contraire, la longue liste des obstacles à l’enregistrement énumérés aux articles 4 et 7 et le large appareil de recours ouverts en cas de refus laissent entendre que l’examen effectué à l’enregistrement ne doit pas revêtir un caractère simplement sommaire. Cette option ne se justifierait d’ailleurs pas non plus du point de vue de la politique jurisprudentielle, puisque, dans les litiges où est invoqué l’article 12, le titulaire de la marque part toujours en position favorable, en raison aussi bien de l’inertie due à la confiance qui s’attache à la force obligatoire des actes écrits que de la difficulté intrinsèque de délimiter ce qui est descriptif et ce qui ne l’est pas  (9) .

52.     La Cour l’a confirmé en termes très clairs dans son arrêt du 6 mai 2003, Libertel  (10) , en soutenant que l’article 6 de la première directive 89/104/CEE  (11) , dont le contenu est identique à celui de l’article 12 du règlement n° 40/94, vise la limitation des effets de la marque, une fois celle-ci enregistrée. Elle a ajouté qu’un contrôle minimal des motifs de refus, lors de l’examen de la demande d’enregistrement, dans le cadre duquel le risque que des opérateurs puissent s’approprier certains signes qui devraient par leur nature même rester disponibles se trouve neutralisé par la limitation précitée, aboutit à retirer l’appréciation des motifs de refus à l’autorité compétente au moment de l’enregistrement de la marque, pour la transférer aux juges chargés de garantir l’exercice concret des droits que confère la marque. Une telle approche est incompatible, selon la Cour, avec le système de la directive, qui repose sur un contrôle précédant l’enregistrement, et pas sur un contrôle a posteriori. Rien dans la première directive 89/104 ne permet de tirer une pareille conclusion de son article 6. Au contraire, le nombre et le caractère détaillé des obstacles à l’enregistrement précisés aux articles 2 et 3 de ladite directive, ainsi que le large éventail de recours ouverts en cas de refus, indiquent que l’examen effectué lors de la demande d’enregistrement doit être non pas minimal, mais strict et complet afin d’éviter que des marques ne soient enregistrées de manière indue  (12) .

53.     Le Tribunal de première instance n’a donc commis aucune erreur de droit dans son interprétation de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94.

54.     Procter & Gamble n’est pas d’accord avec cette solution et soutient que la possibilité que les consommateurs s’habituent de façon générale à identifier un produit par ses couleurs relève du champ d’application de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement nº 40/94 et non du paragraphe 3 de cette disposition.

55.     Dans la mesure où il s’en prend à une partie de l’argumentation du juge de première instance qui n’a eu aucune incidence sur la décision, ce grief est en toute hypothèse inopérant, sans même qu’il soit besoin d’attaquer le postulat selon lequel la possibilité que les consommateurs prennent l’habitude d’identifier le produit par ses couleurs ne suffit pas à elle seule pour exclure le motif de refus de l’article 7, paragraphe 1, sous b), dont le bien-fondé est manifeste.

56.     Procter & Gamble fait encore valoir que le Tribunal de première instance aurait à tort retenu que le nombre de tablettes similaires existant sur le marché est dépourvu de pertinence dans le cadre de l’appréciation de l’inaptitude à indiquer l’origine. Au contraire, s’il n’existe à la date de référence aucune tablette similaire sur le marché, les présentations revendiquées seraient sensiblement différentes et donc pourvues d’un caractère distinctif.

57.     Mais la constatation faite par le Tribunal est correcte: d’une part, ce n’est pas le nombre de produits présents sur le marché qui importe, mais la perception qu’ils provoquent chez le consommateur moyen; d’autre part, le nombre des produits en cause ne peut rien enlever, par exemple, au caractère descriptif de leur présentation, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94.

58.     C’est pourquoi ces griefs doivent être rejetés.

3. Griefs relatifs à la définition du degré d’attention du consommateur

59.     Les arrêts attaqués ont confirmé la constatation faite par la chambre de recours selon laquelle, s’agissant de produits de consommation courante, le degré d’attention accordée par le consommateur moyen à la forme et aux couleurs des tablettes pour lave-vaisselle ou lave-linge n’est pas très élevé.

60.     Henkel admet que le degré d’attention du consommateur moyen est fonction du type de produit. Elle est cependant en désaccord avec l’analyse du Tribunal: elle estime en effet que c’est précisément avec des produits de consommation courante que l’on peut attendre du consommateur un intérêt particulier à connaître non seulement le type de produit, mais le produit lui-même. Les fabricants pratiquent une publicité qui met en exergue les qualités des détergents. C’est pourquoi, selon Henkel, le consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, associe certaines exigences de qualité à certains produits et s’efforce de distinguer les produits par référence à leur aspect.

61.     Procter & Gamble estime, d’une part, que, au moment du dépôt de la demande d’enregistrement, les tablettes de détergent, surtout celles pour lave-vaisselle, n’étaient certainement pas des produits de consommation courante; à l’époque, ces tablettes faisaient encore partie du segment haut de gamme du marché et le niveau de l’attention qui leur était accordée par le consommateur aurait été en conséquence; d’autre part, elle ne conçoit pas que le degré d’attention mis dans l’acquisition d’un produit d’usage quotidien soit nécessairement limité; au contraire, son utilisation quotidienne éveillerait de façon continue l’intérêt du consommateur pour sa présentation et provoquerait par le fait même un degré d’attention élevé.

62.     Si la définition de la personne de référence pour vérifier le caractère distinctif d’un signe constitue une opération à caractère juridique, la façon précise dont on conçoit la perception d’un certain type de produits ou la qualification exacte qu’on veut leur attribuer sont des questions de fait, qui ne peuvent faire l’objet du pourvoi. Les constatations faites à cet égard par le juge de première instance ne peuvent donc être remises en cause.

Même à supposer qu’il s’agisse d’une appréciation à caractère juridique, l’affirmation que, pour les produits de consommation courante, le degré d’attention du consommateur moyen est moindre que celui consacré à des biens somptuaires ou, simplement, à des biens d’une plus grande valeur ou d’un usage plus exceptionnel peut, à mon avis, être à juste titre déduite de la proposition selon laquelle, dans le cadre de la perception de la marque par le public concerné, l’attention du consommateur moyen varie en fonction de la catégorie de produits ou de services en cause  (13) .

63.     Au demeurant, pour Procter & Gamble, le moment de l’achat n’est pas le seul pertinent pour apprécier le caractère distinctif d’un signe; en effet, pour les produits vendus dans des conditionnements qui ne correspondent pas à leur forme, le public a été en mesure de s’habituer à une présentation déterminée grâce aux campagnes de publicité ou à l’usage qui est fait des tablettes en question.

64.     La requérante soulève là un point qui, bien qu’intéressant, n’a pas été débattu devant le juge de première instance, de sorte qu’il ne peut servir de moyen à l’encontre des arrêts attaqués.

65.     Les griefs relatifs à la définition du degré d’attention du consommateur doivent donc être rejetés.

4. Griefs relatifs au caractère distinctif concret

66.     Les deux parties requérantes sont d’avis que, en considérant que les marques revendiquées sont composées d’éléments de présentation disposés d’une façon qui vient à l’esprit de façon naturelle, le Tribunal aurait appliqué un critère incorrect à l’évaluation du caractère distinctif. Selon Henkel, il eût été préférable de se limiter à analyser si les caractéristiques de ces éléments sont différentes des caractéristiques habituelles ou si elles sont imposées par des contraintes techniques. Pour Procter & Gamble, le Tribunal aurait dû se demander si la forme des tablettes s’écartait significativement de la présentation habituelle de ces détergents au moment en cause.

67.     Selon Henkel, il est sans pertinence que le signe apparaisse sous une forme géométrique de base, dès lors que cette forme est inhabituelle pour le produit qu’elle désigne.

68.     Selon moi, le critère appliqué par le juge de première instance est non seulement parfaitement correct, mais plus adéquat que celui proposé par les parties requérantes. Comparer les signes dont l’enregistrement est demandé non pas avec les signes existants dans le commerce, mais avec un modèle idéal composé d’éléments qui viennent à l’esprit de façon naturelle lorsqu’on imagine la forme du produit, permet de réaliser un examen qui, tout en restant fondé sur des critères objectifs, est moins tributaire des contingences du marché.

69.     Le fait que, pour l’examen en question, on n’emploie pas un critère plus rigoureux que celui appliqué au reste des signes n’implique pas que la méthode d’appréciation de ce caractère distinctif concret ne puisse s’adapter aux spécificités de cette catégorie de signes enregistrables. La capacité du consommateur pour les distinguer du produit qu’ils identifient ainsi que d’autres signes similaires n’apparaît par définition qu’au moment de la mise sur le marché. C’est pourquoi le critère préféré par les parties requérantes, qui est de considérer comme différenciables les signes inhabituels, reviendrait à accorder un avantage démesuré aux opérateurs les plus diligents, puisqu’ils pourraient enregistrer en leur faveur les formes les plus faciles à fabriquer ou à commercialiser.

70.     Pour prévenir ce risque, mais également pour faciliter une détermination efficace du caractère distinctif, il semble approprié de recourir à la méthode adoptée en l’espèce par la chambre de recours et confirmée dans les arrêts attaqués, qui en ont affiné la définition.

Je répète qu’il est préférable de qualifier ces cas de figure sur la base de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94, afin que l’examinateur vérifie si la présentation du signe dont l’enregistrement est demandé ne coïncide pas, en substance, avec l’idée qu’un consommateur moyen se fait du produit. Dans l’affirmative, l’enregistrement devra être refusé sur la base du point c), puisque le signe n’est alors rien d’autre que la représentation d’une description graphique du produit.

71.     La qualification sur la base de l’article 7, paragraphe 1, sous c) aurait également l’avantage de permettre indubitablement d’invoquer l’impératif de disponibilité, ce qui autorisera l’examinateur à faire intervenir des considérations pro futuro au moment d’apprécier si une forme est susceptible d’être enregistrée en tant que marque. En effet, il n’est nullement certain que ces exigences de disponibilité puissent être invoquées dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94.

72.     Les parties requérantes estiment également que le public perçoit la combinaison de couleurs comme une caractéristique individuelle de la présentation d’un produit déterminé. Quant à l’utilisation d’une couleur spécifique, comme le rouge ou le vert, Henkel juge important que les tablettes litigieuses puissent être rattachées à leur entreprise d’origine au moyen de l’usage exclusif d’une couleur.

73.     Procter & Gamble ajoute que le Tribunal de première instance aurait dû préciser si, en dehors de la forme et des couleurs, les bords légèrement arrondis des tablettes étaient susceptibles de leur octroyer un caractère distinctif suffisant.

74.     Il est manifeste que les allégations précédentes visent à remettre en cause l’appréciation faite par le Tribunal d’éléments matériels qui composent les signes. Cet exercice ressortit à la faculté souveraine du juge de première instance de se former une conviction sur les faits. Il ne peut faire l’objet d’aucun contrôle au stade du pourvoi.

75.     Je suis conscient du fait que, dans les traditions juridiques des États membres, il existe une certaine disparité en ce qui concerne la nature de l’appréciation des éléments matériels d’une marque. Dans la doctrine de l’interprétation objective et normative, il s’agirait d’une opération à caractère juridique, dans la mesure où le point de départ analytique n’est pas constitué par des données établies au cours du procès, mais par un référent idéal objectivisé.

Pour ma part, j’estime qu’appliquer cette position aux marques ne mène pas à une administration efficace de la justice, car l’on méconnaît ainsi la nature exceptionnelle et spécifique du contrôle exercé au stade du pourvoi: d’une part, cela revient à étendre le champ du pourvoi à la quasi-totalité des litiges mettant en cause le caractère distinctif d’un signe; d’autre part, cela oblige la Cour à prendre une décision en tous points comparable à celle déjà prise par les trois instances inférieures.

5. Grief relatif à l’application de l’impératif de disponibilité

76.     Selon Henkel, le Tribunal de première instance a intégré dans son analyse des considérations relatives à ce qu’il est convenu d’appeler «l’impératif de disponibilité». Elle estime néanmoins que l’arrêt Windsurfing Chiemsee  (14) n’autorise l’application de cet impératif que dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 40/94, à propos des indications descriptives incluses dans un signe. Or, ni les couleurs des tablettes litigieuses ni leurs formes géométriques ne pourraient être considérées comme descriptives du produit désigné.

77.     En toute hypothèse, Henkel soutient qu’aucun impératif de disponibilité ne s’oppose à l’enregistrement comme marque de la combinaison de forme et de couleurs des tablettes de détergent en question. D’une part, la forme est choisie au gré du fabricant, sous réserve de certaines contraintes techniques. D’autre part, le consommateur ne percevrait pas les couleurs comme une nécessité technique, mais comme l’expression libre et fantaisiste de l’individualité du produit. Partant, la combinaison des deux éléments ne serait contraire à aucun impératif de disponibilité. Henkel invoque à ce propos l’arrêt du 20 septembre 2001, Procter & Gamble/OHMI  (15) .

78.     Comme je l’ai souligné plus haut, il n’est pas certain que les considérations d’intérêt public qui recommandent de limiter l’accès à l’enregistrement de certains signes, afin qu’ils restent à la disposition de l’ensemble des opérateurs (impératif de disponibilité), puissent être prises en compte dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94. La finalité du motif absolu de refus que contient cette norme est d’interdire l’accès à l’enregistrement pour les signes dépourvus de caractère distinctif concret, c’est-à-dire pour ceux qu’un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, n’est pas en mesure d’identifier comme des indications fiables de l’entreprise d’origine. Il existe bien entendu un intérêt public à éviter que certains opérateurs s’approprient des formes tridimensionnelles utiles d’un point de vue esthétique ou technique ou à ce qu’ils monopolisent certains signes aptes à décrire le produit en soi, ses qualités réelles ou supposées et d’autres caractéristiques, comme son lieu d’origine. Ces préoccupations sont prises en compte par l’article 7, paragraphe 1, sous c) et e), du règlement n° 40/94.

79.     Il serait même possible de tenir compte d’un intérêt public analogue à la préservation, pour l’usage de tous, des signes habituels dans le langage commun ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce, pour lesquelles le point d) interdit l’accès à l’enregistrement.

80.     Cependant, il ne semble pas qu’une telle protection doive être étendue aux signes qui, sans être descriptifs, sont dépourvus pour d’autres raisons de tout caractère distinctif spécifique. Je ne crois pas qu’il y ait un intérêt général à maintenir dans le domaine public des signes qui ne permettent pas de reconnaître l’entreprise d’origine des biens ou des services qu’ils désignent.

En effet, chacun des motifs de refus d’enregistrement doit être analysé à la lumière de l’intérêt général concret qui le justifie  (16) .

81.     Dans l’arrêt Libertel, précité, la Cour a admis, dans le cadre de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la première directive 89/104, qu’autoriser l’enregistrement en tant que marque de couleurs en elles-mêmes, sans délimitation dans l’espace, peut avoir pour résultat qu’un petit nombre de titulaires épuise toute la palette disponible. Un tel monopole ne serait pas compatible avec un système de concurrence non faussé, car il risquerait de créer un avantage illégitime. Il ne serait pas non plus adapté au développement économique et à la promotion de l’esprit d’entreprise que les opérateurs déjà établis puissent enregistrer en leur faveur l’ensemble des couleurs effectivement disponibles, au détriment de nouveaux opérateurs  (17) .

Ces considérations, fondées – comme le reconnaît l’arrêt en question – sur le nombre réduit de couleurs qu’un consommateur moyen peut identifier en pratique, ne semblent pas être transposables au régime des marques constituées par la forme du produit  (18) .

82.     Avec de telles prémisses, il paraît clair que le grief de Henkel n’est pas fondé. J’admets volontiers que, à strictement parler, il peut paraître anormal d’invoquer l’impératif de disponibilité dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94; c’est un point sur lequel je m’écarte partiellement de l’affirmation contenue dans les arrêts attaqués, selon laquelle «les motifs absolus de refus figurant à l’article 7, paragraphe 1, sous b) à e), du règlement n° 40/94 traduisent le souci du législateur communautaire d’éviter la reconnaissance au profit d’un opérateur de droits exclusifs qui pourraient entraver la concurrence sur le marché des produits ou des services concernés»  (19) .

Je n’admets néanmoins pas que le juge de première instance aurait fait un usage inadéquat de cet outil d’appréciation. Au contraire, en employant la notion de forme qui vient naturellement à l’esprit, il a évalué le caractère distinctif par référence à un modèle idéal du produit ou, si l’on préfère, à sa représentation intuitive, au lieu de le faire par référence aux produits déjà disponibles sur le marché.

83.     Ainsi que je l’ai expliqué, cette façon de procéder est particulièrement pertinente lorsqu’il faut apprécier dans quelle mesure des signes tridimensionnels constitués par la forme du produit sont aptes à servir de marques. Dans de tels cas de figure, il n’y a pas de terme éloigné de comparaison tant que le produit n’existe pas.

84.     Ce procédé n’est pas non plus moins fiable ou plus subjectif que, par exemple, la référence au consommateur moyen, dont la perception présumée est érigée, par un artifice juridique, en critère d’appréciation de la Cour  (20) . Enfin, quand il est employé de manière adéquate, il est matériellement objectivable. En l’espèce, il est significatif que les parties requérantes, qui prétendent que les formes des tablettes de détergent n’étaient pas habituelles au moment du dépôt de la demande, reconnaissent qu’elles le sont aujourd’hui. C’est peut-être là la meilleure preuve de la validité du critère appliqué.

85.     Partant, ce dernier grief doit également être écarté.

Dépens

86.     Conformément à l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, qui est applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 118, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Par conséquent, si tous les griefs soulevés par les requérantes dans les différentes affaires en cause sont rejetés, comme je le propose, ces requérantes devront être condamnées au paiement des dépens du pourvoi.

Conclusion

87.     Comme aucun des griefs présentés n’est susceptible d’affecter la validité des arrêts attaqués, je propose à la Cour de rejeter l’ensemble des pourvois et de condamner les parties requérantes aux dépens.


1
Langue originale: l'espagnol.


2
Règlement du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p.1), modifié par le règlement (CE) n° 3288/94 du Conseil, du 22 décembre 1994, en vue de mettre en oeuvre les accords conclus dans le cadre du cycle d'Uruguay (JO, L 349, p.83).


3
Arrangement concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l'enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié.


4
Arrêts Henkel/OHMI (Tablette ronde rouge et blanc) (T‑337/99, Rec. p. II‑2597); Henkel/OHMI (Tablette rectangulaire rouge et blanc) (T‑335/99, Rec. p. II‑2581, publication sommaire), et Henkel/OHMI (Tablette rectangulaire vert et blanc) (T‑336/99, Rec. p. II‑2589, publication sommaire).


5
Ce raisonnement est développé dans l'arrêt Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche, tachetée de vert, et vert pâle) (T‑118/00, Rec. p. II-2731), mais il s'applique également, mutatis mutandis, aux autres affaires [arrêts Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche et vert pâle) (T‑117/00, Rec. p. II‑2723); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche tachetée de jaune et de bleu) (T‑119/00, Rec. p. II‑2761); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche tachetée de bleu) (T‑120/00, Rec. p. II‑2769); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée blanche tachetée de vert et de bleu) (T‑121/00, Rec. p. II‑2781); Procter & Gamble/OHMI (Tablette carrée avec incrustation) (T‑128/00, Rec. p. II‑2785), et Procter & Gamble/OHMI (Tablette rectangulaire avec incrustation) (T‑129/00, Rec. p. II‑2793)].


6
Voir les points 17 et 18 ci‑dessus.


7
Points 73 et 74.


8
C'est ainsi que le Bundesgerichtshof (Allemagne) a procédé dans les affaires qui ont donné lieu à l'arrêt du 8 avril 2003, Linde e.a. (C‑53/01 à C‑55/01, Rec. p. I-3161).


9
Voir les points 85 et 86 de mes conclusions du 14 mai 2002 dans l’affaire DKV/OHMI (arrêt du 19 septembre 2002, C‑104/00 P, Rec. p. I-7561).


10
C‑104/01, Rec. p. I-3793.


11
Directive du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p.1).


12
Points 58 et 59.


13
Voir arrêt du 22 juin 1999, Lloyd Schuhfabrik Meyer (C‑342/97, Rec. p. I-3819, point 26).


14
Arrêt du 4 mai 1999 (C‑108/97 et C‑109/97, Rec. p. I-2779).


15
C‑383/99, Rec. p. I-6251.


16
Voir arrêt du 18 juin 2002, Philips (C‑299/99, Rec. p. I-5475, point 77).


17
Point 54 de l'arrêt Libertel, précité au point 52 ci‑dessus.


18
Au cours de l'audience, l'agent de l'OHMI a suggéré une interprétation susceptible d'insérer des exigences de disponibilité de l'article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 40/94. Il s'agirait de considérer que des signes comme les formes ou les couleurs basiques n'atteignent pas un niveau minimal de caractère distinctif, de sorte qu'ils doivent rester à la disposition de tous. Néanmoins, comme l’agent de l’OHMI l’a reconnu, cette thèse implique d’inverser les variables de l’équation.


19
Voir point 35 ci‑dessus.


20
En effet, même si elles sont parfaitement légitimes (voir point 53 de l'arrêt Windsurfing Chiemsee, précité au point 76 ci‑dessus), les données de fait obtenues, par exemple, au moyen de rapports d'expertise ou de sondages n'ont qu'une valeur indicative (voir arrêt du 16 juillet 1998, Gut Springenheide et Tusky, C‑210/96, Rec. p. I-4657, points 31 à 36).