CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. DÁMASO Ruiz-Jarabo COLOMER
présentées le 10 mai 2005 (1)
Affaires jointes C-465/02 et C-466/02
République fédérale d’Allemagne
et
Royaume de Danemark
contre
Commission des Communautés européennes
«Agriculture – Indications géographiques et appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires – Dénomination ‘feta’ – Dénominations génériques – Dénominations traditionnelles – Validité du règlement (CE) n° 1829/2002»
Table des matières
Introduction
I – Le cadre juridique: la protection communautaire des indications géographiques et des appellations d’origine
A – Antécédents
B – Les premiers pas de la législation communautaire
C – La réglementation communautaire actuelle
1. Les produits vitivinicoles
2. Les produits agricoles et alimentaires
D – Le règlement n° 2081/92
1. Les notions d’«appellation d’origine» et d’«indication géographique»
a) La délimitation de base
i) Le lien géographique
ii) Le lien qualitatif
b) Notions assimilées
i) Les dénominations traditionnelles
ii) Les autres désignations territoriales
2. Les dénominations non enregistrables
a) Les dénominations génériques
b) Les dénominations qui induisent en erreur
3. La procédure d’enregistrement
a) La procédure normale
b) La procédure simplifiée
c) Le comité scientifique
E – Le règlement (CE) n° 1107/96
II – Examen de la jurisprudence de la Cour
A – Qualification en tant que droits de la propriété industrielle et commerciale
B – La finalité de la protection
C – Le règlement de base
1. Le champ d’application
2. L’étendue de la protection
3. L’enregistrement et ses effets
4. Résumé
III – Antécédents des litiges
A – La première inclusion de la «feta» dans le règlement n° 1107/96
B – L’arrêt «Feta»
C – La deuxième inclusion de la «feta» dans le règlement n° 1107/96 en vertu du règlement n° 1829/2002
D – L’affaire «Canadane Cheese Trading et Kouri»
IV – Les recours en annulation
A – Sur la recevabilité des recours en annulation
B – Les moyens de forme
1. La violation des délais et du régime linguistique
2. Motivation insuffisante
C – Les moyens de fond
1. La «feta» en tant que dénomination générique
a) Quant à «ce qui est générique»
b) Les critères de délimitation
i) La situation existant dans l’État membre dans lequel le nom a son origine et dans les zones de consommation
– La situation dans l’État de provenance
– La situation dans les zones de consommation
ii) La situation existant dans d’autres États membres
– La situation générale dans les autres États
– La situation dans les États qui produisent le fromage
iii) Les législations nationales ou communautaires pertinentes
– Les législations nationales
– La législation communautaire
iv) Autres facteurs
– La situation dans des États tiers
– La situation dans le temps
c) L’appréciation des critères et les conséquences
2. La «feta» en tant que dénomination traditionnelle
a) Le caractère traditionnel de la dénomination
b) La désignation d’un aliment originaire de zones géographiques déterminées
c) La raison de la qualité ou des caractères de la «feta» et la délimitation territoriale de sa production, de sa transformation et de son élaboration
i) La qualité due au milieu géographique
ii) La production, la transformation et l’élaboration dans une zone déterminée
d) Conséquences
V – Sur les dépens
VI – Conclusion
Introduction
1. Dans le présent recours en annulation, la question de la légalité de l’introduction du nom «feta» dans le registre des indications géographiques et des appellations d’origine de la Communauté européenne est à nouveau discutée devant la Cour.
2. Ce débat avait été ouvert précédemment à l’occasion d’une question préjudicielle posée, puis retirée, par le Symvoulio tis Epikrateias [Conseil d’État (Grèce)], dans laquelle j’ai présenté des conclusions le 24 juin 1997 (2), et dans un recours en annulation dans lequel un arrêt (3) invalidant l’enregistrement a été rendu pour des raisons de forme, évitant d’examiner si cette nomenclature est «générique» ou peut être qualifiée de «traditionnelle» aux fins de la règle applicable.
3. La Commission des Communautés européennes a ensuite pris des mesures visant à remédier aux carences mises en lumière dans ledit arrêt, introduisant à nouveau le terme «feta» dans la liste des dénominations protégées par le règlement (CE) n° 1829/2002 de la Commission (4), décision contre laquelle la République fédérale d’Allemagne et le royaume de Danemark ont respectivement introduit un recours en annulation.
4. Dans les présentes conclusions, j’étudierai le cadre juridique et la jurisprudence de la Cour en la matière, avant d’exposer les faits des litiges et d’examiner les moyens d’annulation.
I – Le cadre juridique: la protection communautaire des indications géographiques et des appellations d’origine
A – Antécédents
5. La première référence à une appellation d’origine se trouve dans la Bible, dans le récit de la construction du temple de Jérusalem, promis à Yahvé par le roi David, pour laquelle Hiram, roi de Tyr et de Sidon, a coupé des cèdres du Liban à la demande de Salomon, dont le palais a été édifié par la suite avec une telle profusion desdits cèdres qu’il était connu sous le nom de «maison de la Forêt du Liban». En effet, il était construit sur quatre rangées de colonnes de ce bois précieux, dont la salle du trône, «où il rendait la justice, la salle du jugement», était également recouverte (5). Outre les noms et les symboles, la mention de la provenance territoriale a probablement constitué l’une des premières méthodes d’individualisation des personnes et des choses pour les différencier de celles leur étant semblables (6). Divers témoignages attestent la reconnaissance, depuis l’antiquité, de la réputation et du prestige de produits originaires de certaines zones. Des auteurs classiques comme Hérodote, Aristote et Platon montrent que les Grecs apprécient le bronze de Corinthe, le marbre de Phrygie et de Paros, la poterie d’Athènes, les statuettes en terre cuite de Thisbé, les parfums d’Arabie ou les vins de Naxos, de Rhodes et de Corinthe (7). Virgile raconte, dans l’Énéide, qu’Hélénos a offert à Énée «de lourds objets d’or et d’ivoire ciselé, un monceau d’argenterie et des vases de Dodone» (8) et inclut, parmi les présents offerts par Andromaque à Ascagne, «des vêtements brodés d’or et une chlamyde phrygienne» (9). Horace a pimenté son œuvre d’une véritable compilation d’appellations géographiques romaines, mettant en garde contre les falsifications (10).
6. Le lien entre les objets et leur provenance ne distinguait pas entre ceux qui apparaissent naturellement et ceux qui sont le fruit de l’intervention humaine, et ne correspondait pas à une notion précise. Il n’était pas non plus soumis à disposition légale (11).
7. Il en allait de même au Moyen-Âge, où un extrait d’Alceo cite les épées de Calcide, à lame courte et longue poignée, ainsi appelées en raison de leur lieu de fabrication (12). On observe dans cette période une certaine confusion entre les marques des artisans et les estampilles qui indiquaient l’origine des marchandises, nées de l’obligation des membres des corps d’identifier leurs créations, sous peine d’exclusion. Par conséquent, deux types de poinçons apparaissent: celui de la corporation (signum collegii) et celui de chaque auteur (signum privati) (13). On garantissait ainsi le respect de certaines conditions lors de l’élaboration, ce qui protégeait également indirectement l’endroit où celle-ci avait eu lieu.
8. La Révolution française a supprimé les corporations et a rétabli la pleine liberté du commerce, mettant fin à la plus grande partie de ces pratiques protectionnistes, mais pas à la totalité, car dans la première moitié du XIX siècle, il existe encore des règles visant à promouvoir les spécialités de certains lieux, comme le savon de Marseille, les aciers de Westphalie et de Rhénanie ainsi que les forges d’Autriche (14).
9. À partir de ce moment, certaines nations adoptent des mesures de répression des fraudes quant à la provenance des produits, naturels ou manufacturés, en particulier dans le domaine vinicole (15). On tente de protéger le consommateur, en garantissant l’authenticité du bien, et l’entrepreneur, contre la concurrence déloyale (16). Un système de protection donnant sa propre essence à l’appellation d’origine est ensuite créé, à l’instar de celui mis en place pour les signes identifiant les marchandises.
10. Entre-temps, de nombreuses références à l’origine de certains produits visant à souligner leur qualité avérée ou leurs spécificités continuent à fleurir dans la littérature et dans la culture européennes. Dans Don Quichotte, Cervantès se réfère aux fuseaux de Guadarrama (17), à certains produits alimentaires comme les pois de Martos (18), les francolins de Milan, les faisans de Rome, le veau de Sorrente, les perdrix de Moron ou les oisons de Lavajos (19), au savon de Naples (20) et à certains tissus, comme le drap de Cuenca et la «serge» de Ségovie (21); Lope de Vega fait les éloges d’un manteau français (22) et mentionne l’étoffe de Cuenca (23) et les assiettes de Talavera (24); Shakespeare, dans Hamlet, prince de Danemark, fait allusion aux rasades de vin du Rhin avec lesquelles le roi porte des toasts (25) et au pari entre Claudio et Laërte de six chevaux de Barbarie contre six rapières et six poignards français (26); Proust relate les éloges faits à propos d’un dessert en soulignant qu’il mériterait que l’on débouche des bouteilles de Porto (27) et il se réfère à la rencontre, dans l’hôtel de Balbec, entre le narrateur et la duchesse de Guermantes ennuagée dans la brume d’une robe en crêpe de Chine gris (28); et Carpentier, expression fidèle de la culture européenne sur le continent américain, écrit sur le vin de Bordeaux (29), les chapeaux de paille d’Italie (30), les poupées françaises et italiennes ou le «wisky» écossais (31).
11. Actuellement, l’individualisation des objets est faite en les commercialisant sous la marque de chaque producteur, mais très souvent aussi en indiquant le lieu de fabrication. Dans un monde où les symboles prédominent et où le développement des échanges commerciaux offrent de nombreuses alternatives au consommateur, le signe distinctif s’avère être un élément déterminant dans le choix; d’où son importance économique.
B – Les premiers pas de la législation communautaire
12. Aucune disposition du traité CE ne porte sur les indications géographiques. Lorsqu’il a été approuvé, les droits nationaux, à la suite de l’évolution relatée, protégeaient celles-ci de différentes manières. Alors que certains pays offraient des garanties générales, par des réglementations réprimant la concurrence déloyale – notamment par l’application du principe de véracité –, d’autres, comme la France ou l’Espagne, mettaient en place un régime spécifique, parallèle à celui prévu pour certains éléments distinctifs, caractérisé par la délimitation entre «l’indication de provenance» et l’«appellation d’origine» (32).
13. L’existence de ces diverses modalités de protection dans l’Union européenne génère des tensions avec les libertés fondamentales, car la reconnaissance d’un droit d’usage exclusif sur un nom influe sur la circulation des marchandises (33). Cet impact est toutefois expressément prévu dans le texte fondateur: bien que les articles 28 CE et 29 CE interdisent les restrictions quantitatives à l’importation et à l’exportation ainsi que toute mesure d’effet équivalent, l’article 30 CE signale que ces dispositions ne font pas obstacle à la fixation de restrictions justifiées, entre autres raisons, par la «protection de la propriété industrielle et commerciale» (34); toutefois, la compétence des États membres pour définir ces limites disparaît lorsque la Communauté procède à une harmonisation afin de garantir la protection. En tout état de cause, comme je l’exposerai ci-après, la Cour s’est vu confier la tâche de déterminer dans quelle mesure ce droit prime la libre circulation.
14. La possibilité de flexibiliser la répercussion de l’article 28 CE en la matière a été prévue dans la directive 70/50/CEE de la Commission, du 22 décembre 1969, portant suppression des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation non visées par d’autres dispositions prises en vertu du traité CEE (35), qui cite les mesures qui réservent aux seuls produits nationaux des dénominations ne constituant pas des appellations d’origine ou des indications de provenance [article 2, paragraphe 3, sous s)]. Cela signifie, a sensu contrario, que les mesures qui relèvent de l’une de ces deux notions ne sont pas exclues.
15. Par la suite, la directive 79/112/CEE du Conseil, du 18 décembre 1978, relative au rapprochement des législations des États membres concernant l’étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que la publicité faite à leur égard (36), a prévu la possibilité que les autorités de chaque pays interdisent le commerce de ces produits pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, d’indications de provenance, d’appellations d’origine et de répression de la concurrence déloyale (article 15, paragraphe 2).
C – La réglementation communautaire actuelle
16. Dans un premier temps, l’intérêt communautaire n’a porté que sur le domaine vitivinicole, s’étendant par la suite aux secteurs agricole et alimentaire et pouvant dans le futur en concerner d’autres (37), comme le neuvième considérant du règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil, du 14 juillet 1992, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires (38) (ci-après le «règlement de base») semble l’anticiper, lorsqu’il limite le champ d’application de ce règlement aux produits et denrées «pour lesquelles il existe un lien entre les caractéristiques du produit ou de la denrée et son origine géographique; […] toutefois, ce champ d’application pourrait être élargi, si nécessaire, à d’autres […]» (39).
1. Les produits vitivinicoles
17. Les vins, les moûts et les jus de raisins ont été inclus dans l’annexe II du traité, dans l’énumération des biens pour lesquels une politique agricole commune devait être conçue. Cela explique pourquoi, très tôt, dans le règlement n° 24 du Conseil, du 4 avril 1962, portant établissement graduel d’une organisation commune du marché vitivinicole (40), des principes de base ont été posés et l’élaboration de règles pour les vins de qualité produits dans des régions déterminées a été prévue.
18. Actuellement, le règlement (CE) n° 1493/1999 du Conseil, du 17 mai 1999, portant organisation commune du marché vitivinicole (41), s’est érigé en pilier de la réglementation en la matière, sans préjudice de quelques règles spécifiques disséminées dans différents domaines (42).
19. Se fondant sur le fait que «la désignation, la dénomination et la présentation des produits relevant du présent règlement peuvent avoir des conséquences importantes quant à leurs perspectives de commercialisation », le règlement n° 1493/1999 consacre une partie de son contenu à «prévoir l’utilisation obligatoire de certaines mentions permettant» de les identifier et à «fournir aux consommateurs certaines informations importantes, ainsi que l’utilisation facultative de certaines autres indications sur la base de règles communautaires ou sous réserve des dispositions relatives à la prévention de pratiques frauduleuses» (cinquantième considérant). Selon l’article 47, paragraphe 1, de ce règlement, la protection des intérêts légitimes des consommateurs [sous a)] et des producteurs [sous b)], le bon fonctionnement du marché intérieur [sous c)] et le développement de productions de qualité [sous d)] figurent parmi les objectifs dudit règlement.
20. Pour le surplus, le régime prévu est complété par des lois spécifiques adoptées par les différents États membres.
2. Les produits agricoles et alimentaires
21. Il a fallu attendre le début des années 90 pour que la Communauté se dote d’un statut régissant l’utilisation de termes territoriaux pour d’autres biens, notamment pour les produits agricoles et alimentaires. En effet, bien que la directive 79/112 relative à l’étiquetage semblait être un instrument suffisant et approprié pour protéger l’acheteur du risque de fraude (43), il s’est avéré qu’il n’en était rien, d’autres intérêts entrant en jeu. La directive constituait un bon complément, mais elle ne protégeait pas les indications géographiques ni l’acheteur de manière effective (44).
22. La nécessité d’éviter de nouveaux obstacles aux échanges commerciaux et de créer des instruments pour offrir une protection appropriée aux consommateurs et aux fabricants a conduit à l’établissement d’une politique communautaire de qualité (45), destinée à compléter les carences détectées et mises en évidence par la Cour (46).
23. Dans la réflexion qui a fait suite, plusieurs suggestions ont été faites, dont celle de garantir une protection large aux mots identifiant les lieux d’origine des aliments (47). La Commission a travaillé en ce sens (48) et le Parlement européen a également contribué par quelques apports (49).
24. Reprenant la proposition faite en février 1991, le Conseil a ainsi adopté, le 14 juillet 1992, le règlement de base (50), réglementation essentielle en la matière. Contrairement au secteur vitivinicole, le système est fondé sur la notion traditionnelle d’appellation d’origine, garantie par l’enregistrement obligatoire, la protection n’étant accordée qu’après inscription dans un registre (51).
D – Le règlement n° 2081/92
25. Les considérants du règlement de base mentionnent quelques initiatives qui justifient son adoption: favoriser la diversification de la production agricole, promouvoir des produits présentant certaines caractéristiques et fournir aux consommateurs des informations claires et sûres sur l’origine de leurs achats. Reconnaissant les résultats satisfaisants obtenus par les États dont les ordres juridiques protégeaient les mentions de provenance (sixième considérant) et la disparité existant en la matière, ce règlement indique qu’«[…] un cadre de règles communautaires comportant un régime de protection permettra aux indications géographiques et aux appellations d’origine de se développer du fait que ce cadre garantira, à travers une approche plus uniforme, des conditions de concurrence égale entre les producteurs de produits bénéficiant de ces mentions et qu’il conduira à une meilleure crédibilité de ces produits aux yeux des consommateurs» (septième considérant).
26. La protection offerte est large, car, conformément à l’article 13, le nom enregistré interdit: a) l’utilisation commerciale directe ou indirecte pour des produits non couverts par l’enregistrement; b) l’usurpation, l’imitation ou l’évocation, même si la véritable origine est spécifiée; c) tout type d’indication fausse quant à la provenance, la nature ou les qualités substantielles, et d) d’autres pratiques susceptibles d’induire les acheteurs en erreur quant à la véritable origine de la marchandise.
27. En résumé, comme je l’ai indiqué dans les conclusions Canadane Cheese Trading et Kouri, la «protection juridique confère le monopole collectif de l’utilisation commerciale de ces dénominations géographiques à un groupe déterminé de producteurs qui bénéficient de ce droit en raison du lieu où ils sont établis. Cette protection se différencie donc de celle qui est assurée aux marques, lesquelles ne peuvent être utilisées que par leurs titulaires» (52). Elle suppose une récompense de l’effort fait par les propriétaires de la dénomination, qui, en élaborant des objets d’une certaine forme, parviennent à leur donner une réputation qui mérite d’être protégée par cette modalité de propriété industrielle. La protection évite que les possesseurs du signe subissent des préjudices économiques et empêche, en outre, un enrichissement illicite d’autres personnes.
28. Toutefois, du fait des avancées obtenues sur le plan international et du désir de trouver une solution adaptée aux orientations existant dans les législations nationales, la protection ne se limite pas aux appellations d’origine typiques, mais englobe, bien qu’avec une intensité moindre, les indications géographiques. Au vu des recours en annulation en cause en l’espèce, il est intéressant de s’arrêter sur ces deux notions. Il y a également lieu de se pencher sur les dénominations ne pouvant être enregistrées et sur la procédure d’enregistrement.
1. Les notions d’«appellation d’origine» et d’«indication géographique»
29. L’article 2 du règlement de base décrit ce qu’il convient d’entendre, aux fins de ce règlement, par l’une et l’autre de ces notions. Le paragraphe 2 dudit article procède à une première délimitation, élargie dans les paragraphes 3 et 4 de ce dernier.
a) La délimitation de base
30. Selon l’article 2, paragraphe 2, du règlement de base:
a) L’appellation d’origine signale «le nom d’une région, d’un lieu déterminé ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays, qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire:
– originaire de cette région, de ce lieu déterminé ou de ce pays et
– dont la qualité ou les caractères sont dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains, et dont la production, la transformation et l’élaboration ont lieu dans l’aire géographique délimitée» (53).
b) L’indication géographique désigne «le nom d’une région, d’un lieu déterminé ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays, qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire:
– originaire de cette région, de ce lieu déterminé ou de ce pays et
– dont une qualité déterminée, la réputation ou une autre caractéristique peut être attribuée à cette origine géographique et dont la production et/ou la transformation et/ou l’élaboration ont lieu dans l’aire géographique délimitée.»
31. Toute appellation n’est donc pas protégée. Ne le sont que celles pour lesquelles le lien entre, d’une part, le bien et, d’autre part, sa désignation est double, spatial et qualitatif. Le lien qualitatif sert, en outre, à différencier l’appellation d’origine de l’indication géographique, le lien avec l’environnement étant moins intense dans le cas de la seconde (54).
i) Le lien géographique
32. L’une comme l’autre modalités nécessitent un lien direct avec un lieu. Cet élément de la relation n’a pas de limite minimale, car la mention «un lieu déterminé» inclut la plus petite portion, comme une partie de vallée, le versant d’une montagne ou la rive d’une rivière.
33. À l’inverse, il existe une limite maximale, imposée par l’expression «pays», unité territoriale qui n’est protégée que «dans des cas exceptionnels». En principe, on peut imaginer que cette possibilité est prévue pour les États de taille réduite (55). Cependant, s’il en était ainsi, le règlement l’aurait indiqué (56). Il est donc possible, dans le respect des conditions prévues, de protéger des appellations de grande étendue, y compris celles incluant une nation dans son ensemble (57).
34. Il convient d’insister sur la possibilité que l’appellation d’origine couvre tout un territoire, certaines dispositions, tant nationales qu’internationales, ne prévoyant aucune limite maximale (58). À l’inverse, certaines règles communautaires, telles que celles citées relativement au secteur vitivinicole, évoquent le caractère extraordinaire d’une référence aussi large (59).
35. Une désignation qui englobe un État dans son ensemble peut certes être taxée de protectionniste, dans la mesure où ses produits obtiennent des avantages du simple fait d’avoir été fabriqués dans ce pays. En qualifiant ces cas d’«exceptionnels», le règlement entend toutefois indiquer le peu de cas dans lesquels les caractéristiques d’une marchandise sont liées aux éléments naturels et humains de l’ensemble d’un pays (60), situation qui se présente surtout dans les pays de petite taille, ce qui n’empêche pas l’application à d’autres situations. L’enregistrement de «svecia» (61) ou de «salamini italiani alla cacciatora» (62) entre par exemple dans ce cas de figure.
ii) Le lien qualitatif
36. Cette exigence vise à ce que le bien ait une qualité ou des propriétés qui le distinguent d’autres produits semblables du fait de conditions spécifiques à son milieu d’origine, comme le climat ou la végétation.
37. Toutefois, la spécificité est généralement due à plus d’une raison, parfois à la combinaison de plusieurs d’entre elles. La disposition mentionne les facteurs «naturels et humains» (63). Bien que l’emploi de la conjonction «et» révèle l’exigibilité des deux éléments, rien n’empêche que l’un d’eux prédomine habituellement, de sorte que, dans la majorité des cas, les spécificités soient couvertes par l’appellation d’origine lorsqu’elles répondent à l’influence de circonstances naturelles, et par l’indication géographique lorsque les particularités résultent spécifiquement de l’action humaine (64).
b) Notions assimilées
38. Les paragraphes 3 et 4 de l’article 2 élargissent la notion d’appellation d’origine en ajoutant les dénominations traditionnelles et d’autres désignations ayant des connotations physiques.
i) Les dénominations traditionnelles
39. Normalement, les désignations territoriales portent le nom d’une ville, d’une localité, d’une zone ou d’une région plus ou moins étendue. D’autres signes de plus grande portée existent toutefois dans les échanges économiques, qui n’évoquent pas directement et sans équivoque une provenance régionale, mais qui la suggèrent de manière indirecte. Il en va ainsi avec les termes traditionnels, qui ne se réfèrent pas directement à un endroit, mais qui sont toutefois à même d’indiquer l’origine de la marchandise, car ils génèrent, dans l’esprit des consommateurs, une association d’idées avec un certain lieu (65).
40. Aux termes de l’article 2, paragraphe 3, sont également considérées comme des appellations d’origine certaines dénominations traditionnelles, géographiques ou non, désignant un produit agricole ou une denrée alimentaire originaire d’une région ou d’un lieu déterminé et qui remplit les conditions visées au paragraphe 2, sous a), deuxième tiret (66).
41. Dans ces dénominations, également autorisées dans d’autres domaines, comme dans le secteur vitivinicole (67), le lien géographique disparaît, bien que l’association avec une zone concrète d’où découlent certaines caractéristiques soit maintenue en tant qu’élément de base. Ce sont des cas anormaux – la disposition parle de «certaines dénominations» – qui réunissent les conditions essentielles de la notion à laquelle ils sont assimilés.
42. Contrairement à d’autres secteurs dans lesquels la protection n’est accordée que relativement aux dénominations explicitement mentionnées, une protection générale est désormais offerte à des biens, agricoles ou alimentaires, originaires «d’une région ou d’un lieu déterminé», à condition que leur qualité ou leurs caractères soient dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains, et que leur production, transformation et élaboration aient lieu dans l’aire géographique délimitée.
ii) Les autres désignations territoriales
43. L’article 2, paragraphe 4, étend la protection lorsque les matières premières des produits concernés proviennent d’une zone géographique plus vaste ou différente de l’aire de transformation, à condition que l’espace de production de la matière première ait été délimitée, qu’il existe des conditions particulières pour sa production et qu’il existe un régime de contrôle assurant le respect de ces conditions.
44. Sont inclus ici les cas dans lesquels une marchandise identifiée par une appellation d’origine ne provient toutefois pas de l’endroit indiqué (68).
2. Les dénominations non enregistrables
45. L’article 3 procède à une délimitation négative, interdisant l’enregistrement de certains noms, comme les noms génériques et ceux qui peuvent induire en erreur quant à la véritable origine du bien.
a) Les dénominations génériques
46. Recourant à une interdiction classique, appliquée par les administrations nationales et reconnue par la Cour (69), le paragraphe 1 de la disposition précitée interdit l’enregistrement des «dénominations devenues génériques». Cette disposition est complétée par l’article 17, paragraphe 2, qui exclut également «les dénominations génériques», même si elles jouissent d’une protection dans les États membres ou si elles sont consacrées par l’usage dans d’autres États où un système de protection n’existe pas.
47. L’interdiction est justifiée, car elles ne remplissent plus leur fonction essentielle, ayant perdu le lien avec la zone d’origine et ayant cessé de caractériser la marchandise en tant que telle comme provenant d’un certain endroit, pour devenir descriptives d’un genre ou d’un type d’objets (70).
48. Le règlement de base lui-même, conscient des problèmes provoqués par l’interdiction, fixe des règles pour sa délimitation. D’une part, il indique que, «[a]ux fins du présent règlement, on entend par ‘dénomination devenue générique’ le nom d’un produit agricole ou d’une denrée alimentaire qui, bien que se rapportant au lieu ou à la région où ce produit […] a été initialement produit ou commercialisé, est devenu le nom commun d’un produit agricole ou d’une denrée alimentaire». D’autre part, il ajoute que, «[p]our déterminer si un nom est devenu générique, il est tenu compte de tous les facteurs et notamment:
– de la situation existant dans l’État membre où le nom a son origine et dans les zones de consommation,
– de la situation existant dans d’autres États membres,
– des législations nationales ou communautaires pertinentes.»
49. Les précautions ne s’arrêtent pas là, car l’article 3 ordonne au Conseil d’établir et d’approuver, avant l’entrée en vigueur des normes, une liste indicative non exhaustive des noms des produits agricoles ou des denrées alimentaires qui relèvent du présent règlement et qui sont considérés, aux termes du paragraphe 1, comme génériques et ne peuvent, de ce fait, être enregistrés. Cependant, à la date de lecture des présentes conclusions, cette liste n’a toujours pas été établie.
b) Les dénominations qui induisent en erreur
50. L’article 3, paragraphe 2, refuse l’enregistrement d’un nom lorsqu’il entre en conflit avec le nom «d’une variété végétale ou d’une race animale et que, de ce fait, il est susceptible d’induire le public en erreur quant à la véritable origine du produit».
3. La procédure d’enregistrement
51. De même que pour d’autres droits de la propriété industrielle, la garantie du signe distinctif d’un produit agricole ou d’un aliment dépend de l’inscription dans un registre, mesure qui a un caractère constitutif et qui répond à des objectifs analogues à ceux de la marque communautaire (71), à la différence de ce qui se passe dans le secteur vitivinicole.
52. Constituant l’unique moyen de protection de tels signes dans la Communauté, cette exigence doit être respectée, selon ce qui ressort de l’article 17, paragraphe 3, y compris pour les dénominations qui, avant l’entrée en vigueur du règlement de base, étaient déjà protégées par les droits nationaux ou consacrées par l’usage dans les États ayant adopté un autre système. L’enregistrement peut avoir lieu par voie normale ou par procédure simplifiée.
a) La procédure normale
53. Elle est composée de deux phases successives, la première devant le gouvernement national et la seconde devant la Commission. Cette dernière comprend la vérification, le cas échéant l’opposition, et la décision sur l’enregistrement.
54. Aux fins des présents recours en annulation, il convient juste de souligner que l’article 15 du règlement de base (72) instaure un comité (ci-après le «comité de réglementation») auquel un projet est soumis afin qu’il rende un avis. Deux alternatives se présentent alors: s’il y a accord, le projet est approuvé; sinon, il est soumis sans tarder au Conseil. Il en va de même en l’absence d’avis dudit comité, souvent due à l’insuffisance des votes. Si le Conseil, pour quelque raison que ce soit, ne s’est pas prononcé dans le délai de trois mois, «les mesures proposées sont arrêtées par la Commission».
b) La procédure simplifiée
55. Outre ces mesures, l’article 17 en contenait d’autres plus simples – la disposition a été supprimée par le règlement n° 692/2003 –, afin d’éviter que les dénominations déjà protégées par les ordres juridiques nationaux subissent les mêmes obstacles et retards que les nouvelles.
56. Il prévoyait les mesures suivantes: a) la communication par les États membres à la Commission, dans un délai de six mois suivant l’entrée en vigueur du règlement, des dénominations qu’ils souhaitaient faire enregistrer parmi celles légalement protégées ou, dans les États membres où un système de protection n’existe pas, parmi celles consacrées par l’usage; et b) l’enregistrement par ladite institution, selon la procédure prévue à l’article 15, des dénominations conformes aux articles 2 et 4, l’article 7 ne s’appliquant pas et l’enregistrement des «dénominations génériques» étant interdit (73).
c) Le comité scientifique
57. Ce régime, quelle que soit la procédure suivie, comporte fréquemment l’examen de problèmes très techniques. Pour être conseillée dans ces questions, la Commission a, par décision du 21 décembre 1992 (74), instauré un comité scientifique, composé de professionnels hautement qualifiés, ayant la tâche d’examiner les éléments de définition des indications et des appellations et leurs exceptions ainsi que leur caractère générique, d’apprécier la dimension traditionnelle d’un bien et les critères relatifs au risque de confusion du consommateur en cas de conflit.
E – Le règlement (CE) n° 1107/96
58. Sur le fondement des communications prévues à l’article 17 du règlement de base, la Commission a approuvé, le 12 juin 1996, le règlement (CE) n° 1107/96 (75), afin de publier les enregistrements faits au niveau communautaire. L’article 1er de ce règlement prévoit que «[l]es dénominations figurant en annexe sont enregistrées en tant qu’indications géographiques protégées […] ou appellations d’origine protégée».
59. Cette annexe a été modifiée et complétée à maintes reprises, généralement pour ajouter une nouvelle dénomination (76). C’est précisément la contestation de l’un de ces ajouts qui a donné lieu aux présents recours.
II – Examen de la jurisprudence de la Cour
60. L’étude des arrêts de la Cour revêt une importance particulière pour comprendre les notions devant être examinées, la finalité de la protection accordée et le sens du règlement de base.
A – Qualification en tant que droits de la propriété industrielle et commerciale
61. L’arrêt Dassonville (77) a traité pour la première fois des indications de provenance, bien que de manière incidente, à l’occasion d’une procédure préjudicielle portant sur l’interprétation des anciens articles 30, 31, 32, 33, 36 et 85 du traité CEE, relativement à l’exigence en Belgique d’une pièce officielle délivrée par le gouvernement du pays de l’exportateur pour les biens portant une appellation d’origine. Outre la définition en tant que mesure d’effet équivalent (point 5 dudit arrêt), il a déclaré que, tant qu’il n’existe pas de régime communautaire garantissant aux consommateurs l’authenticité de la filiation d’un produit, les États sont habilités à prendre des mesures raisonnables, non discriminatoires ni restrictives, afin de prévenir les pratiques déloyales (points 6 et 7 du même arrêt).
62. L’arrêt Sekt-Weinbrand, précité, a abordé la question de manière plus directe du point de vue de la libre circulation des marchandises. La Commission avait estimé que la République fédérale d’Allemagne portait atteinte à cette liberté en réservant les appellations «Sekt» et «Weinbrand» aux vins et aux brandys nationaux et la dénomination «Prädikatssekt» aux Sekt élaborés dans ledit pays contenant une proportion minimale de raisin allemand. La Cour a partagé cette position, affirmant que, si le traité ne fait pas obstacle au pouvoir de chaque État de légiférer en la matière, il interdit néanmoins d’introduire de nouvelles conditions arbitraires et injustifiées provoquant des effets équivalents à des restrictions quantitatives, ce qui est le cas lorsque la protection prévue pour les indications de provenance est accordée à des dénominations n’ayant, au moment où cette protection est accordée, que la nature de dénominations génériques.
63. Ledit arrêt a reconnu que la restriction à la libre circulation était justifiée par la nécessité de garantir les dénominations d’origine, dans la mesure où celles-ci sauvegardent les intérêts des producteurs contre la concurrence déloyale et ceux des consommateurs contre les indications susceptibles de les induire en erreur (point 7). L’arrêt Cassis de Dijon (78), précité, a mentionné à nouveau la «loyauté des transactions commerciales» et la «défense des consommateurs» pour justifier la restriction.
64. Ces raisons ne se trouvent pourtant pas parmi celles énoncées à l’article 30 CE, qui «ne peuvent être étendues à des cas autres que ceux limitativement prévus» (79), devant être interprétées strictement (80). Surgissent donc des doutes quant à l’applicabilité de cette disposition aux termes désignant l’origine d’un objet.
65. La plus grande partie de la doctrine s’est prononcée en faveur de leur inclusion dans la notion de propriété industrielle et commerciale, citée dans la disposition (81). La convention d’union de Paris pour la protection de la propriété intellectuelle, du 20 mars 1883 (82), qui visait dans son article 1er, deuxième alinéa, outre les brevets et les marques, les «indications de provenance ou appellations d’origine», était invoquée à cet égard.
66. L’arrêt Delhaize et Le Lion (83) a étayé cette thèse en examinant la possibilité de mettre le vin en bouteilles dans un lieu distinct de celui de son élaboration et en considérant que refuser cette possibilité constitue une mesure interdite qui ne peut être justifiée «par des raisons tenant à la protection de la propriété industrielle et commerciale, au sens de l’article 36 du traité [devenu, après modification, article 30 CE], que si [elle est nécessaire] afin de garantir que l’appellation d’origine remplisse sa fonction spécifique» (point 16). La même position a été soutenue dans les arrêts Exportur (84) et Belgique/Espagne (85); selon ce dernier, «[l]es appellations d’origine relèvent des droits de propriété industrielle et commerciale. La réglementation applicable protège leurs bénéficiaires contre une utilisation abusive desdites appellations par des tiers désirant tirer profit de la réputation qu’elles ont acquise. Elles visent à garantir que le produit qui en est revêtu provient d’une zone géographique déterminée et présente certains caractères particuliers» (point 54). Ces idées ont été reprises dans les arrêts Ravil (86) ainsi que Consorzio del Prosciutto di Parma et Salumificio S. Rita (87).
B – La finalité de la protection
67. L’arrêt Sekt-Weinbrand, précité, a précisé que la fonction des appellations d’origine et des indications géographiques consiste à informer et à garantir que le produit désigné «possède effectivement des qualités et des caractères dus à la localisation géographique de sa provenance» (point 7). Cette jurisprudence supposait l’exigence d’un double lien, spatial et qualitatif (88), concrétisé dans le règlement de base, sur lequel l’arrêt Delhaize et Le Lion, précité, a également insisté.
68. L’arrêt Belgique/Espagne, précité, a mis l’accent sur la réputation auprès des consommateurs, qui peut être utilisée par les producteurs pour attirer une clientèle. Il a indiqué que «[l]a réputation des appellations d’origine est fonction de l’image dont celles-ci jouissent auprès des consommateurs. Cette image dépend elle-même, essentiellement, des caractéristiques particulières, et plus généralement de la qualité du produit. C’est cette dernière qui fonde, en définitive, la réputation du produit» (point 56).
69. L’inclusion dans la propriété industrielle et commerciale offre une nouvelle perspective pour le patrimoine des titulaires, fondée sur la renommée, manifeste ou implicite, de leurs produits (89), les protégeant contre l’usurpation par ceux qui prétendent utiliser une dénomination sans fondement juridique. En d’autres termes, elle implique l’attribution d’un monopole d’usage. Comme l’arrêt Keurkoop (90) l’a déclaré, la garantie de ces possessions aux fins de l’article 30 CE a pour objet «de définir des droits d’exclusivité caractéristiques de cette propriété» (point 14).
70. Toutefois, selon ce qui ressort de l’arrêt Warsteiner Brauerei (91) et, plus explicitement, de l’arrêt CMA, précité, la protection des indications de provenance dites simples ne découle pas de la protection industrielle et commerciale, mais, le cas échéant, de la protection des consommateurs. Le point 26 de ce dernier arrêt rejette l’argument selon lequel «le régime litigieux serait justifié en vertu de l’article 36 du traité CE (devenu, après modification, article 30 CE) comme bénéficiant de la dérogation relative à la protection de la propriété industrielle et commerciale dans la mesure où le label CMA constituerait une indication de provenance géographique simple».
C – Le règlement de base
71. La Cour a examiné le règlement de base à de multiples occasions. Si l’on tente de systématiser la jurisprudence en vue d’une considération générale à cet égard, on distingue les décisions relatives au champ d’application, celles portant sur l’étendue de la couverture communautaire et celles sur l’enregistrement et ses effets.
1. Le champ d’application
72. L’arrêt Italie/Commission (92) a indiqué, dans un recours attaquant le règlement relatif aux normes commerciales de l’huile d’olive (93), que les critères énoncés dans le règlement de base «se réfèrent à des aires géographiques déterminées et homogènes et ne sauraient être transformés en règles générales, applicables quelles que soient l’étendue et l’hétérogénéité des zones concernées». Il n’y a donc pas de «principe général selon lequel l’origine des différents produits agricoles devrait être impérativement et uniformément fixée en fonction de la zone géographique dans laquelle ceux-ci ont été cultivés» (point 24).
73. En outre, comme il ressort de l’arrêt Budéjovický Budvar (94), l’utilisation du règlement de base «dépend essentiellement de la nature de la dénomination, en ce sens qu’il se limite aux désignations afférentes à un produit pour lequel il existe un lien particulier entre ses caractéristiques et son origine géographique ainsi que de la portée communautaire de la protection conférée».
74. Plus concrètement, l’arrêt Pistre e.a., précité, que j’ai déjà examiné, répondant à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation (France) sur l’utilisation du terme «montagne» pour des biens agricoles et alimentaires, a souligné la nécessité du lien entre, d’une part, la qualité et les caractères des produits et, d’autre part, l’environnement géographique. Ce lien n’existe pas dans ledit terme qui, en outre, évoque chez l’acheteur des qualités liées abstraitement à des zones de montagne, et non à un lieu, à une région ou à un pays.
75. En tout état de cause, comme il ressort de ce dernier arrêt, hors du champ d’application du règlement de base, les États conservent la faculté de réglementer l’utilisation de dénominations territoriales sur leur territoire. L’arrêt Warsteiner Brauerei, précité, a confirmé ce critère relativement aux indications simples, en déclarant que le droit communautaire «ne s’oppose pas à l’application d’une réglementation nationale qui interdit l’utilisation, comportant un risque de tromperie, d’une indication de provenance géographique pour laquelle il n’existe aucun lien entre les caractéristiques du produit et sa provenance géographique» (point 54). L’arrêt Budéjovický Budvar, également précité, a de nouveau souligné cette idée.
2. L’étendue de la protection
76. L’arrêt Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola (95) a indiqué, d’une part, que, en l’état actuel du droit communautaire, le principe de la libre circulation des marchandises ne fait pas obstacle à ce qu’un État membre prenne des mesures pour protéger les appellations enregistrées. Il a ajouté, d’autre part, que la protection du règlement de base s’étend à toute évocation [article 13, paragraphe 1, sous b)], même si la véritable origine est indiquée, ce qui inclut les cas dans lesquels la dénomination utilisée incorpore une partie de la protection, l’existence ou non d’un risque de confusion n’étant pas déterminante (points 25 et 26).
77. Cela dit, il existe généralement plusieurs phases entre la fabrication et la commercialisation. Les arrêts Ravil ainsi que Consorzio del Prosciutto di Parma et Salumificio S. Rita, précités, se sont donc prononcés sur la possibilité que le râpage et l’emballage d’un fromage ainsi que la coupe en tranches d’un jambon soient effectués dans des lieux distincts de ceux de production. Les deux décisions ont affirmé que ni l’obligation d’informer les consommateurs que ces opérations ont eu lieu dans un autre endroit ni les contrôles effectués en dehors de la région de production ne suffisent pour garantir l’objectif visé par les appellations d’origine (96).
3. L’enregistrement et ses effets
78. Les arrêts Chiciak et Fol (97) ainsi que Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola, précité, se sont penchés sur le caractère obligatoire de l’enregistrement, le second arrêt s’appuyant sur le premier pour nier que la protection accordée par une administration nationale continue à s’appliquer après l’enregistrement par la Commission, même si cette protection a une portée supérieure à la protection européenne (point 18).
79. Quant à lui, l’arrêt Chiciak et Fol, précité, a déterminé les effets de l’enregistrement, en examinant la possibilité de modifier unilatéralement un nom enregistré selon la procédure simplifiée visée à l’article 17 du règlement de base. Il a rejeté une telle possibilité, interprétant la norme «en ce sens que, après son entrée en vigueur, un État membre ne peut, en adoptant des dispositions nationales, modifier une appellation d’origine pour laquelle il a demandé l’enregistrement conformément à l’article 17 et la protéger au niveau national» (point 33).
80. En ce qui concerne les conséquences de l’enregistrement, il convient de mentionner également l’arrêt Bigi (98). Le litige portait sur le point de savoir si du fromage râpé pouvait être vendu en tant que «parmesan» hors d’Italie – pays dans lequel il est produit et où l’utilisation d’une telle appellation est interdite –, alors qu’il ne respecte pas le cahier des charges du «Parmigiano Reggiano». La réponse a été très claire: à partir du moment où un État membre demande l’enregistrement selon la procédure simplifiée, les produits non conformes aux clauses correspondantes ne peuvent être légalement commercialisés sur son territoire; en outre, dès lors que les dénominations figurent dans la liste, le régime dérogatoire visé à l’article 13, paragraphe 2, du règlement de base s’applique uniquement aux produits non originaires de son territoire.
81. Sur un autre plan, la contestation de l’une des modifications du règlement n° 1107/96, incorporant «Spreewälder Gurken» en tant qu’indication géographique protégée (99), a permis à la Cour d’aborder, dans l’arrêt Carl Kühne e.a (100), le point du partage des compétences entre les États et la Commission dans la procédure d’enregistrement, clarifiant la notion de dénomination «consacrée par l’usage» employée à l’article 17 du règlement de base. Sur le premier point, elle a indiqué que le partage de compétences s’explique par le fait que l’enregistrement présuppose la vérification «qu’un certain nombre de conditions sont réunies, ce qui exige, dans une large mesure, des connaissances approfondies d’éléments particuliers à l’État membre concerné, éléments que les autorités compétentes de cet État sont les mieux placées pour vérifier» (point 53), tandis qu’il incombe à la Commission de s’assurer que «le cahier des charges qui accompagne la demande est conforme à l’article 4 du règlement», c’est-à-dire qu’il contient les indications requises et que ces éléments n’apparaissent pas entachés d’erreurs manifestes, et que «la dénomination remplit les exigences de l’article 2, paragraphe 2, sous a) ou b)» du règlement (point 54). En ce qui concerne le second point, la Cour a estimé que l’appréciation visant à savoir si une dénomination est consacrée par son usage relève des vérifications qui doivent être faites par les autorités compétentes nationales, sous le contrôle, le cas échéant, des juridictions nationales, avant que la demande d’enregistrement ne soit communiquée à la Commission (point 60).
4. Résumé
82. L’ensemble de ces arrêts reflète la tendance de la réglementation européenne consistant à mettre en valeur la qualité des produits, dans le cadre de la politique agricole commune, afin d’en favoriser la réputation, comme le reconnaissent expressément les arrêts Ravil ainsi que Consorzio del Prosciutto di Parma et Salumificio S. Rita, précités (101), qui attribuent une double finalité aux appellations d’origine: garantir la provenance de l’objet désigné et empêcher l’utilisation frauduleuse du nom, tout en protégeant la propriété industrielle et commerciale, qui acquiert de plus en plus d’importance par rapport au principe de la libre circulation des marchandises.
III – Antécédents des litiges
A – La première inclusion de la «feta» dans le règlement n° 1107/96 (102)
83. Le 21 janvier 1994, les autorités grecques ont demandé à la Commission, conformément à l’article 17, paragraphe 1, du règlement de base, l’enregistrement, en tant qu’appellation d’origine protégée, du terme «feta», correspondant à un type de fromage. Le dossier joint contenait des informations relatives à l’origine géographique de la matière première utilisée dans la fabrication, aux conditions naturelles de la région dans laquelle ce produit est élaboré, aux espèces et races d’animaux producteurs du lait utilisé, aux caractéristiques qualitatives du lait, aux procédés de fabrication du fromage et à ses particularités.
84. L’arrêté ministériel n° 313025/1994 du ministère de l’Agriculture, du 11 janvier 1994 (103), protégeant ladite désignation au niveau national, était joint au dossier:
– selon son article 1er, paragraphe 1, «[l]’appellation ‘feta’ est reconnue comme appellation d’origine protégée (AOP) pour le fromage blanc saumuré qui est fabriqué traditionnellement en Grèce, et en particulier dans les régions mentionnées au paragraphe 2 du présent article, à partir de lait de brebis ou d’un mélange de ce dernier avec du lait de chèvre».
– Aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, de cet arrêté, le lait utilisé pour la fabrication doit provenir «exclusivement des régions de Macédoine, Thrace, Épire, Thessalie, Grèce centrale, Péloponnèse et du département (‘Nomos’) de Lesbos».
– Les autres dispositions dudit arrêté définissent les conditions à remplir par le lait, le procédé de fabrication, les caractéristiques du fromage, notamment qualitatives, organoleptiques et gustatives, ainsi que les indications des emballages.
– L’article 6, paragraphe 2, du même arrêté interdit de fabriquer, d’importer, d’exporter, de faire circuler et de commercialiser sous l’appellation «feta» du fromage ne respectant pas les conditions précédentes.
85. Face à la nécessité d’agir avec la plus grande prudence, la Commission a fait procéder, en 1994, à un sondage Eurobaromètre auprès de 12 800 personnes, dont les conclusions, telles qu’elles figurent dans le rapport final du 24 octobre 1994, ont été les suivantes:
– En moyenne, un citoyen de l’Union européenne sur cinq a déjà entendu le terme «feta» ou vu sa représentation graphique. Dans deux États, à savoir la République hellénique et le Royaume de Danemark, presque tout le monde l’identifie.
– Parmi les personnes qui distinguent cette dénomination, la majorité l’associe à un fromage et une bonne partie de celles-ci précise qu’il s’agit d’un fromage grec.
– Trois personnes sur quatre connaissant la «feta» précisent qu’elle évoque un pays ou une région avec lequel ou laquelle le produit a quelque chose à voir.
– Parmi les personnes qui ont déjà vu ou entendu le terme, 37,2 % considèrent qu’il s’agit d’un nom commun – pourcentage qui atteint 63 % au Danemark –, tandis que 35,2 % la considèrent comme un produit d’origine – en Grèce, 52 % des personnes partagent cet avis. Le reste ne s’est pas exprimé.
– On constate enfin des opinions très divergentes sur le point de savoir s’il s’agit d’un produit générique ou d’un produit d’origine. Parmi les personnes qui réagissent spontanément face au nom et qui indiquent qu’il s’agit d’un fromage, 50 % lui attribuent une provenance concrète et 47 % estiment qu’il s’agit d’un nom commun.
86. Le comité scientifique a rendu un avis le 15 novembre 1994, dans lequel il a estimé, par quatre voix contre trois, que, compte tenu des indications fournies, les conditions pour l’enregistrement, notamment celles de l’article 2, paragraphe 3, du règlement de base, étaient remplies. Il a également déclaré, cette fois à l’unanimité, que ledit terme ne présente pas un caractère générique.
87. Le 19 janvier 1996, la Commission a approuvé une liste de noms, parmi lesquels celui de «feta», susceptibles d’enregistrement, conformément à l’article 17 du règlement de base. Le comité de réglementation ne s’est pas prononcé dans le délai accordé à cet effet; la proposition ayant été soumise au Conseil le 6 mars 1996, cette institution ne s’est pas non plus prononcée dans les trois mois dont elle disposait.
88. Le 12 juin 1996, la Commission a adopté le règlement n° 1107/96, incluant la «feta» dans l’annexe de celui-ci, point A, «Produits de l’annexe II du traité destinés à l’alimentation humaine», rubrique «fromages», pays «Grèce», en tant qu’appellation d’origine protégée («AOP»).
89. Les gouvernements danois, allemand et français ont attaqué cet enregistrement, introduisant les recours en annulation correspondants devant la Cour.
B – L’arrêt «Feta»
90. Cet arrêt a mis fin aux trois litiges, annulant le règlement (CE) n° 1107/96, pour autant qu’il procède à l’enregistrement de la dénomination «feta» en tant qu’appellation d’origine protégée.
91. Les requérantes avaient invoqué essentiellement deux moyens tirés de la violation des articles 2, paragraphe 3, et 3, paragraphe 1, du règlement de base. Dans le premier moyen, elles faisaient grief du non-respect des conditions nécessaires pour l’enregistrement, dans la mesure où l’aliment désigné n’était pas originaire d’une région ou d’un lieu déterminé et ne présentait pas de qualités ou caractères dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique, comprenant les facteurs naturels et humains, dont il est originaire. Dans le second moyen, elles soutenaient que l’expression était générique, et ne pouvait donc pas être enregistrée.
92. La Cour a commencé par examiner ce dernier point, car l’interdiction concerne toutes sortes de dénominations, y compris celles qui remplissent les conditions exigées pour leur accorder protection (point 52).
93. Après avoir rapporté, d’une part, les allégations des États requérants (points 53 à 64) et, d’autre part, celles de la Commission et de la Grèce – qui, comme en l’espèce, est intervenue à l’appui de la légalité du règlement attaqué – (points 65 à 77), la Cour a fait part de son appréciation, de laquelle ressortent les points suivants:
– l’interdiction d’enregistrement fixée à l’article 3 du règlement de base est également applicable «aux dénominations qui ont toujours été génériques» (point 80).
– Certains gouvernements ayant présenté des arguments en la matière, «que ce soit dans le cadre de l’élaboration de la proposition de liste des dénominations génériques […] ou dans celui de la procédure d’adoption du règlement litigieux», «les considérations» que la Commission a fait valoir avant et durant l’examen de la demande revêtent une grande importance (points 82 à 86).
– Leur examen révèle que ladite institution a «minimisé l’importance à attribuer à la situation existant dans les États membres autres que l’État d’origine et a dénié toute pertinence à leurs législations nationales» (point 87), facteurs mentionnés expressément, avec la situation existant dans l’État membre dans lequel le nom a son origine et dans les zones de consommation, à l’article 3, paragraphe 1 (point 88).
– Dans le même ordre d’idées, en vertu de l’article 7, paragraphe 4, deuxième tiret, «le fait que l’enregistrement d’une dénomination […] puisse porter préjudice à l’existence des produits qui se trouvent légalement sur le marché constitue un motif de recevabilité d’une déclaration d’opposition de la part d’un autre État membre», ce qui, bien que cela soit prévu expressément pour la procédure d’enregistrement normale, produit également des effets dans la procédure simplifiée, car il convient de tenir compte «des usages loyalement et traditionnellement pratiqués et des risques effectifs de confusion» (points 91 à 94).
– Il convient aussi de tenir compte de l’existence de produits sur le marché légalement commercialisés sous cette dénomination dans des États membres autres que l’État d’origine demandeur de l’enregistrement (point 96).
– Dans le cas litigieux, il n’a pas été tenu compte du fait que la dénomination en cause «a été utilisée depuis longtemps dans certains États membres autres que la République hellénique» (point 101).
94. Les points précédents ont amené la Cour à considérer que la Commission n’avait pas tenu compte de «l’ensemble des facteurs que l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement de base l’obligeait à prendre en considération» et ont conduit au jugement d’annulation mentionné.
95. Ledit arrêt n’a pas examiné les conditions matérielles exigées pour l’enregistrement, notamment le prétendu caractère générique du terme. Il a simplement apprécié l’analyse de la Commission, la considérant incomplète. Il n’a pas non plus vérifié l’existence des formalités imposées aux dénominations traditionnelles.
C – La deuxième inclusion de la «feta» dans le règlement n° 1107/96 en vertu du règlement n° 1829/2002
96. À la suite de l’arrêt commenté, le règlement n° 1070/1999 a supprimé la mention «feta» du registre.
97. Toutefois, compte tenu des raisons de l’annulation, la Commission a voulu évaluer, de manière exhaustive et actualisée, la situation dans la Communauté relativement à la production, à la consommation et à la connaissance de la «feta», en envoyant un questionnaire à tous les États le 15 octobre 1999, sur lequel il convient de s’arrêter, malgré son caractère purement indicatif (104).
a) Quant à l’élaboration du fromage, seuls la Grèce – depuis 1935 – et le Danemark – depuis 1963 – disposent d’une législation spécifique (105), bien que l’Allemagne et la France le fabriquent aussi:
– la Grèce en produisait 115 000 tonnes, presque en totalité destinées au marché national.
– Le Danemark atteignait une production de 27 640 tonnes en 1998, essentiellement destinée à l’exportation.
– L’Allemagne a commencé la production en 1972, le résultat oscillant entre 19 757 et 39 201 tonnes, initialement consommée par les immigrants, mais orientée ensuite vers le commerce extérieur.
– La France a commencé à produire ce fromage en 1931, parvenant à 19 964 tonnes, dont les trois quarts sont vendus à d’autres pays (106).
Il convient de souligner que, si les grecs emploient uniquement du lait de brebis ou un mélange de lait de brebis et de chèvre, les danois et les allemands utilisent presque exclusivement du lait de vache, tandis que les français emploient du lait de brebis et, dans une moindre mesure, celui de vache.
b) En ce qui concerne la consommation, sans préjudice des réserves formulées à cet égard (107), il ressort qu’au moment de l’adhésion de la Grèce à l’Union européenne en 1981, 92 % de la feta consommée sur le territoire communautaire l’était en Grèce, diminuant ensuite à 73 % en raison de l’augmentation dans les autres pays. Si l’on extrapole le volume de consommation par personne et par an, on parvient aux résultats suivants:
– en Espagne, au Luxembourg, au Portugal, en Italie et aux Pays-Bas, elle est inférieure ou égale à 0,010 kg (environ 0,08 % du total communautaire).
– En Irlande, au Royaume-Uni, en Autriche, en France, en Suède, en Belgique et en Finlande, elle varie entre 0,040 et 0,150 kg (de 0,32 à 1,22 %).
– En Allemagne, elle est de 0,290 kg (2,36 %).
– Au Danemark, elle se situe à 0,700 kg (5 %).
– En Grèce, elle s’élève à 10,500 kg (85,64 %).
c) Du point de vue des consommateurs, il semble qu’ils tendent généralement à associer la «feta» au monde hellénique, selon ce qui ressort de l’étiquetage du fromage (108), du contenu des publications et de la publicité.
98. Ces données ont été transmises au comité scientifique, qui, le 24 avril 2001, a émis un avis, approuvé à l’unanimité (109), niant le caractère générique du terme pour les raisons suivantes:
a) la production et la consommation du fromage sont majoritairement concentrées en Grèce, où la matière première et le procédé d’élaboration sont distincts de ceux des autres États membres, offrant une position dominante sur le marché unique. Dans les nombreux pays qui ne sont ni producteurs ni consommateurs, le nom n’est pas utilisé; il ne peut donc pas être qualifié de commun.
b) Dans la perception du consommateur, le nom «feta» évoque une origine concrète: l’origine grecque.
c) Dans les pays ayant une législation spécifique pour cet aliment, on note des différences techniques considérables. Le fait que l’expression soit utilisée dans la nomenclature douanière commune ou dans la réglementation communautaire relative aux restitutions à l’exportation est dénué d’importance en l’espèce.
99. La Commission, contrastant les informations dont elle disposait, a suggéré que la dénomination «feta» jouisse à nouveau d’une protection (110). Le comité de réglementation ne s’est pas prononcé dans le délai fixé par son président. La proposition a été soumise au Conseil, mais trois mois se sont écoulés sans que celui-ci se prononce.
100. Dans ces circonstances, le règlement n° 1829/2002 a accepté l’enregistrement, dans le registre visé à l’article 6, paragraphe 3, du règlement de base, en tant qu’appellation d’origine protégée, «[l]e caractère générique de la dénomination Feta n’ayant pas été établi» (trente-quatrième considérant du règlement n° 1829/2002), et celle-ci étant «une dénomination traditionnelle non géographique» (trente-cinquième considérant du même règlement).
D – L’affaire «Canadane Cheese Trading et Kouri»
101. Dans cette procédure préjudicielle, la Cour a été sur le point de se prononcer en faveur des mesures, mentionnées précédemment, adoptées par le gouvernement grec pour protéger la «feta». Elle ne l’a pas fait, car, les questions posées par la juridiction de renvoi ayant été retirées, elle n’a pas eu d’autre choix que de radier l’affaire par ordonnance du 8 août 1997, précitée.
102. Il convient de rappeler, ne serait-ce que sommairement, cette affaire et mes réflexions dans les conclusions présentées.
103. Sans préjudice de certaines pratiques antérieures et d’une première réglementation restrictive (111), le gouvernement grec a débuté la réglementation progressive des conditions de fabrication et de commercialisation du fromage «feta» par l’adoption de l’arrêté ministériel n° 2109/1988 (112) des ministères de l’Agriculture et des Finances, la poursuivant par l’adoption de deux autres arrêtés ministériels émanant des mêmes ministères, les arrêtés nos 688/1989 (113) et 565/1991 (114), qui ont modifié l’article 83 du code des denrées alimentaires, ce que l’arrêté ministériel n° 313025/1994 a également fait.
104. En application de cette réglementation, les autorités helléniques ont interdit de vendre sous le nom «feta» une partie du fromage importé du Danemark. L’entreprise danoise Canadane Cheese Trading amba et l’entreprise grecque Afoi G. Kouri AEVE ont attaqué l’interdiction ainsi que la condition, imposée pour l’accès au marché, d’utiliser l’expression «fromage blanc en saumure du Danemark, à base de lait de vache pasteurisé» (points 1 à 6 de mes conclusions dans cette affaire). Dans la procédure ultérieure, le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État) a posé trois questions à la Cour (point 7) visant à savoir si une législation qui interdit de commercialiser dans un État membre, sous la dénomination «feta», un fromage légalement produit et commercialisé dans un autre État membre sous cette même dénomination est une mesure d’effet équivalent contraire au droit communautaire et s’il existait, le cas échéant, une justification à cet égard (point 46).
105. Dans les conclusions, je me suis référé à la production et au commerce de ce fromage dans la Communauté (points 9 à 19), détaillant son processus de fabrication en Grèce et ses qualités principales: sa couleur blanche naturelle, son odeur et sa saveur caractéristiques (légèrement acide, salé et gras) ainsi que sa texture compacte (points 15 et 16). De même, j’ai examiné en détail la réglementation nationale concernant cet aliment (points 20 à 25). Le règlement de base n’étant pas encore entré en vigueur à l’époque des faits, je me suis arrêté sur la jurisprudence de la Cour ainsi que sur les règles communautaires relatives aux dénominations de vente des produits; sur ce dernier point, j’ai proposé la typologie suivante:
a) les dénominations communautaires (point 27), qui englobent les «euroaliments» – comme le miel ou le chocolat – et sont commercialisés sans restriction;
b) les dénominations génériques (points 28 à 34), qui regroupent les noms communs utilisés pour désigner les produits agricoles ou les denrées alimentaires, qui font partie du patrimoine culturel et gastronomique général et qui peuvent, en principe, être utilisées par quiconque les produit. Je citais comme tels le «vinaigre», le «genièvre», la «bière», les «pâtes alimentaires», le «yaourt», le fromage «édam», les «fromages», la «charcuterie» et le «pain»;
c) Les dénominations géographiques (points 35 à 44), qui désignent les denrées alimentaires par référence à leur provenance d’une zone géographique déterminée. Cette évocation pouvait avoir lieu de manière directe, lorsque la dénomination inclut une référence précise («queso manchego», «prosciutto di Parma», «faba asturiana» ou «camembert de Normandie»), ou de manière indirecte, lorsqu’elle ne contient aucun toponyme («queso de tetilla», «reblochon», «grappa», «ouzo» ou encore «cava»).
106. Entrant sur le fond des questions préjudicielles, il convenait, en premier lieu, de vérifier si les règles litigieuses constituaient une mesure d’effet équivalent, contraire à l’article 30 du traité, puis, en cas de réponse affirmative, d’examiner si cette mesure était justifiée.
a) Examinant les règles nationales à la lumière de la jurisprudence, j’ai déduit qu’elles constituaient l’une des mesures d’effet équivalant à une restriction quantitative mentionnées par le traité (points 47 à 49).
b) Par conséquent, il convenait de déterminer si la restriction était couverte par l’article 30 du traité ou, le cas échéant, par l’article 36 du traité:
– dans le cadre de l’examen de la protection des consommateurs et de la préservation de la loyauté des transactions commerciales, j’ai examiné les similitudes et les divergences entre les fromages grec et danois en fonction de la composition et du procédé de fabrication (points 61 et 62), des normes internationales (point 63), de la réglementation et des attentes des consommateurs du pays d’importation (point 64) et des autres États membres (point 65) ainsi que des actes communautaires (point 66). La conclusion a été qu’il n’existe pas de différence substantielle entre les deux produits et qu’un étiquetage adéquat permettait de garantir la protection des consommateurs et la fiabilité des échanges (points 67 et 68).
– Toutefois, si l’on tient compte du fait que l’examen est réalisé sur la base de l’ordre juridique hellénique, les droits de propriété industrielle et commerciale autorisent la restriction, car la dénomination «feta» en Grèce remplit les conditions mises en évidence par l’arrêt Exportur, précité: a) elle désigne, de manière indirecte, la provenance géographique du fromage qui est commercialisé sous cette dénomination (point 73); b) elle garantit un aliment ayant des caractéristiques spécifiques et une qualité qui lui vaut une grande réputation auprès des consommateurs de ce pays (points 74 et 75); c) elle est protégée par le droit national (point 76), et d) elle n’a subi en Grèce aucun processus d’érosion irréversible qui en aurait fait une dénomination générique (point 77).
107. Ces raisons m’ont conduit à proposer à la Cour de répondre aux questions préjudicielles comme suit:
«1) La réglementation d’un État membre qui interdit qu’un fromage légalement produit et commercialisé dans un autre État membre sous la dénomination de vente ‘feta’ soit commercialisé sur son territoire sous cette même dénomination est une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative incompatible avec l’article 30 du traité.
2) La réglementation d’un État membre qui réserve l’appellation ‘feta’ aux produits nationaux ne peut être justifiée par la protection des consommateurs ou la sauvegarde de la loyauté des transactions commerciales.
3) La réglementation d’un État membre visant à protéger les droits qui constituent l’objet spécifique d’une dénomination géographique telle que la dénomination ‘feta’ trouve un motif de justification dans la protection de la propriété industrielle et commerciale prévue par l’article 36 du traité.»
IV – Les recours en annulation
108. La République fédérale d’Allemagne et le Royaume de Danemark demandent l’annulation du règlement n° 1829/2002 (115); la République française et le Royaume-Uni interviennent à l’appui de leurs conclusions. La Commission défend la conformité au droit de ladite réglementation, soutenue par la République hellénique, qui affirme, en outre, dans ses observations, que les recours doivent être déclarés irrecevables pour avoir été introduits hors délai.
109. Dans la requête allemande, quelques moyens d’annulation de forme sont invoqués, dont l’examen doit précéder celui des moyens de fond, qui, tant dans ce cas que dans le recours danois, coïncident pour l’essentiel avec ceux invoqués dans les affaires ayant conduit à l’arrêt du 16 mars 1999, commenté précédemment, à savoir que le nom «feta» est générique et qu’il ne remplit pas les conditions exigées pour être considéré comme traditionnel et recevoir la protection accordée par le règlement de base.
110. Les représentants de la République fédérale d’Allemagne, du Royaume de Danemark, de la République française, de la République hellénique et de la Commission ont comparu à l’audience qui s’est tenue le 15 février 2005 afin de présenter oralement leurs observations.
A – Sur la recevabilité des recours en annulation
111. Le gouvernement grec affirme que, lorsque les mémoires en requête ont été présentés, le 30 décembre 2002, les deux mois prévus à l’article 230, cinquième alinéa, CE s’étaient écoulés, le règlement ayant été publié au Journal Officiel des Communautés européennes le 15 octobre 2002.
112. Cette exception procédurale ne saurait prospérer, car le délai fixé dans le traité pour attaquer une disposition doit être calculé selon le régime prévu à l’article 81 du règlement de procédure (116), dont le paragraphe 1 stipule que, «[l]orsqu’un délai pour l’introduction d’un recours contre un acte d’une institution commence à courir à partir de la publication de l’acte, le délai est à compter, au sens de l’article 80, paragraphe 1, sous a), à partir de la fin du quatorzième jour suivant la date de la publication de l’acte au Journal officiel de l’Union européenne»; le paragraphe 2 dudit article 81 ajoute que «[l]es délais de procédure sont augmentés d’un délai de distance forfaitaire de 10 jours».
113. Compte tenu de ces dispositions, dans les deux cas d’espèce, le point de départ des deux mois n’est donc pas le 15, mais le 30 octobre 2002, de sorte que, si les requêtes sont parvenues au greffe de la Cour le 30 décembre 2002, elles ont été déposées dans les délais.
114. Par conséquent, il convient de rejeter l’exception d’irrecevabilité fondée sur le caractère tardif des recours.
B – Les moyens de forme
115. La République fédérale d’Allemagne fait valoir à titre subsidiaire des moyens d’annulation pour violation du règlement interne du comité de réglementation et du règlement fixant le régime linguistique de la Communauté (117), ainsi que pour motivation insuffisante.
1. La violation des délais et du régime linguistique
116. Le gouvernement allemand indique que la convocation à la séance du comité de réglementation du 20 novembre 2001 a été faite par courrier électronique le 9 novembre 2001 et que les annexes qui y étaient jointes figuraient seulement en français et en anglais, leur traduction n’a pas été fournie, malgré une demande en ce sens.
117. Il fait grief du fait que la convocation a été réalisée moins de quatorze jours avant la séance (118), sans qu’un exemplaire des annexes soit fourni dans toutes les langues. La Commission ne nie pas ces faits, mais elle n’est pas d’accord quant à leurs conséquences juridiques.
118. Pour l’examen de cette question, il convient de rappeler que la forme ne constitue pas une fin en soi, a fortiori lorsque, sans les erreurs, le résultat final aurait été analogue (119).
119. On ne peut méconnaître que, selon son procès-verbal, la réunion du 20 novembre 2001 n’a consisté qu’en un échange d’opinions sur le dossier «feta» et en une synthèse des réponses au sondage envoyé par la Commission. Le projet de règlement a été discuté et voté le 16 mai 2002 (120).
120. Ces données permettent de différencier le cas d’espèce de l’arrêt Allemagne/Commission (121) invoqué par la partie requérante, dans lequel les défauts de forme constatés par la Cour, qui ont finalement conduit à l’annulation de l’acte attaqué, se sont produits lors de la réunion durant laquelle la proposition a été débattue. Résumant l’appréciation de la Cour, le point 32 dudit arrêt indique «[…] que l’adoption de l’avis du comité permanent de la construction en méconnaissance de l’obligation de procéder à ce double envoi dans le délai imparti et en omettant de reporter le vote malgré la demande formulée en ce sens par un État membre est viciée par une violation des formes substantielles qui entraîne la nullité de la décision attaquée.»
121. Dans les conclusions présentées dans cette affaire, j’ai distingué, en prenant en considération le contenu du règlement interne du comité en question, les cas dans lesquels des documents de travail en général ou des documents préparatoires d’une réunion sont notifiés de ceux dans lesquels l’adoption d’une réglementation particulière est débattue. Les formes sont importantes dans les deux cas, mais elles n’ont une importance fondamentale que dans le second, pour lequel la prescription de l’article 3 du règlement n° 1, à savoir que les textes des institutions soient rédigés dans la langue de l’État auquel ils sont envoyés, produit tous ses effets.
122. Suivant maintenant ce raisonnement, les irrégularités affectant la réunion du 20 novembre 2001 ne sont pas essentielles, et elles n’entraînent donc pas la nullité du règlement attaqué, dont la proposition a été débattue lors d’une autre réunion, pour laquelle il n’a pas été démontré qu’elles auraient eu une quelconque incidence. Il est également peu probable que la réduction des jours écoulés entre la convocation et la tenue de la réunion ou l’absence de traduction de l’avis du comité scientifique et des données du sondage aient pu conduire à une violation des droits de la défense.
123. En outre, si ces erreurs avaient été évitées, le comité de réglementation ne serait très probablement pas parvenu, dans sa décision ultérieure, à un autre avis sur le projet présenté par la Commission. Au contraire, il semble logique de penser que la solution aurait été identique – pas de majorité de votes. L’annulation du règlement attaqué conduirait à ce que la procédure soit ramenée au point où les erreurs ont été commises, son déroulement ultérieur étant, une fois remédié à celles-ci, probablement le même.
124. C’est en ce sens qu’il y a lieu de comprendre le dixième considérant du règlement litigieux, lorsqu’il affirme que la Commission a synthétisé les informations reçues de manière globale et par État membre, ceux-ci ayant ultérieurement eu la possibilité d’apporter des corrections et des modifications à cette synthèse. La nullité ne peut être déduite du fait que cette dernière affirmation est partiellement incorrecte.
2. Motivation insuffisante
125. Dans les conclusions que j’ai rédigées dans l’affaire Portugal/Commission (122), j’ai indiqué que la motivation d’un acte «en constitue un élément essentiel» (123) et que l’obligation de l’indiquer vise tant à protéger les justiciables qu’à mettre la Cour en mesure d’exercer pleinement le contrôle juridictionnel correspondant (124). La jurisprudence a également déclaré que cette exigence oblige à faire apparaître d’une façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution auteur de l’acte attaqué, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à l’organe judiciaire d’exercer son contrôle; toutefois, elle n’exige pas que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où doivent être pris en compte non seulement le libellé de la décision, mais aussi son contexte ainsi que l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (125) (point 83).
126. Dans le règlement litigieux, la Commission explique comment, à la demande des autorités grecques, elle a accepté d’enregistrer la dénomination «feta», bien qu’elle ait ordonné son retrait à la suite de l’arrêt du 16 mars 1999 (premier à cinquième considérants). Elle se réfère ensuite au questionnaire adressé aux États pour évaluer la production, la consommation et, de manière générale, la connaissance avérée par le consommateur communautaire de cette dénomination, exposant et commentant le contenu dudit questionnaire (sixième à vingt et unième considérants). Immédiatement après, elle mentionne l’avis émis par le comité scientifique, dont elle reproduit la partie finale (vingt-deuxième à trente-deuxième considérants). Elle considère ensuite «que l’analyse globale exhaustive de l’ensemble des éléments d’ordre juridique, historique, culturel, politique, social, économique, scientifique et technique communiqués par les États membres ou résultant des investigations que la Commission a entreprises ou commanditées, permet de considérer qu’il ne satisfait notamment à aucun des critères requis par l’article 3 du règlement (CEE) n° 2081/92 en vue de retenir le caractère générique d’une dénomination» (trente-troisième considérant), et que, au contraire, le terme «feta» constitue une dénomination traditionnelle non géographique, examinant de manière détaillée les facteurs naturels et humains qui contribuent à la création du fromage qu’il désigne (trente-quatrième à trente-sixième considérants). Enfin, elle mentionne l’existence dans le cahier des charges des éléments requis (trente-septième considérant), la nécessité de modifier le règlement n° 1107/96 (trente-huitième considérant) et la procédure suivie (trente-neuvième considérant).
127. Il découle de ce qui précède que la motivation est suffisante. On peut ne pas être d’accord avec l’étendue ou le contenu des raisonnements offerts, mais cette critique n’empêche pas la régularité de la justification donnée.
C – Les moyens de fond
128. Dans l’étude des deux moyens d’annulation de fond invoqués, il convient de suivre l’ordre proposé par la Cour dans l’arrêt du 16 mars 1999, analysant d’abord le point de savoir si le terme «feta» peut être qualifié de générique, pour examiner plus tard s’il s’agit d’une expression traditionnelle (126).
1. La «feta» en tant que dénomination générique
129. Il convient de se pencher tout d’abord sur «ce qui est générique», avant d’examiner les facteurs fixés par la réglementation pour la délimitation du terme et de les appliquer au cas d’espèce.
a) Quant à «ce qui est générique»
130. Est générique ce qui est commun à plusieurs espèces, y compris les caractéristiques que partagent une même classe ou famille, définissant leur nature ou leurs qualités. Il en va par exemple ainsi avec le terme «orange», qui s’applique à tous les fruits ayant certaines caractéristiques de forme, couleur, odeur ou saveur les distinguant de tous les autres (127).
131. Le caractère générique peut être dû au nom lui-même – parce qu’il a toujours été générique – ou à sa généralisation progressive. Il s’agit de noms qui n’ont jamais eu ou qui ont perdu leur fonction indicative, impropres à établir une différenciation en fonction du lieu de provenance.
132. Bien que la jurisprudence ne donne aucune définition de ce qu’il convient d’entendre par «dénomination générique» (128), l’application de cette notion aux aliments suppose y inclure, comme je l’ai indiqué dans les conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée, celles «qui font partie du patrimoine culturel et gastronomique général et qui peuvent, en principe, être utilisées par n’importe quel producteur» (point 28). En ce sens, la dénomination générique comprend aussi les noms qui ne sont pas rattachés à la production en un lieu déterminé, et donc à la provenance géographique du produit, mais uniquement aux propriétés de celui-ci, qui reposent sur l’utilisation de procédés de fabrication très similaires (129).
133. De même, ladite dénomination englobe d’autres expressions qui ont tout d’abord eu un sens territorial et qui l’ont perdu à la suite d’un processus de vulgarisation, ce qui veut dire que ces dernières ne servent plus à caractériser une marchandise ayant une origine déterminée, de sorte que leur utilisation n’est pas réservée aux entreprises situées dans la région correspondante.
134. La raison de la popularisation d’un nom vient (130) généralement du fait que certains producteurs non établis là où cette dénomination est apparue commencent à l’utiliser, de manière isolée ou avec un terme «délocalisateur» – dans ce cas, le processus est ralenti. À plusieurs reprises, l’utilisation a commencé dans des zones où s’étaient produits de grands flux migratoires, certains industriels reprenant l’activité exercée dans le pays d’origine pour l’exercer dans le pays d’accueil ou pour répondre à la demande des nouveaux venus, désireux de jouir de leur nourriture traditionnelle; dans les deux cas, ils agissent dans l’intention délibérée de profiter de la réputation déjà acquise par le produit. Au fur et à mesure de l’atténuation du lien géographique, ils continuent à utiliser le nom de bonne foi, convaincus qu’il désigne un type de produits dotés de certaines caractéristiques. La conversion s’achève lorsque le terme décrit un type et est utilisé librement.
135. Un autre élément qui joue un rôle est la passivité des intéressés. Le nom s’affaiblit en cas d’inaction des particuliers et des autorités face à son utilisation abusive, tandis qu’il se renforce s’il y a une réaction opportune. Il ne faut toutefois pas oublier que les possibilités de défense sont restreintes, tant à cause du peu de règles juridiques, inexistantes jusqu’à récemment, que de l’apathie des juridictions nationales (131).
b) Les critères de délimitation
136. Le système prévu par le règlement de base donne compétence à la Commission pour apprécier le caractère générique, ce qu’elle fait conformément à la procédure exposée, après avoir entendu le comité scientifique. Il donne également une telle compétence, dans une moindre mesure, au Conseil, étant donné que, comme indiqué précédemment, l’article 3, paragraphe 3, de ce règlement l’oblige à établir une liste des noms des produits agricoles ou des denrées alimentaires génériques.
137. Cette organisation n’empêche pas un plein contrôle juridictionnel ultérieur quant à la légalité de la décision. L’intention n’est pas que la Cour se substitue à l’institution mentionnée et examine les éventuelles raisons extrajuridiques qui ont conduit à l’enregistrement de la dénomination, mais qu’elle vérifie si l’enregistrement est conforme au droit (132).
138. Le problème se pose, car il s’agit d’une notion juridique indéterminée dont la précision est faite au cas par cas et parce que l’enregistrement d’une appellation d’origine dans la mesure où elle reflète «la réalité historique, culturelle, juridique et économique» correspondant au bien (133) est d’autant plus difficile que le bien est populaire et utilisé fréquemment.
139. Le règlement de base reconnaît que, dans la majorité des cas, la délimitation se transforme en une tâche ardue et compliquée. Pour la rendre plus facile, il prévoit deux méthodes: l’élaboration d’une liste de noms communs (article 3, paragraphe 3) et l’établissement d’éléments d’appréciation (article 3, paragraphe 1) (134).
140. Comme je l’ai laissé entendre précédemment, un accord pour approuver une liste des noms ne pouvant être enregistrés en raison de leur caractère général (135) n’a toujours pas été trouvé, ce qui révèle la difficulté de la tâche, et confère un intérêt particulier à l’autre mécanisme de spécification, dont la simple existence démontre que «ce qui est générique» ne peut être défini par opposition à «ce qui est exclusif» (136).
141. En outre, pour procéder à la qualification, il convient de considérer «tous les facteurs», trois d’entre eux étant «notamment» mentionnés: la situation dans l’État membre dans lequel le nom a son origine et dans les zones de consommation, dans d’autres États membres ainsi que dans les législations nationales ou communautaires pertinentes. L’appréciation d’autres critères n’est donc pas écartée.
i) La situation existant dans l’État membre dans lequel le nom a son origine et dans les zones de consommation
142. Cette rubrique englobe deux éléments distincts: la situation de l’aliment dans le lieu où il est apparu et celle qu’il occupe là où il est consommé, les deux zones ne coïncidant pas forcément.
– La situation dans l’État de provenance
143. L’arrêt Exportur, précité, avait souligné l’importance de ce critère, en spécifiant que la protection d’une dénomination ne s’étend au territoire d’un autre État membre que dans la mesure où elle continue à être légitime dans le pays d’origine. Toutefois, pour apprécier la situation, il convient de prendre en compte, outre les mesures de protection, d’autres éléments, tels que l’importance de la production et de la consommation, l’opinion des habitants et l’intérêt montré.
144. Il ressort du dossier que les Grecs considèrent unanimement que le terme «feta» désigne une nourriture traditionnelle propre fabriquée à partir d’un lait déterminé selon un procédé spécifique. Si l’on examine les données de la Commission, on parvient à la même conviction.
145. Les requérants ne nient pas ces faits, mais ils mettent l’accent sur les autres facteurs qui, sans aucun doute, ont une importance particulière, car il ne s’agit pas de propager la protection de certaines dénominations d’une nation à une autre, mais d’offrir une protection juridique commune dans tous les États membres.
– La situation dans les zones de consommation
146. Il semble évident d’indiquer que si, au début, la clientèle d’un produit habite là où celui-ci s’obtient, elle s’étend ensuite à d’autres lieux, l’identification initiale se perdant. Fréquemment, un objet peut s’acheter à des endroits très distincts, qui ne coïncident pas avec ceux dans lesquels il est fabriqué ou d’où il provient. La perception du symbole dans ces endroits est donc importante pour apprécier son caractère général.
147. L’expression «zone de consommation» fait référence aux consommateurs. La doctrine a souligné l’importance de l’opinion de ceux-ci dans la qualification juridique de la dénomination (137), car ils sont les interprètes ultimes de l’importance que cette dernière a sur le marché. Toutefois, en l’espèce, il n’est pas débattu de la protection des consommateurs, mais de celle des droits de la propriété industrielle et commerciale reconnus dans le traité.
148. Dans un premier temps, il semble qu’il ne faille tenir compte que des régions communautaires. En ce qui concerne la «feta», il a été affirmé qu’elle est également produite et commercialisée dans les Balkans. L’article 3 du règlement de base obligeant à tenir compte de «tous» les facteurs influant sur la qualification, nous pouvons ici nous limiter à la constatation de la situation sur le territoire communautaire, remettant à plus tard celle de la situation dans d’autres pays.
149. Par ailleurs, il convient d’inclure dans les régions dans lesquelles le produit est acheté celles de provenance, lorsque, comme en l’espèce, elles coïncident. Par conséquent, l’opinion des citoyens grecs, parmi lesquels la «feta» jouit d’une grande réputation, permettant aux producteurs de maintenir une clientèle très importante, ne peut être ignorée.
150. Dans cette optique plurielle, les consommateurs grecs identifient la «feta» comme un produit national et une bonne partie des consommateurs des autres États associent ce fromage à la Grèce, dans la mesure où des mentions, expresses ou implicites, à la culture hellénique apparaissent sur l’étiquetage, bien que l’on trouve exceptionnellement des étiquettes, des livres, des revues ou d’autres témoignages neutres ne contenant pas ce lien.
ii) La situation existant dans d’autres États membres
151. Il n’est pas exigé que le produit soit consommé dans tous les endroits, le facteur s’appliquant donc dans deux domaines; la situation générale, d’une part, dans les nations autres que celle qui prétend à la dénomination et, d’autre part, dans celles dans lesquelles l’aliment est également fabriqué.
– La situation générale dans les autres États
152. Dans ce premier domaine, les données de l’eurobaromètre et les résultats du sondage effectué par la Commission donnent l’impression que, tout comme ce qui se passe dans les zones de consommation, dans les zones dans lesquelles l’expression «feta» est comprise, les citoyens et les diverses publications l’associent à la culture hellénique. Il n’en va pas ainsi au Danemark et en Allemagne, ni en France, bien que dans une moindre mesure, ce qui s’explique par l’importante production existant dans leurs régions, aspect qui sera examiné par la suite.
153. Il y a lieu, pour le surplus, d’insister sur un point: une personne interrogée sur cinq connaît le terme «feta»; s’il s’était généralisé, ne serait-il pas identifié par un plus grand nombre de personnes interrogées? Il convient de rappeler qu’est en jeu la protection des droits de la propriété industrielle et commerciale dans l’ensemble de la Communauté, et pas seulement là où le fromage en cause est actuellement fabriqué et consommé, car son achat va probablement se populariser à l’avenir. En d’autres termes, la socialisation de la dénomination doit être plurielle, excluant une limitation spatiale aux endroits dans lesquels il existe un intérêt pour l’exploitation commerciale.
– La situation dans les États qui produisent le fromage
154. Dans ce second domaine, l’arrêt «Feta» a indiqué la nécessité de déterminer s’il y a des produits commercialisés sous cette dénomination dans des États membres autres que l’État d’origine (point 96).
155. La Cour a invoqué à cet égard l’article 7, paragraphe 4, deuxième tiret, du règlement de base, qui cite cette circonstance comme l’une des causes d’opposition à l’enregistrement. Cependant, l’application de cette disposition est prévue pour les enregistrements qui suivent la procédure normale (138), alors que le cas d’espèce traite d’une dénomination déjà protégée par des réglementations nationales, qui entend accéder à la protection communautaire par la procédure simplifiée. Il s’agit donc de situations différentes.
156. Au vu de ce qui précède, je considère que la position exprimée dans ledit arrêt vise à souligner une situation – celle existant sur d’autres territoires – non pour lui donner primauté sur les autres, mais pour éviter qu’elle soit dépréciée, comme la Commission l’avait fait dans un premier temps. Il convient donc de nuancer l’idée exposée dans l’arrêt, car sinon: on accepterait purement et simplement la théorie de l’inaction, montrant peu de sensibilité face à l’impossibilité de faire valoir leurs droits à laquelle de nombreuses entreprises se sont trouvées confrontées avant l’entrée en vigueur de la réglementation en cause, soumises à un risque grave en raison de l’autorisation d’un processus de vulgarisation, en raison de l’usurpation par des tiers non autorisés; on irait à l’encontre de la jurisprudence antérieure, car l’arrêt SMW Winzersekt, précité, a considéré essentiel, relativement à la protection des appellations de vins, pour atteindre l’objectif des appellations d’origine, «[…] que le producteur ne puisse pas tirer profit, pour son propre produit, d’une réputation établie pour un produit similaire par les producteurs d’une autre région», et que «[…] le consommateur final obtienne des informations aussi exactes que nécessaires pour l’appréciation des produits concernés»; enfin, accorder une plus grande importance au facteur mentionné pénaliserait les marchandises qui, de par leur dynamique, se trouvent dans le commerce dans d’autres endroits peu de temps après l’apparition sur un marché déterminé, étant donné qu’avec les avancées technologiques actuelles, les concurrents les imiteraient et utiliseraient la même dénomination.
157. En résumé, la mention à la présence légale de biens ayant la même dénomination doit être interprétée conformément au système de protection prévu. Cette perception globale signifie seulement que, dans des cas comme en l’espèce, il ne faut pas négliger l’appréciation de la situation dans d’autres États membres. Elle ne suffit d’aucune manière en soi pour faire obstacle à l’enregistrement demandé au titre de l’article 17 du règlement de base.
158. Centrant le débat sur ce point, on constate qu’un fromage appelé «feta» est fabriqué notamment au Danemark, en Allemagne et en France, le type de lait et le procédé d’élaboration étant différents de ceux employés en Grèce.
159. Sur ce dernier point, il est utile de résumer les considérations faites aux points 61 et 62 des conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée:
a) le lait de brebis et celui de chèvre possédant des caractéristiques chimiques et organoleptiques différentes de celles du lait de vache, l’utilisation de l’un ou de l’autre type de lait entraîne l’observation des différences suivantes dans le résultat:
– l’utilisation du lait de brebis engendre un aliment de couleur blanc pur, alors que, dans l’autre cas, il acquiert une nuance blanc jaunâtre, qui n’est dissimulée qu’au moyen de substances chimiques.
– Avec le lait de brebis, le fromage acquiert une saveur grasse, salée et légèrement acide, ainsi qu’un arôme puissant, que n’a pas celui obtenu avec du lait de vache, qui est, en outre, plus doux.
– Avec l’utilisation du lait de vache, le produit a moins de trous que lorsque l’on emploie du lait de brebis, car la saumure n’agit pas de la même façon sur les deux.
b) Bien qu’avec l’ultrafiltration, le fromage mûrisse plus rapidement, car le petit-lait, ou lactosérum, est éliminé avant que la caillebotte puisse se former par coagulation, cette forme de fabrication différente ne semble pas avoir un impact notable.
iii) Les législations nationales ou communautaires pertinentes
160. Le règlement de base exige de tenir compte des réglementations en vigueur dans les États membres et dans la Communauté.
– Les législations nationales
161. La référence aux législations nationales vise à déterminer si le terme est protégé dans le pays d’origine et dans d’autres États, indépendamment du volume d’affaires qu’il génère. Il convient de rappeler ici un aspect déjà mentionné précédemment: avant la réglementation communautaire, la majorité des pays ne disposaient pas de structures légales protégeant les mentions géographiques, ce qui, d’une certaine manière, relativise l’importance de ce facteur.
162. En ce sens, les dispositions grecques des années 80 se contentent de mettre par écrit un usage traditionnel de la dénomination, qui remonte à plusieurs siècles, en réglementant l’élaboration et la commercialisation de la «feta».
163. Des réglementations sur cet aliment ont également été adoptées au Danemark – aux Pays-Bas, elles ont existé un temps –, mais sans imposer de restrictions au commerce, car il serait contradictoire de protéger une dénomination dont on défend le caractère général.
164. Il convient également d’indiquer que l’Autriche réserve la dénomination au fromage provenant de Grèce, en vertu de la convention bilatérale conclue le 20 juin 1972, précitée.
– La législation communautaire
165. Dans ce domaine, il a été fait mention, en tant qu’éléments pour apprécier la vulgarisation d’un nom, tant de la nomenclature combinée utilisée par le tarif douanier commun que de la réglementation relative aux restitutions à l’exportation.
166. Toutefois, compte tenu de leur finalité, ces éléments ne peuvent servir de critère de délimitation des droits de la propriété industrielle (139). Il en va de même avec les règles adoptées en matière de politique agricole commune pour soutenir certains prix. L’appréciation du point de savoir si le destinataire utilise légitimement une dénomination concrète n’est pas prise en compte lors de l’approbation et de l’application de telles dispositions. Il conviendrait tout au plus de leur reconnaître une fonction d’orientation, nullement déterminante.
167. Un exemple peut illustrer les effets d’une application rigide de la nomenclature combinée (140). Le «Mozartkugeln» est une spécialité autrichienne célèbre de massepain et de nougat recouvert de chocolat au lait. S’il était considéré comme un dérivé de chocolat, bien qu’il n’en contienne que très peu, il serait exclu du règlement de base, car le chocolat ne figure pas à l’annexe I du traité; s’il était reconnu en tant que gâteau, il figurerait dans la liste de l’annexe I du règlement précité, bien qu’il contienne un pourcentage de chocolat.
iv) Autres facteurs
168. Il convient de rappeler l’obligation d’apprécier «tous les facteurs» pertinents. La doctrine en a cité quelques uns: l’emploi du terme dans des ouvrages de référence tels que des dictionnaires, des livres de voyage ou des guides de restaurants (141); le volume d’affaires dans et hors de la région désignée ou de celle à laquelle la dénomination est en principe rattachée (142); la classification en tant que dénomination générique dans un traité international, ratifié au moins par un État membre (143).
169. Dans le cas d’espèce, l’accent serait mis sur deux facteurs: la situation dans les régions extracommunautaires et l’élément temporel.
– La situation dans des États tiers
170. La constatation de ce qui se passe dans des régions non communautaires découle de la référence aux «zones de consommation» à l’article 3, paragraphe 1, du règlement de base, ainsi que de l’article 12, de celui-ci, qui prévoit l’application de ses dispositions «aux produits agricoles ou aux denrées alimentaires en provenance d’un pays tiers», à condition qu’ils remplissent certaines conditions.
171. Dans le présent recours en annulation, il n’est pas nié que des fromages blancs en saumure semblables à la «feta» sont fabriqués dans d’autres zones européennes, par exemple en Bulgarie. Des types de fromage analogues sont également produits en Iran et en Arabie Saoudite, à partir de lait de brebis, ainsi qu’aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, où l’on emploie normalement du lait de vache (144).
172. La perception dans ces pays sert donc de paramètre pour procéder à une délimitation correcte du terme, bien qu’il convienne de ne pas exagérer son influence, en raison de la finalité de la protection étant en jeu, sans préjudice, comme cela se passe pour d’autres dénominations, qu’il soit territorialement étendu par des accords internationaux (145).
– La situation dans le temps
173. Bien que la situation dans l’État membre auteur de la demande semble se référer au moment actuel, la mémoire du temps passé influe sur la perception de la généralisation du nom, essentiellement afin de déterminer s’il a toujours été commun. La perspective historique revêt une grande importance en l’espèce.
174. Rappelant les considérations faites dans les conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée, il convient de souligner que le mot «feta» a une origine italienne et provient de «fetta», qui signifie tranche, rouelle ou rondelle. Il a été introduit en Grèce sous l’influence des Vénitiens et il s’est imposé au cours du XIX siècle pour désigner le fromage blanc traditionnel en saumure fabriqué depuis des temps immémoriaux dans une grande partie de ce pays et dans d’autres régions des Balkans.
On peut lire dans L’Odyssée d’Homère que Polyphème «[...] s’assit et se mit à traire d’affilée tout son troupeau bêlant de brebis et de chèvres; puis, lâchant le petit sous le pis de chacune, il fit de son lait blanc caillé une moitié, qu’il égoutta et déposa dans ses paniers de jonc [...]» (146). C’est ainsi que le cyclope Polyphème fabriquait les fromages qu’Ulysse et ses compagnons ont trouvés dans sa grotte. Il n’est guère étonnant que Polyphème, qui utilisait ce mode de fabrication du fromage si semblable au procédé traditionnel toujours utilisé dans la Grèce d’aujourd’hui, ignorait tout des problèmes juridiques que la libre circulation de ce produit dans la Communauté européenne poserait à la fin du XX siècle. En effet, non seulement il lui était impossible de prévoir avec 27 siècles d’avance les arcanes des appellations protégées, mais sa nature même le plaçait à des lieues de semblables préoccupations, puisque les cyclopes nous sont décrits comme des êtres totalement étrangers à toute idée de justice et de loi (147). Dans L’Odyssée, Homère évoque également comment, aux temps reculés de Pandave, de puissants cyclones enlevèrent les filles après que les dieux eurent tué leurs parents et il décrit comment la grande Aphrodite «les nourrissait de miel, de fromage et de vin délicieux» (148).
L’autre poème d’Homère, L’Iliade, montre l’importante présence du fromage dans la Grèce du VIII siècle avant Jésus-Christ (149).
La «feta» s’obtient à partir de lait de brebis ou d’un mélange de lait de brebis et de chèvre par un procédé d’égouttage naturel sans aucun pressage. Les autorités grecques n’ont pas réglementé sa production avant 1988, date à laquelle une pluralité de variétés locales ou régionales existait déjà (points 14 à 16 des conclusions).
175. L’absence de spécifications techniques au niveau international a permis le développement, dans différents pays, d’une forme de production différente, plus moderne et plus compétitive, visant initialement à satisfaire la demande des immigrants grecs – comme les représentants de la République fédérale d’Allemagne et de la République française l’ont reconnu lors de l’audience. Dans la seconde moitié du XX siècle, on commence à produire, au Danemark, en Allemagne et aux Pays-Bas, un fromage au lait de vache à travers un procédé industriel d’ultrafiltration appelé de la même manière. En France, on fabrique sous le même nom un fromage au lait de vache et, dans certains endroits, comme en Corse ou dans certaines zones du Massif central, au lait de brebis, dans ces dernières régions afin de profiter du lait non utilisé pour le «Roquefort» (point 17 desdites conclusions).
176. Pourquoi ces commerçants décident-ils d’appeler «feta» le fromage blanc en saumure produit à partir de lait de vache? Sans aucun doute pour lui donner un nom qui veuille dire quelque chose pour les consommateurs. En résumé, comme la Commission l’a affirmé lors de l’audience, on a cherché la dénomination qui procurerait le plus de ventes (150).
c) L’appréciation des critères et les conséquences
177. Le règlement de base ne procède pas à une classification hiérarchique des conditions pertinentes pour apprécier la généralisation d’un signe. Se trouve donc posée la question de savoir si l’une d’elles prime les autres.
178. L’arrêt Exportur, mentionné à maintes reprises, rendu avant l’entrée en vigueur dudit règlement, a décidé d’accorder une protection plus importante à la situation dans le lieu d’origine, position que j’ai également suivie dans les conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée (151).
179. Toutefois, l’arrêt «Feta», commenté précédemment, a modifié cette jurisprudence pour ne déprécier aucun des facteurs expressément mentionnés dans cette disposition (152), notamment la situation dans d’autres États membres. Aucun facteur ne prime par conséquent les autres, tous devant être appréciés – d’autres facteurs pouvant être pris en considération; et rien n’empêche que, dans cette évaluation, une importance plus grande soit donnée, de manière motivée, à l’un d’eux, étant donné que leur caractère instrumental visant à délimiter une notion juridique indéterminée les subordonne à leur aptitude à atteindre un tel objectif.
180. Dans cet ordre d’idées, surgit le doute de savoir s’il y a eu une transformation du mot «feta» ayant étendu sa signification pour désigner toute une famille de fromages, abstraction faite de leur origine, de leur procédé d’élaboration et de leurs composants.
181. Outre un examen individualisé de chacun des facteurs, il est nécessaire de procéder à une appréciation conjointe, qui comprend:
– tous les antécédents immédiats ou non, car parfois, comme en l’espèce, la perspective historique acquiert une valeur fondamentale.
– Les allégations en fait et en droit des parties ainsi que les preuves apportées dans la procédure relativement à l’enregistrement attaqué.
– L’avis du comité scientifique, émis par des professionnels hautement qualifiés (article 3 de la décision qui l’a institué, mentionnée précédemment) (153).
– Le sondage d’opinion effectué à l’époque et les réponses données au questionnaire remis par la Commission (154).
182. Tous ces éléments font parvenir à la conviction que la généralisation n’a pas eu lieu dans la Communauté – et pas non plus en Grèce, comme je l’ai indiqué dans les conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée –, car le nom «feta» est indissociablement associé à un aliment concret: le fromage fabriqué dans une large zone de ce pays, à partir de lait de brebis ou d’un mélange de lait de brebis et de chèvre, par le procédé naturel et artisanal d’égouttage sans pressage.
183. Nier le monopole du nom, y compris dans les cas dans lesquels le produit peut être fabriqué avec les mêmes caractéristiques dans un autre endroit, équivaut à priver l’inventeur de son droit de brevet, car une autre personne obtient quelque chose d’analogue dès lors que l’invention est enregistrée (155).
2. La «feta» en tant que dénomination traditionnelle
184. Si la Cour accepte les réflexions précédentes et nie le caractère générique de la dénomination, il convient de poursuivre par l’examen de l’article 2, paragraphe 3, du règlement de base, qui permet l’assimilation à des appellations d’origine de «certaines dénominations traditionnelles, géographiques ou non, désignant un produit agricole ou une denrée alimentaire originaire d’une région ou d’un lieu déterminé et qui remplit les conditions visées au paragraphe 2 point a) deuxième tiret».
185. Le mot «feta» ne renvoie directement à aucun endroit concret. Il est donc nécessaire, en vue de parvenir à un résultat final, de vérifier s’il satisfait aux conditions exigées pour les dénominations géographiques, à savoir: s’il est traditionnel, s’il désigne une nourriture originaire d’une région ou d’un lieu déterminé, si ses qualités ou caractères sont dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique et si ses production, transformation et élaboration ont lieu dans une aire géographique délimitée.
a) Le caractère traditionnel de la dénomination
186. La tradition évoque la transmission de génération en génération de connaissances, d’enseignements, d’histoires, de rites ou de coutumes. Les comportements régis par les idées, les règles ou les habitudes du passé sont qualifiés de traditionnels.
187. Au vu des considérations faites relativement à la perception dans le temps, le mot «feta» réunit indubitablement les caractères nécessaires pour être considéré comme «traditionnel» au sens de la disposition précitée. Cependant, cette appréciation ne suffit pas en soi pour obtenir l’enregistrement. Les autres conditions citées doivent être réunies.
b) La désignation d’un aliment originaire de zones géographiques déterminées
188. Comme je l’ai affirmé dans les conclusions dans l’affaire Canadane Cheese Trading et Kouri, précitée, à l’instar des appellations «grappa», «ouzo» ou «cava», qui évoquent indirectement l’origine italienne, grecque ou espagnole liée à une certaine région, sans contenir le toponyme correspondant, la dénomination «feta» est associée à un fromage produit en Grèce, bien que le mot «feta» provienne étymologiquement de l’italien (point 73).
189. Le problème se pose, car la provenance est associée au «nom d’une région, d’un lieu déterminé ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays» (article 2, paragraphe 2, du règlement de base), alors qu’ici, la référence est faite à un produit ou à un aliment originaire – notons qu’il n’est pas dit «exclusivement originaire» – «d’une région ou d’un lieu déterminé» (article 2, paragraphe 3, dudit règlement), la «feta» se rattachant à une grande partie de la Grèce, tant historiquement qu’actuellement (156).
190. Pour résoudre ce problème, je propose quelques réflexions:
a) Le paragraphe 2 de l’article 2 du règlement de base s’applique aux indications directes, exigeant donc un lien avec une région pouvant exceptionnellement inclure toute une nation. En revanche, le paragraphe 3 du même article régit les dénominations indirectes, liant le produit, et non le terme grammatical, à l’emplacement géographique. Ainsi, les deux paragraphes concernent des situations différentes.
b) Il serait contradictoire de relier la dénomination traditionnelle à une délimitation territoriale, alors que la disposition elle-même omet tout rattachement spatial, la plupart du temps inexistant.
c) Le paragraphe 3 de l’article 2 du règlement de base ne mentionne pas le «pays», les requérants en déduisant l’impossibilité qu’une dénomination traditionnelle couvre cette étendue. Toutefois, une autre interprétation est possible: l’absence signifie que cette limite territoriale maximale n’existe pas. L’inverse pourrait faire obstacle à ce que des régions de plusieurs États, voire même deux ou plusieurs États (157), soient considérés comme «région». L’important est que l’aliment, et non son nom, soit rattaché à un espace délimité, empêchant une indéfinition spatiale.
d) Enfin, il semble exister un consensus sur le fait que la notion de «région» employée par le législateur communautaire ne coïncide pas avec l’acception administrative du terme (158).
191. Au vu de ces réflexions, il y a lieu de reconnaître que la «feta», en tant que nom d’un fromage originaire d’une région étendue, mais concrète, satisfait à la condition indiquée. L’étendue de la zone d’où il provient est dénuée d’importance, l’élément déterminant étant que le produit ait des caractéristiques le distinguant des autres.
192. Cette thèse ne contredit pas la position de l’arrêt CMA, précité, dont le point 27, après avoir rappelé que l’arrêt Exportur a reconnu que la protection des indications géographiques «peut, sous certaines conditions, relever de la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l’article 36 du traité», a considéré qu’un régime par lequel la République fédérale d’Allemagne avait accordé une marque de qualité à des produits fabriqués sur son territoire remplissant certaines conditions ne saurait être considéré comme une indication géographique susceptible d’être justifiée au titre de la disposition de l’article 36 du traité. L’impossibilité qu’une dénomination de provenance englobe tout un pays ne peut toutefois être déduit de ce passage de la jurisprudence; en outre, la dénomination traditionnelle contestée en l’espèce a des particularités distinctes de celles du cas litigieux dans l’affaire CMA.
c) La raison de la qualité ou des caractères de la «feta» et la délimitation territoriale de sa production, de sa transformation et de son élaboration
193. Pour les dénominations traditionnelles, l’article 2, paragraphe 3, du règlement de base renvoie au paragraphe 2, sous a), deuxième tiret, du même article, qui exige que la qualité ou les caractères d’un produit soient dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains, et que la production, la transformation et l’élaboration aient lieu dans une aire géographique délimitée. Cette condition répond à la nécessité d’un lien défini entre le produit et le territoire d’où il provient, concrétisé dans les deux points cités dans le tiret reproduit.
i) La qualité due au milieu géographique
194. Si l’on admet que la «feta» désigne un fromage fabriqué dans une région déterminée, il reste à vérifier l’existence de ces conditions relatives à la qualité et aux propriétés de la «feta».
195. Dans la présente procédure, le climat de la zone de fabrication, la richesse et la diversité de la végétation de cette zone, le lait utilisé pour l’élaboration du fromage, provenant de brebis et de chèvres élevées selon une coutume invétérée, ainsi que le fait que celui-ci soit préparé par des artisans expérimentés par égouttage naturel sans pressage sont invoqués comme facteurs de spécificité.
196. La vérification de la dépendance entre ces éléments et les particularités du produit rend nécessaire une évaluation conjointe tenant compte de tous ces facteurs, mettant en évidence le rapport entre eux, afin d’obtenir une impression générale (159).
197. Par conséquent, contrairement à l’opinion des requérants, la qualité et les caractères du fromage «feta» découlent de l’environnement grec où il est élaboré, car il a été démontré qu’il existe un lien fondamental entre, d’une part, sa couleur, son odeur, sa texture, sa saveur, sa composition et ses propriétés intrinsèques et, d’autre part, le milieu naturel d’où il est originaire, la culture qui le consolide et le procédé traditionnel d’élaboration suivi en Grèce.
198. Cette affirmation n’est pas démentie par les quelques différences existant entre les fromages provenant de l’une ou l’autre régions helléniques ni par l’absence d’uniformité à d’autres égards, comme en ce qui concerne l’orographie ou la qualité des pâturages, car les facettes communes prédominent et les catalyseurs de base coïncident. La délimitation critiquée par les requérants étaye précisément cette idée, la superficie insulaire de la Grèce ayant été exclue, à l’exception du «nomos» de Lesbos (160). Il y a lieu de constater à cet égard que les brebis et les chèvres de Thrace et de Thessalie sont très semblables, présentant, en revanche, des différences notables avec les brebis et les chèvres écossaises, françaises ou castillanes; il en va de même pour le fourrage qui les alimente, les montagnes ou les prairies où elles paissent, le climat dont elles jouissent et pour les autres conditions qui interviennent dans l’élaboration de ce produit. Je souhaite renvoyer de nouveau au roman d’Italo Calvino, Palomar, relatant magistralement l’expérience vécue par le protagoniste dans une boutique de Paris: «derrière chaque fromage, il y a un pâturage d’un vert différent sous un ciel différent; des prairies incrustées des sels que les marées de Normandie y déposent tous les après-midi; des prairies parfumées d’arômes de soleil et de vents de Provence; on y voit toutes sortes de bestiaux dans leurs étables ou bergeries, avec leurs transhumances; on y devine les secrets de fabrication transmis depuis des siècles. À la visiter, M. Palomar sent, comme au Louvre, derrière chaque objet exposé, la présence de la civilisation qui lui a donné forme» (161).
ii) La production, la transformation et l’élaboration dans une zone déterminée
199. L’exigence que le procédé de fabrication du produit soit intégralement mené dans une zone déterminée ne s’étend pas au nom que celui-ci reçoit, qui peut être dénué de toute connotation géographique.
200. On tente d’empêcher qu’en compartimentant les phases de fabrication ou en les associant à des endroits indéterminés, le lien du produit avec l’environnement soit dilué.
201. Dans le cas de la «feta», l’existence de cette condition fait peu de doutes, étant donné que la législation grecque l’impose, bien qu’avec des adaptations, lorsque la région dans laquelle ce fromage est fabriqué est plus étendue que celle délimitée pour l’obtention de la matière première. Il convient de faire observer que la zone d’origine du lait utilisé a été restreinte, que ce lait doit provenir d’animaux de races autochtones, élevés selon des méthodes historiques et nourris dans les pâturages des régions autorisées. Cependant, cette dissociation n’a pas grande importance, compte tenu du fait que le règlement de base n’exige pas une identité territoriale complète, autorisant des circonscriptions organisées en cercles concentriques, à condition que ces derniers soient parfaitement définis.
202. La taille de la zone indiquée n’est pas déterminante, car rien n’empêche que celle-ci englobe la totalité du sol péninsulaire hellénique, même si cela entraîne une certaine diversité dans le produit; la clef réside en ce que les différentes phases de fabrication aient lieu dans une région précisément délimitée, ce qui a été démontré en l’espèce.
d) Conséquences
203. L’examen effectué aux points précédents montre la conformité au droit du règlement attaqué, dans la mesure où il a qualifié le mot «feta» de terme désignant un fromage originaire d’une partie importante de la Grèce, ayant des qualités ou des caractères dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique et dont la production, la transformation et l’élaboration ont lieu dans une zone délimitée.
204. L’étendue du territoire conduit à différentes variétés de «feta», mais elles partagent toutes une homogénéité dans les points essentiels, car elles possèdent des éléments communs qui renforcent leur nature particulière.
205. Il ressort des considérations précédentes que le nom «feta» n’est pas générique, car il remplit les conditions pour être assimilé, en tant que dénomination traditionnelle, à une appellation d’origine, méritant protection sur l’ensemble du territoire communautaire, en tant que manifestation de la propriété industrielle et commerciale. Par conséquent, il convient de rejeter les moyens d’annulation invoqués dans la présente procédure et de confirmer la validité des dispositions attaquées.
V – Sur les dépens
206. Conformément à l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, la République fédérale d’Allemagne et le Royaume de Danemark ayant succombé et la Commission ayant demandé leur condamnation aux dépens, ils doivent être condamnés à leurs propres dépens et à ceux de ladite institution. Conformément au paragraphe 4 dudit article, les États qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.
VI – Conclusion
207. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de:
1) rejeter les recours en annulation introduits par la République fédérale d’Allemagne et par le Royaume de Danemark contre le règlement (CE) n° 1829/2002 de la Commission, du 14 octobre 2002, modifiant l’annexe du règlement (CE) n° 1107/96 en ce qui concerne la dénomination Feta;
2) condamner la République fédérale d’Allemagne et le Royaume de Danemark à leurs propres dépens et à ceux de la Commission des Communautés européennes;
3) déclarer que la République française, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ainsi que la République hellénique supportent leurs propres dépens.