Language of document : ECLI:EU:C:2020:595

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 16 juillet 2020(1)

Affaire C761/18 P

Päivi LeinoSandberg

contre

Parlement européen

« Pourvoi – Accès aux documents des institutions de l’Union européenne – Règlement (CE) no 1049/2001 – Demande d’accès par un tiers à un document faisant l’objet d’un recours devant le Tribunal lors du dépôt de la demande – Refus d’accès opposé par le Parlement européen motivé par la protection des procédures juridictionnelles – Recours en annulation – Déclaration qu’il n’y a pas lieu de statuer au motif que le document demandé est accessible sur le blog Internet de son destinataire – Objet du recours en annulation – Maintien de l’intérêt à agir – Conséquences juridiques de la divulgation par son destinataire d’une version du document demandé »






I.      Introduction

1.        Pour les fans de science‑fiction, « travelling without moving » (voyager sans bouger) fera toujours penser à Dune, l’œuvre de l’écrivain Frank Herbert (2), en particulier telle que David Lynch l’a adaptée, en 1984, dans son film fantastique et surréaliste (3).

2.        Quoi qu’il en soit, sous l’empire du règlement (CE) no 1049/2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (4), une « divulgation sans communiquer » est‑elle envisageable ? Telle est en substance et métaphoriquement la question au cœur du présent pourvoi.

3.        Mme Päivi Leino-Sandberg a demandé à avoir accès à un document du Parlement européen. Sa demande a été rejetée au motif que le destinataire du document demandé avait saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours tendant à son annulation (5). Selon le Parlement, il ne pouvait donc pas être divulgué pour des motifs de protection des procédures juridictionnelles, conformément à l’article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, du règlement no 1049/2001. Mme Leino-Sandberg a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de cette décision. Or, sans que ni Mme Leino-Sandberg ni le Parlement n’en aient eu connaissance, une version du document demandé avait déjà été divulguée sur un blog (privé), postée par son destinataire. Dès lors, le Tribunal a jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer, car le document demandé était déjà disponible sur Internet.

4.        Quelles sont les conséquences juridiques sur des procédures pendantes devant le juge de l’Union de la publication en ligne, par un tiers, d’une version d’un document ayant fait l’objet d’une demande d’accès en application du règlement no 1049/2001 ? Peut‑il être affirmé qu’un recours contre une décision de rejet d’une demande d’accès à ce document est devenu sans objet, le requérant n’ayant plus d’intérêt à la solution du litige, alors que la décision initiale de l’institution rejetant la demande d’accès est toujours en vigueur et que le requérant n’a jamais obtenu de version authentique du document dont la communication avait été demandée à cette même institution ?

II.    Le droit de l’Union : le règlement no 1049/2001

5.        L’article 1er du règlement no 1049/2001, intitulé « Objet », dispose :

« Le présent règlement vise à :

a)      définir les principes, les conditions et les limites, fondées sur des raisons d’intérêt public ou privé, du droit d’accès aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (ci‑après dénommés “institutions”) prévu à l’article 255 du traité CE de manière à garantir un accès aussi large que possible aux documents ;

b)      arrêter des règles garantissant un exercice aussi aisé que possible de ce droit, et

c)      promouvoir de bonnes pratiques administratives concernant l’accès aux documents. »

6.        L’article 2 du règlement no 1049/2001, intitulé « Bénéficiaires et champ d’application », énonce :

« 1.      Tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, sous réserve des principes, conditions et limites définis par le présent règlement.

[...] »

7.        L’article 3 du règlement no 1049/2001 énumère des définitions aux fins de ce règlement :

« [...]

a)      “document” : tout contenu quel que soit son support (écrit sur support papier ou stocké sous forme électronique, enregistrement sonore, visuel ou audiovisuel) concernant une matière relative aux politiques, activités et décisions relevant de la compétence de l’institution ;

b)      “tiers” : toute personne physique ou morale ou entité extérieure à l’institution concernée, y inclus les États membres, les autres institutions et organes communautaires ou non communautaires, et les pays tiers. »

8.        L’article 4 du règlement no 1049/2001, intitulé « Exceptions », se lit comme suit :

« 1.      Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où la divulgation porterait atteinte à la protection :

a)      de l’intérêt public, en ce qui concerne :

–        la sécurité publique,

–        la défense et les affaires militaires,

–        les relations internationales,

–        la politique financière, monétaire ou économique de la Communauté ou d’un État membre ;

b)      de la vie privée et de l’intégrité de l’individu, notamment en conformité avec la législation communautaire relative à la protection des données à caractère personnel.

2.      Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où la divulgation porterait atteinte à la protection :

–        des intérêts commerciaux d’une personne physique ou morale déterminée, y compris en ce qui concerne la propriété intellectuelle,

–        des procédures juridictionnelles et des avis juridiques,

–        des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit,

à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé.

[...]

7.      Les exceptions visées aux paragraphes 1, 2 et 3 s’appliquent uniquement au cours de la période durant laquelle la protection se justifie eu égard au contenu du document. Les exceptions peuvent s’appliquer pendant une période maximale de trente ans [...] »

9.        Aux termes de l’article 6, paragraphe 1, du règlement no 1049/2001, intitulé « Demandes d’accès », « le demandeur n’est pas obligé de justifier sa demande [d’accès à des documents] ».

10.      Aux termes de l’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001, intitulé « Accès à la suite d’une demande » :

« Si un document a déjà été divulgué par l’institution concernée et est aisément accessible pour le demandeur, l’institution peut satisfaire à son obligation d’octroyer l’accès aux documents en informant le demandeur des moyens d’obtenir le document souhaité. »

III. Les faits et la procédure

A.      Les antécédents du litige et la procédure devant le Tribunal

11.      Les faits de l’espèce et la procédure devant le Tribunal, tels qu’exposés dans l’ordonnance attaquée (6) et tels qu’ils ressortent du dossier, peuvent être résumés comme suit.

12.      Le 8 juillet 2015, le Parlement a refusé d’accorder à M. Emilio De Capitani l’accès aux documents LIBE‑2013‑0091‑02 et LIBE‑2013‑0091‑03 contenant la quatrième colonne de deux tableaux établis dans le cadre de trilogues qui étaient alors en cours, par la décision A(2015) 4931 (ci‑après le « document demandé »). Le 18 septembre 2015, M. De Capitani a saisi le Tribunal d’un recours en annulation contre cette décision de refus (ci‑après l’« affaire De Capitani »).

13.      Entre-temps, apparemment le 12 juillet 2015, M. De Capitani a publié une version annotée du document demandé sur un blog (7). Toutefois, dans la version HMTL ouverte du blog, des parties du texte reproduit semblent avoir été retravaillées. Des segments de phrases ou des paragraphes entiers figurent en caractères gras, d’autres en caractères italiques, certaines phrases sont soulignées et des passages semblent avoir été omis. De même, le texte a fait l’objet de plusieurs ajouts par l’auteur du blog où il fait part de ses observations ou de son désaccord avec les affirmations du Parlement.

14.      En décembre 2016, alors que l’affaire De Capitani était toujours pendante devant le Tribunal, Mme Leino-Sandberg (ci‑après la « requérante au pourvoi »), à l’époque professeure de droit international et de droit européen à l’Itä‑Suomen yliopisto (université de l’est de la Finlande), a demandé au Parlement (ci‑après la « défenderesse au pourvoi ») l’accès à sa décision concernant la demande de M. De Capitani. Elle a affirmé que l’accès à ce document lui était nécessaire pour finaliser deux projets de recherche qu’elle menait.

15.      Le 23 janvier 2017, la défenderesse au pourvoi lui a refusé l’accès au document demandé au motif que sa divulgation porterait atteinte à la protection des procédures juridictionnelles conférée par l’article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, du règlement no 1049/2001. La requérante au pourvoi a alors formé une demande confirmative.

16.      Le 3 avril 2017, par la décision A(2016) 15112 (ci‑après la « décision litigieuse »), la défenderesse au pourvoi a confirmé son refus d’accorder à la requérante au pourvoi l’accès au document demandé. La défenderesse au pourvoi a notamment fait valoir que la décision de rejet concernant M. De Capitani faisait l’objet d’un recours devant le Tribunal et que sa divulgation porterait atteinte au droit à un procès équitable et au principe de l’égalité des armes des parties. En outre et plus largement, cette divulgation aurait pour effet d’exposer l’activité juridictionnelle à des pressions extérieures et perturberait inévitablement la sérénité de la procédure.

17.      Le 6 juillet 2017, la requérante au pourvoi a saisi le Tribunal d’un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse. La défenderesse au pourvoi a déposé un mémoire en défense.

18.      Le 14 novembre 2017, le Tribunal, par une mesure d’organisation de la procédure adoptée au titre de l’article 89 de son règlement de procédure, a attiré l’attention de la requérante au pourvoi sur le fait que le document demandé avait été rendu public par M. De Capitani sur le blog mentionné dans les présentes conclusions (8). Le Tribunal a demandé à la requérante au pourvoi si elle estimait avoir eu satisfaction, dès lors qu’il lui était loisible de consulter en ligne le document demandé.

19.      Le 30 novembre 2017, la requérante au pourvoi a répondu qu’elle ignorait que le document demandé était disponible en ligne jusqu’à ce que le Tribunal le lui fasse savoir. Elle a déclaré que le fait que le document en question soit accessible sur Internet ne lui apportait pas satisfaction.

20.      Le Tribunal a ensuite demandé aux parties de se pencher sur la recevabilité du recours de la requérante au pourvoi dans leur deuxième jeu de mémoires. La requérante au pourvoi a déposé son mémoire en réplique en janvier 2018. La défenderesse au pourvoi a déposé son mémoire en duplique le 9 mars 2018. Elle y indiquait notamment avoir également ignoré que le document demandé avait été publié en ligne avant que le Tribunal ne le lui ait fait savoir. À son avis, le fait que la requérante au pourvoi fût désormais informée de cette publication rendait son recours sans objet. Dans sa duplique, le Parlement a donc demandé qu’il soit constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer.

21.      Par lettres du 15 mars 2018, le Tribunal a avisé les parties que la demande de non-lieu à statuer du Parlement ne pouvait être traitée en tant que telle, n’ayant pas été déposée par acte séparé comme l’exige l’article 130, paragraphe 2, de son règlement de procédure.

22.      Le 27 mars 2018, par acte séparé, le Parlement a déposé une demande de non-lieu à statuer. Subsidiairement, la défenderesse au pourvoi concluait au rejet du recours comme irrecevable ou non fondé ainsi qu’à la condamnation de la requérante au pourvoi aux dépens.

23.      Le 5 avril 2018, le Tribunal a invité la requérante au pourvoi à présenter ses observations sur la demande de non-lieu à statuer de la défenderesse au pourvoi. Dans sa réponse, la requérante au pourvoi a souligné que ni elle ni la défenderesse au pourvoi n’étaient au courant de la publication par M. De Capitani du document demandé sur un blog Web avant que le Tribunal ne les en informe. Elle a réitéré que le terme « publié » semble impropre lorsqu’un particulier met un document sur un blog quelque part dans le cyberespace. Elle a également affirmé que la décision de refus du Parlement, qui demeure valide, ne saurait échapper à un contrôle juridictionnel du simple fait que quelqu’un a mis le document demandé sur un blog.

24.      Entre-temps, le 22 mars 2018, alors que la procédure en première instance dans la présente affaire suivait son cours, le Tribunal s’est prononcé dans l’affaire De Capitani. Il a annulé la décision du Parlement concernant M. De Capitani, jugeant que le Parlement avait enfreint l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, du règlement no 1049/2001 en refusant la divulgation, en cours de procédure, de la quatrième colonne des documents en cause au motif qu’il en résulterait une atteinte grave à son processus décisionnel (9).

B.      L’ordonnance attaquée et la procédure devant la Cour de justice

25.      Par ordonnance du 20 septembre 2018 (ci‑après l’« ordonnance attaquée ») (10), le Tribunal a constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur le recours de la requérante au pourvoi.

26.      En substance, le Tribunal a jugé qu’un recours en annulation d’une décision refusant l’accès à des documents n’a plus d’objet lorsque les documents en question ont été rendus accessibles par un tiers, le demandeur pouvant accéder à ces documents et en faire usage de manière aussi légale que s’il les avait obtenus à la suite de sa demande introduite en vertu du règlement no 1049/2001 (11). Étant donné que la version intégrale du document souhaité a été rendue accessible par le destinataire de ce document lui‑même, il ne fait aucun doute que la requérante au pourvoi peut en faire usage de manière tout à fait légale aux fins de ses travaux universitaires (12).

27.      En outre, selon le Tribunal, il n’apparaît pas que l’illégalité alléguée du refus d’accès soit susceptible de se reproduire à l’avenir indépendamment des circonstances de cette affaire. Le refus opposé par la défenderesse au pourvoi était de nature ponctuelle et conjoncturelle, car, d’une part, l’affaire De Capitani était toujours pendante et, d’autre part, le contexte dans lequel s’inscrivait la demande d’accès était caractérisé par des débats intenses dans des blogs et des prises de position susceptibles d’influencer la position de la défenderesse au pourvoi dans ladite affaire (13). En outre, dès lors que la divulgation du document demandé n’a pas été le fait de la défenderesse au pourvoi, mais celui du destinataire dudit document, la requérante au pourvoi ne saurait imputer à l’institution concernée aucune attitude dilatoire consistant à attendre le dépôt d’un éventuel recours devant le juge de l’Union pour communiquer alors ce document – auquel l’accès avait été demandé (14).

28.      Le Tribunal en a donc conclu que le recours de la requérante au pourvoi avait perdu son objet en raison de la divulgation du document demandé par M. De Capitani. Par conséquent, il n’y avait plus lieu de statuer dans l’instance ni de statuer non plus sur les demandes d’intervention présentées par la République de Finlande et le Royaume de Suède. Le Tribunal a ordonné à chaque partie de supporter ses propres dépens. Il a également ordonné que la République de Finlande et le Royaume de Suède supportent chacun leurs propres dépens.

29.      Par le présent pourvoi, la requérante au pourvoi demande qu’il plaise à la Cour annuler l’ordonnance attaquée, statuer définitivement sur le litige et condamner la défenderesse au pourvoi aux dépens de la procédure, y compris ceux des éventuelles parties intervenantes.

30.      La requérante au pourvoi soulève deux moyens à l’appui de celui-ci. Le premier est tiré des erreurs de droit qui entacheraient l’ordonnance attaquée lorsqu’elle indique que le recours est devenu sans objet. Le second est tiré des erreurs de droit et de procédure qui l’entacheraient lorsqu’elle indique que l’intérêt à agir de la requérante au pourvoi a disparu.

31.      Dans sa réponse, le Parlement conclut qu’il convient de rejeter les deux moyens soit comme partiellement irrecevables et partiellement non fondés, soit comme non fondés.

32.      La requérante au pourvoi et le Parlement ont également déposé respectivement une réplique et une duplique.

33.      La République de Finlande et le Royaume de Suède sont intervenus au soutien des conclusions de la requérante au pourvoi.

IV.    Appréciation

34.      Les présentes conclusions adoptent le plan suivant. Je commencerai par examiner les liens entre les deux moyens soulevés à l’appui du pourvoi, en particulier la différence entre, d’une part, l’objet (ou le but) d’un recours en annulation et, d’autre part, l’intérêt (résiduel) qui peut subsister dans le cadre d’une telle procédure lorsque son objet initial a effectivement disparu (sous‑titre A). Je procéderai ensuite à une appréciation du premier moyen du pourvoi (sous‑titre B). Dans la mesure où je partage l’avis de la requérante au pourvoi selon lequel l’objet du présent litige n’a pas disparu et qu’il doit donc être fait droit à ce premier moyen, je me bornerai à examiner rapidement le second moyen (sous‑titre C) avant de parvenir à une conclusion sur la portée du présent pourvoi (sous‑titre D).

A.      Les liens entre les deux moyens soulevés par la requérante au pourvoi

35.      La requérante au pourvoi soulève deux moyens à l’appui de celui‑ci : primo, l’ordonnance attaquée serait entachée d’erreurs de droit lorsqu’elle indique que le recours est devenu sans objet ; secundo, elle serait entachée d’erreurs de droit lorsqu’elle indique que la requérante au pourvoi n’a plus d’intérêt à agir.

36.      S’agissant des liens entre les deux moyens du pourvoi, la requérante au pourvoi affirme que l’ordonnance attaquée fait à tort un amalgame entre l’absence alléguée d’objet du recours en annulation et l’intérêt à agir. Il n’en demeure pas moins que ce sont deux notions distinctes en droit qui demandent à être appréciées séparément. La requérante au pourvoi est d’avis que la condition relative au maintien de l’objet du litige doit être appréciée conjointement à celle du maintien de l’intérêt à agir.

37.      Suivant la jurisprudence de la Cour, l’intérêt à agir d’un requérant doit, au vu de l’objet du recours, exister au stade de l’introduction de celui‑ci sous peine d’irrecevabilité. Cet objet du litige doit perdurer, tout comme l’intérêt à agir, jusqu’au prononcé de la décision juridictionnelle sous peine de non‑lieu à statuer, ce qui suppose que le recours soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté (15).

38.      Un requérant peut conserver un intérêt à demander l’annulation d’une décision soit pour obtenir une remise en état de sa situation, soit pour amener l’auteur de l’acte attaqué à apporter, à l’avenir, les modifications appropriées et ainsi éviter le risque de répétition de l’illégalité dont l’acte attaqué est prétendument entaché (16).

39.      Je partage l’avis de la requérante au pourvoi selon lequel l’objet d’un recours en annulation et la persistance d’un intérêt à agir peuvent se chevaucher dans une certaine mesure. Il est également manifeste que la terminologie usitée n’est pas toujours très cohérente. Ainsi, par exemple, le terme « purpose » (« but ») du recours est souvent utilisé de manière interchangeable avec « object » (« objet »), « subject matter » (« objet ») ou même « objective » (« objectif »). De plus, quand il est clair que le document demandé a été divulgué entre-temps par l’institution et que donc, en substance, il a été satisfait à la demande initiale du requérant, la Cour a tendance à examiner en bloc la question de l’intérêt, ce qui peut potentiellement faire disparaître l’« objet » du recours en question en tant que l’un des éléments de l’appréciation globale de l’existence d’un intérêt à agir (17).

40.      Toutefois, en ce qui concerne la logique suivie, la Cour distingue en effet généralement deux sortes d’intérêts : d’abord l’intérêt initial à agir du requérant et ensuite son intérêt résiduel, supplémentaire, qui subsiste même après qu’un certain événement a fait disparaître l’intérêt initial.

41.      Exprimé en des termes plus spécifiques dans le contexte concret de litiges concernant l’accès à des documents sur la base du règlement no 1049/2001, l’objet d’un recours (18) tendant à faire reconnaître le droit d’accès est d’obtenir l’annulation des décisions attaquées. Tel est assurément l’objet du recours d’un point de vue formel : obtenir l’annulation d’une décision défavorable, obligeant ainsi l’institution concernée à se prononcer de nouveau. Un recours en annulation d’une décision de refus d’accès à un document peut également être vu comme ayant un objet sous‑jacent sur le fond, ou plutôt, en ce sens, poursuivre un but (supplémentaire) : obtenir le document qui faisait l’objet de la demande initiale d’accès.

42.      Un requérant conserve l’intérêt initial à agir (et le recours ne peut pas devenir dépourvu d’objet) sauf si l’un des événements suivants se produit : i) soit la décision attaquée est formellement retirée (disparition de l’objet du litige d’un point de vue formel), ou alors ii) l’institution accorde au requérant le plein accès au document demandé, sans nécessairement retirer la décision initiale, accordant ainsi en substance pleine satisfaction au requérant (disparition de l’objet du litige d’un point de vue matériel).

43.      Ensuite, en admettant qu’un tel intérêt initial a effectivement disparu, le requérant peut toujours conserver un intérêt résiduel à agir ou, comme ce sera plus souvent le cas en pratique, à obtenir une décision juridictionnelle définitive, même si le document lui a été communiqué en cours de procédure.

44.      Sur ce dernier point, la jurisprudence de la Cour fait plus spécialement ressortir deux cas de figure. Premièrement, le requérant conserve un intérêt à agir « pour obtenir une remise en état de sa situation ». C’est sur cette base que, par exemple, la Cour a jugé qu’un recours en annulation peut conserver un intérêt en tant que fondement d’un recours éventuel en responsabilité (19). Un tel intérêt à agir doit être apprécié in concreto, en tenant compte, notamment, des conséquences de l’illégalité alléguée (20). Secondement, le requérant conserve un intérêt à agir « pour amener l’auteur de l’acte attaqué à apporter, à l’avenir, les modifications appropriées et ainsi éviter le risque de répétition de l’illégalité dont l’acte attaqué est prétendument entaché » (21).

45.      En somme, l’intérêt initial à former un recours en annulation persistera jusqu’à ce que la décision attaquée soit formellement retirée ou que le requérant obtienne pleine satisfaction d’un point de vue matériel. Tout autre intérêt (supplémentaire ou résiduel) se rapportera à toutes les autres considérations susceptibles néanmoins d’amener la Cour à statuer, même en cas de disparition de l’objet initial du recours.

46.      De manière significative, en ce qui concerne l’ordre dans lequel elles sont examinées, ces deux catégories représentent deux étapes qui se suivent (chrono)logiquement. Ce n’est que si, à l’issue de la première étape, il est constaté que l’intérêt à agir du requérant a totalement disparu qu’il y a lieu de passer à la seconde. En revanche, tant qu’il n’a pas été donné pleine satisfaction au requérant d’un point de vue formel ou matériel, il est inutile de s’attarder sur la question d’un autre intérêt éventuel ou futur à obtenir du juge de l’Union l’annulation d’une décision.

47.      Pour ces raisons, je considère que, en l’espèce, il paraît judicieux d’examiner chacun des moyens soulevés par la requérante au pourvoi tels qu’elle les a présentés, à savoir successivement. Ils illustrent effectivement l’ordre logique dans lequel la question de l’intérêt à agir doit être examinée.

B.      Le premier moyen du pourvoi

48.      En substance, le premier moyen du pourvoi se résume à la question de savoir si la requérante au pourvoi a obtenu satisfaction d’un point de vue matériel et donc de savoir si l’objet initial du recours (et donc l’intérêt initial à agir) a disparu.

49.      La requérante au pourvoi, soutenue par les gouvernements finlandais et suédois, affirme qu’il n’en est rien. La défenderesse au pourvoi n’a pas retiré la décision litigieuse. Il résulte de l’arrêt rendu dans l’affaire ClientEarth/Commission (22) que la publication de documents auxquels l’accès avait été demandé ne constitue pas un facteur pertinent pour l’appréciation du point de savoir si l’objet du recours demeure. La requérante au pourvoi affirme en outre qu’elle n’a jamais reçu du Parlement une version authentique du document demandé. Pour les besoins de ses recherches, elle ne peut pas se permettre de se fier à des informations partielles et non authentiques tirées de blogs privés sur Internet.

50.      D’après la défenderesse au pourvoi, le recours de la requérante au pourvoi est devenu sans objet à la suite de la constatation de la publication du document demandé par son destinataire. Il est très probable que la requérante au pourvoi connaisse le blog sur lequel M. De Capitani a posté le document, car elle y a elle-même posté des contributions. La requérante au pourvoi pouvait donc avoir accès à ce document et s’en servir en toute légalité pour ses recherches universitaires ou pour toute autre finalité.

51.      Il ne ressort pas de manière évidente du dossier transmis par le Tribunal et il n’a pas été porté à l’attention de la Cour que le Parlement aurait retiré sa décision initiale de rejet d’un point de vue formel. Ce cas de figure ne s’est donc pas matérialisé en l’espèce et, par conséquent, il n’y a pas lieu d’en tenir compte.

52.      La requérante au pourvoi a-t-elle obtenu satisfaction d’un point de vue matériel, entraînant donc la disparition de l’objet initial du recours (et de l’intérêt initial à agir) ?

53.      Comme il ressort assez clairement de la section précédente, devant le juge de l’Union, la question de l’intérêt initial à agir, tout comme celle du maintien d’un tel intérêt, est une question de procédure. Au vu du changement de circonstances, y a-t-il toujours matière à litige ? Bien que la question de l’intérêt à agir soit très largement indépendante et transversale et qu’elle se pose dans tous les litiges dont le juge de l’Union est saisi, elle se rattache également à l’objet du litige ou au domaine de droit concerné. Comment le point de savoir si un recours n’est pas effectivement dépourvu d’objet, et donc susceptible d’être infondé, peut-il être apprécié si le droit que le requérant entend faire appliquer en vertu du droit de l’Union ne ressort pas clairement ?

54.      C’est pour cela que, dans les développements qui suivent, je commencerai précisément par un tel rappel : en vertu du règlement no 1049/2001, quels sont effectivement les droits des particuliers (et les obligations corollaires incombant aux institutions) qui peuvent être invoqués par un requérant demandant l’annulation d’une décision de rejet d’une institution concernant l’accès à un document (1) ? J’examinerai ensuite le critère que le Tribunal semble avoir mis en œuvre en l’espèce pour déterminer si un requérant a obtenu satisfaction d’un point de vue matériel (2). Prenant l’exemple du présent litige, je démontrerai pourquoi un tel critère est erroné sur le plan conceptuel et indéfendable d’un point de vue pratique (3), avant de conclure sur ce que devrait être le juste critère (4).

1.      Les droits des particuliers en vertu du règlement no 1049/2001

55.      L’article 2, paragraphe 1, du règlement no 1049/2001 reconnaît expressément un droit (subjectif) d’accès aux documents du Parlement, du Conseil et de la Commission à « [t]out citoyen de l’Union et [à] toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre ». Aux termes de l’article 2, paragraphe 3, de ce règlement, ce droit s’applique en substance « à tous les documents détenus par une institution, c’est-à-dire établis ou reçus par elle et en sa possession, dans tous les domaines d’activité de l’Union européenne ».

56.      Mais quid des documents qui ont déjà été rendus accessibles au public et qui sont dans le domaine public ? La genèse du règlement no 1049/2001 ainsi que le système institué par le règlement tel que nous le connaissons apportent une réponse assez claire à cet égard.

57.      Premièrement, s’agissant de la genèse du texte, la proposition de la Commission prévoyait une exception au droit d’accès aux documents en disposant que le règlement n’était pas applicable « aux documents déjà publiés ou accessibles au public par d’autres moyens » (23). Toutefois, au cours de la procédure législative, le Parlement a non seulement exprimé son intention de retirer cette proposition de rédaction, mais aussi introduit une nouvelle disposition (projet d’article 2 bis, paragraphe 1) énonçant explicitement que « le droit d’accès aux documents des institutions comprend l’accès aux documents publiés » (24). Il semblerait donc que ce soit le Parlement qui ait entendu inclure les documents qui sont déjà accessibles au public par d’autres moyens (c’est-à-dire des documents qui ont été rendus accessibles par l’institution de l’Union elle-même ou par un tiers) parmi ceux auxquels l’accès peut être demandé auprès d’une institution de l’Union en vertu du règlement no 1049/2001.

58.      Secondement, s’agissant de sa logique interne, la version actuelle du règlement no 1049/2001 semble avoir adopté une position médiane. Dans le cas précis d’un document qui a déjà été divulgué par l’institution concernée et qui est aisément accessible pour le demandeur, l’article 10, paragraphe 2, de ce règlement modifie l’obligation de l’institution de l’Union à l’égard du demandeur. Dans un tel cas, l’institution de l’Union n’est pas tenue de communiquer le document demandé et peut se contenter d’informer le demandeur des moyens de l’obtenir.

59.      Je souhaite mettre en évidence deux éléments qui découlent clairement du libellé de l’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001. En premier lieu, en faisant peut-être preuve de quelque largesse d’esprit, l’expression « [s]i un document a déjà été divulgué par l’institution concernée » peut éventuellement être interprétée dans le sens qu’il a déjà été divulgué par l’institution en question ou par une autre institution également, sous réserve évidemment qu’il n’y ait aucun doute sur l’authenticité du document demandé (25). En second lieu, il y aura toujours et en tout état de cause une « approbation officielle » de la copie à laquelle il est renvoyé lorsque le demandeur est informé des moyens d’obtenir le document demandé.

60.      Le règlement no 1049/2001 est muet en ce qui concerne des documents divulgués par des tiers. La notion de « tiers » est définie à l’article 3, sous b), de ce règlement, mais à d’autres fins, notamment concernant l’accès à des documents de tiers en application de l’article 4, paragraphe 4 dudit règlement. Il ne prévoit certainement pas que l’obligation d’accorder l’accès puisse être satisfaite par un tiers, a fortiori une personne privée (26). Toutefois, c’est parfaitement logique.

61.      Premièrement, en ce qui concerne le texte législatif, le règlement no 1049/2001 ne prévoit aucune exception qui tiendrait au fait que le document demandé a été rendu public par un tiers. Les exceptions au droit d’accès sont limitativement énumérées à l’article 4 de ce règlement.

62.      Deuxièmement, en ce qui concerne son objet, l’article 1er ainsi que les considérants 1, 2, 3 et 4 du règlement no 1049/2001 énoncent qu’il vise à la transparence et à l’ouverture des institutions de l’Union relevant de son champ d’application, ainsi qu’à garantir à tout citoyen de l’Union l’accès le plus large possible aux documents de l’Union et l’exercice le plus aisé possible de ce droit par un dialogue direct entre l’institution et le demandeur. Ce dernier est donc en droit de recevoir une réponse de l’institution de l’Union concernée, même à propos de documents qui sont dans le domaine public.

63.      Troisièmement, l’« approbation officielle » du document en question par l’institution concernée en vertu de l’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001 est essentielle pour sa complétude, son intégrité, son authenticité et son utilisation en toute légalité. Naturellement, nul ne saurait être autorisé à présenter des informations glanées sur Internet comme étant un document officiel ou exprimant la position d’une institution jusqu’à et sauf réception de l’original de ce document ou d’une réponse officielle ou, en tout état de cause, d’une approbation claire de cette institution selon laquelle ce qui a été trouvé émane bien d’elle et exprime sa position officielle. Toute information de cette nature communiquée en vertu de l’article 10, paragraphe 2, de ce règlement sera d’autant plus importante dans un cas où l’institution de l’Union a d’abord refusé l’accès sur la base de l’une des exceptions de l’article 4 dudit règlement.

64.      En somme, il découle clairement du règlement no 1049/2001 que les citoyens disposent d’un droit subjectif à l’accès aux documents. Face à une demande, l’institution dispose en substance de trois solutions. La première est d’accorder l’accès. La deuxième est de refuser l’accès, en expliquant les raisons de ce refus. La troisième, si elle entend procéder ainsi et, de fait, en tant que manière d’apporter une réponse favorable suivant la première solution, consiste à répondre suivant l’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001. L’institution peut indiquer au demandeur où il peut obtenir l’information demandée, aisément accessible, garantissant par-là même l’authenticité et la fiabilité de l’information à laquelle elle se réfère.

65.      Cependant, la divulgation d’un document par un tiers ne satisfait pas et n’éteint pas, aux fins du règlement no 1049/2001, le droit de tout demandeur à recevoir une réponse appropriée de l’institution de l’Union concernée. Ce règlement ne prévoit ni dans sa lettre ni dans son esprit que des obligations précises incombant aux institutions de l’Union puissent effectivement être sous-traitées à un tiers.

2.      L’affaire Jurašinović/Conseil

66.      En général, un demandeur éconduit qui estime avoir été victime d’une violation des droits qui lui sont garantis par le règlement no 1049/2001 formera un recours en annulation de la décision de rejet émanant de l’institution concernée. Dans le cadre d’une telle procédure, l’objet initial et actuel du litige peut venir à disparaître d’un point de vue matériel si, généralement en cours de procédure, l’institution en cause accorde un plein accès à ce qui était demandé, adoptant ainsi une décision favorable du point de vue matériel et octroyant un accès en vertu de l’article 10, paragraphe 1, de ce règlement. De même, il est tout aussi envisageable que l’institution communique avec le demandeur au cours de la procédure en l’informant que le document est désormais accessible au public au sens de l’article 10, paragraphe 2, dudit règlement et en lui indiquant où il peut être obtenu, garantissant ainsi son intégrité et son authenticité.

67.      À moins de vouloir interpréter la duplique du Parlement, ou sa demande subséquente de non-lieu à statuer dans le cadre de la procédure devant le Tribunal, comme étant une décision au sens de l’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1049/2001 (27) (dont, de manière peut-être quelque peu surprenante, le contenu aurait été communiqué à la requérante au pourvoi par l’intermédiaire du Tribunal), il est clair que, d’un point de vue matériel, il n’y a pas eu de satisfaction en l’espèce.

68.      Or, s’appuyant surtout sur l’arrêt rendu dans l’affaire Jurašinović/Conseil (28), l’ordonnance attaquée énonce en ses points 27 et 28 qu’« un recours en annulation d’une décision refusant l’accès à des documents n’a plus d’objet, lorsque les documents en question ont été rendus accessibles par un tiers, le demandeur pouvant accéder à ces documents et en faire usage de manière aussi légale que s’il les avait obtenus à la suite de sa demande introduite en vertu du règlement no 1049/2001 [...]. Cette jurisprudence s’applique à plus forte raison en l’espèce, étant donné que la version intégrale du document demandé a été rendue accessible par le destinataire de ce document lui-même, de sorte qu’il ne fait aucun doute que la requérante peut en faire usage de manière tout à fait légale aux fins de ses travaux universitaires ».

69.      Comme déjà indiqué dans les présentes conclusions, la catégorie procédurale que constitue la question de l’intérêt à agir peut être, jusqu’à un certain point, vue comme étant indépendante des droits matériels dont l’application est demandée par un tel recours (29). Mais une telle catégorie de questions de procédure ne s’accorde pas nécessairement parfaitement avec le fond. En outre, un degré raisonnable de pragmatisme doit être permis pour définir la catégorie de l’intérêt à agir. De fait, comme toutes les autres juridictions, les juridictions de l’Union ne sont pas, du moins dans le cas de recours en annulation, des agences de conseil juridique susceptibles d’être saisies par quiconque n’ayant aucun intérêt manifeste à la solution du litige.

70.      D’un autre côté, il est des limites à une telle distinction. Elles tiennent au lien consubstantiel qui relie le fond et la forme, forme qui est censée donner effet à ce fond. Dans le contexte de litiges relatifs à l’accès à des documents, la possibilité d’obtenir une satisfaction matérielle avec le recours et donc celle de voir disparaître l’objet du litige doivent être appréciées à la lumière de ce à quoi le demandeur avait droit en premier lieu.

71.      Sous cet éclairage, je suis d’avis que l’approche suivie par le Tribunal en s’appuyant sur l’arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinović/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516), que je dénommerai ci‑après tout simplement le « test Jurašinović », est erronée, tant sur un plan conceptuel que sur un plan pratique. Avant d’illustrer pourquoi il en va effectivement ainsi en l’espèce au vu de ses faits, je commencerai par expliquer cette décision dans le contexte qui est véritablement le sien : comment une telle approche a vu le jour (a) ; en quoi elle cadre plutôt mal avec d’autres décisions du Tribunal, traduisant un manque de cohérence dans la jurisprudence (b) ; et, surtout, pourquoi elle ne peut plus être retenue après l’arrêt du 4 septembre 2018 ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), rendu par la Cour statuant en grande chambre (c).

a)      De l’ordonnance Weber à l’arrêt Jurašinović : la genèse du critère

72.      Il semble que c’est avec l’ordonnance rendue dans l’affaire Weber/Commission (30) (ci‑après l’« ordonnance Weber ») que, pour la première fois, le Tribunal a décidé, par voie d’ordonnance, qu’il n’y avait plus lieu à statuer lorsque le document demandé avait été rendu accessible au public (mis en ligne) par le fait d’un tiers.

73.      Dans cette affaire, un journaliste avait demandé à la Commission l’accès à une lettre adressée par la direction générale de la concurrence au gouvernement de la République fédérale d’Allemagne concernant une aide d’État allemande. En réponse à une question posée par le Tribunal aux parties, la Commission a confirmé que cette lettre était intégralement accessible sur le site Internet d’un magazine. Au point 41 de l’ordonnance Weber, il est indiqué que, « [s]elon la Commission, le requérant a donc accès à la lettre qu’il souhaite consulter et peut en faire usage de manière aussi légale que s’il l’avait obtenue à la suite de sa demande introduite en vertu du règlement no 1049/2001 ». Toutefois, le recours ayant été jugé irrecevable pour un autre motif, cette remarque était incidente, venant s’ajouter à la motivation du Tribunal et sans être réellement appliquée dans cette affaire.

74.      Par la suite, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinovič/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516), le requérant s’était vu refuser l’accès à des documents du Conseil relatifs au Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (ci‑après le « TPIY ») et se rapportant à un procès devant celui‑ci. Pour sa défense, le Conseil avait fait valoir le défaut d’intérêt à agir du requérant, dans la mesure où, à la date d’introduction du recours, certains des documents demandés avaient été rendus publics par le TPIY au moyen de sa base de données judiciaires, consultable sur Internet.

75.      Dans ce contexte, le Tribunal s’est explicitement référé à l’ordonnance Weber pour déclarer « qu’un recours en annulation d’une décision refusant l’accès à des documents n’a plus d’objet, lorsque les documents en question ont été rendus accessibles par un tiers, le demandeur pouvant accéder à ces documents et en faire usage de manière aussi légale que s’il les avait obtenus à la suite de sa demande introduite en vertu du règlement no 1049/2001 » (31). Néanmoins, ayant constaté que les documents en question n’étaient pas accessibles au public sur le site Internet du TPIY « à la date d’introduction du recours », le Tribunal a finalement écarté la fin de non-recevoir soulevée par le Conseil au motif qu’il ne ressortait pas du dossier que ces documents étaient accessibles à cette date (32).

76.      Dès lors, il découle de l’examen des décisions citées par le Tribunal en tant que précédents pour justifier l’axiome juridique majeur figurant dans l’ordonnance attaquée (33) que, en fait, le critère énoncé dans la présente espèce n’a jamais été mis en œuvre auparavant. En lui-même, ce fait n’est pas déterminant. Le caractère vivant de la jurisprudence du juge de l’Union fait qu’une observation incidente dans une affaire peut d’un seul coup devenir une règle de droit dans une autre affaire. Le fait que ce critère n’a jamais été mis en œuvre est rapporté ici dans le seul but de souligner que ses effets et ses conséquences s’apparentent nécessairement dans une certaine mesure à une terra incognita.

b)      Les divergences dans la jurisprudence du Tribunal

77.      En outre, il est d’autres courants significatifs dans la jurisprudence du Tribunal relative à la même question : à savoir la question de savoir si et dans quelle mesure l’objet (le but) d’un recours en annulation en matière d’accès à des documents disparaît à la suite de la divulgation par un tiers du document demandé.

78.      En 1995, soit avant le prononcé de l’ordonnance Weber et de l’arrêt du 3 octobre 2012, JurašinovićConseil (T‑63/10, EU:T:2012:516), à une époque où l’accès aux documents des institutions de l’Union était régi par des règles propres à chacune d’elles, la Svenska Journalistförbundet s’était vu refuser par le Conseil l’accès à des documents relatifs à l’Office européen de police (Europol). Cela étant, le même requérant avait obtenu ces mêmes documents auprès des autorités suédoises. Dans ce contexte, le Tribunal n’en a pas moins jugé « qu’une personne qui s’est vu refuser l’accès à un document ou à une partie d’un document a déjà, de ce seul fait, un intérêt à l’annulation de la décision de refus. [...] Le fait que les documents demandés soient tombés dans le domaine public est sans pertinence à cet égard » (34). Le Tribunal a ensuite examiné le recours au fond, prononçant finalement l’annulation de la décision du Conseil ayant refusé l’accès du requérant aux documents demandés.

79.      Peut‑être plus important encore, après l’ordonnance Weber et l’arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinović/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516), dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Access Info Europe/Conseil (35), la requérante avait attaqué une décision du Conseil refusant l’accès à certaines informations contenues dans une note concernant une proposition de règlement relatif à l’accès du public aux documents des institutions de l’Union au motif que sa divulgation porterait atteinte à son processus décisionnel. Pour sa défense, le Conseil avait indiqué qu’une version intégrale du document demandé était déjà accessible au public sur le site Internet de l’organisation Statewatch, avant la date d’introduction du recours. Selon le Conseil, cette divulgation n’avait pas été autorisée. Le Conseil n’en avait pas connaissance lorsqu’il s’est prononcé sur la demande d’accès. Dans sa réplique, la requérante a reconnu être en possession d’une copie de la version intégrale du document demandé, tout en indiquant que, à la date de l’introduction de son recours, elle n’avait pas connaissance de cette copie.

80.      Le Tribunal a jugé que la divulgation de la version intégrale du document demandé sur un site Internet, tout comme la prise de connaissance du contenu de cette version par la requérante, ne permettaient pas de considérer qu’elle ne disposait pas ou plus d’un intérêt à demander l’annulation de la décision attaquée (36). Le comportement de l’organisation Statewatch a été considéré comme sans pertinence pour apprécier l’intérêt de la requérante à obtenir l’annulation d’une telle décision. Il s’ensuivait que, même si elle avait pu obtenir le contenu des informations dont l’accès lui avait été refusé par le Conseil, la requérante disposait toujours d’un intérêt à obtenir l’annulation de la décision attaquée (37).

81.      Contrairement au Tribunal (38), j’éprouve quelques difficultés à distinguer l’approche qu’il a retenue dans ces affaires de celle qu’il a adoptée en l’espèce. Dans ces affaires, la solution retenue par le Tribunal est radicalement différente, tant dans sa logique que dans son approche : la divulgation par un tiers du document demandé – qu’elle ait été « légale », comme dans l’affaire Svenska Journalistförbundet/Conseil ou, en fait, « non autorisée », comme dans l’affaire Access Info Europe) a été considérée comme n’ayant aucune incidence sur la satisfaction matérielle et donc sur l’intérêt d’un requérant à demander l’annulation de la décision refusant l’accès.

c)      L’affaire ClientEarth/Commission

82.      Enfin et peut‑être le plus important, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ClientEarth/Commission (39), la Cour (statuant en grande chambre) a récemment eu l’occasion, dans le contexte d’un recours en annulation concernant l’accès à des documents, de se prononcer sur les incidences sur l’intérêt à agir de la requérante lorsqu’elle a obtenu satisfaction d’un point de vue matériel.

83.      ClientEarth est un organisme à but non lucratif ayant pour objet la protection de l’environnement. Il avait demandé à la Commission l’accès à des rapports d’analyse d’impact. La Commission avait rejeté ces demandes en invoquant la protection du processus décisionnel. Toutefois, en cours d’instance devant la Cour, elle a progressivement communiqué l’ensemble des documents auxquels ClientEarth avait demandé l’accès (40).

84.      En réponse aux conclusions de non-lieu à statuer déposées par la Commission, la Cour a jugé que « malgré la publication ou la communication [au requérant], au cours de la présente procédure de pourvoi, des différents documents [demandés], il y a lieu de relever [...] que les décisions litigieuses n’ont pas été retirées par la Commission, de sorte que le litige a conservé son objet » (41).

85.      Je partage l’avis de la requérante au pourvoi selon lequel, sur ce point, la jurisprudence ClientEarth/Commission est instructive en l’espèce. Bien que, au vu des faits de cette affaire, cet arrêt soit surtout instructif en ce qui concerne la question du maintien d’un intérêt à agir ou de l’existence d’un intérêt résiduel à agir lorsqu’il a été donné pleine satisfaction au requérant, et donc qu’il présentera surtout une pertinence lors de l’examen du second moyen soulevé à l’appui du présent pourvoi, ses incidences sur le premier moyen ne peuvent pas être ignorées.

86.      Lu à travers le prisme des précisions ultérieures apportées par l’ordonnance rendue dans l’affaire Rogesa/Commission (42), l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660) confirme que l’objet d’un recours ne disparaît que si, formellement, il est apporté entière satisfaction à la demande du requérant (la décision attaquée doit être retirée par l’institution), ou si, matériellement, il est apporté pleine et entière satisfaction à cette demande par l’institution elle‑même. Il me faut insister sur le fait que, dans les deux cas, il ne peut être matériellement apporté pleine satisfaction (aux yeux de la Cour) que si le requérant a obtenu l’accès (i) à la totalité des documents demandés, dans leur entièreté, (ii) par l’institution concernée.

87.      En revanche, une telle approche ne saurait être adoptée dans un cas où (i) l’existence d’une version modifiée de ce qui est probablement le document demandé a été portée à la connaissance du requérant, (ii) non par l’institution à laquelle l’accès avait été demandé, mais par une juridiction, (iii) cette version ayant été mise en ligne par un tiers, personne privée, sans que le requérant ou l’institution n’en aient connaissance.

88.      Admettre une telle disparition de l’intérêt à agir irait à l’encontre de la logique et de l’esprit du règlement no 1049/2001. De plus, même au stade d’une éventuelle mise en œuvre de tels droits par le juge de l’Union (43), la logique a priori séduisante de pouvoir conclure rapidement une affaire, à supposer qu’elle puisse jouer (44), se verrait mal servie. Outre son incompatibilité manifeste avec l’esprit dudit règlement, le test Jurašinović soulève en fait plus de problèmes pratiques qu’il ne pourra jamais apporter de solutions (faciles), aspect que je vais maintenant examiner.

3.      Les défauts du test Jurašinović (comme en témoigne la présente espèce)

89.      Dans l’arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinović/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516), le Tribunal énumère trois critères ou conditions à remplir pour pouvoir constater qu’un recours en annulation, dirigé contre une institution de l’Union pour avoir refusé l’accès à des documents, est devenu dépourvu d’objet. Ils sont cumulatifs : (i) le document doit avoir été divulgué par un tiers, de sorte qu’il se trouve déjà dans le domaine public lors de l’introduction du recours en annulation, ou au moins lorsqu’il est statué sur celui‑ci ; (ii) il est accessible au requérant ; (iii) son utilisation est légale.

90.      Les problèmes pratiques soulevés par ce critère se situent à au moins trois niveaux : celui de la connaissance, celui de l’authenticité et celui de l’utilisation légale.

91.      Premièrement, se pose la question de la connaissance et de la disponibilité du document. La requérante au pourvoi a fait valoir que le droit à l’information qu’elle tire du règlement no 1049/2001 ne saurait être subordonné à sa capacité d’utiliser Google ou à sa connaissance qu’un particulier a mis le document demandé dans le cyberespace. Contraindre les citoyens à fouiller le cyberespace irait à l’encontre de l’objet du règlement no 1049/2001, qui est de garantir l’exercice du droit d’accès aux documents le plus facilement possible. Pour sa part, la défenderesse au pourvoi a rétorqué qu’il était vraisemblable que la requérante au pourvoi ait eu connaissance de cette publication, car certaines de ses contributions sont effectivement postées sur ce même blog.

92.      Sur ce point, je suis entièrement d’accord avec la requérante au pourvoi. Le règlement no 1049/2001 prévoit une voie institutionnelle pour avoir accès à certains documents. Un demandeur qui souhaite accéder à un document doit-il désormais commencer par faire des recherches approfondies sur Internet pour l’obtenir ? En outre, dans l’hypothèse où ce demandeur formerait un recours en annulation dirigé contre une décision de rejet d’une demande d’accès, lui faudrait‑il inlassablement et régulièrement chercher le document demandé, tout au long de la procédure, pour s’assurer qu’il ne surgisse pas quelque part sur Internet dans les années à venir ?

93.      La présente affaire permet de mettre en exergue un autre élément curieux de la première condition du test Jurašinović : l’intérêt à agir aura disparu, d’une part, si, apparemment, il a déjà été apporté une satisfaction matérielle à la demande du requérant lors de l’introduction du recours ainsi que, d’autre part, s’il y est satisfait à tout moment par la suite, « au moins jusqu’au moment de statuer sur le recours ». Cela se heurte, d’une part, aux déclarations antérieures du Tribunal (45) et, d’autre part, à l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), qui est postérieur et qui a réaffirmé, pour de très justes motifs, que ce qui peut survenir après l’introduction du recours en annulation dirigé contre une décision de refus ne peut avoir qu’une pertinence limitée.

94.      En outre, la présente espèce poursuit cette logique jusqu’à l’absurde : une telle disparition de l’intérêt à agir serait‑elle causée, d’une part, parce qu’un tiers a rendu des documents accessibles quelque part sur Internet et, d’autre part, du fait de l’existence même de ces documents, dont ni le requérant ni l’institution défenderesse n’avaient connaissance ? Comme les deux parties au litige l’ont déclaré au Tribunal, elles n’avaient pas connaissance de cette divulgation au moment où le Parlement a adopté sa décision confirmative et jusqu’à ce que le Tribunal lui‑même attire leur attention sur ce fait. Par conséquent, pour répondre à la question posée en introduction des présentes conclusions, inspirée de Dune, « divulguer (un document demandé) sans (jamais y) donner accès » ou même le « divulguer sans le savoir » serait en substance possible aux yeux du Tribunal.

95.      Deuxièmement, s’agissant de la question de l’authenticité et de l’intégrité du document demandé : la requérante au pourvoi et le gouvernement suédois font valoir qu’elle doit obtenir des informations de sources authentiques, en particulier compte tenu de son activité professionnelle, à savoir la recherche universitaire. La requérante au pourvoi a souligné qu’elle était une chercheuse universitaire dont les travaux sont financés par la Suomen Akatemia (Académie de Finlande). Tenue par des exigences en matière de qualité, d’objectivité et d’éthique dans la recherche, elle ne peut se fier à des recherches sur Internet pour trouver des informations ayant fait l’objet de fuites ou de caviardages, elle ne peut se servir que d’informations provenant de sources authentiques. Dans ce contexte, elle a souligné que M. De Capitani indiquait dans son blog que ce qu’il avait posté était « une version dans laquelle [il a] souligné des passages et inséré des notes ».

96.      Pour sa part, le Tribunal a relevé que les parties s’accordaient sur le fait que M. De Capitani a « mis à la disposition du public sur Internet la version intégrale de ce document » (46) et que « le Tribunal a exposé abondamment la teneur du document demandé » dans l’arrêt rendu dans l’affaire De Capitani (47).

97.      Je ne ferai pas de commentaire sur la déclaration factuelle du Tribunal dans ce contexte. La requérante au pourvoi ne prétend pas qu’il y aurait eu dénaturation des preuves. Ce n’est donc pas à moi qu’il revient d’apprécier ce qui constitue la « version intégrale » du document demandé qui, du moins lorsque votre serviteur l’a examiné, consistait en une publication sur un blog en format html ouvert, document modifié et annoté par l’auteur de cette publication (48).

98.      Il ressort des déclarations de la requérante au pourvoi devant la Cour et devant le Tribunal que le document « divulgué » ne lui apportait pas « satisfaction », car la version mise en ligne par M. De Capitani n’est pas une version authentique et elle ne peut donc pas s’y fier pour les besoins qu’elle en a.

99.      Là encore, je ne peux être qu’en accord avec cette dernière déclaration. Dans mon esprit, sous l’empire du règlement no 1049/2001, la raison pour laquelle un demandeur souhaite l’accès à un document est dépourvue de pertinence (49). Tout demandeur, qu’il soit un journaliste, un chercheur universitaire ou tout simplement un citoyen curieux, jouit d’un droit explicite en vertu de ce règlement d’obtenir une réponse de l’institution. Comme déjà exposé dans les présentes conclusions (50), le fait d’insister sur la réponse de l’institution dans le cas d’une décision favorable en application de l’article 10, paragraphe 1 ou 2, dudit règlement garantit en soi l’authenticité et la fiabilité de l’information communiquée. Suivant ce même règlement, ce droit appartient à tout demandeur, quelles que soient les raisons pour lesquelles l’information est demandée.

100. Là encore, les conséquences pratiques de la constatation du Tribunal figurant au point 26 de l’ordonnance attaquée reviendraient en substance à dire : « Concoctez votre propre version d’une décision officielle à partir d’informations tronquées dénichées sur un blog privé et de la décision du Tribunal dans une autre affaire », toutes deux publiées ou « découvertes » longtemps après l’adoption de la décision initiale faisant toujours l’objet d’un contrôle juridictionnel.

101. Troisièmement, les deux points précédents sont liés à la question de l’usage légal, qui constitue la troisième condition du test Jurašinović. L’ordonnance attaquée indique en son point 28 que « la version intégrale du document demandé a été rendue accessible par le destinataire de ce document lui-même, de sorte qu’il ne fait aucun doute que la requérante [au pourvoi] peut en faire usage de manière tout à fait légale aux fins de ses travaux universitaires ».

102. Là encore, cette affirmation me plonge dans une certaine perplexité. Comment quelqu’un qui demande l’accès à un document et qui est informé par l’institution que ledit document ne peut pas être divulgué peut alors être certain, après avoir été informé qu’une version de ce document est accessible quelque part sur un blog privé, qu’il peut être fait un usage d’un tel document trouvé en ligne « de manière aussi légale que s’il [l’]avait obtenu en vertu du règlement no 1049/2001 » ? Il a été indiqué à la requérante au pourvoi qu’elle ne pouvait pas obtenir ce même document. Ne doit‑elle pas alors supposer, assez logiquement et en raison d’un refus aussi exprès, que le document en question s’est trouvé sur Internet sans autorisation ? N’est‑ce pas effectivement la déduction qui s’impose dès lors que, même après avoir eu connaissance de cette divulgation en ligne par un tiers, non seulement le Parlement n’a jamais retiré sa décision initiale de rejet de la demande d’accès, mais l’a laissée en vigueur jusqu’à ce jour ?

103. Sur la base des faits de la présente espèce, il est raisonnable de penser que l’« usage légal » par la requérante au pourvoi sera plutôt diamétralement opposé à celui énoncé par le Tribunal. De plus, de manière générale, il ne peut certainement pas être attendu de la part d’une personne qui a suivi la procédure institutionnelle régulière pour avoir accès à un document, en vertu du règlement no 1049/2001, de procéder à une appréciation juridique approfondie – ou de saisir le juge de l’Union afin qu’il procède à une telle appréciation – aux fins de déterminer si elle peut faire un usage légal d’une version du document demandé trouvée en ligne. Là encore, en vertu du système institué par le règlement no 1049/2001, cette personne est en droit d’obtenir une réponse univoque et directe de l’institution de l’Union, ce qui garantit en même temps l’intégrité, l’authenticité et la légalité de l’usage des documents divulgués au public par un tiers.

104. Être parfaitement au clair sur la question de l’usage légal est d’autant plus important dans un monde où toutes sortes d’informations finissent, tôt ou tard, par circuler sur Internet (51). L’appréciation de la légalité de l’usage de certaines de ces informations peut s’avérer complexe, à commencer par la question de la détermination du véritable auteur et de l’authenticité du document. Le système institué par le règlement no 1049/2001 est donc essentiel pour que la légalité de l’usage soit établie par l’institution elle‑même et éviter ainsi que de telles questions ne se posent effectivement dans d’autres affaires ou d’autres litiges (52).

4.      Un retour aux sources : les conditions pour apporter matériellement satisfaction à un demandeur dans une affaire d’accès à des documents

105. Les présentes conclusions se sont longuement attardées sur une analyse assez détaillée du test Jurašinović tel que mis en œuvre par le Tribunal dans l’ordonnance attaquée. Le but en était d’expliquer pourquoi, à mon avis, une telle approche est erronée sur un plan conceptuel et absurde sur un plan pratique.

106. Comme également établi à la section précédente, les efforts auxquels les juridictions de l’Union, saisies à l’avenir de recours en annulation de décisions négatives adoptées en vertu du règlement no 1049/2001, devront consentir seront assez éloignés des questions de fond. Cela dégénérera en des débats (factuels) interminables sur les questions de savoir qui a posté quoi exactement, où et quand cela a été posté, qui en avait connaissance, ainsi que sur le point de savoir si, oui ou non, un document publié quelque part par un tiers a le même nombre de paragraphes que l’original, etc.

107. En outre, de tels débats factuels serviraient alors de fait à priver effectivement les particuliers d’un accès aux juridictions de l’Union. Il convient de garder à l’esprit qu’une ordonnance de non-lieu à statuer est une mesure assez forte par laquelle, contrairement au souhait du requérant, les juridictions de l’Union constatent que, en substance, le recours est effectivement non fondé et dépourvu de tout réel objet. Une telle mesure doit donc être appliquée avec prudence, pour ne pas dire avec circonspection, surtout dans des cas où le juge de l’Union substitue l’objet formel du litige par un objet matériel, comme dans les affaires concernant l’accès à des documents (53). Si, au stade suivant, le contenu de la satisfaction d’un point de vue matériel se voit redéfini au point de rendre méconnaissable l’objet de la demande dont le juge était initialement saisi (54), le risque de se voir priver d’une véritable voie de recours juridictionnelle devient dangereusement réel.

108. Pour toutes ces raisons, j’invite la Cour à accueillir le premier moyen du pourvoi et à revenir à la simplicité logique du critère de la satisfaction matérielle, tel que nous le connaissons et récemment confirmé par l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), ainsi que par l’ordonnance du 17 décembre 2019, Rogesa/Commission (C‑568/18 P, non publiée, EU:C:2019:1092), et qui peut se résumer comme suit.

109. L’intérêt initial à agir d’un requérant, qui demande l’annulation d’une décision d’une institution en vertu du règlement no 1049/2001, peut disparaître si, et seulement si, il obtient pleine et entière satisfaction sur un plan formel ou sur un plan matériel. La satisfaction sur le plan formel s’obtient par le retrait de la décision attaquée adoptée par l’institution. La satisfaction sur le plan matériel peut également s’obtenir en l’absence de tout retrait formel, mais à condition que le requérant se voie communiquer (i) l’intégralité du ou des documents demandés dans la forme et dans la mesure demandées (ii) par l’institution concernée suivant les modalités prévues par l’article 10, paragraphe 1 voire paragraphe 2, du règlement no 1049/2001.

110. Une telle satisfaction pleine et entière peut conduire à la disparition de l’intérêt initial à agir ou à saisir les juridictions de l’Union. Pour autant que le requérant n’ait aucun intérêt autre ou supplémentaire à la solution du litige (question qui sera étudiée ci-dessous dans le cadre de l’examen du second moyen du pourvoi), la disparition de tout intérêt à la solution du litige pourra être constatée, de façon exceptionnelle, et il n’y aura donc pas lieu de statuer (55).

111. Au vu des faits de la présente espèce, il est manifeste que la requérante au pourvoi n’a obtenu satisfaction ni d’un point de vue formel ni d’un point de vue matériel. Il est manifeste que son intérêt initial à obtenir une décision sur le fond demeure. L’ordonnance attaquée est donc entachée d’erreur de droit. Elle doit donc être annulée.

C.      Le second moyen du pourvoi

112. Je suis d’avis que le premier moyen soulevé par la requérante au pourvoi doit être accueilli. Si la Cour partage mon analyse sur ce point, il n’y a alors pas lieu d’examiner le second moyen. Toutefois, la mission d’un avocat général étant d’éclairer pleinement la Cour, je ferai également quelques observations finales sur ce second moyen.

113. De fait, ces observations peuvent être relativement brèves, car suivant la jurisprudence ClientEarth/Commission, le second moyen du pourvoi demande également à être accueilli. Transposées aux faits de la présente espèce, les constatations de cet arrêt conduisent à une unique conclusion, à savoir que, outre le fait de n’avoir jamais perdu son intérêt initial à la solution du litige, la requérante au pourvoi a un intérêt supplémentaire à obtenir une décision du Tribunal, à tout le moins pour empêcher que toute nouvelle demande d’accès qu’elle pourrait former à l’avenir soit frappée d’illégalité.

114. Au point 33 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a constaté que le refus opposé par le Parlement était de nature ponctuelle et conjoncturelle. Il n’apparaîtrait donc pas que l’illégalité alléguée soit susceptible de se reproduire à l’avenir indépendamment des circonstances de la présente affaire. En effet, « le refus opposé par le Parlement dans la décision attaquée était fondé sur l’exception relative à la protection des procédures juridictionnelles [...] tant qu’une telle procédure est pendante, le Parlement relevant que le document demandé présentait un lien pertinent avec la procédure juridictionnelle en cours dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 22 mars 2018, De Capitani/Parlement (T‑540/15, EU:T:2018:167), et que le contexte dans lequel s’inscrivait la demande d’accès était caractérisé par des débats intenses dans des blogs et des prises de position susceptibles d’influencer sa propre position dans ladite affaire ».

1.      Moyens et conclusions des parties

115. La requérante au pourvoi – de même que les gouvernements finlandais et suédois – est d’avis qu’elle a toujours un intérêt à la solution du litige, car l’illégalité en cause est susceptible de se reproduire à l’avenir, indépendamment des circonstances de la présente affaire. Selon la requérante au pourvoi, le refus opposé par la défenderesse au pourvoi de lui accorder un accès aux documents demandés n’était ni de nature ponctuelle ni de nature conjoncturelle. Tout comme dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), il est plus que vraisemblable que la requérante au pourvoi demande l’accès à d’autres documents, analogues à celui dont il est question en l’espèce, puisque les recherches qu’elle mène actuellement se poursuivront au moins jusqu’en 2021.

116. La requérante au pourvoi affirme également que tout document attaqué devant la Cour fait intrinsèquement partie de la procédure. L’existence de débats intenses dans des blogs ne saurait donc justifier le refus de communiquer des documents. Avec l’ordonnance attaquée, le Tribunal en serait venu à créer une catégorie de documents, à savoir des décisions définitives de rejet faisant l’objet d’une procédure juridictionnelle, qui ne pourraient pas être divulgués et qui feraient l’objet d’une présomption générale de non-divulgation (de facto).

117. Pour sa part, le gouvernement finlandais est d’avis qu’il y a effectivement un risque majeur que la défenderesse au pourvoi invoque le motif de la protection des procédures juridictionnelles pour refuser également à l’avenir l’accès à ses décisions.

118. La défenderesse au pourvoi est d’avis que la requérante au pourvoi confond la question du maintien de l’intérêt à agir avec celle de la légalité de la décision litigieuse. Ce serait à juste titre que le Tribunal a jugé que la question de savoir si la décision de refus était de nature ponctuelle et conjoncturelle était pertinente. Le rejet de la demande d’accès était propre aux circonstances de l’espèce. Il était fondé sur une appréciation du document en cause dans le contexte particulier d’une procédure juridictionnelle suscitant un intérêt certain de la presse et du grand public. La défenderesse au pourvoi affirme donc que c’est à juste titre que le Tribunal n’a pas qualifié la décision de refus en tant que présomption générale de non-divulgation. Les circonstances de la présente espèce se distinguent de celles de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), de sorte que cette jurisprudence ne trouve pas application.

2.      ClientEarth/Commission : le retour

119. Je suis d’accord avec les parties sur le fait que l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), s’avère déterminant pour résoudre le présent litige. Toutefois, comme elles en tirent des conclusions quelque peu opposées, il me paraît nécessaire de préciser les constatations faites par cet arrêt.

120. Il est rappelé que, dans cette affaire (56), dès lors qu’à la date où la Cour a statué, la Commission avait déjà apporté une pleine satisfaction (matériellement) à la demande du requérant au pourvoi, c’était effectivement la question d’un intérêt à agir autre ou supplémentaire qui était devenue déterminante. C’est au regard de cet intérêt résiduel ou de cet autre intérêt que la Cour a distingué trois facteurs pertinents.

121. Premièrement, la Cour a relevé que la divulgation tardive des documents, intervenue après la fin du processus décisionnel, n’avait pas permis de remplir entièrement les objectifs poursuivis par ClientEarth avec sa demande d’accès, à savoir d’exercer une influence sur le processus décisionnel (« la non-satisfaction de l’objet de la divulgation ») (57).

122. Deuxièmement, la Cour a jugé que la Commission avait fondé sa décision initiale de refus sur la présomption générale selon laquelle la divulgation des documents établis dans le cadre de la préparation d’une analyse d’impact porterait gravement atteinte à son processus décisionnel. La Commission était susceptible d’invoquer de nouveau cette présomption générale à l’avenir en réponse à des demandes d’accès à des documents établis dans le cadre de la préparation d’une analyse d’impact. La Cour en a donc conclu que cette illégalité était susceptible de se reproduire à l’avenir (« le risque de répétition ») (58).

123. Troisièmement, la Cour a constaté que ClientEarth était particulièrement exposé à de telles mises en œuvre de ladite présomption dans le futur. En tant qu’organisme à but non lucratif ayant pour objet la protection de l’environnement, l’une de ses missions est d’agir en faveur d’une transparence et d’une légitimité accrues du processus législatif de l’Union. Il est donc probable qu’elle demande de nouveau accès à des documents à l’avenir et que la Commission rejette derechef cette demande sur le fondement de ladite présomption générale. ClientEarth devrait alors former un nouveau recours en annulation pour contester le bien-fondé de cette même présomption (« une position particulièrement exposée ») (59).

3.      Le risque de répétition

124. À la différence de la requérante au pourvoi, je ne suis pas entièrement sûr de la mesure dans laquelle les trois éléments énoncés ci-dessus peuvent constituer en fait un « critère » ni de celle dans laquelle ils ne seraient que trois éléments circonstanciels distincts que la Cour a considérés comme pertinents dans cette affaire aux seules fins de permettre à ClientEarth de se faire reconnaître un intérêt à agir résiduel.

125. En revanche, je partage pleinement l’avis de la requérante au pourvoi sur le fait que, si l’approche retenue dans l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), concernant la probabilité du risque que l’illégalité alléguée commise par l’institution se reproduise dans le futur, devait être suivie en l’espèce, cette condition serait alors remplie.

126. À mon avis, la logique sur laquelle repose la deuxième catégorie rapportée dans l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), peut rester relativement simple : dans cette affaire, le refus d’accorder l’accès (i) se fondait‑il sur un principe juridique de portée générale, susceptible d’être de nouveau appliqué par la défenderesse dans d’autres affaires, (ii) concernant le même demandeur ?

127. La logique de l’exception définie en conséquence est assez claire : ni le particulier (intérêt subjectif) ni le juge de l’Union (intérêt objectif) ne tiennent à traiter itérativement de ce même type d’affaires qui, en raison des agissements de l’institution défenderesse, ne feront jamais l’objet d’un examen au fond. Il est donc dans l’intérêt de la loi et, de fait, d’une bonne administration de la justice qu’à l’occasion un coup d’arrêt soit marqué et qu’il soit statué au fond dans une affaire, même si stricto sensu l’objet initial de ce litige a disparu.

128. Dans son approche globale, l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), s’avère cependant assez charitable pour les demandeurs.

129. Premièrement, le risque de répétition se distingue clairement des circonstances particulières de l’espèce et il est donc manifestement « [indépendant] des circonstances particulières » (60). C’est effectivement assez logique : le but recherché est que la même prémisse en droit (sujette à caution) ne soit pas retenue dans d’autres affaires similaires. Si tel n’était pas le cas, il s’ensuivrait une lecture problématique (et vaine) de cette condition, affirmant que chaque cas est différent et donc que chaque décision est circonstancielle et qu’elle n’est pas transposable. Mais ce n’est manifestement pas le but recherché en l’espèce : c’est précisément cette transposabilité potentielle d’un cas particulier à l’autre qui demande à être appréhendée.

130. Deuxièmement, c’est donc une proposition juridique de portée générale qui demande à être formulée en des termes raisonnablement abstraits pour être applicable à de futurs litiges. Si une telle prémisse pouvait être formulée sur la base de la présente affaire, un éventuel demandeur n’aurait donc plus à établir que tel serait le cas (61). Une probabilité raisonnable sera suffisante (62).

131. Mais, troisièmement, il est également manifeste que la probabilité d’une répétition doit se rapporter au même demandeur. Le fait qu’il soit « particulièrement exposé » peut avoir quelque importance à cet égard, mais il semblerait que la solution apportée par l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), ne va pas jusqu’à accorder à un particulier la faculté de former un recours dans l’intérêt général qui se bornerait à alléguer que l’institution pourrait reproduire la même illégalité à l’avenir à l’encontre d’un autre demandeur. L’intérêt à agir reste celui du seul requérant qui, au départ, a un intérêt individuel à contester la décision négative de l’institution de l’Union, et ce jusqu’à la survenance d’un événement échappant totalement à sa maîtrise, à savoir que, dans une affaire particulière, l’auteur de la décision attaquée change d’avis dans un sens favorable au requérant (63).

132. Examinant maintenant le présent litige, je n’ai effectivement pas d’autre choix que d’être d’accord avec la requérante au pourvoi sur le fait que ces éléments de l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), sont parfaitement transposables en l’espèce.

133. En premier lieu, le refus est-il fondé sur une proposition juridique large de l’application du règlement no 1049/2001 susceptible de faire l’objet d’une nouvelle application ? Assurément. À toutes fins pratiques, cette présomption, ou plutôt cette règle de droit ou proposition juridique (64), semble laisser entendre que la divulgation de décisions de l’Union faisant l’objet de recours devant le juge de l’Union porterait gravement atteinte à la protection des procédures juridictionnelles au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), du règlement n o 1049/2001, en particulier lorsque ces décisions donnent lieu à des débats intenses (65).

134. Une telle proposition juridique peut-elle faire l’objet d’une application dans d’autres affaires à l’avenir ? Bien évidemment, très facilement, avec des effets assez conséquents sur le droit d’accès à des documents dans des circonstances similaires : toute décision administrative juridictionnelle définitive qui se trouve être soumise à un contrôle juridictionnel par le juge de l’Union pourrait effectivement être exclue du droit d’accès prévue par le règlement no 1049/2001 pendant la période, assez longue, nécessaire au déroulement jusqu’à son terme d’une procédure en contrôle juridictionnel devant le juge de l’Union (66).

135. En second lieu, et sans vouloir entrer dans le débat fascinant sur le point de savoir si les universitaires bénéficiant de subventions pour leurs recherches forment une catégorie particulièrement exposée (au sens de la jurisprudence ClientEarth/Commission), il a été insinué que la requérante au pourvoi serait elle-même susceptible de former à l’avenir d’autres demandes d’accès à des documents détenus par les institutions de l’Union. Ses recherches portent précisément sur ce sujet, celles menées actuellement étant financées par une bourse de recherche au moins jusqu’à la fin de 2021. Par conséquent, dans la droite ligne de l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), il est raisonnable de penser que cette même requérante au pourvoi introduise d’autres demandes d’accès à l’avenir ou, plus précisément, au vu des faits présentés à la Cour, que la probabilité que telles demandes soient formées ne saurait être exclue.

136. En substance, si la Cour devait décider d’examiner aussi le second moyen soulevé à l’appui du pourvoi, je suis d’avis qu’il est également fondé.

D.      La portée du présent litige

137. La requérante au pourvoi demande qu’il plaise à la Cour annuler l’ordonnance attaquée. Elle demande en outre à la Cour faire usage du pouvoir qui lui est conféré par l’article 61, deuxième phrase, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Cette disposition permet à la Cour de statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, sans renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.

138. En l’espèce, dans la mesure où le Tribunal ne s’est prononcé ni sur la recevabilité ni sur le fond du litige dont il était saisi, je suggère à la Cour d’annuler l’ordonnance attaquée et de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue, en application de l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, compte tenu du déroulement un peu particulier de la procédure en l’espèce, il a été coupé court aux nécessaires débats qui auraient dû s’ouvrir sur ces sujets du fait du recentrage du litige que le Tribunal a opéré en adoptant la mesure d’organisation de la procédure en application de l’article 89 de son règlement de procédure.

V.      Conclusion

139. Je propose qu’il plaise à la Cour :

–        annuler l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 20 septembre 2018, Leino-Sandberg/Parlement (T‑421/17, non publiée, EU:T:2018:628) ;

–        renvoyer l’affaire devant le Tribunal ;

–        réserver les dépens.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Dont la première édition a été publiée en 1965 par la maison Chilton à Philadelphie (États-Unis d’Amérique).


3      Il n’en demeure pas moins que, pour d’autres, « travelling without moving » rappellera plus vraisemblablement le titre du troisième album studio enregistré par Jamiroquai, groupe britannique funk et acid jazz, sorti en 1996.


4      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 (JO 2001, L 145, p. 43).


5      Recours qui a donné lieu à l’arrêt du 22 mars 2018, De Capitani/Parlement (T‑540/15, EU:T:2018:167).


6      Ordonnance du 20 septembre 2018, Leino-Sandberg/Parlement (T‑421/17, non publiée, EU:T:2018:628).


7      Sur le site Web http://www.free-group.eu/2015/07/12/eus-laws-are-like-sausages-you-should-never-watch-them-being-made (lien reproduit dans le dossier du Tribunal, dans la version à laquelle il a été accédé en dernier lieu le 21 mai 2020).


8      Voir, note 7, l’hyperlien rapporté par le Tribunal.


9      Arrêt du 22 mars 2018, De Capitani/Parlement (T‑540/15, EU:T:2018:167).


10      Ordonnance du 20 septembre 2018, Leino-Sandberg/Parlement (T‑421/17, non publiée, EU:T:2018:628).


11      Ordonnance attaquée, point 27.


12      Ordonnance attaquée, point 28.


13      Ordonnance attaquée, point 33.


14      Ordonnance attaquée, point 35.


15      Voir, notamment, arrêts du 7 juin 2007, Wunenburger/Commission (C‑362/05 P, EU:C:2007:322, point 42) ; du 17 avril 2008, Flaherty e.a./Commission (C‑373/06 P, C‑379/06 P et C‑382/06 P, EU:C:2008:230, point 25) ; du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P, EU:C:2013:331, point 61) ; du 9 novembre 2017, HX/Conseil (C‑423/16 P, EU:C:2017:848, point 30) ; du 23 novembre 2017, Bionorica et Diapharm/Commission (C‑596/15 P et C‑597/15 P, EU:C:2017:886, points 84 et 85), ainsi que du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 43).


16      Voir, notamment, arrêts du 7 juin 2007, Wunenburger/Commission (C‑362/05 P, EU:C:2007:322, point 50) ; du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P, EU:C:2013:331, point 63), ainsi que du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 48).


17      Voir, notamment, arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, points 43 à 52).


18      C’est à dessin que j’emploie le terme « object » (« objet ») du recours, de préférence à celui de « purpose » (« but ») figurant dans certaines traductions en anglais des arrêts de la Cour.


19      Voir, notamment, arrêts du 5 mars 1980, Könecke/Commission (76/79, EU:C:1980:68, point 9), et du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P, EU:C:2013:331, point 64).


20      Voir, notamment, arrêt du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P, EU:C:2013:331, point 65).


21      Voir, notamment, arrêt du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P, EU:C:2013:331, point 63), dans le contexte de mesures restrictives, le requérant conservant alors un intérêt à agir bien que son nom ait été retiré de la liste imposant de telles mesures, ainsi qu’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, points 49 à 54).


22      Arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660).


23      Article 2, paragraphe 2, de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission [COM(2000) 30 final – 2000/0032(COD)], texte qui ne définissait pas ce qu’il faut entendre par « d’autres moyens ».


24      Rapport du 27 octobre 2000 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (procédure Hughes renforcée) – Commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures [2000/0032(COD)], PE 285.961. Voir, en particulier, p. 19, 20 et 72. Mise en italique par mes soins.


25      Ainsi, notamment, une réponse de la Commission informant le demandeur que le document demandé est en fait accessible sur un site Web du Conseil (dont l’adresse est précisée) sera conforme à l’esprit de l’article 10, paragraphe 2, sans pour autant l’être nécessairement à sa lettre stricto sensu.


26      L’éventuelle divulgation (coordonnée) par un État membre d’un document demandé et suivant l’article 5 dudit règlement est tout autre chose.


27      Ce qui ne manquerait pas alors de soulever plusieurs questions intéressantes, notamment celle de la portée de l’approbation par le Parlement au moyen du renvoi au blog en question, d’autant plus que ce blog contient également plusieurs remarques et observations désobligeantes de son auteur sur l’« analyse juridique » à laquelle le Parlement a procédé, insérées dans les parties reproduites du document demandé.


28      Arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinović/Conseil (T-63/10, EU:T:2012:516).


29      Voir point 53 des présentes conclusions.


30      Ordonnance du 11 décembre 2006 (T‑290/05, non publiée, EU:T:2006:381).


31      Arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinovič/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516, point 24).


32      Arrêt du 3 octobre 2012, JurašinovićConseil (T-63/10, EU:T:2012:516, point 26).


33      Dans la dernière décision citée au point 27 de l’ordonnance attaquée, à savoir l’arrêt du 15 octobre 2013, European Dynamics Belgium/EMA (T‑638/11, non publié, EU:T:2013:530), l’invocation incidente de l’arrêt du 3 octobre 2012, Jurašinović/Conseil (T‑63/10, EU:T:2012:516) n’était pas pertinente.


34      Arrêt du 17 juin 1998, Svenska Journalistförbundet/Conseil (T‑174/95, EU:T:1998:127, points 67 et 69). Mise en italique par mes soins.


35      Arrêt du 22 mars 2011 (T‑233/09, EU:T:2011:105), confirmé en appel par l’arrêt du 17 octobre 2013, Conseil/Access Info Europe (C‑280/11 P, EU:C:2013:671).


36      Arrêt du 22 mars 2011, Access Info Europe/Conseil (T‑233/09, EU:T:2011:105, point 34).


37      Arrêt du 22 mars 2011, Access Info Europe/Conseil (T‑233/09, EU:T:2011:105, points 36 et 37).


38      Points 29 et 30 de l’ordonnance attaquée. La seule tentative de distinguer la présente affaire de celle ayant donné lieu à l’arrêt du 17 juin 1998, Svenska Journalistförbundet/Conseil (T‑174/95, EU:T:1998:127) – tout en étant muet sur cet aspect de l’affaire Access Info Europe) consisterait à dire que, à la différence de cette dernière, la légalité de cette divulgation ne fait pas l’ombre d’un doute en l’espèce. Il n’en demeure pas moins qu’une telle prémisse est non seulement quelque peu contestable, mais également hors de propos, comme il sera exposé dans la section suivante des présentes conclusions.


39      Arrêt du 4 septembre 2018 (C‑57/16 P, EU:C:2018:660).


40      Arrêt du 4 septembre 2018 (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 38).


41      Arrêt du 4 septembre 2018 (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 45), où la Cour fait référence à l’arrêt du 7 juin 2007, Wunenburger/Commission (C‑362/05 P, EU:C:2007:322, points 48 et 49).


42      Dans l’ordonnance du 17 décembre 2019, Rogesa/Commission (C‑568/18 P, non publiée, EU:C:2019:1092), la Cour a décidé qu’il n’y avait pas lieu de statuer dans un cas où la Commission avait finalement communiqué les documents demandés, bien qu’elle n’ait pas retiré la décision initiale de refus. Toutefois, comme la Cour l’a clairement exposé au point 26 de cette ordonnance, la requérante n’avait pas contesté que cet accès avait permis de satisfaire entièrement les objectifs qu’elle poursuivait par la présentation de sa demande d’accès, en recevant de la Commission tout ce qu’elle lui avait demandé.


43      À la condition, évidemment, qu’il y ait encore quelque chose à mettre en œuvre, car, un jour ou l’autre, quelque chose finira toujours par se trouver quelque part sur Internet…


44      Quod non. Toutefois, la tentation existera toujours.


45      Voir points 77 à 81 des présentes conclusions.


46      Point 26 de l’ordonnance attaquée.


47      Arrêt du 22 mars 2018, De Capitani/Parlement (T‑540/15, EU:T:2018:167).


48      Comme exposé au point 13 des présentes conclusions.


49      Voir article 6, paragraphe 1, dernière phrase, de ce règlement (cité au point 9 des présentes conclusions).


50      Voir points 58 à 64 des présentes conclusions.


51      Voir, dernièrement, arrêt du 18 juillet 2017, Commission/Breyer (C‑213/15 P, EU:C:2017:563, point 62) ou ordonnance du 14 mai 2019, Hongrie/Parlement (C‑650/18, non publiée, EU:C:2019:438, point 14). Voir, également, ordonnance du 29 janvier 2009, Donnici/Parlement (C‑9/08, non publiée, EU:C:2009:40, point 18).


52      Dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 14 mai 2019, Hongrie/Parlement (C‑650/18, non publiée, EU:C:2019:438), la Hongrie avait annexé à son recours devant la Cour un avis juridique du service juridique du Parlement. Mais sans que sa divulgation n’ait été demandée par la Hongrie ou par un tiers, cet avis a été rendu accessible sur le site Web Politico. La Cour a jugé qu’autoriser cet État membre à verser au dossier un avis juridique du Parlement dont la divulgation n’a pas été autorisée par ce dernier reviendrait à contourner la procédure de demande d’accès à un tel document, mise en place par le règlement no 1049/2001.


53      En particulier si elle est appliquée dans un contexte où il n’y a pas de règles claires sur le juste comportement de l’institution dans ces circonstances. Une institution peut‑elle apporter matériellement satisfaction à un demandeur sans même réexaminer formellement sa décision antérieure ? Ses agissements peuvent‑ils ainsi venir contredire sa propre décision en vigueur ? S’il y a lieu de la réexaminer, est‑ce d’office ou après une nouvelle demande du demandeur, par exemple après la levée de l’obstacle à la communication ? La grande souplesse permise aux institutions de l’Union de par l’absence d’un code de procédure administrative de l’Union, qui réglementerait de telles questions, ne doit pas servir et être opposée effectivement à des requérants individuels qui demandent qu’un contrôle juridictionnel soit exercé. C’est au contraire l’inverse qui devrait être vrai : l’absence de règles devrait à tout le moins jouer contre la ou les institutions, en tout cas en ce qui concerne l’accès individuel au juge de l’Union.


54      Sans vouloir retenir une approche par trop formaliste, l’objet initial du recours est et demeure l’annulation de la décision litigieuse adoptée par le Parlement. Imaginons, par analogie, le cas où j’aurais acheté des places pour un concert et que les billets ne me soient jamais remis (peu importe pour quelle raison). Ayant attaqué en justice les organisateurs du concert pour obtenir ces billets ou leur remboursement, le tribunal me demanderait si le fait de pouvoir regarder ce concert (ou une partie de celui‑ci), tel qu’enregistré d’une main tremblante sur un téléphone portable par une personne installée au milieu de la foule des spectateurs, puis mis en ligne, pourrait m’apporter satisfaction. Cet enregistrement vidéo ayant apparemment été téléchargé sans violation du droit d’auteur, le tribunal déciderait alors qu’il n’y a pas lieu de statuer sur ma requête au motif que je peux le visionner en ligne.


55      Dans des affaires où une telle disparation de l’intérêt initial ne survient qu’après l’introduction du recours et en l’absence de tout autre élément spécifique, la totalité des dépens doit être supportée par l’institution de l’Union – en ce sens, voir arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 130), et ordonnance du 17 décembre 2019, Rogesa/Commission (C‑568/18 P, non publiée, EU:C:2019:1092, point 37.


56      Voir points 82 à 85 des présentes conclusions.


57      Arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, points 46 et 47).


58      Arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, points 49 à 53).


59      Arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, point 54).


60      Outre l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660, points 48 et 50), voir, notamment, les arrêts du 7 juin 2007, Wunenburger/Commission (C‑362/05 P, EU:C:2007:322, point 52), et du 30 avril 2020, Izba Gospodarcza Producentów i Operatorów Urządzeń Rozrywkowych/Commission (C‑560/18 P, EU:C:2020:330, point 40).


61      Ce qui évidemment n’empêchera pas certains requérants d’être des magiciens tout à fait capables de produire des preuves sur l’avenir.


62      De fait, au point 53 de l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), la Cour va jusqu’à renverser effectivement cette charge de la preuve pour la faire peser sur l’institution défenderesse, énonçant que « la présomption générale [...] est susceptible d’être de nouveau mise en œuvre à l’avenir par la Commission à l’occasion de nouvelles demandes d’accès à des documents [...] ce que cette institution n’a au demeurant pas contesté » (mise en italique par mes soins).


63      En ce sens, voir arrêt du 30 avril 2020, Izba Gospodarcza Producentów i Operatorów Urządzeń Rozrywkowych/Commission (C‑560/18 P, EU:C:2020:330, points 49 et 50), qui réaffirme la solution apportée par l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), tout en distinguant les circonstances factuelles de ces deux affaires pour parvenir à une autre solution. Voir, également, conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans l’affaire Izba Gospodarcza Producentów i Operatorów Urządzeń Rozrywkowych/Commission (C‑560/18 P, EU:C:2019:1052, point 88).


64      Dans mon esprit, l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660), ne visait pas à établir une présomption juridique (au sens de presumptio juris, avec toutes les implications en droit qui s’en suivent), mais un axiome juridique ou une règle de droit.


65      La proposition juridique formulée en ce sens présentant ainsi des ressemblances frappantes avec celle visée par la Cour au point 49 de l’arrêt du 4 septembre 2018, ClientEarth/Commission (C‑57/16 P, EU:C:2018:660).


66      Sans même avoir besoin d’entrer dans une discussion sur les éventuelles incidences du fait que le contexte dans lequel s’inscrivait la demande d’accès était « caractérisé par des débats intenses dans des blogs » (point 33 de l’ordonnance attaquée) et en constatant simplement le paradoxe stupéfiant inscrit dans cette proposition : si quelque chose présente un intérêt et est donc susceptible de susciter des débats, l’accès doit-il en être refusé en conséquence ? L’ouverture, la transparence et la plus grande responsabilité des institutions de l’Union, souvent mentionnées (considérant 2 du règlement no 1049/2001), ne doivent-elles être recherchées qu’en matière de décisions dont il peut être dit sans se tromper qu’elles n’intéressent personne ?