Language of document : ECLI:EU:C:2022:777

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 13 octobre 2022 (1)

Affaire C449/21

Towercast

contre

Autorité de la concurrence,

Ministère de l’Économie,

en présence de :

Tivana Topco S.A.,

Tivana Midco S.A.R.L.,

TDF Infrastructure Holding S.A.S.,

TDF Infrastructure S.A.S.,

Tivana France Holdings S.A.S.

(demande de décision préjudicielle formée par la cour d’appel de Paris, France)

« Renvoi préjudiciel – Concurrence – Contrôle des concentrations entre entreprises (“contrôle des concentrations”) – Article 21 du règlement (CE) no 139/2004 (“règlement CE sur les concentrations”) – Applicabilité exclusive du droit du contrôle des concentrations – Contrôle national des concentrations – Concentration n’atteignant pas les seuils de contrôle – Article 102 TFUE – Abus de position dominante – Applicabilité directe – Règlement (CE) no 1/2003 »






Table des matières


I. Introduction

II. Le cadre juridique

A. Le droit dérivé de l’Union

1. Le règlement CE sur les concentrations

2. Le règlement (CEE) no 4064/89

B. Le droit français

III. Les faits et la demande de décision préjudicielle

IV. Appréciation

A. L’articulation entre l’article 21 du règlement CE sur les concentrations et l’article 102 TFUE

1. La détermination du champ d’application du règlement CE sur les concentrations à son article 21

2. L’applicabilité directe de l’article 102 TFUE

B. Le fonctionnement et l’économie de la protection contre les distorsions de concurrence en droit de l’Union

C. La portée de l’arrêt Continental Can et la sécurité juridique

V. Conclusion


I.      Introduction

1.        Par sa question préjudicielle, relative à l’articulation entre les règles de contrôle ex ante des concentrations et les règles de contrôle ex post des abus de position dominante au titre de l’article 102 TFUE, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, s’il est possible pour une autorité nationale de concurrence de contrôler a posteriori, au regard de l’article 102 TFUE, une opération de concentration réalisée par une entreprise en position dominante, lorsque cette concentration reste en deçà des seuils de chiffres d’affaires pertinents prévus par le règlement (CE) no 139/2004 (ci-après le « règlement CE sur les concentrations ») (2) et par le droit national des concentrations et n’ont donc pas fait l’objet d’un contrôle ex ante en ce sens.

2.        Plus précisément, le litige au principal porte sur la question de l’articulation entre une application de l’article 102 TFUE complémentaire ou visant à combler des lacunes et les règles nationales régissant le contrôle des concentrations. La question préjudicielle vise, en substance, à déterminer si l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations a pour effet que les concentrations sont examinées exclusivement sous l’angle du droit du contrôle des concentrations et si une application parallèle ou ex post de l’article 102 TFUE est exclue (effet dit « de blocage »). Afin de préciser l’articulation entre ces réglementations, il est nécessaire de prendre en considération leur nature juridique et leur fonction respectives dans le système de protection de la concurrence dans le marché intérieur du droit de l’Union et ses objectifs fondamentaux.

3.        À cette fin, après avoir rappelé le cadre juridique (partie II) et les faits (partie III), nous aborderons l’articulation entre l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations et l’article 102 TFUE, compte tenu de la place de ce dernier dans la hiérarchie des normes et de son applicabilité directe (partie IV, sous A). Nous examinerons ensuite le résultat de cette analyse au regard des objectifs du système de protection contre les distorsions de concurrence de la réglementation de l’Union (partie IV, sous B). Enfin, nous aborderons la question de savoir si et dans quelle mesure la solution retenue peut être conciliée avec la jurisprudence antérieure de la Cour et le principe de sécurité juridique (partie IV, sous C).

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit dérivé de l’Union

1.      Le règlement CE sur les concentrations 

4.        Les considérants 2 et 6 du règlement CE sur les concentrations prévoient :

« (2)      En vue de la réalisation des finalités du traité instituant la Communauté européenne, l’article 3, paragraphe 1, point g), assigne comme objectif à la Communauté l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur. [...]

[...]

(6)      Un instrument juridique spécifique est donc nécessaire sous la forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations. [...] »

5.        Le considérant 7 du règlement CE sur les concentrations se prononce sur la base juridique dans les termes suivants :

« Les articles 81 et 82, tout en étant applicables, selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, à certaines concentrations, ne suffisent pas pour contrôler toutes les opérations qui risquent de se révéler incompatibles avec le régime de concurrence non faussée visé par le traité. Le présent règlement devrait par conséquent être fondé non seulement sur l’article 83, mais principalement sur l’article 308 du traité [...] »

6.        Les considérants 8 et 9 du règlement CE sur les concentrations concernent la répartition des compétences et le champ d’application de ce règlement :

« (8)      Les dispositions à arrêter dans le présent règlement devraient s’appliquer aux modifications structurelles importantes dont l’effet sur le marché s’étend au-delà des frontières nationales d’un État membre. [...] Les concentrations qui ne sont pas couvertes par le présent règlement relèvent, en principe, de la compétence des États membres.

(9)      Il convient de définir le champ d’application du présent règlement en fonction de l’étendue géographique de l’activité des entreprises concernées et de le limiter par des seuils quantitatifs afin de couvrir les concentrations qui revêtent une dimension communautaire. [...] »

7.        L’article 1er du règlement CE sur les concentrations définit le champ d’application de ce règlement, notamment en fonction des seuils de chiffre d’affaires visés à son paragraphe 2 :

« 1.      Sans préjudice de l’article 4, paragraphe 5, et de l’article 22, le présent règlement s’applique à toutes les concentrations de dimension communautaire telles qu’elles sont définies au présent article.

2.      Une concentration est de dimension communautaire lorsque : [...] »

8.        L’article 3 du règlement CE sur les concentrations définit la notion de « concentration » dans les termes suivants :

« 1.      Une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle résulte :

a)      de la fusion de deux ou de plusieurs entreprises ou parties de telles entreprises, ou

b)      de l’acquisition, par une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle direct ou indirect de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises [...] »

9.        L’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations concerne la délimitation du champ d’application de ce règlement par rapport à d’autres actes juridiques de l’Union :

« 1.      Le présent règlement est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3, et les règlements du Conseil (CE) no 1/2003 [...] ne sont pas applicables, sauf aux entreprises communes qui n’ont pas de dimension communautaire et qui ont pour objet ou pour effet la coordination du comportement concurrentiel d’entreprises qui restent indépendantes. [...] »

10.      Enfin, l’article 22 du règlement CE sur les concentrations dispose notamment :

« 1.      Un ou plusieurs États membres peuvent demander à la Commission d’examiner toute concentration, telle que définie à l’article 3, qui n’est pas de dimension communautaire au sens de l’article 1er, mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande. [...]

[...]

3.      [...] Le ou les États membres ayant formulé la demande n’appliquent plus leur droit national de la concurrence à la concentration concernée. [...] »

2.      Le règlement (CEE) no 4064/89

11.      Le règlement (CEE) no 4064/89 (3) est le règlement qui a précédé le règlement CE sur les concentrations actuellement en vigueur.

12.      Aux termes des considérants 6 à 8 de ce règlement :

« (6)      Considérant que les articles 85 et 86 [du traité], tout en étant applicables, selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, à certaines concentrations, ne suffisent toutefois pas pour saisir toutes les opérations qui risquent de se révéler incompatibles avec le régime de concurrence non faussée visé par le traité ;

(7)      Considérant que, dès lors, il y a lieu de créer un instrument juridique nouveau sous forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les opérations de concentration en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations ;

(8)      Considérant que ce règlement doit par conséquent être fondé non seulement sur l’article 87 mais principalement sur l’article 235 du traité, en vertu duquel la Communauté peut se doter des pouvoirs d’action additionnels nécessaires à la réalisation de ses objectifs [...] »

13.      L’article 22 du règlement no 4064/89 contenait, à ses paragraphes 1 et 2, la disposition qui a précédé l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations, et à son paragraphe 3, celle qui a précédé l’article 22 de ce règlement :

« 1.      Le présent règlement est seul applicable aux opérations de concentration telles que définies à l’article 3.

2.      Les règlements no 17, (CEE) no 1017/68, (CEE) no 4056/86 et (CEE) no 3975/87 ne sont pas applicables aux concentrations telles que définies à l’article 3.

3.      Si la Commission constate, à la demande d’un État membre, qu’une opération de concentration, telle que définie à l’article 3 mais sans dimension communautaire au sens de l’article 1er, crée ou renforce une position dominante ayant comme conséquence qu’une concurrence effective serait entravée de manière significative sur le territoire de l’État membre concerné, elle peut, dans la mesure où cette concentration affecte le commerce entre États membres, prendre les décisions prévues à l’article 8, paragraphe 2, deuxième alinéa, et paragraphes 3 et 4.

[...] »

B.      Le droit français

14.      Aux termes de l’article L. 490‑9 du code de commerce français :

« Pour l’application des articles 81 à 83 du traité instituant la Communauté européenne, [...] l’Autorité de la concurrence, [notamment], dispos[e] des pouvoirs respectifs qui [lui] sont reconnus par les articles du présent livre et du règlement [no 139/2004] et par le règlement [no 1/2003]. Les règles de procédure prévues par ces textes leur sont applicables. »

15.      Le droit français prévoit en outre une procédure de contrôle ex ante des opérations de concentration. La notion de concentration est définie à l’article L. 430‑1 du code du commerce et l’article L. 430‑2 fixe les seuils de chiffre d’affaires à partir desquels le droit du contrôle des concentrations est applicable.

16.      L’article L. 430‑9 du code de commerce prévoit par ailleurs que « [l]’Autorité de la concurrence peut, en cas d’exploitation abusive d’une position dominante [...], enjoindre, par décision motivée, à l’entreprise ou au groupe d’entreprises en cause de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé, tous accords et tous actes par lesquels s’est réalisée la concentration de la puissance économique qui a permis les abus [...] »

III. Les faits et la demande de décision préjudicielle

17.      Le litige au principal et la demande de décision préjudicielle trouvent leur origine dans le recours formé par la société française Towercast S.A.S.U., établie à Paris (France) (ci-après « Towercast »), contre la décision de l’Autorité française de la concurrence, par laquelle cette dernière a rejeté une plainte de Towercast concernant un abus de position dominante de la part de la société française TDF Infrastructure Holding S.A.S. (ci-après « TDF ») (4).

18.      Le 15 novembre 2017, Towercast avait déposé une plainte auprès de l’Autorité française de la concurrence concernant l’acquisition (la prise de contrôle) de la société Itas S.A.S. par TDF le 13 octobre 2016. Towercast alléguait que cette prise de contrôle constituait un abus de position dominante, en ce qu’elle entravait la concurrence sur les marchés de gros amont et aval de la diffusion des services de télévision numérique terrestre (TNT – Digital Video Broadcasting) en renforçant significativement la position dominante de la société TDF sur ces marchés.

19.      Le marché français de la diffusion audiovisuelle par voie hertzienne terrestre, sur lequel TDF bénéficiait initialement d’un monopole d’État, a été libéralisé au début de l’année 2004. Or, au cours des dernières années, il y a eu à nouveau une forte concentration, de sorte que, au moment de l’acquisition contestée, seules trois sociétés, Towercast, Itas et TDF, opéraient sur ce marché, étant précisé qu’il est constant que TDF détenait les parts de marché de loin les plus importantes.

20.      L’acquisition d’Itas par TDF étant en deçà des seuils prévus à l’article 1er du règlement CE sur les concentrations et à l’article L. 430‑2 du code de commerce, elle n’a pas fait l’objet d’un contrôle ex ante par la Commission ou par l’Autorité française de la concurrence. Il n’y a pas eu non plus de renvoi à la Commission au titre de l’article 22 du règlement CE sur les concentrations.

21.      Par décision du 16 janvier 2020, l’Autorité française de la concurrence a rejeté la plainte de Towercast au motif que l’abus de position dominante reproché n’était pas établi. Selon cette décision, certes, TDF occupait une telle position, mais l’adoption du règlement no 4064/89 a tracé une ligne de partage nette entre le contrôle des concentrations, d’une part, et le contrôle des pratiques anticoncurrentielles au titre des articles 101 et 102 TFUE, d’autre part, de sorte que le règlement CE sur les concentrations s’applique uniquement et exclusivement aux concentrations relevant de l’article 3 de ce règlement. L’Autorité française de la concurrence a considéré que l’article 102 TFUE n’était donc plus applicable en l’absence d’un comportement anticoncurrentiel détaché de l’opération de concentration. Or, tel ne serait pas le cas en l’espèce.

22.      Towercast a interjeté appel de cette décision devant la cour d’appel de Paris (France).

23.      Par arrêt du 1er juillet 2021, reçu le 21 juillet 2021, la cour d’appel de Paris a posé à la Cour, en vertu de l’article 267 TFUE, notamment en faisant référence à l’application divergente de l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations dans les États membres, la question préjudicielle suivante :

« L’article 21, paragraphe 1, du [règlement CE sur les concentrations] doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une opération de concentration, dépourvue de dimension communautaire au sens de l’article 1er de ce règlement, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne en application de l’article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité nationale de concurrence comme constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE, au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ? »

24.      Towercast, l’Autorité française de la concurrence, les gouvernements français, italien, néerlandais, la Commission européenne, TDF et Tivana Topco ont été entendues tant par écrit que, à l’exception du gouvernement italien, lors de l’audience qui s’est tenue le 6 juillet 2022.

IV.    Appréciation

A.      L’articulation entre l’article 21 du règlement CE sur les concentrations et l’article 102 TFUE

1.      La détermination du champ d’application du règlement CE sur les concentrations à son article 21

25.      L’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations régit le champ d’application de ce règlement en ce qui concerne l’examen des concentrations par rapport ou par opposition à l’application des autres règles de droit dérivé de l’Union en matière de concurrence. Cette disposition exclut, notamment, expressément l’application du règlement (CE) no 1/2003 (5) aux concentrations, sauf s’il s’agit d’« entreprises communes [coopératives] qui n’ont pas de dimension communautaire et qui ont pour objet ou pour effet la coordination du comportement concurrentiel d’entreprises qui restent indépendantes » et relèvent donc du champ d’application de l’article 101 TFUE.

26.      De même, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Austria Asphalt, la Cour a admis l’application exclusive du règlement CE sur les concentrations aux fins du contrôle des concentrations et a exclu à cet égard l’application du règlement no 1/2003 (6). Selon cet arrêt, le règlement n’est applicable qu’aux comportements d’entreprises qui, comme des entreprises communes coopératives, ne peuvent pas être qualifiés de concentration, mais qui peuvent avoir pour objet une coordination contraire à l’article 101 TFUE (7). L’arrêt Austria Asphalt ne contient donc aucune indication générale sur l’articulation entre le droit du contrôle des concentrations, d’une part, et les articles 101 et 102 TFUE, d’autre part.

27.      En revanche, l’exclusion de l’application du règlement no 1/2003 aux concentrations, prévue à l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations, ne répond pas à la question de savoir si l’article 102 TFUE est applicable. La réponse à cette question est d’autant plus importante lorsque, comme en l’espèce, la concentration en cause n’a atteint ni les seuils de contrôle prévus par le droit de l’Union ni les seuils nationaux et n’a pas non plus été renvoyée à la Commission en vertu de l’article 22 du règlement CE sur les concentrations, de sorte qu’aucun contrôle ex ante au regard du droit du contrôle des concentrations n’a été effectué (8).

28.      Aux fins de la réponse à la question de savoir si l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations exclut l’application de l’article 102 TFUE, en particulier le caractère de règle de droit primaire et l’applicabilité directe dudit article jouent un rôle important.

2.      L’applicabilité directe de l’article 102 TFUE

29.      L’article 102 TFUE est une norme du droit primaire dont la Cour reconnaît depuis longtemps l’applicabilité directe (9).

30.      En outre, il découle du principe de la hiérarchie des normes (10) et du principe de résolution de conflit de lois, lex superior derogat legi inferiori, qui en résulte, qu’une norme de droit dérivé n’est susceptible de limiter ni le champ d’application ni l’applicabilité directe d’une norme de droit primaire, mais doit, au contraire, respecter les prescriptions de celle-ci et doit elle-même faire l’objet d’une interprétation restrictive à la lumière de celle-ci (11).

31.      Certes, c’est pour cette raison que l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations est susceptible d’exclure l’application du règlement no 1/2003, qui vise à mettre en œuvre, notamment, l’article 102 TFUE (12), en ce qui concerne les concentrations. Toutefois, nonobstant cette circonstance et contrairement à ce que soutient l’Autorité française de la concurrence, l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE demeure directement applicable et sa mise en œuvre n’est pas bloquée. Cette interdiction est suffisamment claire, précise et inconditionnelle, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de prévoir une règle de droit dérivé qui prévoit ou permet expressément son application par les autorités et les juridictions nationales (13).

32.      L’applicabilité directe de l’article 102 TFUE permet aux particuliers de faire respecter la position juridique qui leur est ainsi conférée devant les autorités et les juridictions des États membres ; il en découle une obligation symétrique de protection de cette position juridique qui incombe à ces autorités étatiques (14). La Cour a également déduit de cette applicabilité directe des articles 101 et 102 TFUE, et de la primauté qui s’y rapporte, que les autorités nationales de concurrence étaient tenues d’écarter l’application de dispositions nationales contraires (15).

33.      Or, si l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE entraîne même une obligation d’application pour les instances nationales, une règle de droit dérivé, telle que l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations, est d’autant moins susceptible de produire, à cet égard, l’effet de blocage défendu par l’Autorité française de la concurrence.

34.      Cette conclusion n’est pas infirmée par le libellé de cette règle qui utilise le terme « seul » (16). Il en va de même de la formulation figurant au considérant 6 du règlement CE sur les concentrations, selon laquelle ce dernier devrait être « le seul [instrument] applicable à de telles concentrations [au sens de l’article 3] » (17).

35.      Cela est confirmé par le choix de l’article 103 TFUE – à côté de celui de l’article 352 TFUE – comme base juridique du règlement CE sur les concentrations (18). Ainsi que la Cour l’a déjà constaté, le règlement CE sur les concentrations vise également à mettre en œuvre les articles 101 et 102 TFUE et fait partie d’un ensemble législatif visant à établir un système de contrôle garantissant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur de l’Union (19). Cela démontre, à son tour, que, au regard de la hiérarchie des normes, ce règlement ne se situe pas au même niveau que les articles 101 et 102 TFUE et ne peut, en tant que règle d’exécution, modifier, et encore moins limiter, le champ d’application de ces normes de référence.

36.      Dans la mesure où, en raison de la primauté du droit de l’Union, des règles de droit national contraires ne sauraient s’opposer à la mise en œuvre de l’article 102 TFUE et que celui-ci doit faire l’objet d’une interprétation uniforme au niveau de l’Union (20), la référence de Towercast, de TDF et de Tivana Topco à son éventuelle application divergente dans les ordres juridiques des États membres est également inopérante et ne saurait influer sur la réponse à donner à la question posée.

37.      Eu égard à l’argument, avancé notamment par TDF, selon lequel une opération de concentration qui se situe en deçà des seuils et qui n’est donc pas soumise à une obligation de notification ne doit plus être remise en cause a posteriori par application de l’article 102 TFUE, nous souhaitons ajouter que les seuils prévus à l’article 1er du règlement CE sur les concentrations ou par les règles nationales équivalentes ne sauraient ni restreindre ni exclure l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE, pas plus que l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations.

38.      Cela résulte également de la fonction des seuils. D’une part, ils régissent la répartition des compétences entre la Commission et les autorités nationales de concurrence et, corrélativement, déterminent la loi applicable à l’examen de l’opération de concentration (21). D’autre part, ils reposent sur l’appréciation du législateur et sur la présomption réfragable qui s’y attache, selon laquelle les concentrations dépassant certains seuils de chiffre d’affaires sont particulièrement importantes et peuvent avoir des effets dommageables sur la structure du marché et sur la concurrence, de sorte qu’elles nécessitent un contrôle ex ante (22). Inversement, le fait d’être en deçà de ces seuils de chiffre d’affaires implique une présomption que l’opération de concentration en cause ne nécessite pas un tel contrôle ex ante. Or, les seuils en tant que tels ne précisent pas si, dans certains cas, un contrôle ex post du comportement d’entreprises en position dominante en lien avec une concentration est possible sur le fondement de l’article 102 TFUE.

B.      Le fonctionnement et l’économie de la protection contre les distorsions de concurrence en droit de l’Union

39.      La position dans la hiérarchie des normes et l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE, exposées aux points 29 à 38 des présentes conclusions, suffisent en fait pour justifier que l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations ne permet pas d’en exclure l’applicabilité aux opérations de concentration. En outre, le fonctionnement et l’économie de la protection offerte par le droit de l’Union contre les distorsions de concurrence dans le marché intérieur plaident également en faveur d’une application complémentaire de l’article 102 TFUE à une concentration.

40.      Alors que le règlement CE sur les concentrations prévoit un système de contrôle ex ante préventif et obligatoire des modifications de la structure du marché, le comportement des entreprises sur le marché, qu’il s’agisse de comportements coordonnés ou d’actes unilatéraux, n’est soumis, en vertu du règlement no 1/2003, qu’à un contrôle répressif ex post. Cette fonction a encore été renforcée par le régime d’exemption légale instauré par ce règlement, en confiant dans une large mesure, sur la base de l’applicabilité directe (désormais intégrale) des articles 101 et 102 TFUE, les tâches de contrôle et d’exécution aux autorités et aux juridictions nationales (décentralisation) (23). Toutefois, le pouvoir d’appréciation de ces dernières dans la mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE est lui-même encadré par les principes d’applicabilité directe et de primauté (24).

41.      Il est vrai que le considérant 6 du règlement CE sur les concentrations souligne l’autonomie du contrôle préventif des concentrations (25). Conformément à cette disposition, celui-ci, en tant qu’« instrument juridique particulier », doit être le « seul » instrument d’appréciation juridique des effets des concentrations sur la concurrence dans le marché intérieur (26). En outre, la Cour s’est opposée à une extension inadmissible du champ d’application de ce règlement à des opérations ne contribuant pas à la réalisation d’une concentration (27). Ce faisant, elle a mis un terme à l’« empiétement » de ses dispositions sur d’autres domaines réglementaires du droit de la concurrence (28).

42.      Toutefois, contrairement à ce que soutiennent le gouvernement français et l’Autorité française de la concurrence, il ne saurait en être déduit que le règlement CE sur les concentrations présente un caractère exhaustif de lex specialis.

43.      Cela ne résulte pas non plus du fait que, en vertu de l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations, le règlement no 1/2003 notamment ne s’applique pas aux opérations de concentration. S’il ressort effectivement de ce règlement que le contrôle des éventuels effets néfastes sur la concurrence d’une concentration est prioritairement attribué au droit du contrôle des concentrations en tant que régime spécial par rapport aux articles 101 et 102 TFUE, cela n’exclut toutefois pas la possibilité d’un contrôle ex post du comportement d’une entreprise en position dominante dans le contexte d’une telle concentration. Par ailleurs, il n’aurait pas été juridiquement possible au législateur d’adopter une règle de droit dérivé excluant l’application de l’article 102 TFUE qui est de rang supérieur et directement applicable.

44.      Le fait que le règlement CE sur les concentrations est fondé, ainsi qu’il ressort de son considérant 7, non seulement sur l’article 103 TFUE, mais également sur le pouvoir de compléter les traités prévus à l’article 352 TFUE, plaide également en faveur de l’application de l’article 102 TFUE parallèlement à celle de ce règlement. Le considérant 6 du règlement no 4064/89 (voir point 12 des présentes conclusions) le confirme en précisant que l’instauration d’un régime de contrôle des concentrations devait servir, en ce qui concerne les opérations de concentration, à combler des lacunes du système de protection contre les distorsions de concurrence.

45.      À l’inverse, la jurisprudence constante de la Cour montre que l’article 102 TFUE a un champ d’application large, et ce d’autant plus que ses exemples types de comportement abusif ne sont pas exhaustifs (29). De même, un comportement adopté par des entreprises en position dominante à l’occasion de l’initiation ou de la mise en œuvre de l’acquisition d’un concurrent est susceptible de relever du champ d’application matériel de cette disposition et de participer à son effet direct. Cela est d’autant plus vrai que l’éviction abusive d’un concurrent du marché peut prendre de nombreuses formes (30) et qu’il incombe à une entreprise qui détient une position dominante une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur (31).

46.      Contrairement à ce que soutiennent TDF, Tivana Topco, l’Autorité française de la concurrence ainsi que les gouvernements français et néerlandais, cette conclusion est parfaitement conforme à nos conclusions dans l’affaire Austria Asphalt (32) et à l’arrêt rendu dans cette affaire (33). En effet, il s’agissait uniquement dans cette affaire de délimiter le champ d’application du règlement CE sur les concentrations par rapport à celui du règlement no 1/2003 en ce qui concerne le contrôle ex ante d’une concentration ayant pour objet la création d’une entreprise commune de plein exercice. En revanche, les questions d’un éventuel contrôle ex post de la concentration ou du comportement des entreprises y ayant participé, notamment au regard de l’article 102 TFUE, ne faisaient pas l’objet de la procédure (34).

47.      Contrairement à ce que soutiennent l’Autorité française de la concurrence, le gouvernement français, Tivana Topco et TDF ainsi que la juridiction de renvoi, le mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 du règlement CE sur les concentrations, qui permet exceptionnellement de fonder, à la demande des États membres, la compétence de la Commission en matière de concentrations n’ayant pas de dimension communautaire, est également sans incidence sur l’interprétation de l’articulation entre l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations et l’article 102 TFUE (35). En effet, l’article 22 du règlement CE sur les concentrations, en tant que norme de droit dérivé, ne saurait non plus justifier l’exclusion de l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE dans un cas comme celui de l’espèce (voir points 29 à 33 des présentes conclusions).

48.      Au contraire, l’application complémentaire de l’article 102 TFUE, comme celle de l’article 22 du règlement CE sur les concentrations, est de nature à contribuer à la protection effective de la concurrence dans le marché intérieur, à condition que les concentrations problématiques au regard du droit de la concurrence n’atteignent pas les seuils prévus par la législation sur le contrôle des concentrations et échappent donc, en principe, à un contrôle ex ante. En effet, ainsi que l’ont relevé le gouvernement italien et la Commission, un vide dans l’application du droit de la concurrence et le contrôle des acquisitions de jeunes pousses innovantes par exemple dans le domaine des services Internet, de l’industrie pharmaceutique ou de la technologie médicale, s’est manifesté au cours des dernières années (acquisitions dites « killer acquisitions »). Il s’agit de situations dans lesquelles des entreprises établies et puissantes reprennent des entreprises émergentes, à un stade précoce de leur développement, qui ne génèrent encore que des chiffres d’affaires limités et opèrent sur le même marché, un marché voisin, en amont ou en aval, en vue de les éliminer en tant que concurrents et de consolider leur position sur le marché (36). Ainsi, afin de garantir également une protection effective de la concurrence à cet égard, une autorité nationale de concurrence devrait être en mesure de recourir, à tout le moins, à l’instrument « plus faible » (37) du contrôle répressif ex post prévu à l’article 102 TFUE, pour autant que ses conditions d’application sont remplies. Un tel besoin peut exister même en cas d’acquisitions sur des marchés fortement concentrés, comme celui de l’espèce, lorsque celles-ci ont pour but d’éliminer les pressions concurrentielles exercées par un concurrent émergent.

49.      Cela conduit à la question, controversée entre les parties, de savoir si et dans quelle mesure les principes relatifs à l’applicabilité de l’article 102 TFUE aux concentrations, énoncés dans l’arrêt Continental Can (38), continuent à s’appliquer.

C.      La portée de l’arrêt Continental Can et la sécurité juridique

50.      Sur la base des considérations qui précèdent, il convient, en tout état de cause, de préciser les enseignements de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Continental Can.

51.      Dans cet arrêt, la Cour a notamment fait les constatations suivantes concernant l’applicabilité de l’article 86 du traité CEE (devenu article 102 TFUE) :

« que l’altération de la concurrence, étant interdite lorsqu’elle résulte des comportements visés par l’article 85, ne saurait devenir licite lorsque ces comportements, menés à bonne fin sous l’action d’une entreprise dominante, réussissent à se matérialiser dans une intégration des entreprises entre elles ; [...]

qu’est dès lors susceptible de constituer un abus le fait, par une entreprise en position dominante, de renforcer cette position au point que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c’est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante. » (39)

52.      Il pourrait même en être déduit que l’article 102 TFUE est pleinement applicable au contrôle des concentrations.

53.      Toutefois, cet arrêt doit être lu à la lumière de la situation juridique de l’époque et, notamment, du fait que, « en l’absence de dispositions expresses » (40), la Cour a considéré qu’un contrôle des concentrations au regard de l’article 86 du traité CEE était nécessaire pour assurer une protection suffisante du bon fonctionnement du jeu de la concurrence dans le marché commun. En revanche, avec le règlement CE sur les concentrations, de telles « dispositions expresses » existent indubitablement aujourd’hui. Ces dernières visent d’ailleurs expressément, conformément à la volonté du législateur, à combler le vide juridique constaté à l’époque par la Cour (41).

54.      Toutefois, concernant l’applicabilité complémentaire de l’article 102 TFUE aux fins du contrôle des pratiques abusives en lien avec une concentration, préconisée ci-dessus, cette jurisprudence n’a pas totalement perdu son objet, malgré l’instauration d’un système de contrôle des concentrations dans le droit de l’Union. Tant le considérant 7 du règlement CE sur les concentrations (point 5 des présentes conclusions), qui semble faire référence à cette jurisprudence, que le fait que l’arrêt Continental Can, quant à lui, se réfère à l’objectif, prévu par le traité, de protection la plus efficace et complète possible de la concurrence dans le marché commun (42) le confirment. La remarque succincte, citée à maintes reprises par les parties, qui figure dans une note de bas de page de nos conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Austria Asphalt et selon laquelle cet arrêt était « devenu obsolète » (43), se rapportait à une autre question préjudicielle et donc à un autre objet de la procédure (à savoir l’application de l’article 101 TFUE aux entreprises communes) et ne saurait donc être généralisée.

55.      Il reste donc à trancher la question, soulevée par les parties, de savoir dans quelles conditions une application complémentaire de l’article 102 TFUE dans le contexte d’une opération de concentration peut être envisagée à la lumière de l’arrêt Continental Can et du principe de sécurité juridique.

56.      À cet égard, il convient de distinguer deux situations, à savoir, d’une part, celle qui est à l’origine de la présente procédure, dans laquelle la concentration n’a pas été soumise à un contrôle des concentrations ex ante en l’absence d’atteinte des seuils, et, d’autre part, un éventuel « double contrôle » parallèle ou successif d’une concentration au regard tant du droit du contrôle des concentrations que de l’article 102 TFUE.

57.      Ainsi qu’il a été exposé aux points 29 à 48 des présentes conclusions, l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE aux opérations de concentration n’est pas exclue en droit. Cela vaut sans exception dans un cas comme celui de l’espèce, où, ainsi qu’il ressort du point 20 des présentes conclusions, il n’y a pas eu de contrôle ex ante de la concentration et donc de risque de double contrôle de la concentration.

58.      Or, il en irait autrement dans la situation hypothétique dans laquelle il aurait effectivement été procédé à un contrôle ex ante, qu’il ait été exercé par l’autorité nationale de concurrence, en vertu du droit national des concentrations, ou par la Commission, en vertu du règlement CE sur les concentrations. Une telle concentration peut-elle faire l’objet d’un contrôle ex post supplémentaire au titre de l’article 102 TFUE ?

59.      S’agissant du respect du principe de sécurité juridique, il est important que le législateur ait entendu exclure, par principe, un tel double contrôle, ainsi qu’il ressort de l’article 21, paragraphe 1, du règlement CE sur les concentrations (point 43 des présentes conclusions). Selon nous, indépendamment du caractère de droit primaire et de l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE, il y a donc place pour l’application du principe lex specialis derogat legi generali.

60.      Cela n’est pas contraire au principe de hiérarchie des normes mentionné au point 30 des présentes conclusions. En effet, il est vrai que l’article 102 TFUE resterait en principe applicable. Toutefois, une opération de concentration autorisée selon les règles plus spécifiques du contrôle des concentrations, dont les effets sur la structure du marché et les conditions de concurrence ont été déclarés compatibles avec le marché intérieur, ne pourrait pas (ou ne pourrait plus), en tant que telle, être qualifiée d’abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE, à moins qu’il soit possible d’identifier des comportements supplémentaires de l’entreprise concernée susceptibles de remplir les conditions de cette norme. Les enseignements de l’arrêt Continental Can, qui pourraient également, dans un tel cas, être compris de manière incorrecte dans le sens d’un double contrôle éventuel d’une concentration, mériteraient donc d’être précisés en conséquence.

61.      Compte tenu de ces indications, les conséquences juridiques résultant de l’applicabilité complémentaire du droit du contrôle des concentrations et de l’article 102 TFUE présentent des effets bien moindres sur la mise en œuvre des concentrations et sur la sécurité juridique que ne le soutiennent, par exemple, le gouvernement néerlandais et TDF.

62.      D’une part, cela résulte de l’application du principe lex specialis derogat legi generali, selon lequel une autorisation de l’opération de concentration sous le régime du contrôle des concentrations et la modification corrélative de la structure du marché et des conditions de concurrence excluent nécessairement l’existence des éléments constitutifs d’un abus au sens de l’article 102 TFUE (points 59 et 60 des présentes conclusions). Dès lors, une telle opération ne pourrait pas non plus faire l’objet d’une injonction ultérieure, par exemple en vertu de l’article 7, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, de dissoudre l’entité issue de la concentration. D’autre part, un contrôle ex post au titre de l’article 102 TFUE ne peut concerner que les concentrations effectuées par une entreprise en position dominante.

63.      Ainsi, l’éventuelle application complémentaire de l’article 102 TFUE dans la pratique juridique se réduit aux cas qui, en raison du pouvoir de marché de cette entreprise, nécessitent d’emblée un contrôle au regard du droit de la concurrence, mais qui ne sont pas soumis à un contrôle ex ante au regard du droit du contrôle des concentrations. En outre, même dans ces cas, compte tenu des mesures comportementales correctrices et du principe de proportionnalité, il n’existe pas en règle générale, contrairement aux craintes de certaines parties à la procédure, de risque d’annulation a posteriori de la concentration (44), mais seulement un risque de condamnation à une amende (45) en cas d’infraction.

64.      Enfin, s’agissant du principe de sécurité juridique, nous souhaiterions répondre à la demande subsidiaire de Tivana Topco de limiter les effets dans le temps de l’arrêt de la Cour.

65.      À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’interprétation que la Cour donne des règles du droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise la signification et la portée de ces règles, telles qu’elles doivent ou auraient dû être comprises et appliquées depuis leur entrée en vigueur. Ce n’est qu’à titre très exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Une telle limitation, à laquelle il ne peut être procédé que dans l’arrêt même de la Cour qui statue sur l’interprétation demandée, n’est admissible que si deux critères essentiels sont réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves (46).

66.      En l’espèce, il ne nous apparaît pas que ces dernières conditions soient remplies. D’une part, eu égard à la jurisprudence constante relative à l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE et à l’arrêt Continental Can, les intéressés ne sauraient avoir acquis de bonne foi la conviction que cette disposition recevrait une interprétation différente de celle figurant aux points 29 et suivants des présentes conclusions. D’autre part, un risque de troubles graves est également exclu au regard de ce qui a été exposé aux points 55 et suivants de ces conclusions.

67.      Il résulte de ce qui précède qu’il n’existe de raison convaincante ni en faveur de l’exclusion catégorique de l’application de l’article 102 TFUE à un cas tel que celui de l’espèce, ni en faveur d’une limitation dans le temps des effets de l’arrêt de la Cour.

V.      Conclusion

68.      Eu égard aux motifs qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre de la manière suivante à la demande de décision préjudicielle posée par la cour d’appel de Paris (France) :

L’article 21, paragraphe 1, du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations »),

doit être interprété en ce sens que :

il ne s’oppose pas à ce qu’une autorité nationale de concurrence procède au contrôle d’une opération de concentration qui n’est pas de dimension communautaire, au sens de l’article 1er de ce règlement, qui se situe en deçà des seuils prévus par le droit national pour un contrôle ex ante et qui ne fait pas l’objet d’un renvoi à la Commission européenne au titre de l’article 22 dudit règlement, afin de vérifier si, au vu des structures de la concurrence sur un marché national, elle constitue un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.


1      Langue originale : l’allemand.


2      Règlement du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations ») (JO 2004, L 24, p. 1, et rectificatif JO 2017, L 106, p. 16).


3      Règlement du Conseil du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (JO 1989, L 395, p. 1).


4      TDF est, selon les constatations de la juridiction de renvoi, une filiale de la société luxembourgeoise Tivana Topco S.A.


5      Règlement du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 [CE] et 82 [CE] (JO 2003, L 1, p. 1).


6      Arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:643, point 32) : « Comme il résulte de l’article 21, paragraphe 1, du règlement no 139/2004, ce dernier est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3 de ce règlement, pour lesquelles le règlement no 1/2003 ne trouve, en principe, pas à s’appliquer. » Cette affaire concernait une entreprise commune ayant le caractère d’une entreprise de plein exercice au sens de l’article 3, paragraphe 4, du règlement CE sur les concentrations. Voir également arrêt du 31 mai 2018, Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:371), et ordonnance du 29 janvier 2020, Silgan Closures et Silgan Holdings/Commission (C‑418/19 P, non publiée, EU:C:2020:43, point 50).


7      Arrêts du 7 septembre 2017, Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:643, point 33), et du 31 mai 2018, Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:371, point 57).


8      Voir, à cet égard, arrêt du 13 juillet 2022, Illumina/Commission (T‑227/21, EU:T:2022:447).


9      Voir, notamment, arrêts du 21 mars 1974, BRT et Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (127/73, EU:C:1974:25, points 15 et 16) ; du 5 juin 2014, Kone e.a. (C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 20), et du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a. (C‑724/17, EU:C:2019:204, point 24).


10      Voir arrêt du 26 juin 2012, Pologne/Commission (C‑335/09 P, EU:C:2012:385, point 127).


11      Voir, s’agissant de l’interprétation conforme au droit primaire, arrêt du 20 janvier 2021, Commission/Printeos (C‑301/19 P, EU:C:2021:39, points 70 et suiv.).


12      Voir considérant 1 du règlement no 1/2003.


13      Voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro (66/86, EU:C:1989:140, point 32).


14      Particulièrement clair dans l’arrêt du 20 septembre 2001, Courage et Crehan (C‑453/99, EU:C:2001:465, points 19 à 24).


15      Arrêt du 9 septembre 2003, CIF (C‑198/01, EU:C:2003:430, points 49 et 50), avec une référence à l’arrêt du 22 juin 1989, Costanzo (103/88, EU:C:1989:256, point 31).


16      Voir également, par exemple, « alone » dans la version en langue anglaise, « nur » dans la version en langue allemande, « solo » dans la version en langue italienne et « uitsluitend » dans la version en langue néerlandaise.


17      Voir considérant 7 du règlement no 4064/89.


18      Voir considérant 7 du règlement CE sur les concentrations.


19      Voir arrêts du 7 septembre 2017, Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:643, point 31), et du 31 mai 2018, Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:371, point 55), ainsi que nos conclusions dans l’affaire Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:322, point 35).


20      Arrêt du 9 septembre 2003, CIF (C‑198/01, EU:C:2003:430, points 49 et 50). Voir également arrêt du 13 février 1969, Wilhelm e.a. (14/68, EU:C:1969:4, point 6).


21      Voir considérants 8 et 9 du règlement CE sur les concentrations.


22      Voir considérants 3 à 5 ainsi que considérant 8 du règlement CE sur les concentrations.


23      Voir considérant 4 ainsi qu’articles 5 et 6 du règlement no 1/2003.


24      En particulier, à la différence de la Commission, les autorités nationales de concurrence ne peuvent pas mettre fin à l’instruction du comportement des entreprises en position dominante pour défaut d’« intérêt de l’Union » ; voir, notamment, arrêts du 4 mars 1999, Ufex e.a./Commission (C‑119/97 P, EU:C:1999:116, points 88 et 89) ; du 16 mai 2017, Agria Polska e.a./Commission (T‑480/15, EU:T:2017:339, points 34 et suiv.), et du 13 juillet 2022, Design Light & Led Made in Europe et Design Luce & Led Made in Italy/Commission (T‑886/19, non publié, EU:T:2022:442, points 38 et suiv.).


25      Voir également considérant 7 du règlement no 4064/89.


26      Voir également ordonnance du 29 janvier 2020, Silgan Closures et Silgan Holdings/Commission (C‑418/19 P, non publiée, EU:C:2020:43, point 50).


27      Arrêt du 31 mai 2018, Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:371, point 58).


28      Voir également conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:23, points 68 et 69). Voir en outre nos conclusions dans l’affaire Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:322, point 37), ainsi que arrêt du 20 novembre 2002, Lagardère et Canal+/Commission (T‑251/00, EU:T:2002:278, points 77 à 79).


29      Voir, notamment, arrêts du 14 novembre 1996, Tetra Pak/Commission (C‑333/94 P, EU:C:1996:436, point 37) ; du 15 mars 2007, British Airways/Commission (C‑95/04 P, EU:C:2007:166, point 57) ; du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom/Commission (C‑280/08 P, EU:C:2010:603, point 173), et du 17 février 2011, TeliaSonera Sverige (C‑52/09, EU:C:2011:83, point 26).


30      Voir, concernant les différentes formes d’éviction, Communication de la Commission – Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes (JO 2009, C 45, p. 7).


31      Arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a. (C‑307/18, EU:C:2020:52, point 153).


32      Voir nos conclusions dans l’affaire Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:322, points 36 et 37).


33      Arrêts du 7 septembre 2017, Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:643, points 31 à 33), et du 31 mai 2018, Ernst & Young (C‑633/16, EU:C:2018:371, points 54 et suiv.).


34      Cela s’applique également à l’ordonnance du 29 janvier 2020, Silgan Closures et Silgan Holdings/Commission (C‑418/19 P, non publiée, EU:C:2020:43, point 50).


35      Voir, à cet égard, arrêt du 13 juillet 2022, Illumina/Commission (T‑227/21, EU:T:2022:447).


36      Voir, plus en détail, Orientations de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires (JO 2021, C 113, p. 1), points 9 et 10, ainsi que arrêt du 13 juillet 2022, Illumina/Commission (T‑227/21, EU:T:2022:447).


37      Voir déjà nos conclusions dans l’affaire Austria Asphalt (C‑248/16, EU:C:2017:322, point 36).


38      Arrêt du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission (6/72, ci-après l’« arrêt Continental Can », EU:C:1973:22).


39      Arrêt Continental Can, points 25 et 26.


40      Arrêt Continental Can, point 25.


41      Considérants 5 à 8 du règlement CE sur les concentrations. Considérants 6 et 7 du règlement no 4064/89.


42      Arrêt Continental Can, point 25.


43      C‑248/16, EU:C:2017:322, point 37, à la note 18.


44      Concernant l’autorisation donnée à la Commission de n’imposer des mesures correctives de nature structurelle que dans des cas exceptionnels, voir article 7, paragraphe 1, du règlement no 1/2003.


45      Voir articles 23 et 24 du règlement no 1/2003.


46      Voir arrêt du 22 juin 2021, Latvijas Republikas Saeima (Points de pénalité) (C‑439/19, EU:C:2021:504, points 132 et 133 et jurisprudence citée).