Language of document : ECLI:EU:C:2003:537

Conclusions

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ANTONIO TIZZANO
présentées le 2 octobre 2003 (1)



Affaire C-418/01



IMS Health GmbH & Co. OHG

contre

NDC Health GmbH & Co. KG


[demande de décision préjudicielle formée par le Landgericht Frankfurt am Main (Allemagne)]


«Concurrence – Abus de position dominante – Refus de licence – Droit d'auteur»






1.       Par ordonnance du 12 juillet 2001, le Landgericht Frankfut am Main (Allemagne) (ci-après le «Landgericht») a posé à la Cour de justice trois questions préjudicielles concernant l’interprétation de l’article 82 CE  (2) . En substance, le Landgericht demande si, dans certaines conditions, une entreprise se rend coupable d’un abus de position dominante en refusant d’autoriser (à titre onéreux) ses propres concurrents à utiliser la structure d’une banque de données sur laquelle elle fait valoir un droit d’auteur.

Les faits et la procédure

Les faits à l’origine du litige au principal

2.       Le litige au principal oppose la société IMS Health GmbH & Co. OHG (ci‑après «IMS») à la société NDC Health GmbH & Co. KG (ci‑après «NDC») qui, en août 2000, a racheté la société Pharma Intranet Information AG (ci‑après «PII»).

3.       L’activité des deux parties en cause est de rassembler, traiter et interpréter les données sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques en Allemagne. Aux fins de la présente affaire, il est important de souligner que les études réalisées par ces sociétés sont agencées sur la base d’un critère géographique, les données sur les ventes de produits pharmaceutiques étant regroupées dans un ensemble de «modules territoriaux» qui constituent des subdivisions du territoire allemand.

4.       Il résulte de l’ordonnance de renvoi que, dans les années 70, pour réaliser ses études, IMS avait initialement divisé le territoire allemand en 418 modules reposant essentiellement sur les limites administratives des villes et des districts. Cette structure n’étant pas suffisamment détaillée pour les fabricants de produits pharmaceutiques intéressés, IMS a procédé en 1989 à une répartition en 1000 modules, qui tenait compte notamment des diverses données du marché et des structures de vente. À l’occasion de l’introduction des codes postaux à cinq chiffres, intervenue le 1er juin 1993, IMS a élaboré un nouveau découpage du marché et une structure basée sur 1845 modules a été mise au point. À partir de janvier 2000, IMS a réalisé ses études sur la base d’un découpage du territoire allemand en 1860 modules ou d’un autre découpage dérivé de celui‑ci en 2847 modules (ci‑après, respectivement, la «structure à 1860 modules» et la «structure à 2847 modules»).

5.       Ces structures ont été créées sur la base de divers éléments, au sein desquels les limites administratives des communes et des districts postaux revêtent une importance particulière. Pour la délimitation détaillée des modules, d’autres facteurs ont également été pris en considération tels que, par exemple, la nature du territoire (ville ou campagne), les liaisons existantes ainsi que la concentration locale des pharmacies et des cabinets médicaux.

6.       Dans le but d’impliquer l’industrie pharmaceutique dans la définition de ses propres structures, IMS a créé, il y a quelques années, un groupe de travail dénommé «RPM» («Regionaler Pharmazeutischer Markt», marché pharmaceutique régional). Participent à ce groupe, qui se réunit deux fois par an, les représentants des laboratoires pharmaceutiques clients d’IMS, qui, de cette façon, peuvent formuler des propositions pour améliorer le découpage du territoire allemand et le rendre plus conforme à leurs besoins. Selon IMS, ce groupe de travail, dont les propositions n’auraient été prises en compte que dans des cas exceptionnels, se serait occupé de moins de 10 % des modules des deux structures et constituerait essentiellement un instrument de marketing destiné à lier les clients à ses produits. NDC affirme, en revanche, que ce groupe aurait joué un rôle déterminant dans la définition de chaque module.

7.       Les structures à 1860 ou 2847 modules n’ont pas seulement été utilisées par IMS pour la réalisation d’études de marché vendues aux laboratoires pharmaceutiques, mais ont également été distribuées gratuitement à des centres de calcul regroupant les pharmacies ou les associations de médecins conventionnés. De ce fait, selon ce qu’indique la juridiction nationale, ces structures sont devenues une «norme courante» pour les analyses régionales du marché pharmaceutique allemand. L’industrie pharmaceutique y a adapté ses propres systèmes informatiques et de distribution.

8.       PII, créée par un ancien directeur d’IMS, élaborait dans un premier temps ses études sur la base d’un découpage du territoire allemand en 2201 modules. Il est toutefois apparu des contacts avec les clients potentiels que les études ainsi configurées pouvaient difficilement se vendre dans la mesure où elles étaient basées sur une structure différente de celles auxquelles les laboratoires pharmaceutiques s’étaient adaptés. PII a par conséquent décidé d’adopter des structures à 1860 et 3000 modules, qui correspondaient en grande partie à celles d’IMS (3) .

Les antécédents de la procédure devant les juridictions nationales

9.       Afin d’empêcher l’utilisation de telles structures, considérée comme contraire à son droit d’auteur, IMS a introduit un recours devant le Landgericht, visant à obtenir en référé des mesures urgentes d’interdiction. Faisant droit à ce recours, ce dernier a rendu le 27 octobre 2000 une ordonnance de référé interdisant à la société PII de se prévaloir de sa structure à 3000 modules et de toute autre structure dérivant de celle à 1860 modules d’IMS. Le 19 juin 2001, l’Oberlandesgericht Frankfurt am Main a rejeté l’appel interjeté par PII contre cette décision, laquelle a par conséquent acquis force de chose jugée. À la suite du rachat de PII par NDC, des mesures provisoires analogues ont été ordonnées contre cette dernière société. L’ordonnance en question a été confirmée le 12 juillet 2000 par jugement du Landgericht, mais, au moment de l’adoption de l’ordonnance de renvoi qui est à l’origine du présent litige, ce jugement n’avait pas encore acquis force de chose jugée.

10.     Dans ces décisions, le juge allemand a en particulier considéré les structures d’IMS comme constituant des banques de données (ou des parties de banques de données) protégées par la réglementation allemande sur les droits d’auteur. Sans prendre position sur la contribution du groupe de travail RPM à l’élaboration de ces structures, il a en outre estimé qu’IMS était à tout le moins cotitulaire du droit d’auteur en question et pouvait par conséquent s’opposer à l’utilisation sans autorisation desdites structures.

La décision 2002/165/CE et les ordonnances du président du Tribunal et du président de la Cour

11.     Ainsi que l’a souligné la juridiction de renvoi, pendant le cours de ces litiges, l’utilisation des structures d’IMS s’est également trouvée au centre d’une procédure en matière de droit de la concurrence devant la Commission des Communautés européennes.

12.     En effet, alors que l’adoption de la première ordonnance de référé du Landgericht était imminente, NDC a demandé à IMS de lui accorder, à titre onéreux, une licence pour l’utilisation de sa structure à 1860 modules. Confrontée au refus d’IMS, qui avait déclaré ne pas être disposée à entamer des négociations pour l’octroi d’une licence, NDC a déposé une plainte pour abus de position dominante auprès de la Commission, lui demandant d’adopter des mesures urgentes.

13.     Faisant droit à la demande de NDC, le 3 juillet 2001, la Commission a adopté à titre provisoire, au sens de la jurisprudence Camera Care /Commission  (4) , la décision 2002/165/CE, du 3 juillet 2001, relative à une procédure d’application de l’article 82 du traité CE (affaire COMP D3/38.044 – NDC Health/IMS HEALTH: mesures provisoires)  (5) . Par cette décision, la Commission: i) a enjoint à IMS «d’accorder sans délai et sur une base non‑discriminatoire, à toutes les entreprises qui sont actuellement présentes sur le marché des services de fourniture de données sur les ventes régionales en Allemagne, une licence d’utilisation de la structure à 1860 modules, afin de permettre à ces entreprises d’utiliser et de vendre des données sur les ventes régionales formatées selon cette structure» (article 1er); ii) a fixé les modalités de calcul des droits d’auteur y afférents (article 2), et iii) a prévu une astreinte à la charge d’IMS (article 3).

14.     Dans la partie de la décision 2002/165, relative au fumus boni juris et par conséquent à la violation prima facie de l’article 82 CE par IMS, la Commission est partie du postulat que cette société occupait une position dominante sur le marché des services de fourniture de données sur les ventes régionales en Allemagne (marché qui s’étendait à l’intégralité du territoire allemand et représentait une partie substantielle du marché commun)  (6) .

15.     Cela étant, pour déterminer si le refus d’accorder une licence sur les structures d’IMS pouvait constituer un abus de position dominante, la Commission a estimé devoir «apprécier si la structure à 1860 modules ou toute structure compatible avec celle‑ci [était] indispensable à l’exercice d’activités sur le marché en cause, et s’il exist[ait] véritablement une possibilité pour les entreprises désireuses de fournir des données sur les ventes régionales en Allemagne d’utiliser une autre structure – autre que la structure à 1860 modules ou qu’une structure compatible avec celle‑ci – sans violer le droit d’auteur d’IMS» (7) . La Commission a en outre ajouté que «pour répondre à cette question, il conve[nait] à l’évidence de déterminer si les utilisateurs de données sur les ventes régionales [pouvaient] réellement acheter des données formatées selon une autre structure»  (8) .

16.     À cette question, en s’appuyant sur les résultats de ses enquêtes et en particulier sur les informations fournies par plusieurs laboratoires pharmaceutiques qu’elle a interrogés, la Commission a donné une réponse affirmative.

17.     À cet égard, elle a d’abord mentionné une série d’ᄅléments liant les clients (c’est‑à‑dire les laboratoires pharmaceutiques) à la structure à 1860 modules d’IMS, soulignant en particulier :

que «le groupe de travail [avait eu] un rôle important dans la conception de la structure» à 1860 modules et que «les entreprises pharmaceutiques établies en Allemagne [avaient] réalisé des investissements substantiels pour s’assurer que la structure modulaire répondrait à tous leurs besoins». Cela expliquait en partie la «dépendance [des laboratoires pharmaceutiques] – qui s’[était] accrue au fil du temps – à l’égard de cette structure, le fait qu’ils ne soient aucunement incités à la remplacer par une autre et l’impossibilité pour un fournisseur de données sur les ventes régionales formatées selon une autre structure de livrer concurrence sur ce marché »  (9) ;

que «la structure à 1860 modules fonctionn[ait] comme une norme sectorielle, en partie en raison du rôle que les entreprises de ce secteur [avaient joué] dans sa création», et que les «laboratoires pharmaceutiques [étaient] devenus ‘captifs’ de cette norme, de sorte que, même si en théorie c’[était] possible, il n’[était] pas économiquement rentable d’y renoncer pour acheter des données sur les ventes présentées selon une structure non compatible»  (10) ;

que les «chiffres portant sur des périodes différentes [devaient] […] être comparables, et pour assurer cette comparabilité, il [aurait] donc [fallu] convertir à grands frais ceux qui [auraient été] présentés selon une nouvelle structure afin qu’ils soient compatibles avec la structure à 1860 modules (ou inversement)»  (11) ;

que, «si les données sur les ventes régionales [étaient] fournies dans une structure qui n’[était] pas compatible avec celle à 1860 modules, il [aurait fallu] procéder à d’importants changements au niveau des secteurs attribués aux visiteurs médicaux par leurs laboratoires pharmaceutiques», avec pour conséquence «la rupture des relations entre les médecins et les visiteurs médicaux». Cette rupture, qui aurait été la «conséquence inévitable d’un passage à une structure modulaire incompatible avec la segmentation à 1860 modules [aurait été] un facteur important de nature à décourager les laboratoires pharmaceutiques de procéder à un tel changement»  (12) ;

que le secteur de vente, défini comme le regroupement de plusieurs modules, pouvait «être mentionné dans le contrat de travail conclu entre l’entreprise et le visiteur médical, auquel cas un changement de structure [aurait nécessité] une modification de ce contrat. Cette procédure [aurait été] un élément dissuasif supplémentaire pour passer à une autre structure modulaire»  (13) ;

que «les coûts entraînés par la modification des applications internes qui, [à ce moment], dépend[aient] totalement de la segmentation à 1860 modules [étaient] importants et dissuad[aient] fortement les laboratoires de passer à d’autres structures modulaires»  (14) .

18.     La Commission a insisté ensuite sur «les contraintes techniques et juridiques rendant pour le moins déraisonnable la création, par d’autres entreprises, d’une nouvelle segmentation au sein de laquelle des informations sur les ventes régionales pourraient être formatées et commercialisées en Allemagne»  (15) . À ce propos, elle a en particulier observé que la «plupart des paramètres utilisés dans la construction de la structure [étaient] dans le domaine public et fixes (zones correspondant aux codes postaux, lieux d’implantation des officines et des médecins, données sociodémographiques, topologie, secteur que les visiteurs médicaux peuvent couvrir en une journée, et ainsi de suite). Le choix des frontières délimitant les différents modules dépend[ait] pour beaucoup de ces paramètres objectifs, et restreign[ait] par conséquent les possibilités offertes aux créateurs d’éventuelles nouvelles structures»  (16) .

19.     La Commission a en outre mentionné d’autres éléments qui rendaient improbable la mise au point d’une structure alternative par les concurrents d’IMS, soulignant en particulier l’incertitude juridique affectant la vente des données reposant sur une nouvelle structure (17) , les tentatives infructueuses effectuées pour passer à la mise en place de nouvelles structures  (18) , et l’impossibilité de tirer de l’expérience des autres pays des enseignements en faveur de l’élaboration d’autres structures (19) .

20.     En se fondant sur l’ensemble des éléments précités, la Commission a donc considéré que l’utilisation de la structure à 1860 modules ou d’autres structures compatibles avec celle‑ci était indispensable pour pouvoir entrer en concurrence sur le marché en cause. Étant donné qu’il n’existait pas de motif objectif justifiant un refus de licence  (20) , la Commission a estimé que ce refus constituait à première vue un abus de position dominante.

21.     Répondant ensuite à l’argumentation d’IMS, qui, en vertu de la jurisprudence communautaire en la matière, se considérait «habilitée à refuser d’accorder des licences sur son droit d’auteur à des concurrents pour les marchés en cause»  (21) , la Commission a estimé que «le fait que les affaires examinées par la Cour de justice et le Tribunal de première instance auxquelles IMS se référ[ait] comportaient deux marchés n’exclu[ait] pas qu’un refus d’accorder sous licence un droit de propriété intellectuelle puisse être contraire à l’article 82»  (22) . Pour constater la violation de cette disposition dans le cas d’espèce, la Commission a en particulier jugé suffisant: i) que «la structure [soit] un élément essentiel pour permettre à des entreprises de livrer concurrence sur le marché des données sur les ventes régionales en Allemagne»; ii) qu’il existe «une distinction importante entre le produit, en l’occurrence les services de fourniture de données sur les ventes régionales, et la structure modulaire en fonction de laquelle les données utilisées pour créer ces services [étaient] formatées», et iii) que «dans les circonstances spécifiques et exceptionnelles dans lesquelles la structure à 1860 modules a[vait] été élaborée et le droit d’auteur revendiqué puis considéré comme existant, il [était] impossible de répliquer l’œuvre en question, pour les contraintes techniques, juridiques et économiques citées ci‑dessus, par voie d’une création parallèle qui n’enfreindrait pas le droit d’auteur»  (23) . Toujours à propos de la jurisprudence communautaire applicable, la Commission a ajouté qu’«il n’[était] pas nécessaire qu’un refus de livrer empêche l’apparition d’un nouveau produit pour qu’il soit considéré comme un abus»  (24) .

22.     Par recours introduit le 6 août 2001, IMS a demandé au Tribunal d’annuler la décision de la Commission, en vertu de l’article 230 CE, et d’en ordonner à titre provisoire le sursis à exécution en vertu de l’article 243 CE. Par ordonnance du 26 octobre 2001, le président du Tribunal a fait droit à la demande de sursis à exécution  (25) . Aux fins de la présente affaire, il convient en particulier de souligner que, dans la partie de ladite ordonnance relative au fumus boni juris, le président du Tribunal a jugé prima facie fondés (ou en tout cas non manifestement infondés) les arguments d’IMS selon lesquels la Commission se serait écartée de la jurisprudence communautaire en considérant qu’un refus de licence équivaut à une violation de l’article 82 CE également dans le cas où elle n’empêche pas «l’apparition d’un nouveau produit sur un marché distinct de celui sur lequel l’entreprise en cause est dominante»  (26) .

23.     Le recours formé par NDC contre cette ordonnance de référé a été rejeté par le président de la Cour, par ordonnance du 11 avril 2002  (27) .

Le litige au principal et les questions préjudicielles

24.     Selon ce qui est indiqué dans l’ordonnance de renvoi, IMS persiste, dans le litige au principal, à demander qu’il soit fait interdiction à NDC d’utiliser la structure à 1860 modules et toute autre structure dérivée de celle‑ci. Le Landgericht estime cependant que le droit de faire interdire l’utilisation de son produit, qui est en principe reconnu à IMS par la législation allemande sur les droits d’auteur, ne pourrait pas s’appliquer dans le cas d’espèce dans l’hypothèse où il faudrait conclure que le refus d’IMS de signer avec NDC un contrat de licence à des conditions équitables est constitutif d’un comportement abusif au sens de l’article 82 CE.

25.     Sur cette question, la juridiction nationale fait siennes les conclusions de la Commission en ce qui concerne la définition du marché en cause et la position dominante détenue par IMS  (28) . Mais pour déterminer si le refus d’accorder une licence, opposé par IMS, constitue un abus de position dominante, le Landgericht se tourne vers la Cour, à qui il pose les questions suivantes:

«1)
L'article 82 du traité CE doit-il être interprété en ce sens que le refus d'une entreprise en position dominante sur un marché de conclure un contrat de licence pour l'utilisation d'une base de données protégée par un droit de propriété intellectuelle avec une entreprise qui souhaite avoir accès au même marché géographique et matériel constitue un comportement abusif si les acteurs représentant la contrepartie du marché, c'est-à-dire les acheteurs potentiels, rejettent chaque produit non tributaire de la base de données protégée parce qu'ils se sont organisés pour utiliser des produits s'appuyant sur la base de données protégée?

2)
La mesure dans laquelle les collaborateurs de la contrepartie du marché ont été associés au développement de la base de données protégée par un droit de propriété intellectuelle a-t-elle une incidence sur la question d'un comportement abusif de l'entreprise dominante?

3)
L'effort d'adaptation (en particulier en termes de coûts) qui serait nécessaire pour les opérateurs ayant jusque-là acheté le produit de l'entreprise dominante a-t-il une incidence sur la question d'un comportement abusif de l'entreprise dominante s'ils achetaient désormais le produit d'une entreprise concurrente qui n'est pas tributaire de la base de donnée protégée?»

La procédure devant la Cour et le litige pendant devant le Tribunal

26.     Dans la procédure ainsi portée devant la Cour, les parties au principal ainsi que la Commission ont présenté des observations. Ces parties ont également été entendues oralement au cours de l’audience qui s’est tenue le 6 mars 2003.

27.     Dans le cadre du recours introduit par IMS devant le Tribunal, qui vise à faire annuler la décision de la Commission, le sursis à statuer a été décidé par ordonnance du 26 septembre 2002, et ce jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée dans la présente affaire.

       Analyse juridique

Remarques préliminaires

28.     Comme on l’a vu, les questions préjudicielles s’insèrent dans une histoire complexe sur laquelle se sont déjà penchés à divers titres la Commission et le président du Tribunal ainsi que le président de la Cour. Par conséquent, pour pouvoir fournir une réponse utile à la juridiction nationale, compte tenu également de ce qui ressort de la décision de la Commission et des ordonnances de référé rendues par les juridictions communautaires, nous estimons qu’il y a lieu de faire quelques remarques préliminaires à propos de la portée des questions et des problèmes que celles‑ci soulèvent en substance.

29.     Nous commencerons par observer que la première question nous semble prendre pour point de départ les deux postulats suivants: a) l’utilisation d’une structure particulière divisée en modules, protégée par un droit d’auteur, est indispensable pour pouvoir commercialiser des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans un pays donné et, par conséquent, pour pouvoir opérer sur le marché en question, dans la mesure où les clients potentiels (les laboratoires pharmaceutiques) refusent d’acquérir toute étude qui ne serait pas réalisée sur la base de cette structure  (29) , et b) l’entreprise titulaire du droit d’auteur sur la structure en question détient une position dominante sur le marché des services de fourniture de données sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans le pays en question. Sur la base de ces prémisses, le juge allemand souhaite savoir si l’article 82 CE doit être interprété en ce sens que, dans une telle situation, l’entreprise titulaire du droit d’auteur abuse de sa position dominante en refusant d’accorder (à titre onéreux) une licence pour l’utilisation de sa structure à des sujets qui entendent l’utiliser pour opérer sur le même marché (géographique et du produit) que celui où elle détient la position dominante et exploite la structure en question.

30.     En d’autres termes, avec sa première question, la juridiction nationale désire en substance savoir si, dans une situation du type de celle décrite, le refus d’accorder une licence peut constituer un abus de position dominante, même s’il ne restreint pas ou n’élimine pas la concurrence sur un marché distinct de celui sur lequel le titulaire du droit d’auteur exploite son droit et détient une position dominante, mais empêche simplement des concurrents potentiels d’opérer sur le même marché que l’entreprise dominante.

31.     On a déjà signalé, d’ailleurs, que sur cet aspect précisément, IMS avait critiqué l’approche de la Commission, affirmant être «habilitée à refuser d’accorder des licences sur son droit d’auteur à des concurrents pour le marché en cause»  (30) . Et c’est précisément autour de cet aspect que, comme on l’a vu, a été axée l’ordonnance de référé du président du Tribunal, qui a estimé que les arguments d’IMS étaient fondés prima facie (ou en tout cas non manifestement dénués de tout fondement) lorsque celle‑ci affirmait que la Commission avait eu tort de considérer que le refus d’accorder une licence impliquait une violation de l’article 82 CE, même s’il ne faisait pas obstacle à «l’apparition d’un nouveau produit sur un marché distinct de celui sur lequel l’entreprise en cause [était] dominante»  (31) .

32.     Les deux questions préjudicielles suivantes, lues à la lumière de la décision de la Commission et des ordonnances de référé, semblent, au contraire, se concentrer sur l’un des postulats de départ de la première question, puisqu’elles visent en substance à savoir dans quels cas une structure modulaire particulière doit être considérée comme indispensable pour commercialiser des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans un pays donné. La juridiction allemande veut savoir plus spécialement si, pour l’appréciation de cette question, il y a lieu de tenir compte: i) du degré de participation des représentants des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur, et ii) de l’effort (notamment, en termes de coûts) que les laboratoires pharmaceutiques devraient supporter pour pouvoir acheter des études réalisées sur la base d’une structure autre que celle protégée par le droit d’auteur.

33.     La portée des questions étant ainsi précisée, nous passerons à leur examen en commençant par la première, puis en traitant conjointement la deuxième et la troisième. À l’issue de cet examen, il y aura lieu, pour finir, de faire quelques brèves observations sur les problèmes relatifs à l’application simultanée de l’article 82 CE par la juridiction nationale et la Commission.

Sur la première question

Les arguments des parties

34.     Sur la première question, IMS souligne tout d’abord que le pouvoir d’exploitation exclusive d’un droit de propriété intellectuelle et, par conséquent, la prérogative pour le titulaire de refuser d’accorder à d’autres une licence en vue de son utilisation, constitue un élément essentiel de ce droit. C’est pourquoi, ainsi que l’a précisé la jurisprudence, un simple refus de licence, alors même qu’il serait le fait d’une entreprise en position dominante, ne saurait constituer en lui‑même un comportement abusif au sens de l’article 82 CE. Il ne pourrait y avoir de violation de cette disposition que dans le cas où le refus de licence s’accompagne d’un autre élément caractérisant un comportement abusif  (32) . Interpréter autrement la réglementation et considérer un refus de licence comme abusif en soi aurait d’ailleurs de graves conséquences indésirables pour l’économie du marché, dès lors que cela aboutirait à priver les titulaires d’un droit de propriété intellectuelle de la juste récompense de leur effort de création et les dissuaderait d’investir dans l’innovation et la recherche.

35.     IMS observe ensuite que, dans un cas tel que celui qui nous occupe, le refus d’accorder une licence ne pourrait pas non plus constituer un refus de position dominante en se fondant sur la théorie dite des infrastructures essentielles (ou «essential facilities»), sur laquelle s’appuierait en substance la décision provisoire de la Commission. Cette théorie supposerait, en effet, que l’entreprise dominante offre sur un marché (en amont) des produits ou services présentant un caractère indispensable pour que l’on puisse lui faire concurrence sur un second marché (en aval): dans ces conditions, en refusant de manière injustifiée l’accès à ses produits ou services, l’entreprise dominante restreindrait de manière abusive la concurrence sur le marché en aval  (33) . La théorie des «essential facilities» ne permettrait donc pas d’exiger de l’entreprise dominante qu’elle partage avec d’autres opérateurs un de ses droits de propriété intellectuelle à seule fin de permettre à ces derniers de lui faire plus efficacement concurrence sur le même marché que celui où elle exploite son droit.

36.     IMS souligne en outre que, en l’espèce, on ne pourrait utilement invoquer l’arrêt RTE et ITP/Commission, précité, pour soutenir que le refus de licence constitue un abus de position dominante. En effet, dans cette affaire, la Cour a déclaré qu’un refus de licence ne peut constituer un abus que dans des «circonstances exceptionnelles», lorsque: i) cela fait obstacle à l’apparition d’un nouveau produit non offert par l’entreprise dominante titulaire du droit de propriété intellectuelle, pour lequel il existe une demande potentielle; ii) cela est injustifié, et iii) cela a pour effet de réserver un marché dérivé à l’entreprise dominante. Or, la première et la troisième conditions ne seraient pas remplies en l’espèce, dans la mesure où NDC ne voudrait pas introduire un nouveau produit sur un marché dérivé, mais entendrait se prévaloir de la structure mise au point par IMS pour fournir sur le même marché un produit quasiment identique à celui de cette société.

37.     Enfin, selon IMS, interpréter l’article 82 CE en ce sens que le refus d’une entreprise dominante d’accorder une licence constituerait en soi une violation de cet article aboutirait à violer: a) le droit de propriété protégé par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et b) certains engagements internationaux de la Communauté résultant, d’une part, de l’accord conclu dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce et, d’autre part, de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques.

38.     Bien entendu NDC conclut en sens totalement opposé.

39.     Cette société soutient, en particulier, que les faits de l’espèce au principal présentent de nombreux points communs avec l’affaire Magill, dans laquelle la Cour a jugé abusif le refus de licence opposé par le titulaire du droit d’auteur. Comme dans cette affaire, en effet:

le bien immatériel protégé par le droit d’auteur ne serait pas le fruit d’un gros effort de création ni d’investissements considérables (en l’espèce, la structure se baserait en grande partie sur les délimitations correspondant aux codes postaux allemands et aurait été réalisée grâce à l’apport décisif de l’industrie pharmaceutique);

ce bien serait mis à la disposition de sujets qui n’entrent pas en concurrence avec le titulaire du droit d’auteur (en l’espèce, par exemple, les services cartographiques);

le produit de l’entreprise qui souhaite obtenir la licence serait sous divers aspects meilleur que celui réalisé par le titulaire du droit d’auteur (en l’espèce, l’éventail des données traitées serait par exemple plus large, les clients se verraient offrir la possibilité d’accéder en ligne à ces données, la valeur significative des données serait supérieure, et elles seraient présentées de manière plus conviviale pour le client);

la situation de monopole sur l’activité première (en l’espèce, la structure modulaire) se trouverait étendue à l’activité dérivée (en l’occurrence, la commercialisation des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques).

40.     NDC estime que milite également en faveur de la solution qu’elle préconise le fait qu’elle n’entend pas se limiter à reproduire les données rassemblées par IMS mais souhaite recueillir et traiter les données sur les ventes régionales de façon autonome afin de les transférer ensuite dans un produit propre. NDC souligne en outre que, en l’espèce, le bien immatériel protégé par le droit d’auteur est devenu une norme sectorielle qui, selon les lignes directrices de la Commission sur l’applicabilité de l’article 81 du traité CE aux accords de coopération horizontale  (34) , devrait se voir reconnaître le plus large accès possible.

41.     Enfin, NDC observe qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’un refus de licence soit considéré abusif, qu’il existe deux marchés distincts (en amont et en aval)  (35) . Ainsi qu’il résulterait de l’arrêt Magill, il suffirait, pour l’application de l’article  82 CE, que l’entreprise dominante sur un marché donné détienne un monopole sur des sources d’informations qui sont nécessaires pour pouvoir lui faire concurrence. Le fait que de telles informations ne soient pas offertes sur le marché par l’entreprise dominante n’aurait aucune importance.

42.     Pour sa part, la Commission soutient que, pour que l’on puisse considérer comme abusif le refus de la part d’une entreprise dominante d’accorder à ses concurrents l’accès à une «infrastructure essentielle», il ne serait pas nécessaire que celle‑ci se situe sur un marché autre que celui sur lequel les concurrents entendent opérer. À cette fin, il suffirait en effet que cette infrastructure trouve sa place à un stade de la production situé en amont et qu’elle constitue un «input» nettement distinct pour la production d’un bien ou service déterminé en aval.

43.     La Commission ajoute plus spécifiquement que, pour qu’un bien ou service donné puisse être considéré comme une infrastructure ou un «input» essentiel, il faudrait que ce bien se distingue des biens ou services en aval, et que, entre celui‑ci et les biens ou services en aval, il y ait la création d’une valeur ajoutée. Cette approche, davantage fondée sur la distinction entre les divers stades de production que sur l’existence de marchés séparés, serait confirmée par l’analyse de la Cour dans les arrêts RTE et ITP/Commission et Bronner, précités, et par l’analyse du Tribunal dans l’arrêt Tiercé Ladbroke/Commission, précité.

44.     En outre, le seul fait que l’«input» indispensable pour la production du bien ou service en aval ne soit pas commercialisé de manière autonome par l’entreprise dominante ne permettrait pas d’exclure que le refus injustifié d’accès à cet «input» constitue un comportement abusif. Même dans ce cas, en effet, le refus d’accès impliquerait une restriction importante de la concurrence sur le marché des biens ou services dérivés, contraire à l’article 82 CE. La restriction de la concurrence serait même encore aggravée si l’«input» indispensable n’était pas commercialisé, parce que les entreprises intéressées par la production des biens ou services dérivés ne pourraient pas non plus se procurer cet «input» indirectement en s’adressant à des tiers qui l’auraient acquis auprès de l’entreprise dominante.

45.     La Commission ajoute que ce raisonnement vaudrait également dans le cas où l’«input» essentiel est constitué par un bien immatériel protégé par un droit d’auteur. Si, en effet, ce bien immatériel se distingue des biens ou services dérivés, pour la production desquels il est indispensable, le refus de licence de la part de l’entreprise dominante titulaire du droit d’auteur excéderait la fonction essentielle de ce droit, parce qu’il réserverait à cette entreprise le marché des biens ou services dérivés. Sur ce point, la Commission souligne d’ailleurs que le droit d’auteur est un droit de propriété parmi tant d’autres, et avec lesquels il a en commun le pouvoir reconnu au titulaire de disposer de manière exclusive du bien (matériel ou immatériel) qui en constitue l’objet, mais également les limites qui découlent pour ce droit des règles de la concurrence.

       Appréciation

46.     Comme nous l’avons vu, cette question soulève un problème important et délicat d’interprétation de l’article 82 CE, concernant l’obligation pour une entreprise dominante d’accorder (à titre onéreux) à ses concurrents le droit d’utiliser un bien immatériel protégé par un droit d’auteur, dans le cas où ce bien est indispensable pour opérer sur le même marché que celui où l’entreprise exploite son droit d’auteur et détient la position dominante.

a)      La jurisprudence pertinente

47.     Pour l’examen de cette question, il nous semble nécessaire de rappeler tout d’abord les arrêts de la Cour ayant trait à la possibilité de qualifier un refus de contracter d’«abus de position dominante», ces arrêts (au moins certains d’entre eux) pouvant sembler laisser entrevoir une application de la théorie des «infrastructures essentielles», à laquelle les parties se sont à plusieurs reprises référées  (36) .

48.     À cet égard, nous pouvons d’abord citer l’arrêt Commercial Sovents/Commission, où ce problème a été examiné dans le contexte d’une interruption de fourniture de matières premières. Confirmant la décision de la Commission qui était attaquée dans cette affaire, la Cour a déclaré que «le détenteur d’une position dominante sur le marché des matières premières qui, dans le but de les réserver à sa propre production des dérivés, en refuse la fourniture à un client, lui‑même producteur de ces dérivés, au risque d’éliminer toute concurrence de la part de ce client, exploite sa position dominante d’une façon abusive au sens de l’article 86»  (37) .

49.     Dans l’arrêt CBEM, la Cour a ensuite eu l’occasion de préciser que ce raisonnement «est également valable pour le cas d’une entreprise détenant une position dominante sur le marché d’un service indispensable pour les activités d’une autre entreprise sur un autre marché»  (38) . Dans ce cas, le juge communautaire a estimé contraire à l’article 86 du traité CE (devenu article 82 CE) le fait pour une entreprise dominante sur le marché de la diffusion télévisée d’avoir, sans justification objective, refusé de fournir du temps d’antenne à des entreprises de télémarketing indépendantes, en réservant ainsi les opérations dans ce domaine à une entreprise de son propre groupe, avec le risque d’éliminer toute concurrence sur le marché en cause. Dans cette situation, la Cour a en particulier affirmé le principe selon lequel «constitue un abus de position dominante au sens de l’article 86 le fait, pour une entreprise détenant une position dominante sur un marché donné, de se réserver […], et sans nécessité objective, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise dans le cadre des activités de celle‑ci sur un marché voisin, mais distinct, au risque d’éliminer toute concurrence de la part de cette entreprise»  (39) .

50.     En ce qui concerne spécifiquement les droits de propriété intellectuelle, il y a lieu de considérer l’affaire Volvo, précitée, dans laquelle la Cour s’est vu demander en substance si ce fabricant d’automobiles abusait de sa position dominante sur le marché (présumé) des pièces de rechange originales en refusant d’accorder à des tiers une licence pour la fabrication de ces pièces de rechange. En réponse à cette question, la Cour a affirmé que «la faculté pour le titulaire d’un modèle protégé d’empêcher des tiers de fabriquer et de vendre ou d’importer, sans son consentement, des produits incorporant le modèle constitue la substance même de son droit exclusif. Il en résulte qu’une obligation imposée au titulaire du modèle protégé d’accorder à des tiers, même en contrepartie de redevances raisonnables, une licence pour la fourniture de produits incorporant le modèle aboutirait à priver ce titulaire de la substance de son droit exclusif et que le refus d’accorder une pareille licence ne saurait constituer en lui‑même un abus de position dominante»  (40) . La Cour a toutefois ajouté que «l’exercice du droit exclusif par le titulaire d’un modèle relatif à des éléments de carrosserie de voitures automobiles peut être interdit par l’article 86, s’il donne lieu, de la part d’une entreprise en position dominante, à certains comportements abusifs, tels que le refus arbitraire de livrer des pièces de rechange à des réparateurs indépendants, la fixation des prix des pièces de rechange à un niveau inéquitable ou la décision de ne plus produire de pièces de rechange pour un certain modèle, alors que beaucoup de voitures de ce modèle circulent encore, à condition que ces comportements soient susceptibles d’affecter le commerce entre États membres»  (41) .

51.     Statuant dans le cadre d’un pourvoi dirigé contre les deux arrêts du Tribunal dans la célèbre affaire RTE et ITP/Commission, la Cour a eu l’occasion de revenir sur la question du refus d’accorder une licence pour l’utilisation d’un droit de propriété intellectuelle. Dans les arrêts attaqués, le Tribunal avait en particulier confirmé une décision dans laquelle la Commission avait estimé que certains émetteurs télévisuels avaient abusé de la position dominante détenue sur le marché de leurs programmes télévisés, en invoquant un droit d’auteur sur ces programmes pour interdire à des tiers de publier des guides hebdomadaires complets des programmes des différentes chaînes.

52.     À cet égard, la Cour a avant tout souligné qu’il résulte de l’arrêt Volvo que, même si un refus de licence sur un droit de propriété intellectuelle n’implique pas à lui seul un abus de position dominante, «l’exercice du droit exclusif par le titulaire peut, dans des circonstances exceptionnelles, donner lieu à un comportement abusif»  (42) . Dans l’affaire en question, la Cour a estimé qu’il existait précisément des circonstances de nature à rendre abusif le comportement des émetteurs télévisés requérants, dans la mesure où:

en premier lieu «les requérantes qui étaient, par la force des choses, les seules sources de l’information brute sur la programmation, matière première indispensable pour créer un guide hebdomadaire de télévision – ne laissaient au téléspectateur voulant s’informer des offres de programmes pour la semaine à venir d’autre possibilité que d’acheter les guides hebdomadaires de chaque chaîne et d’en retirer lui‑même les données utiles pour faire des comparaisons. Le refus, par les requérantes, de fournir des informations brutes en invoquant les dispositions nationales sur le droit d’auteur a donc fait obstacle à l’apparition d’un produit nouveau, un guide hebdomadaire complet des programmes de télévision, que les requérantes n’offraient pas, et pour lesquels il existait une demande potentielle de la part des consommateurs, ce qui constitue un abus suivant l’article 86, deuxième alinéa, sous b), du traité»  (43) ;

en deuxième lieu, «ce refus n’était justifié ni par l’activité de radiodiffusion télévisuelle ni par celle d’édition de magasines de télévision»  (44) ;

en troisième lieu, «par leur comportement, les requérantes se sont réservé un marché dérivé, celui des guides hebdomadaires de télévision, en excluant toute concurrence sur ce marché […], puisque les requérantes déniaient l’accès à l’information brute, matière première indispensable pour créer un tel guide»  (45) .

53.     Enfin, la Cour a eu l’occasion de se pencher sur le problème du refus de contracter dans la célèbre affaire Bronner. Dans ce cas, en partant de l’hypothèse qu’il existait un marché autonome des systèmes de distribution à domicile des quotidiens à l’échelle nationale, la Cour était entre autres appelée à dire «si le fait, pour le propriétaire de l’unique système de portage à domicile existant à l’échelle nationale sur le territoire d’un État membre, qui utilise ce système pour la distribution de ses propres quotidiens, d’en refuser l’accès à l’éditeur d’un quotidien concurrent constitue un abus de position dominante au sens de l’article 86 du traité au motif que ce refus priverait ledit concurrent d’un mode de distribution jugé essentiel pour la vente de celui‑ci»  (46) .

54.     Après s’être référée à l’arrêt RTE et ITP/Commission, la Cour a observé que, «à supposer même que cette jurisprudence relative à l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle soit applicable à l’exercice d’un droit de propriété quel qu’il soit», pour pouvoir conclure qu’en l’espèce le refus de contracter constituait un abus de position dominante, il fallait que «non seulement le refus du service que constitue le portage à domicile soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché des quotidiens de la part du demandeur de service et ne puisse être objectivement justifié mais également que le service en lui‑même soit indispensable à l’exercice de l’activité de celui‑ci, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel audit système de portage à domicile»  (47) .

b)       Conséquence

55.     Il résulte de ce bref panorama de la jurisprudence que effectivement, comme l’a souligné IMS, dans tous les cas où il a été admis que le refus de fournir ou rendre disponibles certains biens (matériels ou immatériels) ou services pouvait constituer un abus de position dominante, la Cour a distingué un marché relatif à de tels biens ou services (en amont) et un marché dérivé (en aval) sur lequel ces derniers étaient utilisés comme «inputs» pour la production d’autres biens ou services. Les violations de l’article 82 CE constatées ou supposées dans de tels cas concernaient en effet des entreprises intégrées verticalement qui (au moins par hypothèse), en refusant de contracter, abusaient de leur position dominante sur un marché en amont pour restreindre ou éliminer la concurrence sur un marché en aval.

56.     Toutefois, comme l’ont justement observé NDC et la Commission, pour pouvoir identifier un marché des «input» (en amont), la Cour n’a pas jugé indispensable que ceux‑ci soient commercialisés de façon autonome par l’entreprise dominante. Dans l’arrêt RTE et ITP/Commission, précité, la Cour a, en effet, estimé qu’il existait un marché pour les programmes télévisés même si ceux‑ci n’étaient pas commercialisés de manière autonome par les chaînes télévisées, mais seulement offerts gratuitement à certains journaux. Dans l’arrêt Bronner, précité, la Cour a ensuite admis que l’on pouvait distinguer un marché des systèmes de portage à domicile des quotidiens à l’échelle nationale, même si l’entreprise qui détenait un monopole sur ce marché (hypothétique) ne vendait pas le service de portage à domicile de manière autonome  (48) .

57.     Pour l’application de la jurisprudence précitée, relative au refus de contracter, il nous semble donc suffisant que l’on puisse identifier un marché des «inputs» en amont. Et ce même si le marché en question est seulement potentiel, en ce sens que l’entreprise en situation de monopole qui y opère décide de ne pas commercialiser de manière autonome les «inputs» en question (alors qu’il existe effectivement une demande pour ceux‑ci), mais de les exploiter de manière exclusive sur un marché dérivé, restreignant ou éliminant ainsi totalement la concurrence sur ce second marché.

58.     Pour prendre un exemple classique de la théorie des «infrastructures essentielles», considérons le cas où l’accès à un port est indispensable pour pouvoir fournir des services de transport maritime sur un marché géographique donné. Supposons que le propriétaire du port exploite cette infrastructure à titre exclusif, afin de s’assurer un monopole sur le marché des services de transport maritime, en refusant sans aucune justification objective d’autoriser les services portuaires nécessaires aux entreprises tierces qui en font la demande. Nous pensons que, dans un tel cas, la jurisprudence relative au refus de contracter devrait trouver application, indépendamment du fait que les services portuaires ne sont pas offerts sur le marché. Cette circonstance n’exclurait pas, en effet, la possibilité d’identifier un marché des services portuaires demandés par les entreprises de transport maritime, étant donné qu’une demande pour ces services existerait réellement et qu’il n’y aurait pas d’obstacle technique à leur commercialisation. En vertu de la jurisprudence relative au refus de contracter, on pourrait donc estimer que, en refusant de manière injustifiée l’accès à l’infrastructure portuaire, le propriétaire de cette infrastructure abuserait de sa position dominante (de monopole) sur le marché des services portuaires, dans la mesure où, par son comportement, il éliminerait pratiquement toute concurrence sur le marché dérivé des services de transport maritime.

59.     Dès lors qu’il ne fait donc pas de doute que, pour que l’on puisse identifier un marché des «inputs» en amont, il n’est pas nécessaire que ceux‑ci soient commercialisés de manière autonome par l’entreprise qui en a le contrôle, il nous semble évident que l’existence d’un tel marché peut par définition être reconnue chaque fois: a) que les «inputs» en question sont indispensables (c’est‑à‑dire non substituables et non reproductibles) pour agir sur un marché donné, et b) qu’il existe pour ces «inputs» une demande effective de la part d’entreprises qui entendent opérer sur le marché pour lequel ces «inputs» sont indispensables.

60.     Si nous examinons à présent à la lumière de ce qui précède la situation envisagée par la première question, nous devons admettre que, dans le cas d’espèce, on ne peut écarter l’application de la jurisprudence relative au refus de contracter en se fondant sur le seul fait que l’entreprise qui a demandé la licence pour pouvoir utiliser la structure modulaire a l’intention d’opérer sur le même marché que le titulaire du droit d’auteur. Étant donné, en effet, que la question préjudicielle part de la prémisse que la structure modulaire pour laquelle la licence a été demandée est indispensable pour pouvoir vendre des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans un pays donné, on peut sans aucun doute identifier un marché en amont, qui concerne l’accès à la structure modulaire (qui se trouve monopolisé par le titulaire du droit d’auteur), et un marché dérivé, qui concerne la vente des études.

61.     Cela étant, nous devons toutefois ajouter que les arrêts de la Cour concernant le refus de licence relative à un droit de propriété intellectuelle nous conduisent à estimer que, pour qu’un refus injustifié soit considéré comme abusif, il ne suffit pas que le bien immatériel objet du droit de propriété intellectuelle soit indispensable pour opérer sur un marché donné et que, par conséquent, à travers ce refus, le titulaire du droit puisse éliminer toute concurrence sur le marché dérivé.

62.     Même en présence de telles circonstances, dans la mise en balance entre l’intérêt tenant à la protection du droit de propriété intellectuelle et la liberté d’initiative économique de son titulaire, d’une part, et l’intérêt tenant à la protection de la libre concurrence, d’autre part, la balance ne peut, à notre avis, pencher en faveur de ce second intérêt que dans le cas où le refus d’accorder la licence fait obstacle au développement du marché dérivé au préjudice des consommateurs. Plus précisément, nous estimons que le refus de licence ne peut être considéré comme abusif que dans le cas où l’entreprise qui a demandé la licence n’entend pas se limiter en substance à reproduire les biens ou services qui sont déjà offerts sur le marché dérivé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle, mais a l’intention de produire des biens ou services présentant des caractéristiques différentes, qui – même s’ils viennent en concurrence avec les biens ou services du titulaire du droit de propriété intellectuelle – répondent à des besoins spécifiques des consommateurs qui ne sont pas satisfaits par les biens et services existants.

63.     C’est en ce sens que nous semble aller l’arrêt RTE et ITP/Commission, où la Cour a, comme on l’a vu, qualifié d’«abusif» un refus injustifié de licence, dans la mesure où: a) il avait «fait obstacle à l’apparition d’un nouveau produit – un guide hebdomadaire complet des programmes télévisés – que les requérantes n’offraient pas et pour lesquels il existait une demande potentielle de la part du consommateur», et b) à travers ce refus, «les requérantes se réservaient un marché dérivé, tel que celui des guides hebdomadaires télévisés, excluant tout type de concurrence sur ce marché»  (49) .

64.     Dans ce cas, la Cour a donc considéré comme abusif le refus d’accorder une licence, en tenant compte du fait que l’entreprise qui avait demandé la licence voulait mettre sur le marché un guide hebdomadaire télévisé différent de ceux produits par les titulaires du droit d’auteur (dès lors qu’il n’aurait pas présenté les programmes d’une seule chaîne mais aurait fourni un panorama complet), répondant à des besoins spécifiques des consommateurs. De cette façon, l’apparition d’un nouveau produit, qui aurait fait concurrence à ceux des titulaires du droit d’auteur sur le marché général des guides hebdomadaires télévisés, s’était trouvée empêchée.

65.     Mais l’on peut peut‑être lire également en ce sens l’arrêt Volvo, où la Cour a précisé que «le fait […] de refuser d’octroyer […] une licence […] ne saurait être considéré en lui‑même comme une exploitation abusive de position dominante»  (50) . Bien que, dans cette affaire, le brevet détenu sur le modèle ornemental de diverses parties de carrosserie puisse être considéré comme un «input» indispensable pour opérer sur le marché (présumé) des pièces de rechange originales, on peut penser que la Cour n’a pas qualifié d’abusif le refus de licence en considération du fait que la société qui avait demandé la licence ne voulait rien faire d’autre que reproduire les produits du titulaire du brevet, c’est‑à‑dire fabriquer des pièces de rechange originales de la marque Volvo.

66.     À la lumière de l’ensemble des considérations ainsi exposées, nous considérons donc que, à la première question préjudicielle, on peut répondre que l’article 82 CE doit être interprété en ce sens que le refus d’accorder une licence pour l’utilisation d’un bien immatériel protégé par un droit d’auteur constitue un abus de position dominante au sens de cette disposition si: a) il n’existe pas de justifications objectives à ce refus, et b) l’utilisation du bien immatériel est indispensable pour opérer sur un marché dérivé, avec pour conséquence que, par ce refus, le titulaire du droit de propriété intellectuelle finirait par éliminer toute concurrence sur ce marché. Cela est cependant soumis à la condition que l’entreprise qui demande la licence ne veuille pas se limiter en substance à reproduire les biens ou services déjà offerts sur le marché dérivé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle, mais ait l’intention de produire des biens ou services présentant des caractéristiques différentes qui, tout en venant en concurrence avec ceux du titulaire du droit, répondent à des besoins particuliers des consommateurs qui ne sont pas satisfaits par les biens ou services existants.

Sur les deuxième et troisième questions

67.     Comme on l’a déjà vu, le Landgericht veut en substance savoir, par sa deuxième question, dans quels cas une structure modulaire protégée par un droit d’auteur doit être considérée comme indispensable pour la commercialisation d’études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans un pays donné. Plus particulièrement, le juge a quo demande si, aux fins d’une telle appréciation, il faut accorder de l’importance aux éléments suivants: i) au degré de participation des représentants des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur, et ii) à l’effort (en particulier en termes de coûts) que les laboratoires pharmaceutiques devraient supporter pour pouvoir acquérir des études réalisées sur la base d’une autre structure que celle protégée par le droit d’auteur.

Les arguments des parties

68.     Sur les problèmes soulevés par ces questions, IMS observe, d’une façon générale, que les préférences de la clientèle ne peuvent justifier que l’on qualifie d’«infrastructure essentielle» la structure à 1860 modules. Pour déterminer si une structure modulaire est indispensable pour commercialiser des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques, il ne faudrait pas, en effet, se référer au point de savoir si les clients sont subjectivement prêts à accepter des études réalisées sur la base d’une autre structure; ce qui importerait, à cette fin, ce serait la possibilité objective pour un concurrent de taille comparable de mettre au point une structure alternative.

69.     Sur le rôle joué par les laboratoires pharmaceutiques dans la mise au point de la structure modulaire, IMS fait observer ensuite qu’une contribution des clients à la création de produits ou services toujours plus conformes à leurs exigences est parfaitement normale. Dans cette optique, imposer une obligation de délivrer une licence aurait des conséquences néfastes, dans la mesure où une telle obligation conduirait les entreprises à renoncer à tout contact avec leur clientèle dans le cadre du développement de leurs produits.

70.     Quant aux frais d’adaptation que les clients devraient engager pour pouvoir utiliser des études réalisées sur la base d’autres structures, IMS observe, enfin, que le fait pour les clients de devoir faire face à des frais pour opter pour un autre produit est parfaitement normal et serait sans importance pour déterminer si un refus de licence constitue un abus de position dominante.

71.     À l’opposé, NDC fait observer que les pratiques de l’industrie ou les attentes des clients doivent être prises en compte pour déterminer si une infrastructure constitue une «infrastructure essentielle», puisque, dans certaines circonstances, elles peuvent rendre indispensable l’accès à une infrastructure qui, normalement, ne le serait pas.

72.     NDC souligne ensuite que, conformément à l’arrêt Bronner, précité, l’accès à une infrastructure déterminée peut être considéré comme indispensable lorsque la création d’une infrastructure alternative ne serait pas rentable. Dans le cas d’espèce, les frais d’adaptation que devraient engager les laboratoires pharmaceutiques pour passer à une autre structure modulaire seraient si élevés que l’introduction d’une structure concurrente non seulement ne serait pas rentable, mais serait carrément impraticable du point de vue économique.

73.     Pour sa part, la Commission rappelle que, dans sa décision, elle cite de nombreux éléments qui conduiraient à conclure que la structure à 1860 modules d’IMS est indispensable pour la commercialisation des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques en Allemagne; les éléments évoqués par la juridiction nationale ne seraient par conséquent que certains des éléments à prendre en considération aux fins d’une telle appréciation.

74.     Cela étant précisé, la Commission souligne que la participation importante des clients à la mise au point de la structure modulaire d’IMS a contribué à créer un rapport de dépendance des laboratoires pharmaceutiques vis‑à‑vis de cette structure. De l’avis de la Commission, une collaboration des clients aussi régulière et intense, en vue de la création d’une structure commune pour la fourniture d’une série de services compatibles, présenterait les caractéristiques propres d’un processus de création d’une norme de fait.

75.     La Commission observe ensuite que, pour déterminer le caractère indispensable ou non d’une infrastructure, il faudrait rechercher si un concurrent de taille comparable est en mesure de créer une alternative valable. Aux fins d’une telle appréciation, il serait cependant utile d’examiner également attentivement les éléments pertinents du point de vue de la demande, et en particulier les efforts d’adaptation que les clients devraient faire pour passer à une autre structure. Une analyse de la situation à la fois du point de vue de l’offre et de la demande serait en particulier opportune pour décider si la création d’une infrastructure alternative est économiquement rentable.

76.     Rappelant les appréciations contenues dans sa décision, la Commission met enfin l’accent sur les obstacles qui, dans le cas d’espèce, dissuaderaient les laboratoires pharmaceutiques de passer à une structure modulaire incompatible avec celle d’IMS, et sur les efforts extraordinaires, pas seulement du point de vue économique, qu’un tel passage impliquerait.

Appréciation

77.     Pour l’analyse de cette question, il convient de partir de l’arrêt Bronner, précité, où la Cour a fourni des indications utiles pour déterminer dans quel cas un bien (matériel ou immatériel) ou un service peut être considéré comme indispensable pour opérer sur un marché donné.

78.     Dans cette affaire, la Cour a en particulier exclu que l’unique système de portage à domicile existant à l’échelle nationale sur le territoire d’un État membre soit indispensable pour la vente de quotidiens, en soulignant, d’une part, qu’«il [était] en effet constant que d’autres modes de distribution de quotidiens, tels que la distribution par voie postale ou la vente dans les magasins et kiosques, même s’ils devaient être moins avantageux pour la distribution de certains d’entre eux, exist[aient] et [étaient] utilisés par les éditeurs de ces quotidiens», et d’autre part, qu’«il n’apparai[ssait] pas qu’il existe des obstacles techniques, réglementaires ou même économiques qui soient de nature à rendre impossible, ni même déraisonnablement difficile, pour tout autre éditeur de quotidiens, de créer, seul ou en collaboration avec d’autres éditeurs, son propre système de portage à domicile à l’échelle nationale et de l’utiliser pour la distribution de ses propres quotidiens»  (51) .

79.     La Cour a par ailleurs précisé que «pour démontrer que la création d’un tel système ne constitue pas une alternative potentielle réaliste et que l’accès au système existant est donc indispensable, il ne suffit pas de faire valoir qu’elle n’est pas économiquement rentable en raison du faible tirage du ou des quotidiens à distribuer. En effet, pour que cet accès puisse le cas échéant être considéré comme étant indispensable, il faudrait à tout le moins établir […] qu’il n’est pas économiquement rentable de créer un second système de portage à domicile pour la distribution de quotidiens ayant un tirage comparable à celui des quotidiens distribués par le système existant»  (52) .

80.     Par conséquent, il ressort de cet arrêt, que, pour déterminer si un «input» est indispensable pour opérer sur un marché donné, il convient de rechercher: a) s’il existe des «inputs» constituant des solutions de rechange, susceptibles d’être utilisées pour opérer (plus ou moins efficacement) sur le marché en question, et b) s’il existe des obstacles à caractère technique, juridique ou économique, de nature à rendre impossible ou déraisonnablement difficile pour toute autre entreprise entendant opérer sur ledit marché de créer, éventuellement en collaboration avec d’autres opérateurs, des «inputs» alternatifs. Pour pouvoir admettre l’existence d’obstacles de nature économique à la création d’«inputs» alternatifs, il doit, selon la Cour, au moins être établi que leur création n’est pas économiquement rentable pour une production à une échelle comparable à celle du titulaire des «inputs» existants.

81.     Comme on l’a vu, dans l’affaire qui nous occupe, il y a lieu de rechercher quelle importance il convient d’accorder à cette fin: i) au degré de participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur, et ii) à l’effort (en particulier en termes de coûts) que les laboratoires pharmaceutiques devraient faire pour pouvoir acquérir des études réalisées sur la base d’une structure autre que celle protégée par le droit d’auteur.

82.     Ces aspects doivent à notre avis être considérés conjointement, dans la mesure où ils se révèlent être tous les deux, en dernière analyse, des obstacles de nature économique à la création d’une structure alternative.

83.     En effet, selon les arguments de NDC et de la Commission, la participation poussée des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure d’IMS, bien qu’elle ne représente pas un obstacle absolu, technique ou juridique, au passage vers une autre structure, constituerait une des causes de la dépendance des laboratoires pharmaceutiques vis‑à‑vis de la structure existante, mais s’il en est ainsi, la participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure d’IMS explique tout simplement pourquoi ces laboratoires devraient supporter des efforts extraordinaires pour pouvoir passer à l’acquisition d’études réalisées sur la base d’une autre structure.

84.     Or, il est clair que, si les entreprises pharmaceutiques devaient faire des efforts extraordinaires (en termes économiques et d’organisation) pour passer à une autre structure, cela rendrait plus coûteuse ou, selon les points de vue, moins rentable la création d’une telle structure de la part d’un concurrent d’IMS. Pour convaincre les clients potentiels d’acquérir les études réalisées sur la base de la structure alternative, le concurrent d’IMS devrait en effet leur offrir des conditions particulièrement avantageuses, avec le risque de ne pas réussir à amortir les investissements effectués.

85.     Il faut par conséquent en déduire que le degré de participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur et les efforts que les entreprises devraient faire pour pouvoir acquérir des études réalisées sur la base d’une structure alternative à celle protégée par le droit d’auteur sont des éléments qui doivent être pris en considération pour décider s’il existe ou non des obstacles de nature économique susceptibles de rendre impossible ou extraordinairement difficile, pour toute autre entreprise entendant opérer sur le marché intéressé, de créer une telle structure alternative, éventuellement en collaboration avec d’autres opérateurs.

86.     À la lumière de ce qui précède, nous estimons donc qu’il faut répondre aux deuxième et troisième questions préjudicielles que le degré de participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur et l’effort que ces laboratoires devraient supporter pour pouvoir acquérir des études réalisées sur la base d’une autre structure que celle protégée par le droit d’auteur sont des éléments qu’il faut prendre en considération pour déterminer si cette dernière structure est indispensable pour la commercialisation d’études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques.

Sur l’application simultanée de l’article 82 CE par le Landgericht et la Commission

87.     Avant de conclure, comme nous l’avons annoncé, nous voudrions ajouter quelques brèves considérations sur les problèmes qui se posent dans le cas d’espèce du fait de l’application simultanée de l’article 82 CE par le Landgericht et la Commission. De tels problèmes se posent, en effet, dans la mesure où l’arrêt qui sera rendu par la Cour dans la présente affaire préjudicielle, tout en indiquant comment il convient d’interpréter l’article 82 CE dans le cadre des questions posées par le Landgericht, laissera probablement à ce dernier une certaine marge d’appréciation pour décider si le refus de licence opposé par IMS constitue ou non un abus de position dominante. En théorie, le Landgericht pourrait donc rendre un jugement qui se trouverait en conflit avec la décision provisoire de la Commission, où celle‑ci a considéré, prima facie, que ce refus était contraire à l’article 82 CE.

88.     Dans une telle situation, il nous semble donc opportun de rappeler que la Cour a déjà eu l’occasion de préciser que «lorsque les juridictions nationales se prononcent sur des accords ou pratiques qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission [en application des articles 81 CE ou 82 CE], elles ne peuvent pas prendre des décisions allant à l’encontre de celles de la Commission»  (53) . Cette interdiction, qui trouve son fondement dans l’obligation de coopération loyale consacrée par l’article 10 CE et dans la force obligatoire des décisions adoptées par la Commission en application des articles 81 CE ou 82 CE  (54) , doit à notre avis s’appliquer aussi dans le cas où cette institution s’est prononcée à titre provisoire, dès lors que la nature provisoire d’une telle décision ne fait certainement pas disparaître ni sa force obligatoire ni l’obligation de coopération précitée. En outre, comme la Cour l’a jugé, l’interdiction d’adopter des décisions contraires à celles de la Commission subsiste également dans le cas où ces dernières font l’objet d’un sursis à exécution ordonné par le président du Tribunal  (55) .

89.     Il va de soi que, si la juridiction nationale avait – dans le cadre de la marge d’appréciation qui lui sera probablement laissée par la Cour – des doutes sur la validité de la décision de la Commission, elle pourrait poser à cet égard une nouvelle question préjudicielle  (56) . Ou, si elle le jugeait opportun, elle pourrait surseoir à statuer jusqu’à l’arrêt définitif du Tribunal sur la décision provisoire de la Commission  (57) , ou encore attendre la décision définitive de celle‑ci, éventuellement après avoir consulté la Commission elle‑même. Enfin, comme l’a souligné la Cour, en cas de décision de sursis à statuer, la juridiction nationale devrait apprécier la nécessité d’ordonner des mesures provisoires pour sauvegarder les intérêts des parties en attendant sa décision définitive  (58) .

Conclusion

90.     À la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons par conséquent à la Cour de répondre au Landgericht Frankfurt am Main dans les termes suivants:

«1)
L’article 82 CE doit être interprété en ce sens que le refus d’accorder une licence pour l’utilisation d’un bien immatériel protégé par un droit d’auteur constitue un abus de position dominante au sens de cette disposition si: a) il n’existe pas de justifications objectives à un tel refus, et b) l’utilisation du bien immatériel est indispensable pour opérer sur un marché dérivé, avec pour conséquence que, par ce refus, le titulaire du droit finirait par éliminer toute concurrence sur ledit marché. Cela est cependant soumis à la condition que l’entreprise qui demande la licence ne veuille pas se limiter en substance à reproduire les biens ou services déjà offerts sur le marché dérivé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle, mais ait l’intention de produire des biens ou services présentant des caractéristiques différentes qui, tout en venant en concurrence avec ceux du titulaire du droit, répondent à des besoins particuliers des consommateurs qui ne sont pas satisfaits par les biens ou services existants.

2)
Le degré de participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure protégée par le droit d’auteur et les efforts que ces laboratoires devraient entreprendre pour pouvoir acquérir des études réalisées sur la base d’une structure alternative à celle protégée par le droit d’auteur sont des éléments à prendre en considération pour déterminer si cette structure est indispensable pour commercialiser des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques.»


1
Langue originale: l'italien.


2
Rappelons que cet article est ainsi rédigé:

«[e]st incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui‑ci.

Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à:


3
La structure à 1860 modules comportait seulement 30 modules différents de ceux de la structure d’IMS, tandis que la structure à 3000 modules se basait sur la structure à 2847 modules d’IMS, en y ajoutant une nouvelle subdivision d’environ 150 modules.


4
Ordonnance de la Cour du 17 janvier 1980 (792/79 R, Rec. p. 119).


5
JO L 59, p. 18.


6
Points 45 à 62 des motifs de la décision 2002/165.


7
Ibidem, point 71 des motifs.


8
Ibidem, point 72 des motifs.


9
Ibidem, points 77 et 83 des motifs..


10
Ibidem, points 86 et 92 des motifs.


11
Ibidem, point 93 des motifs.


12
Ibidem, point 114 des motifs. À propos des relations entre les médecins et les visiteurs médicaux, la Commission a en particulier observé que les «laboratoires pharmaceutiques accordent une grande importance aux relations entre le médecin et le visiteur médical, qui constituent un des rares moyens de promouvoir l’utilisation d’un médicament» (point 113 des motifs de la décision 2002/165).


13
Point 115 des motifs de la décision 2002/165.


14
Ibidem, point 122 des motifs.


15
Ibidem, point 124 des motifs.


16
Ibidem, point 131 des motifs. La Commission a ensuite plus spécifiquement souligné que «l’importance manifeste de l’utilisation de zones correspondant aux codes postaux limite les choix accessibles aux concepteurs potentiels des nouvelles structures modulaires» (point 132 des motifs de la décision 2002/165) ; qu’il y a de bonnes raisons de penser «que les structures modulaires doivent respecter les frontières des 440 Kreise allemands» (point 137 des motifs de la décision 2002/165) ; et qu’il était «probable que la législation allemande sur la protection des données impose certaines contraintes à la construction d’une seconde structure en Allemagne» (point 142 des motifs de la décision 2002/165).


17
Points 143 à 145 des motifs de la décision 2002/165.


18
Ibidem, points 146 à 152 des motifs.


19
Ibidem, points 153 à 166 des motifs.


20
Ibidem, points 167 à 174 des motifs.


21
Ibidem, point 182 des motifs.


22
Ibidem, point 184 des motifs.


23
Ibidem, point 184 des motifs.


24
Ibidem, point 180 des motifs.


25
Ordonnance IMS Health/Commission (T-184/01 R, Rec. p. II‑3193).


26
Ibidem, point 105.


27
Ordonnance NDC Health/IMS Health et Commission [C-481/01 P(R), Rec. p. I‑3401].


28
Le Landgericht renvoie en particulier aux points 45 à 55, 59 et 60 des motifs de la décision portant mesures provisoires de la Commission.


29
Le motif d’un tel refus, qui ne semble pas en cause dans cette question, tient à des problèmes d’organisation des laboratoires pharmaceutiques.


30
Point 182 des motifs de la décision provisoire de la Commission.


31
Point 105 de l’ordonnance du président du Tribunal.


32
IMS cite à cet égard les arrêts du 5 octobre 1988, CICRA et Maxicar (53/87, Rec. p. 6039), et Volvo (238/87, Rec. p. 6211), ainsi que du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission (C‑241/91 P et C‑242/91 P, Rec. p. I‑743, point 49; ci‑après l’arrêt «Magill»).


33
Selon IMS, toute la jurisprudence communautaire et toutes les décisions de la Commission en matière de refus de contracter concernant des infrastructures essentielles iraient en ce sens. Sur ce point, elle cite en particulier les arrêts de la Cour du 6 mars 1974, Commercial Solvents/Commission (6/73 et 7/73, Rec. p. 223 ); du 3 octobre 1985, CBEM (311/84, Rec. p. 3261); du 13 décembre 1991, GB‑Inno‑BM (C‑18/88, Rec. p. I‑5941); RTE et ITP/Commission, précité; du 26 novembre 1998, Bronner (C‑7/97, Rec. p. I‑7791); l’arrêt du Tribunal du 12 juin 1997, Tiercé Ladbroke/Commission (T‑504/93, Rec. p. II‑923), ainsi que la décision 98/190/CE de la Commission, du 14 janvier 1998, relative à une procédure en vertu de l’article 86 du traité CE (IV/34.801 FAG – Flughafen Frankfurt/Main AG) (JO L 72, p. 30).


34
JO 2001, C 3, p. 2.


35
À cet égard, NDC souligne en particulier que, au point 47 de l’arrêt Magill, la Cour ne s’est pas prononcée sur le point de savoir si, en l’espèce, on pouvait distinguer techniquement deux marchés.


36
Concernant cette théorie et son application tant aux États-Unis qu’en Europe, voir en particulier conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’arrêt Bronner, précité, points 45 à 53.


37
Arrêt précité, point 25.


38
Arrêt précité, point 26.


39
Ibidem, point 27. Le même principe a été par la suite réaffirmé, dans un contexte en partie différent, dans l’arrêt GB‑Inno‑BM, précité, point 18.


40
Arrêt Volvo, précité, point 8.


41
Ibidem, point 9. La Cour s’est prononcée en substance dans le même sens dans l’arrêt CICRA et Maxicar, précité.


42
Arrêt précité, point 50.


43
Ibidem, points 53 et 54.


44
Ibidem, point 55.


45
Ibidem, point 56.


46
Arrêt précité, point 37.


47
Arrêt précité, point 41.


48
Pour l’identification du marché en cause, la Cour ne semble pas avoir pris en considération le fait que le titulaire du système de portage fournissait une série de services à un éditeur indépendant, parmi lesquels le portage à domicile d’un de ses quotidiens. Dans ce cas, quoi qu’il en soit, le service de portage à domicile n’était pas vendu de manière autonome mais faisait partie d’un «package» qui comprenait également l’impression et la vente du quotidien en question dans les kiosques.


49
Arrêt précité, point 56.


50
Arrêt précité, point 8.


51
Arrêt Bronner, précité, points 43 et 44.


52
Ibidem, points 45 et 46.


53
Arrêt du 14 décembre 2000, Masterfoods (C‑344/98, Rec. p. I‑11369, point 52).


54
Points 49 et 50.


55
Point 53.


56
Point 57.


57
Point 57.


58
Point 58.