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DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (première chambre)

3 juillet 2024 (*)

« Recours en annulation – Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds et des ressources économiques – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Mention du nom du requérant dans les motifs d’inscription du nom d’une autre personne sur la liste – Absence d’acte faisant grief – Irrecevabilité »

Dans l’affaire T‑294/23,

Siberian Coal Energy Company AO (Suek), établie à Moscou (Russie), représentée par Mes N. Tuominen et M. Krestiyanova, avocates,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. A. Antoniadis et A. Boggio-Tomasaz, en qualité d’agents, assistés de Me E. Raoult, avocate,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (première chambre),

composé de MM. D. Spielmann, président, I. Gâlea (rapporteur) et S. L. Kalėda, juges,

greffier : M. V. Di Bucci,

vu la phase écrite de la procédure,

rend la présente

Ordonnance

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, Siberian Coal Energy Company AO (Suek), demande l’annulation, premièrement, de la décision (PESC) 2023/572 du Conseil, du 13 mars 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 134), et du règlement d’exécution (UE) 2023/571 du Conseil, du 13 mars 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75 I, p. 1) (ci-après les « actes de mars 2023 »), deuxièmement, de la décision (PESC) 2023/811 du Conseil, du 13 avril 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 101, p. 67), et du règlement d’exécution (UE) 2023/806 du Conseil, du 13 avril 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 101, p. 1) (ci-après les « actes d’avril 2023 »), pour autant que ces actes mentionnent son nom dans leurs motifs et, troisièmement, de toutes les décisions et tous les règlements d’exécution du Conseil de l’Union européenne postérieurs aux actes de mars 2023 et d’avril 2023 pour autant qu’ils la concerneraient.

 Antécédents du litige

2        La requérante est une société établie en Russie, active sur le marché de l’énergie.

3        La présente affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives adoptées eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

4        Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, d’une part, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/145/PESC, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16). Le même jour, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement (UE) no 269/2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

5        Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et, le même jour, les forces armées russes ont attaqué l’Ukraine à plusieurs endroits du pays.

6        Le 25 février 2022, au vu de la gravité de la situation, le Conseil a adopté, d’une part, la décision (PESC) 2022/329, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 50, p. 1), et, d’autre part, le règlement (UE) 2022/330, modifiant le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 51, p. 1), afin notamment d’amender les critères en application desquels des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes pouvaient être visés par les mesures restrictives.

7        L’article 2, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/145 telle que modifiée, se lit comme suit :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :

a)      à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;

[…]

d)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;

[…]

f)      à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ce gouvernement ; ou

g)      à des femmes et hommes d’affaires influents ou des personnes morales, des entités ou des organismes ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine,

et les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui leur sont associés, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent, dont la liste figure en annexe.

2. Aucun[s] fonds ni aucune ressource économique n’est, directement ou indirectement, mis à la disposition des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe, ou mis à leur profit. »

8        Les modalités de ce gel de fonds sont définies aux paragraphes suivants de l’article 2 de la décision 2014/145.

9        Le règlement no 269/2014 tel que modifié prévoit l’adoption des mesures de gel de fonds en des termes identiques, en substance, à ceux de la décision 2014/145 telle que modifiée. En effet, l’article 3, paragraphe 1, sous a) à g), de ce règlement reprend pour l’essentiel l’article 2, paragraphe 1, sous a) à g), de ladite décision.

10      L’article 2, paragraphes 1 et 2, du règlement no 269/2014 tel que modifié prévoit ce qui suit :

« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes physiques ou morales, entités ou organismes, ou aux personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leur sont associés, énumérés à l’annexe I, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes physiques ou morales, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent.

2. Aucuns fonds ni aucune ressource économique ne sont mis, directement ou indirectement, à la disposition des personnes physiques ou morales, entités ou organismes, ou des personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leur sont associés, énumérés à l’annexe I, ni dégagés à leur profit. »

11      Le 9 mars 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/397, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 80, p. 31), et le règlement d’exécution (UE) 2022/396, mettant en œuvre le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 80, p. 1), par lesquels il a ajouté le nom de plusieurs personnes, dont M. Andrey Melnichenko, sur les listes des personnes physiques ou morales, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives figurant, d’une part, à l’annexe de la décision 2014/145 et, d’autre part, à l’annexe I du règlement no 269/2014 (ci-après les « listes en cause »).

12      Le 15 mars 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/429, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 87 I, p. 44), et le règlement d’exécution (UE) 2022/427, mettant en œuvre le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 87 I, p. 1), par lesquels il a ajouté le nom de plusieurs personnes sur les listes en cause, dont M. Vladimir Rashevsky.

13      Le 3 juin 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/883, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 153, p. 92), et le règlement d’exécution (UE) 2022/878, mettant en œuvre le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 153, p. 15), par lesquels il a ajouté le nom de plusieurs personnes sur les listes en cause, dont Mme Aleksandra Melnichenko.

14      Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté de la décision (PESC) 2022/1530, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 239, p. 149), et le règlement d’exécution (UE) 2022/1529, mettant en œuvre le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 239, p. 1), par lesquels il a prolongé jusqu’au 15 mars 2023 les mesures restrictives prises à l’encontre de M. Rashevsky ainsi que de M. et Mme Melnichenko, sans apporter de modification aux motifs d’inscription de leurs noms sur les listes en cause.

15      Le 13 mars 2023, le Conseil a adopté les actes de mars 2023, par lesquels il a prorogé les mesures restrictives prévues par la décision 2014/145 et par le règlement no 269/2014 jusqu’au 15 septembre 2023.

16      Par les actes de mars 2023, premièrement, le nom de M. Rashevsky a été maintenu sur les listes en cause pour les motifs suivants :

« Vladimir Rashevsky est ancien PDG et administrateur d’EuroChem Group AG, fonctions dont il a démissionné officiellement à la suite de son inscription sur les listes établies dans le cadre des mesures restrictives de l’Union, mais il continue d’exercer une influence par l’intermédiaire de sociétés-écrans. EuroChem est l’un des plus grands producteurs d’engrais chimiques du monde. Auparavant (entre 2004 et 2020), il était le PDG d’une société charbonnière dénommée JSC SUEK. Il s’agit d’entreprises russes de premier plan, détenues conjointement par Aleksandra Melnichenko, épouse du milliardaire russe Andrei Melnichenko, qui génèrent et fournissent des revenus substantiels pour le gouvernement russe. Ces entreprises coopèrent également avec les autorités russes, dont Vladimir Poutine. Les entreprises du groupe EuroChem ont fourni du nitrate d’ammonium aux zones occupées du Donbass. SUEK a signé des contrats avec des sanatoriums de Crimée pour des programmes de santé destinés à ses employés.

Rashevsky apporte donc un soutien matériel ou financier au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, et tire avantage de ce gouvernement.

Le 24 février 2022, Rashevsky a assisté à une réunion des oligarques au Kremlin avec Vladimir Poutine pour discuter de l’incidence des choix à opérer à la suite des sanctions occidentales. Le fait qu’il ait été invité à participer à cette réunion montre qu’il fait partie du cercle rapproché des oligarques proches de Vladimir Poutine et qu’il soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine. »

17      Deuxièmement, le nom de M. Melnichenko a été maintenu sur les listes en cause pour les motifs suivants :

« Andrey Igorevich Melnichenko est un industriel russe et ancien propriétaire d’un important producteur d’engrais, EuroChem Group, et d’une société charbonnière, la SUEK. Depuis le 9 mars 2022, Melnichenko a transféré ses parts de SUEK et d’EuroChem Group à son épouse, Aleksandra Melnichenko. En janvier 2022, le président Vladimir Poutine a accepté de garantir l’exportation de 9 millions de tonnes de charbon de Khakassie, de Bouriatie et de Touva, pour soutenir SUEK, le principal exportateur depuis ces régions. Il continue de profiter de la richesse qu’il a transférée à son épouse.

A. Melnichenko appartient au cercle le plus influent des hommes d’affaires russes entretenant des liens étroits avec le gouvernement russe. Le 24 février 2022, après premières phases de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, Andrey Igorevich Melnichenko ainsi que 36 autres hommes d’affaires ont rencontré le président Vladimir Poutine et d’autres membres du gouvernement russe pour discuter de l’incidence des choix à opérer à la suite des sanctions occidentales, ce qui illustre le rôle d’Andrey Melnichenko en tant que membre du cercle le plus proche de Vladimir Poutine. Cette invitation spéciale montre qu’il soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine. Par ailleurs, il est un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. »

18      Troisièmement, le nom de Mme Melnichenko a été maintenu sur les listes en cause pour les motifs suivants :

« Aleksandra Melnichenko est l’épouse d’Andrey Igorevich Melnichenko, un industriel russe qui lui a transféré la propriété de l’important producteur d’engrais EuroChem Group et de la société charbonnière SUEK le 9 mars 2022. Aleksandra Melnichenko est maintenant la propriétaire bénéficiaire de ces sociétés. Aleksandra M[elnichenko] profite largement de la fortune de son mari et bénéficie de sa richesse. Elle possède avec lui deux penthouses d’une valeur de plus de 30 millions de dollars des États-Unis. En mars 2022, Aleksandra Melnichenko est devenue, à la place de son mari, la nouvelle propriétaire bénéficiaire de Firstline Trust, géré par Linetrust PTC Ltd, une société qui représente le propriétaire effectif d’EuroChem Group.

Elle est donc liée à un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. En outre, Andrey Igorevich Melnichenko soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine. »

19      Le 14 avril 2023, le Conseil a adopté les actes d’avril 2023, par lesquels il a mis à jour les motifs d’inscription des noms de plusieurs personnes sur les listes en cause, dont Mme Melnichenko, à l’encontre de laquelle il a retenu les motifs suivants :

« Aleksandra Melnichenko est l’épouse d’Andrey Igorevich Melnichenko, un industriel russe qui lui a transféré la propriété et le bénéfice effectifs de l’important producteur d’engrais EuroChem Group et de la société charbonnière SUEK le 9 mars 2022.

Aleksandra Melnichenko tire profit de la fortune de son mari et bénéficie de sa richesse. En mars 2022, Aleksandra Melnichenko est devenue, à la place de son mari, la nouvelle propriétaire bénéficiaire de Firstline Trust, géré par Linetrust PTC Ltd, une société qui représente le propriétaire effectif d’EuroChem Group.

Elle est donc liée à un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. »

 Conclusions des parties

20      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes de mars 2023 et les actes d’avril 2023, pour autant qu’ils mentionnent son nom dans leurs motifs ;

–        annuler toutes les décisions et tous les règlements d’exécution ultérieurs du Conseil mentionnant qu’elle est détenue ou contrôlée par des personnes faisant l’objet de mesures restrictives ;

–        à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où l’exception d’irrecevabilité serait accueillie, indiquer, d’une part, que la mention de son nom dans des exposés des motifs sur les listes en cause n’impose pas aux opérateurs de l’Union européenne, ni aux autorités des États membres de la considérer comme étant « [détenue] conjointement » par M. et Mme Melnichenko et, d’autre part, que lesdits opérateurs et lesdites autorités restent libres de déterminer, de manière autonome, si elle est détenue par des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause et si une opération tombe sous le coup de l’interdiction prévue à l’article 2 du règlement no 269/2014 tel que modifié ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

21      Dans une exception d’irrecevabilité soulevée au titre de l’article 130 du règlement de procédure du Tribunal, le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

22      En vertu de l’article 126 du règlement de procédure, lorsque le Tribunal est manifestement incompétent pour connaître d’un recours, le Tribunal peut, sur proposition du juge rapporteur, à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure. En outre, en vertu de l’article 130, paragraphes 1 et 7, du règlement de procédure, si la partie défenderesse le demande, le Tribunal peut statuer sur l’irrecevabilité ou l’incompétence sans engager le débat au fond.

23      En l’espèce, le Tribunal, s’estimant suffisamment éclairé par les pièces du dossier, décide de statuer sans poursuivre la procédure.

 Sur les conclusions subsidiaires, présentées pour la première fois dans les observations sur l’exception d’irrecevabilité

24      Dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité, la requérante présente pour la première fois des conclusions formulées à titre subsidiaire. Par ces conclusions, la requérante demande en substance au Tribunal, d’indiquer, d’une part, que la mention de son nom dans des exposés des motifs sur les listes en cause n’impose pas aux opérateurs de l’Union ni aux autorités des États membres de la considérer comme étant « [détenue] conjointement » par M. et Mme Melnichenko et, d’autre part, que lesdits opérateurs et lesdites autorités restent libres de déterminer, de manière autonome, si elle est détenue par des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause et si une opération tombe sous le coup de l’interdiction prévue à l’article 2 du règlement no 269/2014 tel que modifié.

25      À cet égard, il y a lieu de rappeler que le contentieux de l’Union ne connaît pas de voie de droit permettant au juge de prendre position par le biais d’une déclaration générale ou de principe (voir arrêt du 21 mars 2012, Fulmen et Mahmoudian/Conseil, T‑439/10 et T‑440/10, EU:T:2012:142, point 41 et jurisprudence citée).

26      Or, en l’espèce, il résulte des termes de la demande décrite au point 24 ci-dessus que, par celle-ci, la requérante sollicite du Tribunal qu’il prononce une déclaration en droit.

27      Par conséquent, les conclusions subsidiaires, présentées pour la première fois dans les observations sur l’exception d’irrecevabilité, doivent être rejetées en raison de l’incompétence manifeste du Tribunal à en connaître.

 Sur les conclusions principales, tendant à l’annulation d’actes à intervenir

28      La requérante demande l’annulation partielle de toutes les décisions et de tous les règlements d’exécution du Conseil postérieurs aux actes de mars 2023 et d’avril 2023, qui modifieraient ou annuleraient ces actes, pour autant qu’ils l’affecteraient en mentionnant son nom dans des exposés des motifs relatifs à des personnes inscrites sur les listes en cause.

29      Le Conseil conteste la recevabilité de cette demande.

30      À cet égard, il ressort de la jurisprudence que le contrôle du Tribunal ne peut porter que sur des actes d’ores et déjà adoptés et identifiés avec suffisamment de précision par la partie requérante, le contrôle spéculatif de la légalité d’actes hypothétiques non encore adoptés n’étant pas autorisé (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2013, Anbouba/Conseil, T‑592/11, non publié, EU:T:2013:427, points 33 et 34 et jurisprudence citée).

31      Par conséquent, il y a lieu de rejeter, comme irrecevable, le chef de conclusions tendant à l’annulation des décisions et des règlements ultérieurs du Conseil, repris au point 20, deuxième tiret, ci-dessus.

 Sur les conclusions principales, tendant à l’annulation partielle des actes de mars 2023 et d’avril 2023, pour autant qu’ils mentionnent son nom dans leurs motifs

32      Le Conseil excipe de l’irrecevabilité des conclusions tendant à l’annulation partielle des actes de mars 2023 et d’avril 2023.

33      À cet égard, il fait valoir que, si, dans les actes de mars 2023 et d’avril 2023, il a retenu des motifs relatifs à la requérante, de tels motifs constituent uniquement des constatations visant à soutenir l’inscription individuelle, sur les listes en cause, des noms de M. Rashevsky ainsi que de M. et Mme Melnichenko. Partant, la requérante n’attaquerait pas le dispositif de ces actes, mais uniquement une partie de leurs motifs qui ne produisent pas d’effets de droit obligatoires à son égard, ce qui impliquerait, par ailleurs, qu’elle n’a pas d’intérêt à agir, ni de qualité pour agir à l’encontre desdits actes.

34      La requérante conteste l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Conseil et fait valoir qu’elle est recevable à demander l’annulation partielle des actes de mars 2023 et d’avril 2023, étant donné que ceux-ci contiennent, dans les motifs d’inscription des noms de M. Rashevsky et de M. et Mme Melnichenko sur les listes en cause, des constatations factuelles erronées la concernant, selon lesquelles M. Rashevsky continuerait d’exercer une influence sur elle, M. Melnichenko serait son ancien propriétaire et Mme Melnichenko sa propriétaire (ci-après les « constatations litigieuses »).

35      Ainsi, elle serait assimilée à une personne détenue ou contrôlée par une personne dont le nom est inscrit sur les listes en cause, de sorte que, en vertu de l’article 2 du règlement no 269/2014 tel que modifié, d’une part, les autorités des États membres seraient tenues de geler ses fonds et ressources économiques, sans disposer d’une quelconque marge d’interprétation, de même que, d’autre part, les opérateurs économiques de l’Union auraient l’interdiction de mettre des fonds à sa disposition ou à son profit.

36      En premier lieu, la requérante soutient que, en raison des constatations litigieuses, des opérateurs économiques de l’Union ont décidé de mettre fin à leurs relations contractuelles avec elle ou de renoncer à nouer de telles relations. Or, selon elle, si les actes de mars 2023 et d’avril 2023 ne comportaient pas les constatations litigieuses, aucune autre appréciation du Conseil n’impliquerait qu’elle soit détenue ou contrôlée par des personnes dont les noms seraient inscrits sur les listes en cause, de sorte que les opérateurs économiques de l’Union la traiteraient comme si elle était visée par les mesures restrictives imposées à ces personnes.

37      De même, la requérante fait valoir que, en raison des constatations litigieuses, les autorités nationales sont réticentes à lever le gel de certains de ses actifs, de tels actifs étant traités comme des fonds ou des ressources économiques possédés, détenus ou contrôlés par des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause, au sens de l’article 2, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 tel que modifié. Elle soutient ainsi que les constatations litigieuses instaurent une présomption de propriété que les autorités des États membres et les opérateurs économiques de l’Union sont tenus de suivre.

38      En deuxième lieu, la requérante souligne que sa situation se distingue de celle à l’origine de l’ordonnance du 7 septembre 2022, Prigozhin/Conseil (T‑75/22, non publiée, EU:T:2022:534), étant donné que, dans cette affaire, la partie requérante avait été désignée comme étant le financier d’une entité faisant l’objet de mesures restrictives, ce qui ne pouvait pas avoir pour conséquence de la considérer elle-même comme faisant l’objet de mesures restrictives.

39      En troisième lieu, la requérante fait valoir que les références à son nom dans les exposés des motifs litigieux sont contradictoires, incorrectes sur le plan des faits et causent un préjudice irréparable à ses activités.

40      Selon une jurisprudence constante, constituent des actes susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation au sens de l’article 263 TFUE les mesures produisant des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts de la partie requérante, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celle-ci (voir arrêt du 12 septembre 2006, Reynolds Tobacco e.a./Commission, C‑131/03 P, EU:C:2006:541, point 54 et jurisprudence citée).

41      En outre, seul le dispositif d’un acte est susceptible de produire des effets juridiques obligatoires (voir arrêt du 24 mars 2011, Freistaat Sachsen et Land Sachsen-Anhalt/Commission, T‑443/08 et T‑455/08, EU:T:2011:117, point 223 et jurisprudence citée).

42      En l’espèce, les actes de mars 2023 et d’avril 2023 visent notamment à maintenir l’inscription des noms des personnes faisant l’objet de mesures restrictives qui figurent sur les listes en cause. À cet égard, il y a lieu de relever d’emblée que les noms de M. Rashevsky ainsi que de M. et Mme Melnichenko sont inscrits sur les listes en cause, mais que ce n’est pas le cas du nom de la requérante, étant donné que ce dernier ne « figure » pas, au sens de l’article 2, paragraphe 1, in fine, de la décision 2014/145 telle que modifiée, dans l’annexe de celle-ci, de même qu’il n’a pas été « énuméré », au sens de l’article 2, paragraphe 2, du règlement no 269/2014 tel que modifié, dans l’annexe I de celui-ci. Le nom de la requérante est uniquement mentionné dans les constatations litigieuses, concernant le maintien sur les listes en cause des noms de M. Rashevsky ainsi que de M. et Mme Melnichenko.

43      En outre, il convient de souligner que, ainsi que la requérante l’a expressément précisé dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité, elle ne demande pas l’annulation des actes de mars 2023 et d’avril 2023 en ce qu’ils emportent le maintien des noms de M. Rashvesky et de M. et Mme Melnichenko sur les listes en cause, mais uniquement leur annulation en ce qu’ils l’affectent en mentionnant son nom dans les constatations litigieuses.

44      Ainsi, ce que la requérante tend en effet à obtenir, c’est la suppression des constatations litigieuses des motifs d’inscription retenus à l’égard de ces trois personnes physiques dans les actes de mars 2023 et d’avril 2023, dans lesquelles son nom est mentionné, étant donné que ces constatations entraîneraient automatiquement, selon elle, l’imposition de mesures restrictives à son égard en la présentant comme étant la propriété ou la source de bénéfices de personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause ou comme étant sous le contrôle de celles-ci.

45      Toutefois, en premier lieu, il convient de souligner que les constatations litigieuses visent uniquement à soutenir les mesures restrictives individuelles imposées à l’encontre de M. Rashevsky ainsi que de M. et Mme Melnichenko, à savoir le gel de leurs fonds et l’interdiction de leur entrée ou de leur passage en transit sur le territoire des États membres. À cet égard, conformément à l’article 4, paragraphe 1, de la décision 2014/145 telle que modifiée et à l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 269/2014 tel que modifié, les listes en cause doivent contenir les motifs ayant justifié l’inscription des personnes visées par les mesures restrictives.

46      Ainsi, en elles-mêmes, les constatations litigieuses ne sauraient constituer une prise de position juridiquement contraignante à l’égard de la requérante, dont le Conseil n’a pas inscrit le nom sur les listes en cause en vue de lui imposer des mesures restrictives (voir point 42 ci-dessus).

47      En deuxième lieu, s’agissant de l’argument de la requérante selon lequel les constatations litigieuses produisent des effets juridiques à son égard, par le biais de l’article 2 du règlement no 269/2014, il convient de relever que, en vertu de l’article 2, paragraphe 1, in fine de la décision 2014/145 telle que modifiée et de l’article 2, paragraphe 1, du règlement no 269/2014 tel que modifié, les fonds et ressources économiques que les personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause « possèdent, détiennent ou contrôlent » doivent être gelés. De plus, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la décision 2014/145 telle que modifiée et à l’article 2, paragraphe 2, du règlement no 269/2014 tel que modifié, aucuns fonds, ni aucune ressource économique ne sont mis, « directement ou indirectement », « à la disposition » des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause, ni « à leur profit ».

48      De telles dispositions impliquent en principe, d’une part, que les fonds et les ressources économiques des personnes morales et entités possédées, détenues ou contrôlées par des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause doivent être gelés par les autorités compétentes des États membres et, d’autre part, qu’il est interdit aux opérateurs économiques de l’Union de mettre des fonds à disposition ou au profit de telles personnes morales et entités. Ainsi, un tel gel de fonds et de ressources économiques et une telle interdiction de mise à dispositions de fonds et de ressources économiques découlent des dispositions de l’article 2 de la décision 2014/145 telle que modifiée et de l’article 2 du règlement no 269/2014 tel que modifié.

49      Par conséquent, ce n’est que le dispositif portant inscription ou maintien du nom d’une personne sur les listes en cause qui, par le truchement de l’article 2 de la décision 2014/145 telle que modifiée et de l’article 2 du règlement no 269/2014 tel que modifié, produit des effets juridiques sur les personnes morales et entités possédées, détenues ou contrôlées par une telle personne, tels que décrits au point 48 ci-dessus. À cet égard, la circonstance qu’une personne morale ou une entité est possédée, détenue ou contrôlée par une personne dont le nom est inscrit sur les listes en cause doit être établie, dans le cas du gel de fonds et de ressources économiques, par les autorités des États membres, ainsi que, le cas échéant, dans le cas de l’interdiction prévue à l’article 2, paragraphe 2, de la décision 2014/145 telle que modifiée et à l’article 2, paragraphe 2, du règlement no 269/2014 tel que modifié, par les personnes tenues de respecter ces dispositions.

50      Dans ces conditions, contrairement à ce que fait valoir la requérante, il ne peut être considéré que les constatations litigieuses produisent des effets sur sa situation juridique en imposant aux autorités des États membres de geler ses fonds et ressources économiques et en interdisant aux opérateurs économiques de l’Union de mettre des fonds et des ressources économiques à sa disposition ou à son profit.

51      Par voie de conséquence, il convient également de rejeter l’argument de la requérante selon lequel sa situation se distingue de celle à l’origine de l’ordonnance du 7 septembre 2022, Prigozhin/Conseil (T‑75/22, non publiée, EU:T:2022:534), dans laquelle la partie requérante avait été qualifiée uniquement comme étant le financier d’une entité qui faisait l’objet de mesures restrictives dans les motifs retenus contre cette dernière, et non comme étant détenue ou comme étant la propriété d’une telle entité. En effet, à l’instar de la partie des motifs contestée dans l’affaire qui a donné lieu à cette ordonnance, les constatations litigieuses n’entraînent pas, en l’espèce, d’effets juridiques à l’égard de la requérante (voir point 50 ci-dessus).

52      En troisième lieu, la requérante ne saurait être suivie lorsqu’elle prend appui sur la circonstance que certaines autorités nationales l’ont considérée comme assujettie aux mesures restrictives, en vertu d’une présomption portant sur le fait qu’elle serait la propriété ou sous le contrôle de personnes dont les noms sont inscrits sur les listes en cause, découlant des constatations litigieuses.

53      En effet, la requérante n’a pas apporté la preuve que les autorités compétentes des États membres auraient gelé ses fonds et ressources économiques sur la base des constatations litigieuses. Au contraire, les seuls documents qu’elle a produits à cet égard proviennent des autorités compétentes de certains États membres qui, sans s’être senties liées par les constatations litigieuses, ont considéré, à propos de filiales de la requérante, que ces dernières n’étaient pas possédées, détenues ou contrôlées par une ou plusieurs personnes dont les noms étaient inscrits sur les listes en cause, de sorte que lesdites filiales ne devaient pas faire l’objet de mesures de gel de leurs fonds et ressources économiques.

54      En quatrième lieu, concernant la rupture des relations contractuelles avec la requérante par certains opérateurs, la requérante présente une liste de sociétés qui auraient mis un terme à leurs relations contractuelles avec elle, en se fondant sur les constatations litigieuses.

55      Toutefois, ainsi qu’il a été indiqué au point 50 ci-dessus, les constatations litigieuses, en tant que telles, n’entraînent aucune obligation pour les opérateurs économiques de l’Union dans leur conduite à l’égard de la requérante.

56      En tout état de cause, le fait que certains opérateurs économiques aient pu être influencés par les constatations litigieuses, pour décider de rompre leurs relations commerciales avec des sociétés du groupe dont la requérante est la société de tête, ou de ne pas nouer de telles relations, ne signifie pas que, pour cette seule raison, lesdites constatations produisent des effets sur la situation juridique de la requérante, au sens de la jurisprudence citée au point 40 ci-dessus (voir, en ce sens et par analogie, ordonnance du 21 septembre 2012, TI Media Broadcasting et TI Media/Commission, T‑501/10, non publiée, EU:T:2012:460, point 62).

57      Il résulte de ce qui précède que les constatations litigieuses, contenues dans les actes de mars 2023 et d’avril 2023, ne produisent pas d’effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts de la requérante, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celle-ci.

58      Ainsi, en ce qu’il tend à l’annulation partielle des actes de mars 2023 et d’avril 2023, le recours doit être rejeté comme irrecevable, pour défaut d’acte susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres fins de non-recevoir soulevées par le Conseil.

59      Partant, le présent recours doit être rejeté, pour partie, comme porté devant une juridiction manifestement incompétente pour en connaître et, pour partie, comme irrecevable.

60      Par voie de conséquence, il n’y a plus lieu de statuer sur la demande, présentée par M. et Mme Melnichenko, d’intervenir au soutien des conclusions de la requérante, conformément à l’article 142, paragraphe 2, du règlement de procédure.

 Sur les dépens

61      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

62      La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil.

63      En vertu de l’article 144, paragraphe 10, du règlement de procédure, M. et Mme Melnichenko supporteront leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Il n’y a plus lieu de statuer sur la demande d’intervention de M. Andrey Melnichenko et Mme Aleksandra Melnichenko.

3)      Siberian Coal Energy Company AO (Suek) supportera, outre ses propres dépens, ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.

4)      M. et Mme Melnichenko supporteront leurs propres dépens.

Fait à Luxembourg, le 3 juillet 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

D. Spielmann


*      Langue de procédure : l’anglais.