Language of document : ECLI:EU:T:2010:118

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

24 mars 2010 (*)

« Recours en indemnité – Conséquences sur la santé publique de l’accident nucléaire de Thulé (Groenland) – Directive 96/29/Euratom – Absence d’adoption par la Commission de mesures à l’encontre d’un État membre – Recours manifestement dépourvu de tout fondement en droit »

Dans l’affaire T‑5/09,

Brigit Lind, demeurant à Greve (Danemark), représentée par Me I. Anderson, avocat,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par M. E. White et Mme M. Patakia, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet un recours en indemnité visant à obtenir la réparation du préjudice subi en raison de la prétendue absence d’adoption par la Commission des mesures nécessaires pour obliger le Royaume de Danemark à adopter les dispositions législatives et administratives lui permettant de se conformer à la directive 96/29/Euratom du Conseil, du 13 mai 1996, fixant les normes de base relatives à la protection sanitaire de la population et des travailleurs contre les dangers résultant des rayonnements ionisants (JO L 159, p. 1), et à appliquer ces dispositions aux travailleurs impliqués dans l’accident nucléaire de Thulé (Groenland),

LE TRIBUNAL (quatrième chambre),

composé de M. O. Czúcz, président, Mme I. Labucka et M. K. O’Higgins (rapporteur), juges,

greffier : M. E. Coulon,

rend la présente

Ordonnance

 Faits à l’origine du litige

1        En 1967, M. John Erling Nochen, le frère de la requérante, Mme Brigit Lind, était employé en tant que chauffeur de camion par la Danish Construction Corporation sur la base militaire américaine de Thulé au Groenland.

2        En janvier 1968, un avion militaire américain, qui transportait des armes nucléaires, s’est écrasé à proximité de Thulé. Selon l’Atomic Energy Commission (commission américaine de l’énergie atomique), approximativement six kilogrammes de plutonium destiné à la fabrication d’armes ont été libérés à la suite de cet accident. Des opérations d’évacuation de la glace, de la neige et des débris contaminés ont été lancées en urgence.

3        Pendant une période de huit mois après l’accident, M. Nochen, qui n’avait pas d’expérience préalable des situations d’urgence nucléaire, a participé à ces opérations. Plus particulièrement, il lui incombait de charger son semi-remorque des débris de l’avion, de la glace et de la neige contaminées ainsi que les transporter depuis le site jusqu’à un hangar de stockage où il déchargeait le chargement contaminé. Les méthodes de chargement et de déchargement ont gravement exposé M. Nochen à des risques d’inhalation de plutonium. Aucun masque ni aucun appareil respiratoire ne lui ont été remis pour se protéger contre de tels risques.

4        Le 13 mai 1996, le Conseil de l’Union européenne a adopté la directive 96/29/Euratom fixant les normes de base relatives à la protection sanitaire de la population et des travailleurs contre les dangers résultant des rayonnements ionisants (JO L 159, p. 1). Selon l’article 55, paragraphe 1, de la directive 96/29, les États membres devaient mettre en vigueur les dispositions législatives et administratives nécessaires pour se conformer à cette directive avant le 13 mai 2000.

5        En 2002, le Foreningen af Strålingsramte Thulearbejdere (association des travailleurs de Thulé affectés par la radiation) a saisi la commission des pétitions du Parlement européen en vue de la mise en œuvre des exigences de la directive 96/29 en matière de surveillance médicale (pétition 720/2002).

6        En 1990, à la suite d’un examen à la clinique de médecine du travail du principal hôpital central de Copenhague (Danemark), des altérations mineures du tissu pulmonaire de M. Nochen ont été détectées. Au moment de l’examen, ces altérations n’ont pas été considérées comme graves. Aucun examen subséquent de l’état de ses poumons n’a été effectué après l’entrée en vigueur de la directive 96/29. Au cours de la période comprise entre 2004 et 2005, M. Nochen a contracté une toux sèche. En novembre 2006, son médecin l’a envoyé à l’hôpital de Roskilde (Danemark) où un cancer du poumon, à un stade avancé et inopérable, a été diagnostiqué.

7        Le 10 mai 2007, le Parlement, à la suite du rapport parlementaire sur la pétition 720/2002, a voté une résolution non législative dans laquelle il a notamment « adjur[é] la Commission [des Communautés européennes] d’engager sans faiblesse des poursuites pour tout manquement de[s États membres] à s’acquitter des obligations […] contenues [dans la directive 96/29] » (ci-après la « résolution du Parlement »).

8        En février 2008, M. Nochen est mort du cancer. Le 27 février 2008, la requérante, qui est l’exécutrice testamentaire de la succession de son frère, a été autorisée par les juridictions danoises à agir pour son compte.

9        La Commission européenne a relevé qu’elle ne disposait d’aucun élément pour contester les faits concernant l’accident et ses suites, tels qu’exposés dans la requête.

 Procédure et conclusions des parties

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 2 janvier 2009, la requérante a introduit le présent recours.

11      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 28 avril 2009, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité, au titre de l’article 114 du règlement de procédure du Tribunal.

12      Dans sa requête, la requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        condamner la Commission à lui verser la somme de 50 000 euros ou toute autre somme que le Tribunal estimera juste et équitable au titre du choc et de l’affliction qui lui ont été causés par la souffrance et la mort de son frère, résultant du refus de la Commission de veiller à la mise en œuvre des dispositions de la directive 96/29 en matière de surveillance médicale au profit des travailleurs impliqués dans l’accident de Thulé ;

–        condamner la Commission à verser à la succession de M. Nochen, d’une part, la somme de 250 000 euros ou toute autre somme que le Tribunal estimera juste et équitable au titre de la douleur et de la souffrance de M. Nochen de 2006 jusqu’à sa mort en 2008, résultant du même refus, et, d’autre part, la somme de 6 000 euros au titre des frais funéraires ;

–        condamner la Commission aux dépens.

13      Dans son exception d’irrecevabilité, la Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner la requérante aux dépens.

14      Dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité, la requérante conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal de rejeter l’exception d’irrecevabilité.

 En droit

15      Aux termes de l’article 111 du règlement de procédure, lorsque le recours est manifestement dépourvu de tout fondement en droit, le Tribunal peut, sans poursuivre la procédure, statuer par voie d’ordonnance motivée.

16      En l’espèce, le Tribunal s’estime suffisamment éclairé par les pièces du dossier et décide, en application de cet article, de statuer sans poursuivre la procédure.

 Arguments des parties

17      La requérante vise à obtenir la réparation des préjudices que son frère et elle auraient subis en raison de la prétendue omission de la Commission de veiller à la mise en œuvre des dispositions de la directive 96/29 en matière de surveillance médicale au profit des travailleurs qui, comme M. Nochen, ont été potentiellement exposés dans le passé à des radiations à Thulé.

18      La requérante prétend que les préjudices que M. Nochen et elle ont subis sont exclusivement imputables à la Commission qui aurait omis de veiller à la mise en œuvre des dispositions en cause, et ce malgré la résolution du Parlement. La maladie de M. Nochen qui, selon elle, a été contractée à la suite de son exposition au plutonium de qualité militaire aurait été moins grave si elle avait pu être détectée et traitée plus rapidement. Une intervention diligente de la Commission aurait permis de réduire la gravité des préjudices qu’ils auraient subis.

19      La requérante estime que la requête remplit les conditions exigées par l’article 44, paragraphe 1, sous a) à e), du règlement de procédure et qu’il n’y a pas lieu de s’interroger sur sa recevabilité.

20      Dans son exception d’irrecevabilité, la Commission invoque quatre arguments pour rejeter le recours comme manifestement irrecevable :

–        la directive 96/29 ne peut s’appliquer à l’accident de Thulé, parce que le traité CEEA ne s’applique pas aux utilisations militaires des matières fissiles ; par ailleurs, la résolution du Parlement n’impose pas à la Commission d’engager une procédure contre le Royaume de Danemark ou d’indemniser la requérante ;

–        le traité CEEA ne s’applique pas au Groenland, ni actuellement, ni en 1968 lors de l’accident, ni en 2000 lors de l’entrée en vigueur de la directive 96/29 ;

–        la requérante n’a pas dûment identifié l’action illégale de la Commission sur laquelle elle fonde son recours et, en tout état de cause, elle n’est pas en droit de réclamer l’ouverture d’une procédure d’infraction contre un État membre ; partant, elle ne saurait demander une indemnisation en raison d’une prétendue absence d’ouverture d’une telle procédure ;

–        il n’existe aucun lien de causalité entre une quelconque action de la Commission et la maladie du frère de la requérante.

21      La Commission considère également que le recours pourrait être rejeté comme irrecevable pour cause de prescription. Elle réserve toutefois son point de vue à ce propos, car, selon elle, un nombre de faits importants ne ressort pas clairement de la requête.

 Appréciation du Tribunal

22      Il y a lieu d’observer, tout d’abord, que la requérante n’a pas précisé la base juridique de son recours, mais s’est contentée d’invoquer la responsabilité non contractuelle de la Communauté européenne. Ce n’est que dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité qu’elle a fait expressément référence à l’article 215, deuxième alinéa, du traité CE (devenu article 288, deuxième alinéa, CE) et à l’article 188, deuxième alinéa, EA.

23      Pour autant que le recours est fondé sur ces deux dispositions, il vise à obtenir l’indemnisation des préjudices prétendument subis par la requérante et par M. Nochen en raison de l’omission de la Commission de veiller à la mise en œuvre des dispositions de la directive 96/29 en matière de mesures de surveillance médicale prévues par l’article 52, paragraphe 2, et par l’article 53, sous b), de ladite directive.

24      Le Tribunal rappelle qu’il résulte d’une jurisprudence constante que l’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté pour comportement illicite de ses organes, au sens de l’article 288, deuxième alinéa, CE, et de l’article 188, deuxième alinéa, EA, est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’illégalité du comportement reproché aux institutions, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué (arrêt de la Cour du 29 septembre 1982, Oleifici Mediterranei/CEE, 26/81, Rec. p. 3057, point 16 ; arrêt du Tribunal du 16 juillet 1998, Bergaderm et Goupil/Commission, T‑199/96, Rec. p. II‑2805, point 48 ; voir également, s’agissant de l’article 188 EA, arrêt de la Cour du 27 mars 1990, Grifoni/Commission, C‑308/87, Rec. p. I‑1203, point 6, et la jurisprudence citée). Dès lors que l’une des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté n’est pas remplie, le recours doit être rejeté sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions (voir arrêt du Tribunal du 20 février 2002, Förde-Reederei/Conseil et Commission, T‑170/00, Rec. p. II‑515, point 37, et la jurisprudence citée).

25      Il convient, tout d’abord, d’examiner le troisième argument invoqué par la Commission selon lequel, premièrement, la requérante n’a pas identifié l’action illégale de la Commission qui pourrait engager la responsabilité non contractuelle de la Communauté et, deuxièmement, elle n’est pas en droit de réclamer l’ouverture d’une procédure d’infraction contre le Royaume de Danemark.

26      S’agissant de l’identification du prétendu comportement illégal de la Commission, il convient de relever que la requérante n’indique pas précisément quelles mesures la Commission s’est illégalement abstenue de prendre. La Commission note, sans que la requérante le conteste, que ni elle ni M. Nochen ne lui ont jamais adressé de plainte. La requérante ne mentionne aucun acte ou disposition qui permettrait à la Commission seule de prendre les mesures visant à assurer l’application de la directive 96/29 et se contente de réclamer une indemnisation sur le fondement de la responsabilité non contractuelle de la Commission.

27      Même si, dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité, la requérante précise que sa demande n’est aucunement liée à un recours en annulation ou en constatation de manquement, en l’espèce, la seule possibilité ouverte à la Commission d’assurer la mise en œuvre des dispositions de la directive 96/29 en matière de surveillance médicale au profit des travailleurs de Thulé dans le sens souhaité par la requérante aurait été l’engagement d’une procédure au titre de l’article 226 CE ou de l’article 141 EA à l’encontre du Royaume de Danemark.

28      S’agissant, en second lieu, du caractère prétendument illégal de l’absence d’engagement d’une telle procédure, la requérante fait valoir que le fait que la Commission n’est pas intervenue pour faire appliquer les dispositions de la directive 96/29 en matière de surveillance médicale au profit des travailleurs ayant survécu à l’accident de Thulé, comme son frère, constitue une violation des principes de sollicitude, de diligence et de bonne administration. Elle invoque, à cet égard, la résolution du Parlement qui demande à la Commission d’engager des poursuites pour tout manquement des États membres à la mise en œuvre des dispositions de la directive 96/29.

29      Il convient de rappeler que les omissions des institutions ne sont susceptibles d’engager la responsabilité de la Communauté que dans la mesure où les institutions ont violé une obligation légale d’agir (arrêt de la Cour du 15 septembre 1994, KYDEP/Conseil et Commission, C‑146/91, Rec. p. I‑4199, point 58, et arrêt du Tribunal du 11 juillet 1997, Oleifici Italiani/Commission, T‑267/94, Rec. p. II‑1239, point 21). Dès lors, dans la mesure où la Commission n’est pas tenue, conformément à la jurisprudence, d’engager une procédure en manquement au titre de l’article 226 CE ou de l’article 141 EA, sa décision de ne pas engager une telle procédure n’est pas constitutive d’une illégalité, de sorte qu’elle n’est pas de nature à engager la responsabilité non contractuelle de la Communauté (ordonnance de la Cour du 23 mai 1990, Asia Motor France/Commission, C‑72/90, Rec. p. I‑2181, point 13, et ordonnance du Tribunal du 14 janvier 2004, Makedoniko Metro et Michaniki/Commission, T‑202/02, Rec. p. II‑181, point 43).

30      La résolution du Parlement invoquée par la requérante ne saurait infirmer cette conclusion. En effet, comme la Commission l’a relevé, à juste titre, une résolution du Parlement européen dont le contenu, tel que celui de l’espèce, ne démontre aucun caractère décisionnel précis et concret ne produit pas d’effets juridiques (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 10 avril 1984, Luxembourg/Parlement, 108/83, Rec. p. 1945, points 19 à 23). En tout état de cause, le fait que la résolution du Parlement « adjure la Commission d’engager […] des poursuites pour tout manquement de[s États membres] » n’est pas susceptible d’imposer à celle-ci d’engager une procédure au titre de l’article 226 CE ou de l’article 141 EA.

31      Il ressort de l’ensemble des considérations qui précèdent que, en l’espèce, aucun acte ni aucune prétendue omission de la Commission ne présente un caractère illégal.

32      Dans ces conditions, le recours doit être rejeté comme manifestement dépourvu de tout fondement en droit, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté ou sa recevabilité.

 Sur les dépens

33      Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Mme Brigit Lind est condamnée aux dépens.

Fait à Luxembourg, le 24 mars 2010.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       O. Czúcz


* Langue de procédure : l’anglais.