ARRÊT DU TRIBUNAL (troisième chambre)
16 juillet 1998 (1)
«Produits cosmétiques Directive 76/768/CEE Directive 95/34/CE
Crèmes solaires et produits bronzants Santé publique
Responsabilité non contractuelle de la Communauté»
Dans l'affaire T-199/96,
Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm SA, société de droit français en
liquidation judiciaire, établie à Rungis (France),
Jean-Jacques Goupil, demeurant à Chevreuse (France),
représentés par Me Jean-Pierre Spitzer, avocat au barreau de Paris, ayant élu
domicile à Luxembourg en l'étude de Me Aloyse May, 31, Grand-rue,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Pieter Van
Nuffel, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de Me Ami Barav,
avocat au barreau de Paris et barrister, du barreau d'Angleterre et du pays de
Galles, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz,
membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
ayant pour objet une demande au titre des articles 178 et 215, deuxième alinéa, du
traité CE, visant à la réparation du préjudice prétendument subi par les requérants
à l'occasion d'un examen mené par la Commission et en application de la dix-huitième directive 95/34/CE de la Commission, du 10 juillet 1995, portant
adaptation au progrès technique des annexes II, III, VI et VII de la directive
76/768/CEE du Conseil concernant le rapprochement des législations des États
membres relatives aux produits cosmétiques (JO L 167, p. 19), pour l'emploi de
psoralènes dans les crèmes solaires et les produits bronzants,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (troisième chambre),
composé de Mme V. Tiili, président, MM. C. P. Briët et A. Potocki, juges,
greffier: Mme B. Pastor, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 14 mai 1998,
rend le présent
Arrêt
Cadre juridique
- 1.
- L'article 4 de la directive 76/768/CEE du Conseil, du 27 juillet 1976, concernant le
rapprochement des législations des États membres relatives aux produits
cosmétiques (JO L 262, p. 169, ci-après «directive cosmétiques»), modifié
notamment par la directive 93/35/CEE du Conseil, du 14 juin 1993 (JO L 151,
p. 32), impose aux États membres d'interdire la mise sur le marché de produits
cosmétiques contenant des substances mentionnées à la «liste des substances qui
ne peuvent entrer dans la composition des produits cosmétiques» (annexe II à la
directive), ainsi que de produits cosmétiques contenant des substances mentionnées
à la «liste des substances que les produits cosmétiques ne peuvent contenir en
dehors des restrictions et conditions prévues» (annexe III, première partie) au-delà
des limites et en dehors des conditions indiquées.
- 2.
- L'article 9 de la directive cosmétiques institue un comité pour l'adaptation au
progrès technique des directives visant à l'élimination des entraves techniques aux
échanges dans le secteur des produits cosmétiques (ci-après «comité
d'adaptation»). La même disposition précise que le comité d'adaptation est
composé de représentants des États membres et présidé par un représentant de
la Commission.
- 3.
- Par la décision 78/45/CEE de la Commission, du 19 décembre 1977, relative à
l'institution d'un comité scientifique de cosmétologie (JO 1978, L 13, p. 24, ci-après
«décision 78/45»), un comité scientifique de cosmétologie (ci-après «comité
scientifique») a été institué auprès de la Commission. Selon l'article 2 de cette
décision, la tâche du comité scientifique consiste à donner un avis à la Commission
sur tout problème de caractère scientifique et technique dans le domaine des
produits cosmétiques, et notamment sur les substances utilisées dans la préparation
des produits cosmétiques et sur les conditions d'utilisation de ces produits. La
même décision dispose que les membres du comité sont nommés par la
Commission parmi «les personnalités scientifiques hautement qualifiées et ayant
des compétences dans les domaines [des produits cosmétiques]» (article 4), que les
représentants des services intéressés de la Commission participent aux réunions du
comité, que la Commission peut inviter «des personnalités ayant des compétences
particulières dans les sujets à l'étude» à participer également aux réunions du
comité (article 8, paragraphes 2 et 3), et que le comité scientifique peut également
créer en son sein des groupes de travail, qui se réunissent sur convocation de la
Commission (articles 7 et 8).
- 4.
- L'article 8, paragraphe 2, de la directive cosmétiques dispose que les modifications
nécessaires pour adapter au progrès technique l'annexe II sont arrêtées selon la
procédure prévue à l'article 10.
- 5.
- Celle-ci comporte les étapes suivantes:
le comité d'adaptation est saisi par son président;
le représentant de la Commission soumet un projet de mesures à prendre;
le comité d'adaptation émet, à une majorité qualifiée, un avis sur le projet,
le président ne prenant pas part au vote;
au cas où l'avis du comité d'adaptation est conforme aux mesures envisagées
par la Commission, celle-ci arrête lesdites mesures;
au cas où l'avis du comité n'est pas conforme aux mesures envisagées par
la Commission, ou en l'absence d'un avis du comité, la Commission doit
soumettre, sans tarder, une proposition au Conseil, qui statue à la majorité
qualifiée; si toutefois, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de
la proposition au Conseil, celui-ci n'a pas statué, les mesures proposées sont
arrêtées par la Commission.
Faits à l'origine du litige
- 6.
- La société Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm opère sur le marché des
produits parapharmaceutiques et cosmétiques. Ses activités consistent surtout dans
la fabrication, l'achat, la vente et le négoce de crèmes et huiles solaires, eaux de
toilette et parfums. M. Jean-Jacques Goupil est son président-directeur général.
- 7.
- Le produit Bergasol est une huile solaire qui contient, outre de l'huile végétale et
des filtres, de l'essence de bergamote. Parmi les molécules composant l'essence de
bergamote figurent des psoralènes, également dénommés «furocoumarines». L'un
d'eux est le bergaptène, également connu dans le monde scientifique sous le nom
de «5-MéthOxy-Psoralène» (ci-après «5-MOP»).
- 8.
- Exposée au soleil, la peau humaine subit des réactions corporelles qui visent à
l'adapter à l'exposition aux rayons ultraviolets. A cet effet, des cellules dénommées
mélanocytes sécrètent une substance filtrante qui monte progressivement dans
l'épiderme, où elle provoque un épaississement de la couche cornée, perçu de
l'extérieur comme du bronzage. Le 5-MOP, fortement photodynamisant, permet de
multiplier ces réactions corporelles. Dès lors, en tant qu'ingrédient du Bergasol,
l'essence de bergamote accélère considérablement le processus du bronzage.
- 9.
- Hormis son utilisation dans la fabrication du Bergasol, le 5-MOP a été utilisé dans
le cadre du traitement de plusieurs dermatoses, dont surtout le psoriasis.
- 10.
- Le 5-MOP chimiquement pur est soupçonné d'être potentiellement cancérigène.
Par conséquent, plusieurs études scientifiques ont été réalisées pour vérifier s'il est
potentiellement cancérigène également en tant que composant de l'essence de
bergamote utilisée dans un produit bronzant.
- 11.
- Parmi ces études, les plus favorables à l'égard du produit Bergasol sont celles
menées par M. Fitzpatrick, professeur en dermatologie à la Harvard Medical
School (États-Unis d'Amérique). Ce scientifique affirme que le Bergasol est l'huile
solaire la plus efficace et la plus sûre jamais développée, puisqu'elle multiplie
fortement les réactions protectrices du corps contre les rayons ultraviolets, et que
le risque d'effet cancérigène du 5-MOP est négligeable. Selon lui, l'apparition de
mélanomes est plus improbable en cas d'application de Bergasol qu'en cas
d'application d'huiles solaires sans essence de bergamote.
- 12.
- D'autres études ont, au contraire, dénoncé les effets potentiellement cancérigènes
de l'essence de bergamote en tant que composant d'huile solaire. L'une d'elles a
amené la commission française de la sécurité des consommateurs à émettre, en
septembre 1986, un avis négatif sur l'utilisation de tels produits. Peu après, en mars
1987, le gouvernement allemand a demandé à la Commission d'examiner, au sein
du comité d'adaptation, l'idée de limiter à 1 milligramme par kilogramme (ci-après
«mg/kg») la concentration maximale de psoralènes d'origine naturelle dans les
huiles solaires. A la suite de cette demande, la Commission a demandé un avis au
comité scientifique. Celui-ci a chargé l'un de ses membres, M. Fielder, de faire une
étude. Au terme de celle-ci, M. Fielder a conclu que le 5-MOP est, en présence de
rayons ultraviolets, puissamment phototoxique et photomutagène et donc
potentiellement cancérigène.
- 13.
- Lors d'une réunion du comité scientifique du 2 octobre 1990, le rapport de M.
Fielder a été contesté par quelques membres du comité. Néanmoins, le comité a
recommandé que 1 mg/kg soit la concentration maximale de 5-MOP dans les huiles
solaires.
- 14.
- Le 24 septembre 1991, le comité scientifique a tenu une nouvelle réunion, à
laquelle étaient invités plusieurs experts non membres du comité. Cette réunion
avait principalement pour but de discuter les résultats d'un séminaire sur les effets
des psoralènes, organisé par les requérants à Bruxelles les 3 et 4 juin 1991. A
l'issue de ce séminaire, plusieurs scientifiques avaient signé un document dans
lequel ils déclaraient que le risque d'effets photomutagènes et photocancérigènes
du 5-MOP était insignifiant lorsque l'utilisation de cette molécule était combinée
avec des filtres solaires.
- 15.
- Les experts invités à la réunion ont fait état de leurs recherches expérimentales
avec des huiles solaires contenant de l'essence de bergamote à une concentration
de 5-MOP variant entre 15 et 50 mg/kg.
- 16.
- M. Combre, chef du service de physiologie et doyen de la faculté de pharmacie de
l'université de Nantes (France), a conclu que «de manière manifeste, ce sont les
[rayons ultraviolets] qui entraînent les lésions, et la présence de bergaptène à des
doses importantes associée à des filtres et des antioxydants n'augmente pas la
production de papillomes; au contraire on a une diminution importante de ces
papillomes».
- 17.
- M. Cohen, docteur au Toxicology Advisory Services à Sutton (Royaume-Uni), a
estimé:
«Selon moi, il n'y a pas de raison de croire que, notamment dans le cas des peaux
de type I et II, les écrans solaires sans 5-MOP sont plus sûrs que ceux qui en
contiennent».
- 18.
- Quant à M. Fitzpatrick, il s'est exprimé comme suit:
«[...] je dirais [...] qu'il s'agit là d'un moyen sûr et, je crois, efficace pour rendre la
population ayant une peau de type I ou II, présentant un risque élevé de cancer
de la peau, plus résistante au développement de cancers de la peau dus au soleil,
à l'égal de ceux dont la peau est du phototype III et IV, et que cela permet par
conséquent de donner à ces personnes les mêmes chances pour ce qui est de
développer de nouvelles défenses [...]»
- 19.
- Lors d'une nouvelle réunion, le 4 novembre 1991, le comité scientifique a confirmé
son avis de limiter à 1 mg/kg la concentration maximale de 5-MOP dans les huiles
solaires.
- 20.
- Le comité d'adaptation s'est réuni une première fois le 17 décembre 1991 au sujet
des psoralènes en tant que composants de produits cosmétiques et notamment
d'huiles solaires. A cette occasion, il n'a pas réussi à arrêter des conclusions. Il a
donc décidé d'avoir une nouvelle réunion le 1er juin 1992. En vue de cette nouvelle
réunion, la Commission a demandé au comité d'adaptation de prendre position sur
deux propositions alternatives, à savoir une limitation de la concentration de
psoralènes dans les produits solaires à 60 mg/kg, et une limitation à 1 mg/kg. Lors
de la réunion du 1er juin 1992, une moitié des membres du comité s'est prononcée
en faveur de la première proposition et l'autre moitié en faveur de la seconde
proposition.
- 21.
- Le 2 juin 1992, le comité scientifique a émis un «avis supplémentaire», par lequel
il a confirmé son avis du 4 novembre 1991.
- 22.
- Les débats sur l'essence de bergamote en tant que composant de produits solaires
se sont poursuivis en 1993. Au cours de cette année, M. Autier, médecin en charge
d'une étude pour le compte de l'oeuvre belge contre le cancer, a présenté un
rapport selon lequel l'utilisation de produits solaires contenant de la bergamote est
un facteur de risque de mélanome malin de la peau. Cette conclusion a par la suite
été contestée par M. Sancho-Garnier, directeur de l'Institut national de la
recherche médicale (Belgique), et par le Conseil supérieur d'hygiène publique
(France), selon lequel «[les] produits de la gamme Bergasol sont acceptables sur
le plan de la santé publique, dans leur formulation actuelle, du fait de l'association
d'essences naturelles contenant des psoralènes à des filtres solaires et à des
excipients adaptés».
- 23.
- Le 24 juin 1994, le comité scientifique a, une fois encore, confirmé son avis.
- 24.
- Le 28 avril 1995, le comité d'adaptation a recommandé de limiter à 1 mg/kg la
concentration maximale de psoralènes dans les produits solaires. Chaque délégation
au sein de ce comité a voté en faveur dudit avis, à l'exception de la délégation
française, ainsi que de la délégation finlandaise, qui était absente.
- 25.
- Le 10 juillet 1995, la Commission a adopté la dix-huitième directive 95/34/CE,
portant adaptation au progrès technique des annexes II, III, VI et VII de la
directive 76/768 (JO L 167, p. 19, ci-après «directive d'adaptation»). Cette directive
a enjoint aux États membres, notamment, de prendre les mesures nécessaires pour
que, à partir du 1er juillet 1996, ni les fabricants ni les importateurs établis dans la
Communauté ne mettent sur le marché des crèmes solaires et des produits
bronzants contenant des psoralènes en quantité égale ou supérieure à 1 mg/kg, et
pour que, à partir du 1er juillet 1997, de tels produits ne puissent plus être vendus
ou cédés au consommateur final.
- 26.
- Au cours de la procédure administrative qui a mené à l'adoption de la directive
d'adaptation, les requérants ont régulièrement soumis des observations, de leur
propre initiative, en envoyant à la Commission et aux membres du comité
scientifique des lettres et des documents contenant des données et évaluations
scientifiques sur le Bergasol. En outre, M. Goupil a été entendu le 5 novembre
1990, lors d'une réunion du groupe de travail «produits cosmétiques». Ce groupe
de travail s'est réuni plusieurs fois au sujet du Bergasol entre 1990 et 1995, parfois
sur la base d'observations écrites ou orales de la société requérante. Lors d'une
réunion tenue le 16 février 1995, le groupe de travail a soutenu à l'unanimité, à
l'exception du représentant français, la proposition de limiter à 1 mg/kg la
concentration de psoralènes dans les produits solaires.
- 27.
- Par jugement du tribunal de commerce de Créteil du 6 juillet 1995, une procédure
de redressement judiciaire a été ouverte à l'encontre de la société requérante. Le
10 octobre 1995, la liquidation judiciaire de la société requérante a été prononcée.
Procédure et conclusions des parties
- 28.
- Par requête déposée au greffe du Tribunal le 4 décembre 1996, les requérants ont
introduit le présent recours.
- 29.
- Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d'ouvrir la procédure orale.
Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, les parties ont été
invitées à répondre par écrit à certaines questions avant l'audience et à produire
certains documents.
- 30.
- Elles ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions
orales du Tribunal lors de l'audience publique qui s'est déroulée le 14 mai 1998.
- 31.
- Les requérants concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:
condamner la Commission à payer des dommages et intérêts d'un montant
de 152 867 090 FF à la société Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm
et d'un montant de 161 309 995,33 FF à M. Jean-Jacques Goupil;
la condamner aux dépens.
- 32.
- La défenderesse conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
rejeter le recours;
condamner les requérants aux dépens.
Sur le fond
Argumentation des parties
Nature de la directive d'adaptation
- 33.
- Tout en estimant que le comportement de la Commission peut être qualifié de
«violation suffisamment caractérisée» du droit communautaire au sens de la
jurisprudence de la Cour en matière de responsabilité non contractuelle découlant
d'actes normatifs, les requérants affirment, à titre liminaire, que la directive
d'adaptation doit être considérée comme un acte administratif et non comme un
acte normatif, au motif qu'elle vise uniquement l'emploi de psoralènes dans les
produits solaires et concerne donc exclusivement le produit Bergasol. Ils invoquent
à cet égard la jurisprudence de la Cour selon laquelle les actes normatifs
concernent nécessairement une catégorie de personnes (arrêt de la Cour du 6 juin
1990, AERPO e.a./Commission, C-119/88, Rec. p. I-2189, point 17). Ils concluent
qu'une violation quelconque du droit communautaire commise par la Commission
lors de la préparation ou de l'adoption de la directive d'adaptation est constitutive
d'une faute susceptible d'être sanctionnée dans le cadre du présent recours.
- 34.
- Selon la défenderesse, la directive d'adaptation a une portée normative et générale,
de sorte qu'une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire de la
part de la Commission doit être démontrée pour que la responsabilité de la
Communauté soit engagée.
Premier grief, tiré de vices procéduraux
- 35.
- Les requérants exposent que, dans la matière régie par la directive cosmétiques,
la Commission ne dispose pas de son large pouvoir d'appréciation habituel, étant
donné qu'elle doit consulter des experts et ne peut arrêter elle-même des mesures
d'adaptation que sur avis favorable du comité d'adaptation. Cela découlerait
notamment des règles procédurales prévues à l'article 10 de la directive
cosmétiques.
- 36.
- Dans le cas d'espèce, la Commission aurait méconnu ces dernières règles, puisque,
au lieu de recourir au Conseil après l'avis négatif du comité d'adaptation du 1er juin
1992 sur sa proposition de limiter la concentration maximale de psoralènes dans
les produits solaires, elle a soumis la même proposition au comité d'adaptation
quelques années plus tard. En agissant ainsi, elle aurait également méconnu la
règle procédurale non bis in idem.
- 37.
- Au surplus, elle aurait méconnu les droits de la défense des requérants. Les
informations scientifiques soumises par ceux-ci aux membres du comité scientifique
n'auraient pas été transmises par la Commission aux membres du comité
d'adaptation. En raison de cette violation du principe du contradictoire, le comité
d'adaptation n'aurait pas pu prendre position objectivement.
- 38.
- La défenderesse rappelle que la directive d'adaptation a été adoptée sur avis
favorable du comité scientifique et du comité d'adaptation. Elle indique que, lors
de sa réunion du 1er juin 1992, le comité d'adaptation n'a adopté aucun avis.
- 39.
- Elle estime que la procédure d'adoption de règles normatives ne doit pas
nécessairement avoir un caractère contradictoire. En toute hypothèse, les
requérants auraient été entendus par le groupe de travail et les membres du comité
scientifique et du comité d'adaptation auraient reçu les informations fournies par
les requérants.
Deuxième grief, tiré d'une erreur manifeste d'appréciation et d'une violation du
principe de proportionnalité
- 40.
- Les requérants soutiennent que la Commission n'a pas voulu tenir compte de la
distinction évidente entre le 5-MOP en tant que substance chimiquement pure,
d'une part, et le 5-MOP en tant que composant d'un produit solaire, d'autre part.
Par conséquent, elle serait automatiquement parvenue à des conclusions
disproportionnées sur le Bergasol et aurait pris une mesure sans avoir apporté ou
obtenu la preuve scientifique qu'elle était nécessaire en vue de protéger la santé
du consommateur. Elle aurait donc, en substance, imposé aux requérants la charge
de la preuve de l'innocuité du 5-MOP et donc du Bergasol, afin de pouvoir prendre
une mesure sans la motiver scientifiquement.
- 41.
- L'alimentation courante apporterait facilement à l'organisme, dans une seule
journée, jusqu'à dix fois plus de 5-MOP que ce qui peut être apporté, en un jour,
par le Bergasol. De nombreux produits alimentaires, tels que le pamplemousse, le
citron vert, l'orange amère, la figue, le fenouil, le céleri et le persil contiendraient
des concentrations considérables de 5-MOP. Cela démontrerait que le 5-MOP,
potentiellement dangereux à l'état chimiquement pur, ne nuit pas à la santé en tant
que composant d'essences naturelles. A cet égard, les requérants citent la version
originale de l'annexe II à la directive cosmétiques, laquelle, en interdisant
l'utilisation de furocoumarines, dont le trioxysalen et le metoxy-8-psoralène, sauf
teneurs normales dans les essences naturelles utilisées, faisait précisément la
distinction entre les psoralènes à l'état chimiquement pur, d'une part, et en tant
que composants d'essences naturelles, d'autre part.
- 42.
- Les requérants concluent que la limitation à 1 mg/kg de la concentration du 5-MOP
dans les produits solaires était disproportionnée par rapport à l'objectif
prétendument visé par la Commission, à savoir la protection de la santé du
consommateur.
- 43.
- La défenderesse rappelle que la directive cosmétiques a pour objectif essentiel la
protection de la santé publique. Selon elle, l'adaptation de la directive était
proportionnée à cet objectif, compte tenu, premièrement, des études inquiétantes
sur le caractère photomutagène et photocancérigène des psoralènes, notamment
en tant que composants de produits solaires en combinaison avec des filtres
protecteurs, et, deuxièmement, des avis défavorables du comité scientifique et du
comité d'adaptation sur les produits solaires contenant de l'essence de bergamote.
Dans ces circonstances, il aurait été clair qu'il n'était pas possible d'écarter les
risques pour le consommateur. Dès lors, la limitation de la concentration de 5-MOP à 1 mg/kg aurait été une mesure appropriée.
- 44.
- La défenderesse ajoute que le 5-MOP, en tant que composant de produits solaires,
ne saurait être comparé au 5-MOP en tant que composant de fruits et légumes.Dans le premier cas, les effets du 5-MOP seraient intensifiés par l'exposition du
consommateur au soleil, ce qui ne serait pas le cas lors de la consommation des
fruits et des légumes contenant du 5-MOP.
Troisième grief, tiré d'un détournement de pouvoir
- 45.
- Selon les requérants, la Commission n'a fait qu'aider les concurrents de la société
requérante à exclure celle-ci du marché. Déjà en donnant suite à la demande du
gouvernement allemand du 27 mars 1987, la Commission aurait sciemment, ou au
moins par l'effet d'un aveuglement inexcusable, fait le jeu des concurrents
allemands.
- 46.
- Aussi, en prenant une mesure sans avoir obtenu la preuve de sa nécessité, la
Commission aurait commis un détournement de pouvoir.
- 47.
- La défenderesse conteste avoir agi dans l'intérêt des concurrents de la société
requérante. Le seul but poursuivi par elle aurait été de sauvegarder la santé
publique.
Appréciation du Tribunal
Sur les conditions d'une éventuelle responsabilité de la Communauté
- 48.
- La responsabilité de la Communauté en vertu de l'article 215, deuxième alinéa, du
traité et des principes généraux auxquels il est renvoyé par cette disposition
suppose la réunion d'un ensemble de conditions en ce qui concerne l'illégalité du
comportement reproché à l'institution, la réalité du dommage et l'existence d'un
lien de causalité entre le comportement et le préjudice invoqué (arrêts de la Cour
du 14 janvier 1993, Italsolar/Commission, C-257/90, Rec. p. I-9, point 33, et du
Tribunal du 16 octobre 1996, Efisol/Commission, T-336/94, Rec. p. II-1343, point
30). En matière de responsabilité du fait d'actes de nature normative, le
comportement reproché à la Communauté doit constituer une violation d'une règle
supérieure de droit protégeant les particuliers (arrêt du Tribunal du 9 décembre
1997, Quiller et Heusmann/Conseil et Commission, T-195/94 et T-202/94, Rec. p. II-2247, point 49).
- 49.
- Le présent recours tend à l'indemnisation d'un préjudice qui serait en rapport avec
des comportements de la Commission liés à la préparation et à l'adoption d'une
directive portant adaptation de la directive cosmétiques.
- 50.
- Il concerne manifestement des actes à caractère normatif. En effet, la directive est
un acte communautaire de portée générale et la possibilité de déterminer le
nombre ou même l'identité des sujets de droit auxquels s'applique un tel acte n'est
pas de nature à remettre en cause la nature normative de ce dernier (ordonnance
de la Cour du 23 novembre 1995, Asocarne/Conseil, C-10/95 P, Rec. p. I-4149,
point 30). La directive d'adaptation vise, de manière générale et abstraite, tous les
entrepreneurs des États membres qui, à l'expiration des délais fixés pour sa
transposition dans chaque ordre juridique interne, sont actifs dans le secteur
concerné.
- 51.
- Il convient dès lors de vérifier si la défenderesse a méconnu une règle supérieure
de droit protégeant les particuliers.
Sur le premier grief, tiré de vices procéduraux
- 52.
- Contrairement à ce que suggèrent les requérants, le comité d'adaptation n'a pas,
lors de sa réunion du 1er juin 1992, émis un avis négatif sur la proposition de la
Commission de limiter la concentration maximale de psoralènes dans les produits
solaires. Il ressort notamment du compte rendu de cette réunion que les avis des
délégations des États membres se sont partagés entre, d'une part, la proposition
de limiter la concentration maximale de 5-MOP à 1 mg/kg et, d'autre part, la
proposition alternative de limiter la concentration maximale du 5-MOP à 60 mg/kg.
Il ressort également du même compte rendu que la Commission a, dans ces
circonstances, décidé de retirer sa proposition de mesures à prendre.
- 53.
- Une telle situation ne relève ni de l'article 10, paragraphe 3, sous a), de la directive
cosmétiques, selon lequel «[l]a Commission arrête les mesures envisagées
lorsqu'elles sont conformes à l'avis du comité», ni de l'article 10, paragraphe 3, sous
b), de la même directive, selon lequel, «[l]orsque les mesures envisagées ne sont
pas conformes à l'avis du comité, ou en l'absence d'avis, la Commission soumet
sans tarder au Conseil une proposition relative aux mesures à prendre [...]»
- 54.
- En effet, dans la situation de l'espèce, il n'existe plus de «mesures envisagées»,
étant donné que la Commission a retiré, lors de la réunion même du comité
d'adaptation, sa proposition de mesures à prendre.
- 55.
- Cette dernière initiative ne saurait être critiquée en l'espèce, dans la mesure où la
Commission doit disposer, dans des dossiers qui concernent la santé publique et qui
sont à la fois délicats et controversés, d'une marge d'appréciation et du délai
suffisants pour soumettre à un nouvel examen les questions scientifiques qui
déterminent sa décision (voir, à cet égard, arrêt du Tribunal du 17 février 1998,
Pharos/Commission, T-105/96, Rec. p. II-285, points 65 et 68).
- 56.
- Par conséquent, sans qu'il soit nécessaire de statuer sur la question de savoir si
l'article 10 de la directive cosmétiques contient des règles supérieures de droit
protégeant les particuliers, il y a lieu de conclure que la Commission n'a pas
méconnu cette disposition.
- 57.
- Les requérants invoquent par ailleurs une violation du principe du contradictoire.
- 58.
- Sur ce point, il y a lieu de rappeler que le principe du contradictoire est un
principe fondamental du droit communautaire qui s'applique à toute procédure
administrative ouverte à l'encontre d'une personne déterminée et susceptible
d'aboutir à un acte faisant grief à celle-ci (arrêt du Tribunal du 6 décembre 1994,
Lisrestal/Commission, T-450/93, Rec. p. II-1177, point 42), mais ne s'impose pas
dans les procédures législatives (arrêt du Tribunal du 11 décembre 1996, Atlanta
e.a./CE, T-521/93, Rec. p. II-1707, point 70).
- 59.
- A titre exceptionnel et en vertu de dispositions expresses [voir, notamment,
règlement (CE) n° 384/96 du Conseil, du 22 décembre 1995, relatif à la défense
contre les importations qui font l'objet d'un dumping de la part de pays non
membres de la Communauté européenne, JO 1996, L 56, p. 1], certains droits de
la défense doivent être garantis en vue de l'adoption d'un acte normatif.
Cependant, la directive cosmétiques ne contient pas de telles dispositions.
- 60.
- En tout état de cause, il ressort des faits que les requérants ont amplement exposé
leur point de vue aux membres du comité scientifique et à la Commission et qu'ils
ont pu le présenter oralement devant le groupe ad hoc d'experts (voir point 26
ci-dessus).
- 61.
- Il résulte de tout ce qui précède que le premier grief doit être rejeté.
Sur le deuxième grief, tiré d'une erreur manifeste d'appréciation et d'une violation
du principe de proportionnalité
- 62.
- Contrairement à ce qu'affirment les requérants, la Commission a évalué les effets
potentiels du 5-MOP en relation avec les composants plus traditionnels des
produits solaires, dont, notamment, les filtres solaires. Cela ressort, par exemple,
du premier considérant de la directive d'adaptation, qui est formulé dans les termes
suivants:
«considérant que les furocoumarines sont reconnues comme étant photomutagènes
et photocancérigènes; que les études et les données scientifiques, techniques et
épidémiologiques disponibles n'ont pas permis au comité scientifique de
cosmétologie de conclure que l'association de filtres protecteurs aux furocoumarines
assurait l'innocuité des crèmes solaires et des produits bronzants contenant des
furocoumarines au-delà d'une concentration minimale [...]»
- 63.
- Par ailleurs, aucun élément du dossier ne permet de conclure que la Commission
aurait mal perçu la question scientifique qui se posait, à savoir celle visant à
estimer l'étendue du risque lié à la consommation d'une huile solaire composée
partiellement d'essence de bergamote.
- 64.
- Il convient de rappeler que la protection de la santé publique est un des objectifs
de la directive cosmétiques et que la Commission n'est pas en mesure de porter
elle-même les appréciations scientifiques qui doivent servir cet objectif (arrêt de la
Cour du 25 janvier 1994, Angelopharm, C-212/91, Rec. p. I-171, points 32 et 38).
Le comité scientifique a précisément pour fonction d'aider les autorités
communautaires sur les questions scientifiques et techniques afin de leur permettre
de déterminer, en toute connaissance de cause, les mesures d'adaptation
nécessaires (même arrêt, point 34).
- 65.
- A la lumière de ces éléments, il ne saurait être reproché à la Commission d'avoir
saisi, dans le cas d'espèce, le comité scientifique et d'avoir suivi son avis, formulé
sur la base d'une multitude de réunions, de visites et d'études d'experts.
- 66.
- Au demeurant, lorsque des incertitudes subsistent quant à l'existence ou à la portée
de risques pour la santé des consommateurs, les institutions peuvent prendre des
mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces
risques soient pleinement démontrées (arrêt de la Cour du 5 mai 1998, National
Farmers' Union e.a., C-157/96, non encore publié au Recueil, point 63).
- 67.
- Au regard des éléments qui précèdent, les comportements de la Commission et la
mesure prise par celle-ci ne sauraient être considérés comme entachés d'une erreur
manifeste d'appréciation ou comme disproportionnés.
- 68.
- En conséquence, le deuxième grief doit également être rejeté.
Sur le troisième grief, tiré d'un détournement de pouvoir
- 69.
- Selon une jurisprudence constante, un acte d'une institution communautaire est
entaché d'un détournement de pouvoir s'il a été adopté dans le but exclusif, ou tout
au moins déterminant, d'atteindre des fins autres que celles excipées (arrêt de la
Cour du 25 juin 1997, Italie/Commission, C-285/94, Rec. p. I-3519, point 52).
Cependant, un détournement de pouvoir ne peut être constaté que sur la base
d'indices objectifs, pertinents et concordants (arrêt du Tribunal du 24 avril 1996,
Industrias Pesqueras Campos e.a./Commission, T-551/93, T-231/94, T-232/94,
T-233/94 et T-234/94, Rec. p. II-247, point 168).
- 70.
- En l'espèce, les requérants n'ont pas avancé de tels indices à l'appui de leur moyen.
En particulier, ils n'ont pas démontré que, au cours de la procédure législative en
cause, la Commission a voulu servir un objectif autre que celui de sauvegarder la
santé publique.
- 71.
- Il s'ensuit que le troisième grief ne saurait davantage être accueilli.
- 72.
- Il résulte de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté, sans qu'il soit
nécessaire d'examiner si la requérante a établi l'existence d'un préjudice et d'un
lien de causalité entre les comportements reprochés à la Commission et ce
préjudice.
Sur les dépens
- 73.
- Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie
qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Les requérants
ayant succombé en leurs conclusions, il y a lieu de les condamner aux dépens,
conformément aux conclusions en ce sens de la Commission.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (troisième chambre)
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) Les requérants sont condamnés aux dépens.
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 16 juillet 1998.
Le greffier
Le président
H. Jung V. Tiili