Language of document : ECLI:EU:C:2024:564

ORDONNANCE DE LA COUR (sixième chambre)

25 juin 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, et article 94 du règlement de procédure de la Cour – Libre prestation des services – Obligation d’affiliation et de cotisation à un régime de retraite – Situation purement interne – Exigence d’indication des raisons justifiant la nécessité d’une réponse par la Cour – Exigence de présentation du contexte réglementaire du litige au principal – Absence de précisions suffisantes – Irrecevabilité manifeste »

Dans l’affaire C‑401/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal judiciaire de Metz (France), par décision du 26 mai 2023, parvenue à la Cour le 30 juin 2023, dans la procédure

Caisse autonome de retraite des chirurgiens dentistes et des sages-femmes (CARCDSF)

contre

E... D...,

LA COUR (sixième chambre),

composée de M. T. von Danwitz, président de chambre, M. A. Arabadjiev (rapporteur), président de la première chambre, faisant fonction de juge de la sixième chambre, et M. A. Kumin, juge,

avocat général : Mme T. Ćapeta,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour la Caisse autonome de retraite des chirurgiens dentistes et des sages-femmes (CARCDSF), par Me B. Hoffmann, avocat,

–        pour E... D..., par Mes C. D’Ooghe, L. Heisten et F. Moyse, avocats,

–        pour le gouvernement français, par M. R. Bénard et Mme M. Guiresse, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. E. Feola, avvocato dello Stato,

–        pour la Commission européenne, par MM. O. Gariazzo et M. Mataija, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 56 TFUE.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la Caisse autonome de retraite des chirurgiens dentistes et des sages-femmes (CARCDSF) à E... D... au sujet du versement, pour les années 2019 et 2020, des cotisations dont ce dernier est redevable en raison de son affiliation obligatoire au régime de sécurité sociale de retraite de la CARCDSF.

 Le cadre juridique

3        L’article 94 du règlement de procédure de la Cour dispose :

« Outre le texte des questions posées à la Cour à titre préjudiciel, la demande de décision préjudicielle contient :

a)      un exposé sommaire de l’objet du litige ainsi que des faits pertinents, tels qu’ils ont été constatés par la juridiction de renvoi ou, à tout le moins, un exposé des données factuelles sur lesquelles les questions sont fondées ;

b)      la teneur des dispositions nationales susceptibles de s’appliquer en l’espèce et, le cas échéant, la jurisprudence nationale pertinente ;

c)      l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

4        E... D... exerce une activité de chirurgien dentiste sur le territoire français. À ce titre, il est soumis, conformément au droit français, à une obligation d’affiliation et de cotisation auprès de la CARCDSF pour le régime de sécurité sociale de retraite.

5        Estimant que cette obligation est incompatible avec le droit de l’Union, E... D... a refusé de s’acquitter des cotisations obligatoires pour les années 2019 et 2020. Après avoir mis en demeure E... D... de payer les sommes correspondantes, la CARCDSF a délivré deux contraintes à son égard d’avoir à régler ces sommes. Par la suite, E... D... a formé opposition à ces contraintes et a saisi d’une contestation le tribunal judiciaire de Metz (France), qui est la juridiction de renvoi.

6        Cette juridiction considère que l’obligation d’affiliation et de cotisation au régime d’assurance vieillesse géré par la CARCDSF constitue une dérogation à la libre prestation des services, puisqu’elle prive le cotisant du choix d’une autre prestation équivalente ou mieux adaptée à sa situation.

7        À cet égard, la juridiction de renvoi observe que l’obligation d’affiliation et de cotisation en cause au principal repose sur la nécessité d’un équilibre financier du système de retraites. Cependant, elle fait état d’une situation de déficit de la Sécurité sociale, en général, et de celui de la CARCDSF, en particulier, perdurant au moins depuis l’année 1996, date à laquelle a été créée la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), dont la mission consiste à financer et à éteindre, jusqu’en 2033, la dette sociale cumulée. Estimant que, dans ces conditions, le caractère obligatoire de l’affiliation et de la cotisation n’est pas à même d’atteindre l’objectif d’un équilibre financier des comptes sociaux, cette juridiction s’interroge sur la cohérence et la systématicité du régime obligatoire en cause au principal.

8        Dans ces conditions, le tribunal judiciaire de Metz a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 56 [TFUE], prévoyant la liberté de prestation de services, doit-il s’interpréter comme s’opposant à l’obligation d’affiliation et de cotisation à un régime public de sécurité sociale, prévue à l’article L. 111-1 du code de la sécurité sociale, concernant ici le régime d’assurance vieillesse auprès de la [CARCDSF], en considération, d’une part, du critère de cohérence, d’autre part, du critère de systématicité, dans la mesure où la mesure restrictive nationale poursuit l’objectif de maintien et de garantie de l’équilibre financier du régime de sécurité sociale mais sans jamais l’atteindre et en organisant la gestion de déficits récurrents ? »

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

9        En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsqu’une demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

10      Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

11      Selon une jurisprudence constante de la Cour, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 44 ainsi que jurisprudence citée).

12      Dès lors que la décision de renvoi sert de fondement à cette procédure, la juridiction nationale est tenue d’expliciter, dans cette décision même, le cadre factuel et réglementaire du litige au principal et de fournir les explications nécessaires sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont elle demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis. Ces exigences cumulatives concernant le contenu d’une demande de décision préjudicielle figurent de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure [arrêt du 4 juin 2020, C. F. (Contrôle fiscal), C‑430/19, EU:C:2020:429, point 23 et jurisprudence citée].

13      Or, conformément à une jurisprudence également constante de la Cour, les dispositions du traité FUE en matière de libre prestation de services ne trouvent pas à s’appliquer à une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre (voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2022, Cilevičs e.a., C391/20, EU:C:2022:638, point 31, ainsi que jurisprudence citée).

14      Dans une telle situation, il appartient à la juridiction de renvoi d’indiquer à la Cour, conformément à ce qu’exige l’article 94 du règlement de procédure, en quoi, en dépit de son caractère purement interne, le litige pendant devant elle présente avec les dispositions du droit de l’Union relatives à cette liberté fondamentale un élément de rattachement qui rend l’interprétation préjudicielle sollicitée nécessaire à la solution de ce litige (arrêts du 18 janvier 2022, Thelen Technopark Berlin, C‑261/20, EU:C:2022:33, point 53, et du 22 février 2024, Ente Cambiano società cooperativa per azioni, C‑660/22, EU:C:2024:152, point 27).

15      Il résulte de cette exigence que, pour considérer qu’il existe un tel élément de rattachement, la décision de renvoi doit faire ressortir les éléments concrets, à savoir des indices non pas hypothétiques, mais certains, permettant d’établir, de manière positive, l’existence de celui‑ci, la juridiction de renvoi ne pouvant pas se contenter de soumettre à la Cour des éléments qui pourraient permettre de ne pas exclure l’existence d’un tel lien ou qui, considérés de manière abstraite, pourraient constituer des indices en ce sens, mais devant, au contraire, fournir des éléments objectifs et concordants permettant à la Cour de vérifier l’existence de ce lien (arrêts du 2 mars 2023, Bursa Română de Mărfuri, C‑394/21, EU:C:2023:146, point 52 et jurisprudence citée, ainsi que du 22 février 2024, Ente Cambiano società cooperativa per azioni, C‑660/22, EU:C:2024:152, point 28).

16      En l’occurrence, la décision de renvoi ne satisfait manifestement pas à ladite exigence.

17      Tandis que la demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 56 TFUE, les éléments du litige au principal relatés dans celle-ci semblent tous se cantonner à l’intérieur de la France. En effet, il ressort de cette demande que le litige au principal est né d’une action en recouvrement de cotisations demeurées impayées, qui oppose un organisme français chargé de la gestion d’un régime de retraite professionnel à une personne résidant et exerçant son activité professionnelle en France.

18      Or, la juridiction de renvoi se limite à indiquer, de manière abstraite, que l’obligation d’affiliation et de cotisation en cause devant elle constitue une restriction à la libre prestation de services, puisqu’elle prive le cotisant du choix d’une autre prestation équivalente ou mieux adaptée à sa situation, et que la réponse de la Cour à la question préjudicielle est de nature à résoudre le litige dont elle est saisie.

19      Ainsi, aucun élément concret figurant dans la décision de renvoi ne permet d’établir un rattachement, au sens de la jurisprudence rappelée aux points 14 et 15 de la présente ordonnance, du litige au principal à l’article 56 TFUE. En particulier, il ne ressort pas de cette décision que E... D... aurait produit devant la juridiction de renvoi une police d’assurance auprès d’une compagnie d’assurances établie dans un autre État membre proposant de l’assurer contre les mêmes risques et en fournissant les mêmes prestations que le régime de sécurité sociale de retraite de la CARCDSF.

20      Le cadre factuel de l’affaire au principal se distingue ainsi de celui de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 5 mars 2009, Kattner Stahlbau (C‑350/07, EU:C:2009:127). En effet, ainsi qu’il ressort du point 18 de cet arrêt, la juridiction de renvoi dans cette dernière affaire avait expressément indiqué à la Cour que le requérant avait produit le devis d’une compagnie d’assurances danoise lui proposant de l’assurer contre les mêmes risques et en fournissant les mêmes prestations que le régime d’assurance légal allemand concerné.

21      Par ailleurs, dans ladite dernière affaire, la juridiction de renvoi avait fourni à la Cour, ainsi qu’il ressort notamment des points 5 à 12, 19 à 21 et 86 à 90 dudit arrêt, une description détaillée tant de la législation nationale applicable que de ses implications, laquelle a permis à la Cour d’effectuer une appréciation circonstanciée, notamment, de la proportionnalité de l’obligation d’affiliation prévue dans le droit allemand.

22      Ainsi, force est de constater, d’une part, que, en l’occurrence, la décision de renvoi, en présence d’une situation purement interne, ne fait pas ressortir le lien qui existerait entre l’article 56 TFUE et la législation nationale applicable au litige au principal, de sorte que la Cour ne peut apprécier dans quelle mesure une réponse à la question posée est nécessaire pour permettre à cette juridiction de rendre sa décision (voir, par analogie, ordonnance du 7 décembre 2023, Caisse CIBTP du Grand Ouest, C‑311/23, EU:C:2023:976, point 24).

23      D’autre part, cette décision ne comporte pas une description suffisamment précise du cadre juridique national dans lequel s’inscrit le litige dont la juridiction nationale est saisie pour permettre à la Cour de répondre à la question posée.

24      Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la présente demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable.

25      Il convient cependant de rappeler que la juridiction de renvoi conserve la faculté de soumettre une nouvelle demande de décision préjudicielle en fournissant à la Cour l’ensemble des éléments permettant à celle-ci de statuer (voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2024, Ente Cambiano società cooperativa per azioni, C‑660/22, EU:C:2024:152, point 35 et jurisprudence citée).

 Sur les dépens

26      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) ordonne :

La demande de décision préjudicielle introduite par le tribunal judiciaire de Metz (France), par décision du 26 mai 2023, est manifestement irrecevable.

Fait à Luxembourg, le 25 juin 2024.



Le greffier

 

Le président de chambre

A. Calot Escobar

 

T. von Danwitz


*      Langue de procédure : le français.