Language of document : ECLI:EU:C:2009:242

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 22 avril 2009 (1)

Affaire C‑115/08

Land Oberösterreich

contre

ČEZ

[demande de décision préjudicielle formée par le Landesgericht Linz (Autriche)]






I –    Antécédents

1.        Cette affaire peut être caractérisée comme une affaire ayant trait à la question des externalités réciproques. D’un côté, la République d’Autriche et, en particulier, le Land Oberösterreich, pensent être les victimes d’une externalité qui leur est imposée par ČEZ et les autorités tchèques en installant une centrale électrique nucléaire à proximité de la frontière autrichienne sans avoir pris en compte les risques imposés à ceux vivant de l’autre côté de la frontière. De l’autre côté, ČEZ et la République tchèque vont valoir que c’est l’interprétation du droit autrichien par la juridiction suprême autrichienne qui leur impose une externalité en exigeant qu’ils ferment la centrale électrique nucléaire tchèque uniquement pour protéger les intérêts des citoyens autrichiens et sans tenir compte de la situation existant en République tchèque. Le droit communautaire (sous la forme des règles du traité CE et du traité CEEA) devient un élément d’un tel litige parce qu’il est en réalité invoqué par chacune des parties pour se procurer l’autorité de rendre exécutoire sa propre décision à l’encontre de l’autre partie. Idéalement au contraire, la solution à donner devrait aboutir à ce que chacune des parties internalise dans sa propre décision les intérêts de l’autre partie, car c’est une telle absence de prise en compte des intérêts de l’autre partie qui se trouve à l’origine et au centre de la présente affaire. Malheureusement, à défaut de réglementation complète de ces questions par les règles des traités CE et CEEA, la Cour peut être encline à considérer que la mesure dans laquelle elle peut apporter une solution pleinement satisfaisante à cette affaire est limitée. Ceci posé, l’interprétation que je propose des règles applicables est guidée par l’objectif de rendre, autant que faire se peut, les autorités nationales attentives à l’impact qu’ont leurs décisions sur les intérêts des autres États membres et de leurs citoyens, car cet objectif peut être décrit comme se trouvant au cœur du projet d’intégration européenne et comme devant être inscrit dans ses règles.

2.        Dans la présente affaire, la Cour est saisie pour la deuxième fois de questions qui lui sont déférées en vertu de l’article 234 CE dans le contexte d’un litige opposant le Land Oberösterreich (ci-après la «requérante») et l’installation nucléaire de ČEZ à Temelín en République tchèque (ci-après la «défenderesse»). La requérante est propriétaire de fonds sur lesquels elle a établi une école d’agriculture sur le territoire autrichien, implantée à environ 60 kilomètres de l’installation de la défenderesse. La centrale de Temelín a été autorisée par le gouvernement tchèque en 1985 et fonctionne à pleine capacité depuis 2003, à la suite d’une période d’exploitation à titre expérimental ayant débuté au début 2000.

3.        La centrale de Temelín a fait l’objet de négociations entre la République d’Autriche et la République tchèque qui ont débouché sur une déclaration, annexée au traité d’adhésion à l’Union de la République tchèque, dans laquelle les deux États ont déclaré qu’ils respecteraient une série d’obligations bilatérales, englobant des mesures de sécurité, la surveillance des droits de libre circulation et le développement de partenariats en matière énergétique, définies dans un document connu sous l’intitulé «conclusions du processus de Melk et son suivi», adopté en novembre 2001.

4.        Néanmoins, en 2001, la requérante et d’autres propriétaires privés de fonds ont introduit une procédure devant le Landesgericht Linz (ci-après, également, la «juridiction de renvoi») sur le fondement de l’article 364, paragraphe 2, du code civil autrichien (Allgemeines bürgerliches Gesetzbuch, ci-après l’«ABGB») en vue d’obliger la défenderesse à faire cesser les nuisances causées aux propriétés des requérantes du fait d’émissions radioactives alléguées émanant de la centrale de Temelín.

5.        La juridiction de renvoi expose que l’article 364, paragraphe 2, de l’ABGB permet à un propriétaire d’exiger des propriétaires des fonds voisins, y compris ceux situés dans un autre État membre, de s’assurer que l’usage fait de tels fonds voisins ne provoque pas des effets qui excèdent le niveau habituel et qui affectent l’usage normal de l’immeuble au regard des conditions locales. En outre, en cas de menace directe et concrète de nuisances provoquant des dommages irréversibles, une injonction préventive peut être obtenue afin d’interdire l’usage de l’immeuble dont émane une telle menace. Toutefois, lorsque la nuisance est causée par une «installation ayant fait l’objet d’une autorisation administrative», se substitue au droit d’obtenir une injonction celui de demander réparation du préjudice.

6.        Selon les renseignements fournis par la juridiction de renvoi, l’Oberster Gerichtshof (la juridiction suprême autrichienne, ci-après l’«OGH») a jugé que la notion d’«installation ayant fait l’objet d’une autorisation administrative», définie à l’article 364 a de l’ABGB, ne s’étend pas aux installations ayant fait l’objet d’une autorisation administrative à l’étranger au motif que ladite disposition repose «uniquement sur une appréciation d’intérêts internes divergents» et que l’on ne voit pas pourquoi le législateur autrichien devrait imposer aux propriétaires fonciers autrichiens des restrictions au droit de propriété «uniquement dans l’intérêt d’une économie étrangère et au nom de l’intérêt public étranger».

7.        Par une série de questions très longues, le Landesgericht Linz demande à la Cour de céans de se prononcer sur la compatibilité de cette interprétation de l’article 364 a de l’ABGB avec le droit communautaire, en particulier avec les articles 43 CE, 28 CE, 12 CE et 10 CE. Je propose de commencer par examiner les questions soulevées au regard de l’article 43 CE, car, selon moi, celui-ci peut permettre à la Cour de traiter les problèmes les plus importants que soulève cette affaire.

II – L’article 43 CE et la législation nationale ayant une incidence transfrontalière

8.        Jusqu’ici, la jurisprudence relative à la liberté d’établissement s’est focalisée sur des mesures imposées par un État membre restreignant la liberté des particuliers et des entreprises de s’établir dans cet État membre afin de s’y livrer à des activités économiques ou qui limitent les possibilités pour des particuliers ou des entreprises de quitter cet État membre afin de s’établir dans un autre État membre. Il en va de même en ce qui concerne les autres dispositions relatives à la libre circulation. Dans les dispositions relatives à la libre circulation, l’accent est mis sur l’élimination des restrictions à l’entrée et à la sortie dans et à partir d’un État membre. Dans la présente affaire, la Cour est confrontée à une situation bien différente dans laquelle il est allégué que les mesures nationales imposées par un État membre (en l’espèce la République d’Autriche) ont une incidence sur le droit d’établissement dans un autre État membre (en l’espèce la République tchèque) qui cherche à vendre ses produits aux consommateurs d’États membres autres que celui qui est à l’origine des mesures en cause. La Cour doit donc décider si l’éventuelle incidence transfrontalière de la législation nationale autrichienne est susceptible en principe de constituer une restriction au droit de libre établissement dans un autre État membre, à savoir la République tchèque.

9.        Selon moi, la réponse à cette question doit être que tel est bien le cas. S’il est exact que la jurisprudence relative à la liberté d’établissement s’est largement focalisée sur les effets des mesures prises par un État membre sur la capacité pour un ressortissant d’un autre État membre de s’établir dans cet État membre, l’évolution du droit communautaire en ce qui concerne le caractère exécutoire des jugements nationaux dans un autre État membre, tel le règlement (CE) n° 44/2001 (2), signifie que les décisions des juridictions nationales portant sur des questions de droit national ayant des incidences transfrontalières seront, de manière croissante, susceptibles d’avoir des effets sur le droit d’établissement dans un autre État membre, y compris à l’égard des ressortissants de cet État ou d’États membres tiers. Par exemple, en ce qui concerne la législation relative aux nuisances, le droit communautaire rendra des décisions des juridictions d’un État A, relatives à des nuisances subies dans l’État A mais trouvant leur origine dans un État B, plus susceptibles d’être exécutées par les juridictions de l’État B. Par conséquent, l’incidence transfrontalière des décisions des organes judiciaires de l’État A relatives à des domaines tels que les nuisances sont susceptibles, du fait qu’elles augmentent le risque pour les entreprises implantées dans l’État B d’être l’objet d’actions en réparation ou de demandes d’injonction sur le fondement du droit de l’État A, d’avoir pour effet de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants d’un État C, de leur droit d’établissement dans l’État B. Cette incidence est en particulier susceptible d’affecter négativement les situations transfrontalières dans lesquelles les entreprises établies dans l’État A, mais pas celles établies dans l’État B, peuvent bénéficier de dérogations réduisant le risque encouru à cet égard.

10.      Au vu de ce qui précède, je ne partage pas la position de la Commission, du Land Oberösterreich, des gouvernements autrichien et polonais limitant l’application des dispositions relatives à la libre circulation à des situations dans lesquelles la mesure prise par un État est susceptible de gêner la libre circulation entre ledit État et un autre État membre. À mon avis, les règles relatives à la libre circulation visent à éliminer toute restriction imposée par un État membre à l’activité économique avec un autre État membre ou à l’intérieur de ce dernier. Un élément transfrontalier est exigé, mais celui-ci ne doit pas nécessairement impliquer une gêne effective de la libre circulation à partir ou à destination de l’État membre imposant la mesure. Il suffit que l’application extraterritoriale de la mesure prise par un État soit susceptible d’affecter l’activité économique dans un autre État membre ou entre d’autres États membres. Ce qui importe est que l’incidence transfrontalière d’une mesure prise par un État membre soit susceptible de porter atteinte à la jouissance, par des opérateurs économiques établis dans d’autres États membres, des avantages du marché intérieur. Si le libellé des dispositions relatives à la libre circulation ne semble pas clairement englober une situation telle que celle de la présente affaire, c’est simplement parce que de telles circonstances ne pouvaient pas avoir été prévues à l’époque où ces dispositions ont été rédigées. En effet, qu’une règle autrichienne et la décision judiciaire l’appliquant puissent avoir un tel effet restrictif sur les activités économiques d’un autre État membre tient à l’évolution du droit communautaire qui impose désormais de reconnaître certaines décisions judiciaires (et les règles nationales qu’elles appliquent) dans un autre État membre. Ceci étant, il serait inacceptable qu’un État membre puisse avoir recours aux règles du traité CE pour exécuter, dans un autre État membre, une mesure restreignant l’activité économique de celui-ci tout en revendiquant en même temps, sur le fondement des règles du traité CE, une immunité au regard du contrôle d’une telle mesure.

11.      La Commission, certainement consciente de ce problème sous-jacent, parvient à la conclusion plutôt paradoxale que, tout en n’entrant dans le champ d’aucune des règles relatives à la libre circulation, la présente situation relève du champ d’application du droit communautaire du fait des effets de la mesure nationale sur les échanges intracommunautaires de biens et de services. La Commission invoque pour étayer ce point de vue plusieurs arrêts de la Cour. Toutefois, ces arrêts ont uniquement trait à des situations dans lesquelles les droits en cause ont des effets sur les échanges intracommunautaires de biens et de services sans qu’il soit même nécessaire de les rattacher aux dispositions spécifiques des différentes règles relatives à la libre circulation (3). C’est parce qu’elles étaient susceptibles d’affecter toutes les différentes dispositions relatives à la libre circulation que les mesures examinées dans ces affaires entraient dans le champ d’application du droit communautaire et non pas qu’elles y entraient même si elles n’étaient couvertes par aucune des dispositions relatives à la libre circulation. Une interprétation telle que celle proposée par la Commission ne pourrait que constituer une source supplémentaire de confusion et d’incertitude juridique. Cela reviendrait à dire que, dans les cas où l’effet restrictif sur une règle particulière en matière de libre circulation pourrait ne pas être suffisant pour déclencher l’application de cette dernière, il pourrait suffire pour déclencher l’application générale du droit communautaire impliquant ainsi à la fois une limitation du champ d’application des droits de libre circulation et une extension simultanée de la portée du droit communautaire sans critères clairs pour le faire. Au contraire, ce qui est nécessaire pour s’adapter à l’évolution du droit communautaire est d’interpréter les dispositions relatives à la libre circulation de manière à couvrir toute mesure nationale qui traite des situations transfrontalières de manière moins favorable que les situations purement internes ayant une incidence sur l’activité économique dans un autre État membre.

12.      Comme je l’ai exposé dans mes conclusions dans les affaires Alfa Vita Vassilopoulos et Carrefour-Marinopoulos (4) et Marks & Spencer (5), pour faire respecter les droits de libre circulation, y compris ceux protégés tant par l’article 28 CE que l’article 43 CE, la Cour est tenue de veiller à ce que les «États ne prennent pas de mesures qui aboutissent, en réalité, à traiter les situations transnationales de manière moins favorable que les situations purement nationales» (6). Un refus des juridictions autrichiennes de prendre en compte les autorisations administratives accordées par les autorités d’autres États membres, afin de limiter la possibilité d’avoir recours à certaines voies de droit de la législation en matière de nuisances, dans des circonstances dans lesquelles des autorisations similaires accordées par les autorités autrichiennes sont reconnues, exposera des entreprises, telle ČEZ, qui ont décidé de s’établir dans un État membre partageant des frontières avec l’Autriche à un risque accru, par rapport aux entreprises desservant le marché autrichien, de faire l’objet d’une injonction ordonnant la cessation d’un trouble. En conséquence, l’interprétation par l’article 364a de l’ABGB, telle qu’exposée par la juridiction de renvoi, a pour effet de traiter des situations transfrontalières de manière moins favorable que les situations purement nationales et équivaut à une entrave au droit d’établissement qui doit être dûment justifiée. En outre, compte tenu de la probabilité que des installations nucléaires, telle celle en cause dans la présente affaire, sont susceptibles de souhaiter vouloir vendre l’électricité qu’elles produisent à des consommateurs dans d’autres États membres, le risque accru pesant sur une installation non autrichienne de pouvoir faire l’objet d’une injonction ordonnant la cessation d’un trouble impliquera également une restriction potentielle des droits protégés par l’article 28 CE.

13.      Il convient également d’observer que la législation CEEA a défini des règles et des normes concernant la construction et l’exploitation des installations nucléaires que la centrale de Temelín respecte entièrement. La Commission a tenté de traiter ce problème en s’appuyant sur ces règles pour établir l’applicabilité du droit communautaire. Toutefois, les règles du traité CEEA ne visent qu’à régir les conditions auxquelles l’exploitation d’une centrale nucléaire devrait être autorisée et non pas les éventuels litiges de droit civil entre les propriétaires de telles installations et ceux qui peuvent être affectés par leur exploitation. Ainsi que la Commission l’a elle-même observé lors de l’audience, l’existence des règles du traité CEEA déterminant les conditions auxquelles doivent satisfaire les installations nucléaires n’implique pas, en soi, que des règles nationales susceptibles d’avoir une incidence sur l’exploitation d’installations nucléaires sont nécessairement contraires au droit communautaire. Le fait qu’une installation nucléaire spécifique respecte les normes édictées par des autorités gouvernementales n’implique pas qu’une telle installation jouira d’une immunité contre des procédures liées à l’impact que ses activités peuvent avoir sur les droits de nature civile des tiers. Ce principe existe dans de nombreux autres domaines du droit. Par exemple, un restaurant qui respecte les prescriptions réglementaires en matière d’aménagement et d’hygiène ne jouira pas d’une immunité contre des actions de clients prétendant avoir été victimes d’un empoisonnement alimentaire en y dînant ou des voisins incommodés par les odeurs produites par les cuisines. Par conséquent, ainsi que cela a été précisé ci-dessus, si le respect par la centrale de Temelín des règles du traité CEEA peut présenter dans la présente affaire une pertinence à d’autres fins, cela ne suffit pas en soi pour écarter l’application des droits de nature civile de tiers.

14.      Il s’ensuit que, en dépit de ses effets potentiellement restrictifs à l’égard des droits visés à l’article 43 CE, le fait pour les juridictions autrichiennes de ne pas reconnaître des autorisations administratives accordées par les autorités tchèques comme conférant une immunité contre des injonctions se rattachant à des actions en matière de nuisances n’est pas nécessairement exclu par le droit communautaire. Néanmoins, lorsqu’elle fait application des règles nationales relatives au prononcé d’injonctions dans le cadre de procédures en matière de nuisances présentant un élément transfrontalier, une juridiction autrichienne est tenue de veiller à ce que ce refus ne soit pas discriminatoire de par sa nature et soit justifié par une des raisons d’intérêt général énumérées à l’article 30 CE ou par des exigences impératives définies par la jurisprudence de la Cour (7).

15.      Conformément à ces conditions, les juridictions autrichiennes ne peuvent pas simplement refuser de conférer à toutes les autorisations administratives non autrichiennes des effets similaires à ceux conférés aux autorisations administratives autrichiennes. Tel est nettement le cas lorsque la loi autrichienne prévoit que les autorisations données par les autorités autrichiennes confèrent une immunité contre des injonctions relatives à des actions fondées sur des nuisances. Une telle approche n’accorderait aucun poids à une autorisation administrative tchèque, même dans des conditions où une telle autorisation a été donnée en respectant des normes strictement identiques à celles appliquées en Autriche. Une politique aussi indiscriminée viole l’exigence selon laquelle les moyens adoptés par un État membre pour restreindre les droits protégés par l’article 43 CE ne doivent pas être discriminatoires ou aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi (8). En effet, on peut s’interroger sur le point de savoir si une telle approche peut véritablement être considérée comme ayant même pour objet la protection de la santé publique ou la prévention des nuisances, eu égard au fait que, ainsi que cela a été observé ci-dessus, elle ne reconnaît pas des autorisations qui sont tout aussi protectrices de ces objectifs que les autorisations autrichiennes.

16.      Lors de la mise en balance entre, d’une part, la réalisation des objectifs d’ordre public tels que la protection de la santé humaine et des droits de propriété et, d’autre part, la restriction des droits protégés par l’article 43 CE et par d’autres dispositions relatives à la libre circulation qu’entraînera un refus de reconnaître une autorisation tchèque, la juridiction autrichienne doit tenir compte de ce que le droit communautaire autorise expressément le développement des installations nucléaires et celui des industries nucléaires en général (9). Elle doit également prendre en considération le fait que l’autorisation accordée par les autorités tchèques à la centrale de Temelín l’a été en conformité avec les normes prescrites par le droit communautaire applicable.

17.      En outre, bien que les juridictions autrichiennes soient en droit, lorsqu’elles apprécient s’il y a lieu de reconnaître une autorisation administrative étrangère, de vérifier qu’il a été dûment tenu compte des intérêts des ressortissants autrichiens lors de l’octroi de cette autorisation, elles doivent également prendre en considération le fait que ces intérêts peuvent également avoir été pris en compte en tant qu’élément des procédures afin de se conformer aux règles prescrites par l’Union européenne en matière de sécurité nucléaire. Le Landesgericht Linz doit notamment prendre en compte le fait que les inspections menées par la Commission en ce qui concerne la centrale de Temelín ont englobé l’examen de l’impact de la centrale sur les populations des États membres autres que la République tchèque (10).

18.      Enfin, en appréciant la balance des intérêts au regard de la possibilité de prononcer une injonction relative aux nuisances causées à des propriétaires autrichiens par la centrale de Temelín, les juridictions autrichiennes doivent prendre en compte les avantages que procure l’existence de cette centrale à la République tchèque et ne pas fonder sa décision uniquement sur des intérêts nationaux. Comme je l’ai exposé dans mes conclusions la dernière fois que le litige entre ces parties a été soumis à la Cour de céans:

«les tribunaux nationaux compétents pour connaître de situations transnationales au titre de la convention [de Bruxelles] ont des obligations spécifiques découlant de la nature transnationale du litige […].

Ces obligations découlent principalement de l’existence de limites à la reconnaissance des décisions ne respectant pas l’ordre public des systèmes juridiques dans lesquels leur reconnaissance est demandée. Dès lors qu’une décision porte sur une situation transnationale telle que des nuisances transfrontalières, elle ne sera pas dépourvue d’effets dans d’autres États et c’est dans ce contexte que la question de la reconnaissance de la décision à l’étranger peut se poser. Les tribunaux de l’État contractant qui ont compétence pour connaître de l’affaire doivent donc respecter les obligations découlant de la prise en considération de ce que pourrait être une décision contraire à l’ordre public d’un autre État» (11).

19.      En fait, qu’une juridiction nationale n’agisse pas en ce sens peut affecter le caractère exécutoire de sa décision en vertu du règlement n° 44/2001. La juridiction de renvoi n’a pas demandé à la Cour de l’éclairer sur ce règlement tel qu’il pourrait être applicable à la présente affaire. Toutefois, ce litige n’a pas seulement trait à la question de la restriction des droits de libre circulation, mais également à la reconnaissance des décisions en vertu du règlement n° 44/2001. À cet égard, il convient d’observer que l’interprétation de l’article 364 a de l’AGBG par l’OGH, ainsi que cela est exposé dans les questions posées par le Landesgericht Linz, implique d’adopter une approche totalement coupée de l’extérieur et purement interne à l’égard d’une question qui a des effets transnationaux. Cette carence à prendre en considération les intérêts et les décisions de politique publique d’un autre État membre qui peuvent être affectés par la décision de la juridiction autrichienne est non seulement en contradiction avec les obligations pesant sur la République d’Autriche en vertu de l’article 43 CE, mais elle risque également, ainsi que je l’avais déjà indiqué dans mes conclusions précédentes, d’engendrer un refus de la part des juridictions tchèques de reconnaître une décision autrichienne dans cette affaire sur le fondement de l’article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, lequel prévoit qu’«[u]ne décision n’est pas reconnue si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis».

III – Les différends liés à l’interprétation de l’article 364 a de l’ABGB

20.      Le gouvernement autrichien conteste le résumé de l’interprétation par la juridiction suprême autrichienne de l’article 364a de l’ABGB fait par le Landesgericht Linz. Il affirme qu’une interprétation correcte de la jurisprudence de l’OGH ouvre un champ plus large à la prise en considération d’autorisations administratives accordées par les autorités d’États membres autres que la République d’Autriche. Bien qu’elle puisse examiner les conditions dans lesquelles elle a été saisie d’une demande préjudicielle afin de déterminer si elle est compétente ou pour lui permettre de répondre (12), la Cour n’a pas le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit national. Elle est seulement habilitée à examiner la compatibilité de ce dernier avec le droit communautaire et non pas à apprécier la pertinence d’interprétations divergentes du droit interne. La Cour a souligné, à plusieurs reprises, la nature coopérative de la procédure préjudicielle (13) et l’autonomie des juridictions nationales au regard des questions de droit national (14). Il incombe donc à la Cour de répondre aux questions qui lui sont soumises par la juridiction nationale et non pas de tenter de rejeter l’interprétation des dispositions du droit national à laquelle parvient ladite juridiction nationale. Dans l’hypothèse où le Landesgericht Linz aurait mal interprété la jurisprudence en cause des juridictions autrichiennes, ce sont les mécanismes de recours au sein du système légal autrichien – et non pas la Cour – qui devront corriger cette mauvaise interprétation.

IV – Les questions concernant les articles 10 CE, 12 CE et 28 CE

21.      Au vu de ce qui précède, il n’est pas utile de procéder à un examen détaillé des questions soulevées au regard des articles 10 CE, 12 CE et 28 CE. Cette affaire implique d’apprécier l’effet de la législation interne autrichienne sur les activités économiques d’une centrale nucléaire implantée dans un autre État membre. L’effet de ladite législation, en rendant moins attrayant l’exercice par cette centrale de ses droits protégés par l’article 43 CE, et la justification possible de telles restrictions apportées par les autorités autrichiennes soulèvent des questions qui sont en substance identiques à celles soulevées au regard de l’article 28 CE. Il n’est donc pas nécessaire de procéder à un examen complet séparé de l’article 28 CE pour pouvoir répondre aux questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi.

22.      Les articles 10 CE et 12 CE ne sont pas des dispositions autonomes et n’ont vocation à s’appliquer que dans le cadre de l’application d’un autre article du traité. La conclusion selon laquelle l’interprétation de l’article 364 a de l’ABGB par l’OGH, telle que décrite par la juridiction de renvoi, équivaudrait à une violation de l’article 43 CE fait qu’il est superflu d’examiner séparément les problèmes soulevés par les articles 10 CE et 12 CE. L’aboutissement de mon raisonnement pourrait certes être plutôt similaire à celui auquel je serais parvenu si j’avais suivi les propositions de la Commission et jugé que la législation autrichienne en cause entre dans le champ d’application du traité, mais est couverte soit par l’article 28 CE, soit par l’article 43 CE. Toutefois, pour les raisons que j’ai invoquées ci-dessus, j’estime que l’approche adoptée par la Commission n’est pas souhaitable.

23.      Les exigences que mon approche fait peser sur les juridictions autrichiennes reflètent toutes la réalité que, dans le contexte d’une interaction et d’une interdépendance accrues entre les systèmes légaux des États membres qu’a emporté le processus d’intégration, les autorités nationales seront de plus en plus souvent appelées à prendre des décisions qui auront des incidences au-delà des frontières de leur propre État. Ainsi que je l’ai mentionné ci-dessus, chacune des parties dans la présente affaire a tenté d’invoquer l’absence de prise en considération par les autorités d’un État membre des intérêts des citoyens de son propre État afin de justifier des actes spécifiques des autorités de leur propre État. Ce simple fait souligne la réalité que le processus d’intégration juridique et politique signifie que les décisions nationales ont une portée et une incidence plus larges qu’autrefois. Cela signifie aussi que le droit communautaire élargit l’étendue des pouvoirs des autorités nationales et des instruments dont elles disposent pour protéger les intérêts de leurs citoyens. Le corollaire de cette proximité et de ce pouvoir accrus est une responsabilité accrue. Une telle responsabilité exige que les autorités nationales prennent en compte l’ensemble de ceux qui seront affectés par leurs décisions. Les institutions communautaires doivent garantir que le droit communautaire ne devienne pas l’instrument par lequel les institutions d’un État membre tentent d’imposer leur volonté à un autre État membre ou ignorent les droits et les intérêts de ceux qui sont affectés par leurs décisions dans un autre État membre. Cela irait à l’encontre même de l’objectif du processus d’intégration européenne. Dans l’idéal, c’est ce dont toutes les parties du présent litige devraient se souvenir.

V –    Conclusion

24.      Eu égard à ces considérations, je suis d’avis qu’il suffit à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Landesgericht Linz:

« Une règle nationale qui empêche une juridiction nationale devant rendre une décision portant sur de possibles nuisances émanant d’une entreprise implantée dans un autre État membre, de prendre en considération une autorisation administrative existante accordée à cette entreprise par les autorités de l’État d’implantation de cette dernière, alors même que cette juridiction nationale prendrait en considération une autorisation équivalente accordée par les autorités nationales, constitue une restriction injustifiée des droits garantis par l’article 43 CE.

La reconnaissance d’autorisations administratives accordées par d’autres États membres peut être refusée si ce refus n’est pas discriminatoire de par sa nature et qu’il est dûment justifié par des motifs liés à l’ordre public, à la sécurité publique ou à la santé publique et à condition de dûment prendre en compte le respect des règles communautaires pertinentes et les intérêts de l’ensemble des parties affectées.

Eu égard à la conclusion à laquelle il a été parvenu en ce qui concerne l’article 43 CE, il n’est pas utile d’examiner la compatibilité de la législation nationale pertinente avec les articles 10 CE, 12 CE et 28 CE.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Règlement du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).


3 – Voir arrêts du 20 octobre 1993, Phil Collins e.a. (C-92/92 et C-326/92, Rec. p. I‑5145, point 27); du 6 juin 2002, Ricordi (C-360/00, Rec. p. I-5089, point 24); du 30 juin 2005, Tod’s et Tod’s France (C-28/04, Rec. p. I-5781, point 18); du 26 septembre 1996, Data Delecta et Forsberg (C‑43/95, Rec. p. I-4661, point 15); du 20 mars 1997, Hayes (C-323/95, Rec. p. I-1711, point 17), et du 2 octobre 1997, Saldanha et MTS (C-122/96, Rec. p. I-5325, point 20).


4 – Arrêt du 14 septembre 2006, (C-158/04 et C-159/04, Rec. p. I-8135).


5 – Arrêt du 13 décembre 2005 (C-446/03, Rec. p. I-10837).


6 – Voir conclusions dans les affaires Alfa Vita Vassilopoulos et Carrefour-Marinopoulos, point 41, et Marks & Spencer, points 37 à 40.


7 – Voir, notamment, arrêts du 30 novembre 1995, Gebhard (C-55/94, Rec. p. I-4165, point 37), et du 4 juillet 2000, Haim (C-424/97, Rec. p. I-5123, point 57).


8 – Ibidem.


9 – Voir articles 1er et 2 du traité CEEA.


10 – Voir avis de la Commission du 24 novembre 2005 concernant le projet de rejets d’effluents radioactifs résultant de modifications sur le site de la centrale nucléaire de Temelín, en République tchèque, conformément à l’article 37 du traité Euratom (JO 2005, C 293, p. 40).


11 –      Voir conclusions dans l’affaire ČEZ, arrêt du 18 mai 2006, C-343/04, Rec. p. I‑4557, points 93 et 94.


12 – Arrêt du 1er décembre 1965, Schwarze (16/65, Rec. p. 1081).


13 – Arrêt du 16 juillet 1992, Lourenço Dias (C-343/90, Rec. p. I-4673, point 17).


14 – Arrêt du 15 juillet 1964, Costa (6/64, Rec. p. 1141).