Language of document : ECLI:EU:C:2023:540

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

6 juillet 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Directive 2011/95/UE – Normes relatives aux conditions d’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire – Article 14, paragraphe 4, sous b) – Révocation du statut de réfugié – Ressortissant d’un pays tiers condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave – Menace pour la société – Contrôle de proportionnalité – Directive 2008/115/UE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Report de l’éloignement »

Dans l’affaire C‑663/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), par décision du 20 octobre 2021, parvenue à la Cour le 5 novembre 2021, dans la procédure

Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl

contre

AA,

LA COUR (première chambre),

composée de M. A. Arabadjiev, président de chambre, M. L. Bay Larsen (rapporteur), vice‑président de la Cour, MM. P. G. Xuereb, T. von Danwitz et A. Kumin, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : Mme M. Krausenböck, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 10 novembre 2022,

considérant les observations présentées :

–        pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mmes J. Schmoll et V.-S. Strasser, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs, A. Van Baelen et M. Van Regemorter, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement tchèque, par Mme A. Edelmannová, MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement allemand, par M. J. Möller et Mme A. Hoeschet, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman, M. H. S. Gijzen et C. S. Schillemans, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mmes A. Azéma, B. Eggers, L. Grønfeldt et A. Katsimerou, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 16 février 2023,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9), ainsi que de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98), et, en particulier, de son article 5.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant AA, ressortissant d’un pays tiers, au Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Office fédéral pour le droit des étrangers et le droit d’asile, Autriche) (ci-après l’« Office ») au sujet de la décision adoptée par ce dernier de lui retirer le statut de réfugié, de refuser de lui octroyer le statut conféré par la protection subsidiaire ou un titre de séjour pour des motifs dignes d’être pris de compte, de prendre une décision de retour assortie d’une interdiction de séjour à son égard et de fixer un délai de départ volontaire.

 Le cadre juridique

 Le droit international

3        La convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954)], est entrée en vigueur le 22 avril 1954. Elle a été complétée par le protocole relatif au statut des réfugiés, conclu à New York le 31 janvier 1967 (ci-après la « convention de Genève »).

4        L’article 33 de cette convention dispose :

« 1.      Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

2.      Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »

 La directive 2008/115

5        L’article 2, paragraphe 2, de la directive 2008/115 prévoit :

« Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers :

a)      faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du [règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (JO 2006, L 105, p. 1)], ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ;

b)      faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition. »

6        L’article 3, point 3, de cette directive est libellé comme suit :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

3)      “retour” : le fait, pour le ressortissant d’un pays tiers, de rentrer – que ce soit par obtempération volontaire à une obligation de retour ou en y étant forcé – dans :

–        son pays d’origine, ou

–        un pays de transit conformément à des accords ou autres arrangements de réadmission communautaires ou bilatéraux, ou

–        un autre pays tiers dans lequel le ressortissant concerné d’un pays tiers décide de retourner volontairement et sur le territoire duquel il sera admis ».

7        L’article 5 de ladite directive énonce :

« Lorsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, les États membres tiennent dûment compte :

a)      de l’intérêt supérieur de l’enfant,

b)      de la vie familiale,

c)      de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers,

et respectent le principe de non-refoulement. »

8        L’article 6, paragraphe 1, de la même directive dispose :

« Les États membres prennent une décision de retour à l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, sans préjudice des exceptions visées aux paragraphes 2 à 5. »

9        L’article 8, paragraphe 1, de la directive 2008/115 est libellé comme suit :

« Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire [...] ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire [...] »

10      L’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive est ainsi rédigé :

« Les États membres reportent l’éloignement :

a)      dans le cas où il se ferait en violation du principe de non‑refoulement [...] »

 La directive 2011/95

11      Le considérant 16 de la directive 2011/95 est libellé comme suit :

« La présente directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [(ci-après la “Charte”]. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d’asile des demandeurs d’asile et des membres de leur famille qui les accompagnent et à promouvoir l’application des articles 1er, 7, 11, 14, 15, 16, 18, 21, 24, 34 et 35 de ladite Charte, et devrait être mise en œuvre en conséquence. »

12      L’article 2, sous d), de cette directive précise :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

d)      “réfugié”, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12 ».

13      L’article 14, paragraphe 4, de ladite directive dispose :

« Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler,

a)      lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ;

b)      lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre. »

14      L’article 21, paragraphe 2, de la même directive est libellé comme suit :

« Lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu des obligations internationales visées au paragraphe 1, les États membres peuvent refouler un réfugié, qu’il soit ou ne soit pas formellement reconnu comme tel :

a)      lorsqu’il y a des raisons sérieuses de considérer qu’il est une menace pour la sécurité de l’État membre où il se trouve ; ou

b)      lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

15      AA est entré illégalement en Autriche le 10 décembre 2014 et a déposé, le même jour, une demande de protection internationale. Par une décision de l’Office du 22 décembre 2015, il s’est vu octroyer le statut de réfugié.

16      Le 22 mars 2018, AA a été condamné à une peine privative de liberté d’un an et trois mois ainsi qu’à 180 jours-amende pour avoir commis les délits de menace dangereuse, de destruction ou de dégradation du bien d’autrui, de manipulation interdite de stupéfiants et de trafic de stupéfiants. Le 14 janvier 2019, AA a été condamné à une peine privative de liberté de trois mois pour avoir commis les délits de coups et blessures et de menace dangereuse. Le 11 mars 2019, il a été condamné à une peine privative de liberté de six mois pour avoir commis une tentative de coups et blessures. Ces peines privatives de liberté ont été commuées en peines avec sursis.

17      Le 13 août 2019, AA a été condamné à une amende pour comportement agressif envers un agent chargé du contrôle public.

18      Par une décision du 24 septembre 2019, l’Office a retiré à AA le statut de réfugié, a refusé de lui accorder le statut conféré par la protection subsidiaire ou un titre de séjour pour des motifs dignes d’être pris en compte, a pris une décision de retour assortie d’une interdiction de séjour à son égard et a fixé un délai de départ volontaire, tout en déclarant que son éloignement n’est pas autorisé.

19      AA a formé un recours contre la décision de l’Office du 24 septembre 2019 devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche). Il a, par la suite, déclaré qu’il retirait ce recours en tant qu’il visait la partie du dispositif de cette décision constatant l’illicéité de son éloignement.

20      Les 16 juin et 8 octobre 2020, AA a été condamné à des peines privatives de liberté de quatre et de cinq mois pour des délits de coups et blessures et de menace dangereuse, sans que les sursis prononcés antérieurement soient révoqués.

21      Par un jugement du 28 mai 2021, le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) a annulé les parties contestées de la décision de l’Office du 24 septembre 2019. Cette juridiction a constaté que AA avait été condamné en dernier ressort pour avoir commis un crime particulièrement grave et qu’il constituait une menace pour la société. Néanmoins, elle a estimé qu’il convenait de mettre en balance les intérêts de l’État membre d’asile et ceux du ressortissant concerné d’un pays tiers à bénéficier d’une protection internationale, en tenant compte de l’étendue et de la nature des mesures auxquelles celui-ci serait exposé en cas de révocation de cette protection. Or, étant donné que AA serait exposé, en cas de retour dans son pays d’origine, à un risque de torture ou de mort, ladite juridiction a considéré que ses intérêts l’emportaient sur ceux de la République d’Autriche.

22      L’Office a introduit un recours en Revision contre ce jugement devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), qui est la juridiction de renvoi.

23      Cette juridiction se demande s’il est nécessaire, après qu’il a été constaté que le ressortissant concerné d’un pays tiers a été condamné définitivement pour avoir commis un crime grave et qu’il constitue une menace pour la société, de procéder, aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95, à une mise en balance des intérêts, en prenant en considération les conséquences d’un éventuel retour de ce ressortissant d’un pays tiers vers son pays d’origine.

24      En outre, ladite juridiction éprouve des doutes quant à la compatibilité avec la directive 2008/115 de l’adoption d’une décision de retour dans les cas où la protection internationale a été retirée, mais où il est déjà établi que l’éloignement vers le pays d’origine est illicite. En effet, dans une telle situation, le séjour d’un ressortissant d’un pays tiers serait toléré en Autriche, sans que ce séjour soit régulier ni que ce ressortissant d’un pays tiers fasse l’objet d’une décision de retour effective.

25      Dans ces conditions, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Dans le cas où un réfugié s’est vu antérieurement octroyer le statut de bénéficiaire du droit d’asile par l’autorité compétente et qu’il s’agit d’apprécier si ce statut peut être révoqué pour le motif énoncé à l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive [2011/95], faut-il procéder à une mise en balance des intérêts en présence, en considérant celle-ci comme un critère autonome, de telle sorte que la révocation du statut soit subordonnée à la condition que l’intérêt public au retour l’emporte sur l’intérêt du réfugié au maintien de la protection par le pays d’asile, étant entendu que le caractère répréhensible d’un crime et la menace potentielle pour la communauté sont alors mis en regard des intérêts de l’étranger à bénéficier d’une protection, et ce tout en tenant compte de l’étendue et de la nature des mesures auxquelles celui-ci est exposé ?

2)      Les dispositions de la directive [2008/115], en particulier ses articles 5, 6, 8 et 9, font-elles obstacle à une situation juridique nationale dans laquelle une décision de retour doit être prise à l’encontre d’un ressortissant d’un pays tiers dont le droit de séjour antérieur en tant que réfugié est retiré à la suite de la révocation de son statut de bénéficiaire du droit d’asile, même s’il est constant, dès l’adoption de la décision de retour, qu’un éloignement est illicite du fait de l’interdiction de refoulement pour une durée indéterminée, comme l’établit d’ailleurs une décision ayant vocation à devenir définitive ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

26      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que l’application de cette disposition est subordonnée à une condition tenant à ce qu’il soit établi, au terme d’une mise en balance, que l’intérêt public s’attachant au retour du ressortissant concerné d’un pays tiers dans son pays d’origine l’emporte sur l’intérêt de ce ressortissant d’un pays tiers au maintien de la protection internationale, au regard de l’étendue et de la nature des mesures auxquelles celui-ci serait susceptible d’être exposé en cas de retour dans son pays d’origine.

27      L’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95 dispose que les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de l’État membre dans lequel il se trouve.

28      Il découle des points 27 à 42 de l’arrêt de ce jour, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Réfugié ayant commis un crime grave) (C‑8/22), que l’application de cet article 14, paragraphe 4, sous b), est subordonnée à la réunion de deux conditions distinctes tenant, d’une part, à ce que le ressortissant concerné d’un pays tiers ait été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave et, d’autre part, à ce qu’il ait été établi que celui-ci constitue une menace pour la société de l’État membre dans lequel il se trouve.

29      Dès lors, bien que les questions posées dans la présente affaire ne se rapportent pas à la première de ces conditions, il y a lieu de relever qu’il incombe à la juridiction de renvoi, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 51 de ses conclusions, de vérifier si cette condition est remplie, en s’assurant qu’au moins une des infractions pénales pour lesquelles AA a été condamné en dernier ressort doit être qualifiée de « crime particulièrement grave », au sens dudit article 14, paragraphe 4, sous b).

30      À cet égard, il importe de souligner qu’il résulte des points 23 à 47 de l’arrêt de ce jour, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Crime particulièrement grave) (C-402/22), que constitue un « crime particulièrement grave », au sens de cette disposition, un crime présentant, eu égard à ses traits spécifiques, une gravité exceptionnelle, en tant qu’il fait partie des crimes qui portent le plus atteinte à l’ordre juridique de la société concernée. Aux fins d’apprécier si un crime pour lequel un ressortissant d’un pays tiers a été condamné en dernier ressort présente un tel degré de gravité, il y a lieu de tenir compte, notamment, de la peine encourue et de la peine prononcée pour ce crime, de la nature de celui-ci, d’éventuelles circonstances aggravantes ou atténuantes, du caractère intentionnel ou non dudit crime, de la nature et de l’ampleur des dommages causés par le même crime ainsi que de la procédure appliquée pour réprimer celui-ci.

31      La Cour a, en particulier, jugé, au point 39 de cet arrêt, que l’application de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95 ne peut être justifiée qu’en cas de condamnation en dernier ressort pour un crime qui, pris isolément, relève de la notion de « crime particulièrement grave », ce qui suppose qu’il présente le degré de gravité visé au point précédent du présent arrêt, étant précisé que ce degré de gravité ne saurait être atteint par un cumul d’infractions distinctes dont aucune ne constitue, en tant que telle, un crime particulièrement grave.

32      S’agissant de la seconde des conditions visées au point 28 du présent arrêt, il ressort des points 46 à 65 de l’arrêt de ce jour, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Réfugié ayant commis un crime grave) (C‑8/22), qu’une mesure visée au même article 14, paragraphe 4, sous b), ne peut être adoptée que lorsque le ressortissant concerné d’un pays tiers constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel il se trouve. Dans le cadre de l’appréciation de l’existence de cette menace, il incombe à l’autorité compétente de procéder à une évaluation de toutes les circonstances propres au cas individuel en cause.

33      En outre, ainsi qu’il a été relevé aux points 66 à 70 dudit arrêt, cette autorité doit mettre en balance, d’une part, la menace que constitue le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel il se trouve et, d’autre part, les droits qui doivent être garantis, conformément à la directive 2011/95, aux personnes remplissant les conditions matérielles de l’article 2, sous d), de cette directive, en vue de déterminer si l’adoption d’une mesure visée à l’article 14, paragraphe 4, sous b), de ladite directive constitue une mesure proportionnée à cette menace.

34      En l’occurrence, il convient, au vu des interrogations exprimées par la juridiction de renvoi, de déterminer si, dans le cadre de cette mise en balance, l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la même directive impose, de surcroît, aux États membres de tenir compte des conséquences, pour le ressortissant concerné d’un pays tiers ou pour la société de l’État membre dans lequel ce ressortissant d’un pays tiers se trouve, d’un éventuel retour de celui-ci dans son pays d’origine.

35      À cet égard, il y a certes lieu de relever que les hypothèses visées à l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95, dans lesquelles les États membres peuvent procéder à la révocation du statut de réfugié, correspondent, en substance, à celles dans lesquelles les États membres peuvent procéder au refoulement d’un réfugié en vertu de l’article 21, paragraphe 2, de cette directive et de l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève [voir, en ce sens, arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 93].

36      Toutefois, tandis que l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève prive, dans de telles hypothèses, le réfugié du bénéfice du principe de non-refoulement vers un pays dans lequel sa vie ou sa liberté serait menacée, l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2011/95 doit, ainsi que le confirme le considérant 16 de celle-ci, être interprété et appliqué dans le respect des droits garantis par la Charte, notamment à l’article 4 et à l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci, lesquels interdisent en des termes absolus la torture ainsi que les peines et les traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée, de même que l’éloignement vers un État où il existe un risque sérieux qu’une personne soit soumise à de tels traitements. Partant, les États membres ne sauraient éloigner, expulser ou extrader un étranger lorsqu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourra dans le pays de destination un risque réel de subir des traitements prohibés par l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte [voir, en ce sens, arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 94].

37      Ainsi, lorsque le refoulement d’un réfugié relevant de l’une des hypothèses visées à l’article 14, paragraphe 4, ainsi qu’à l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2011/95 ferait courir à celui-ci le risque que soient violés ses droits fondamentaux consacrés à l’article 4 et à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, l’État membre concerné ne saurait déroger au principe de non-refoulement au titre de l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève [voir, en ce sens, arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 95].

38      Dans ces conditions, dans la mesure où l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 prévoit, dans les hypothèses qui y sont visées, la possibilité pour les États membres de révoquer le statut de réfugié, au sens de cette directive, alors que l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève permet, pour sa part, le refoulement d’un réfugié se trouvant dans l’une de ces hypothèses vers un pays où sa vie ou sa liberté serait menacée, le droit de l’Union prévoit une protection internationale des réfugiés concernés plus étendue que celle assurée par ladite convention [voir, en ce sens, arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 96].

39      Il s’ensuit que, conformément au droit de l’Union, l’autorité compétente peut être en droit de révoquer, en application de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95, le statut de réfugié octroyé à un ressortissant d’un pays tiers, sans toutefois être nécessairement autorisée à éloigner celui-ci vers son pays d’origine.

40      Sur un plan procédural, un tel éloignement supposerait, en outre, l’adoption d’une décision de retour, dans le respect des garanties matérielles et procédurales prévues par la directive 2008/115, laquelle prévoit notamment, à son article 5, que les États membres sont tenus, lorsqu’ils mettent en œuvre cette directive, de respecter le principe de non-refoulement.

41      Dès lors, la révocation du statut de réfugié, en application de l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95, ne saurait être regardée comme impliquant une prise de position à l’égard de la question distincte de savoir si cette personne peut être éloignée vers son pays d’origine (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2010, B et D, C‑57/09 et C‑101/09, EU:C:2010:661, point 110).

42      Partant, les conséquences, pour le ressortissant concerné d’un pays tiers ou pour la société de l’État membre dans lequel ce ressortissant d’un pays tiers se trouve, d’un éventuel retour de celui-ci dans son pays d’origine ont vocation à être prises en considération non pas lors de l’adoption de la décision de révoquer le statut de réfugié, mais, le cas échéant, lorsque l’autorité compétente envisage d’adopter une décision de retour à l’égard dudit ressortissant d’un pays tiers.

43      Au vu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que l’application de cette disposition est subordonnée à ce qu’il soit établi, par l’autorité compétente, que la révocation du statut de réfugié constitue une mesure proportionnée au regard de la menace que représente le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel ce ressortissant d’un pays tiers se trouve. À cette fin, cette autorité compétente doit mettre en balance cette menace avec les droits qui doivent être garantis, conformément à cette directive, aux personnes remplissant les conditions matérielles de l’article 2, sous d), de ladite directive, sans toutefois que ladite autorité compétente soit tenue, de surcroît, de vérifier que l’intérêt public s’attachant au retour dudit ressortissant d’un pays tiers dans son pays d’origine l’emporte sur l’intérêt du même ressortissant d’un pays tiers au maintien de la protection internationale, au regard de l’étendue et de la nature des mesures auxquelles celui-ci serait exposé en cas de retour dans son pays d’origine.

 Sur la seconde question

44      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2008/115, en particulier son article 5, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à l’adoption d’une décision de retour à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers lorsqu’il est établi qu’un éloignement de celui-ci vers le pays de destination envisagé est, en vertu du principe de non-refoulement, exclu pour une durée indéterminée.

45      Il convient de souligner que, premièrement, sous réserve des exceptions prévues à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2008/115, cette dernière s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. Par ailleurs, dès lors qu’un ressortissant d’un pays tiers relève du champ d’application de cette directive, il doit, en principe, être soumis aux normes et aux procédures communes prévues par celle-ci en vue de son retour, et cela tant que son séjour n’a pas été, le cas échéant, régularisé [arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 52].

46      Dans cette perspective, il ressort, d’une part, de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2008/115 que, une fois le caractère irrégulier du séjour établi, tout ressortissant d’un pays tiers doit, sans préjudice des exceptions prévues aux paragraphes 2 à 5 de cet article et dans le strict respect des exigences fixées à l’article 5 de cette directive, faire l’objet d’une décision de retour, laquelle doit identifier, parmi les pays tiers visés à l’article 3, point 3, de la directive 2008/115, celui vers lequel il doit être éloigné [arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 53].

47      À cet égard, il importe de relever qu’un ressortissant d’un pays tiers dont le statut de réfugié a été révoqué devra être considéré comme étant en séjour irrégulier, sauf s’il s’est vu accorder une autorisation de séjour à un autre titre par l’État membre dans lequel il se trouve.

48      D’autre part, un État membre ne saurait procéder à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier, en vertu de l’article 8 de la directive 2008/115, sans qu’une décision de retour à l’égard de ce ressortissant ait été, au préalable, adoptée dans le respect des garanties matérielles et procédurales que cette directive instaure [arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 54].

49      Deuxièmement, l’article 5 de la directive 2008/115, qui constitue une règle générale s’imposant aux États membres dès qu’ils mettent en œuvre cette directive, oblige l’autorité nationale compétente à respecter, à tous les stades de la procédure de retour, le principe de non-refoulement, garanti, en tant que droit fondamental, à l’article 18 de la Charte, lu en combinaison avec l’article 33 de la convention de Genève, ainsi qu’à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte. Il en va ainsi, notamment, lorsque cette autorité envisage, après avoir entendu l’intéressé, d’adopter une décision de retour à son égard [voir, en ce sens, arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 55].

50      Dès lors, l’article 5 de la directive 2008/115 s’oppose à ce qu’un ressortissant d’un pays tiers fasse l’objet d’une décision de retour lorsque cette décision vise, comme pays de destination, un pays où il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, en cas d’exécution de ladite décision, ce ressortissant serait exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 18 ou à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte [arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 56].

51      Tel est précisément le cas, dans une situation telle que celle en cause au principal, où l’autorité compétente envisage le retour d’un ressortissant d’un pays tiers vers son pays d’origine, mais a déjà constaté que le principe de non-refoulement fait obstacle à un tel retour.

52      Au vu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la seconde question que l’article 5 de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’adoption d’une décision de retour à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers lorsqu’il est établi qu’un éloignement de celui-ci vers le pays de destination envisagé est, en vertu du principe de non-refoulement, exclu pour une durée indéterminée.

 Sur les dépens

53      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

1)      L’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection,

doit être interprété en ce sens que :

l’application de cette disposition est subordonnée à ce qu’il soit établi, par l’autorité compétente, que la révocation du statut de réfugié constitue une mesure proportionnée au regard de la menace que représente le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel ce ressortissant d’un pays tiers se trouve. À cette fin, cette autorité compétente doit mettre en balance cette menace avec les droits qui doivent être garantis, conformément à cette directive, aux personnes remplissant les conditions matérielles de l’article 2, sous d), de ladite directive, sans toutefois que ladite autorité compétente soit tenue, de surcroît, de vérifier que l’intérêt public s’attachant au retour dudit ressortissant d’un pays tiers dans son pays d’origine l’emporte sur l’intérêt du même ressortissant d’un pays tiers au maintien de la protection internationale, au regard de l’étendue et de la nature des mesures auxquelles celui-ci serait exposé en cas de retour dans son pays d’origine.

2)      L’article 5 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier,

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à l’adoption d’une décision de retour à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers lorsqu’il est établi qu’un éloignement de celui-ci vers le pays de destination envisagé est, en vertu du principe de non-refoulement, exclu pour une durée indéterminée.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.