ARRÊT DE LA COUR
28 mars 2000 (1)
«Convention de Bruxelles - Exécution des décisions - Ordre public»
Dans l'affaire C-7/98,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application du protocole du
3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27
septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en
matière civile et commerciale, par le Bundesgerichtshof (Allemagne) et tendant à
obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Dieter Krombach
et
André Bamberski,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 27, point 1, de la
convention du 27 septembre 1968, précitée (JO 1972, L 299, p. 32), telle que
modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume de
Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du
Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77) et par la convention du 25 octobre
1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1),
LA COUR,
composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, J. C. Moitinho de Almeida,
D. A. O. Edward, L. Sevón et R. Schintgen, présidents de chambre, P. J. G.
Kapteyn, C. Gulmann, J.-P. Puissochet, G. Hirsch, P. Jann (rapporteur) et
H. Ragnemalm, juges,
avocat général: M. A. Saggio,
greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,
considérant les observations écrites présentées:
- pour M. Bamberski, par Me H. Klingelhöffer, avocat à Ettlingen,
- pour le gouvernement allemand, par M. R. Wagner, Regierungsdirektor au
ministère fédéral de la Justice, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement français, par Mmes K. Rispal-Bellanger, sous-directeur
à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
et R. Loosli-Surrans, chargée de mission à la même direction, en qualité
d'agents,
- pour la Commission des Communautés européennes, par M. J. L. Iglesias
Buhigues, conseiller juridique, en qualité d'agent, assisté de Me B.
Wägenbaur, avocat au barreau de Bruxelles,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales du gouvernement français et de la
Commission à l'audience du 2 mars 1999,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 23 septembre
1999,
rend le présent
Arrêt
- 1.
- Par ordonnance du 4 décembre 1997, parvenue à la Cour le 14 janvier 1998, le
Bundesgerichtshof a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à
l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968
concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile
et commerciale, trois questions sur l'interprétation de l'article 27, point 1, de la
convention du 27 septembre 1968, précitée (JO 1972, L 299, p. 32), telle que
modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume deDanemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du
Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77) et par la convention du 25 octobre
1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, ci-après la
«convention»).
- 2.
- Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Bamberski,
demeurant en France, à M. Krombach, demeurant en Allemagne, au sujet de
l'exécution, dans cet État contractant, d'un arrêt rendu le 13 mars 1995 par la cour
d'assises de Paris (France) condamnant ce dernier, sur constitution de partie civile
de M. Bamberski, à verser à celui-ci une indemnité de 350 000 FRF.
La convention
- 3.
- Aux termes de son article 1er, premier alinéa, la convention «s'applique en matière
civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction».
- 4.
- En matière de compétence, la règle de principe, énoncée à l'article 2, premier
alinéa, de la convention, stipule que les personnes domiciliées sur le territoire d'un
État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les
juridictions de cet État. L'article 3, second alinéa, interdit au demandeur de se
prévaloir de certaines règles de compétence exorbitantes, notamment, pour ce qui
concerne la France, de celles fondées sur la nationalité qui résultent des articles 14
et 15 du code civil.
- 5.
- La convention prévoit également des règles de compétence spéciales. Ainsi, l'article
5 de la convention dispose:
«Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait,
dans un autre État contractant:
...
4) s'il s'agit d'une action en réparation de dommage ou d'une action en
restitution fondées sur une infraction, devant le tribunal saisi de l'action
publique, dans la mesure où, selon sa loi, ce tribunal peut connaître de
l'action civile».
- 6.
- En matière de reconnaissance et d'exécution des décisions, la règle de principe,
énoncée à l'article 31, premier alinéa, de la convention prévoit que les décisions
rendues dans un État contractant et qui y sont exécutoires sont mises à exécution
dans un autre État contractant après y avoir été revêtues de la formule exécutoire
sur requête de toute partie intéressée.
- 7.
- Aux termes de l'article 34, deuxième alinéa, «la requête ne peut être rejetée que
pour l'un des motifs prévus aux articles 27 et 28».
- 8.
- L'article 27, point 1, de la convention dispose:
«Les décisions ne sont pas reconnues:
1) si la reconnaissance est contraire à l'ordre public de l'État requis».
- 9.
- L'article 28, troisième alinéa, de la convention précise:
«Sans préjudice des dispositions du premier alinéa, il ne peut être procédé au
contrôle de la compétence des juridictions de l'État d'origine; les règles relatives
à la compétence ne concernent pas l'ordre public visé à l'article 27 paragraphe 1».
- 10.
- Aux termes des articles 29 et 34, troisième alinéa, de la convention:
«En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l'objet d'une révision au fond.»
- 11.
- L'article II du protocole annexé à la convention (ci-après le «protocole»), qui,
selon l'article 65 de celle-ci, en fait partie intégrante, stipule:
«Sans préjudice de dispositions nationales plus favorables, les personnes domiciliées
dans un État contractant et poursuivies pour une infraction involontaire devant les
juridictions répressives d'un autre État contractant dont elles ne sont pas les
nationaux peuvent se faire défendre par les personnes habilitées à cette fin, même
si elles ne comparaissent pas personnellement.
Toutefois, la juridiction saisie peut ordonner la comparution personnelle; si celle-ci
n'a pas eu lieu, la décision rendue sur l'action civile sans que la personne en cause
ait eu la possibilité de se faire défendre pourra ne pas être reconnue ni exécutée
dans les autres États contractants.»
Le litige au principal
- 12.
- Une instruction a été ouverte en Allemagne à l'encontre de M. Krombach à la
suite du décès en Allemagne d'une ressortissante française âgée de 14 ans.
L'instruction s'est terminée par un non-lieu.
- 13.
- Sur plainte de M. Bamberski, père de la jeune fille, une instruction a été ouverte
en France, les juridictions françaises se reconnaissant compétentes eu égard à la
nationalité française de la victime. Au terme de cette instruction, M. Krombach a
été renvoyé devant la cour d'assises de Paris par arrêt de la chambre d'accusation
de la cour d'appel de Paris.
- 14.
- Cet arrêt de renvoi ainsi que la constitution de partie civile du père de la victime
ont été signifiés à M. Krombach. Bien que sa comparution personnelle ait été
ordonnée, ce dernier ne s'est pas présenté à l'audience. La cour d'assises de Paris
a alors appliqué la procédure de contumace, telle qu'elle est régie par les articles627 et suivants du code de procédure pénale français. Conformément à l'article 630
de celui-ci, selon lequel aucun défenseur ne peut se présenter pour le contumax,
la cour d'assises a statué sans entendre les défenseurs mandatés par M. Krombach.
- 15.
- Par arrêt du 9 mars 1995, la cour d'assises a condamné M. Krombach, reconnu
coupable de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, à une
peine de quinze années de réclusion criminelle. Par arrêt du 13 mars 1995, statuant
sur les intérêts de la partie civile, elle a condamné, également par contumace, M.
Krombach à payer à M. Bamberski une indemnité de 350 000 FRF.
- 16.
- Sur demande de M. Bamberski, le président d'une chambre civile du Landgericht
Kempten, territorialement compétent, a déclaré exécutoire en Allemagne l'arrêt du
13 mars 1995. L'Oberlandesgericht ayant rejeté le recours introduit par M.
Krombach, ce dernier a alors saisi le Bundesgerichtshof d'une
«Rechtsbeschwerde», dans le cadre de laquelle il a fait valoir qu'il n'avait pas pu
se défendre de manière effective contre sa condamnation par la juridiction
française.
- 17.
- C'est dans ces conditions que le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer
et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Les règles relatives à la compétence peuvent-elles concerner l'ordre public
visé à l'article 27, point 1, de la convention de Bruxelles, lorsque, à l'égard
d'une personne domiciliée sur le territoire d'un autre État contractant
(article 2, premier alinéa, de la convention de Bruxelles), l'État d'origine a
fondé sa compétence uniquement sur la nationalité de la victime (comme
prévu à l'article 3, second alinéa, de la convention de Bruxelles en ce qui
concerne la France)?
En cas de réponse négative à la première question:
2) La juridiction de l'État requis (article 31, premier alinéa, de la convention
de Bruxelles) peut-elle, dans le cadre de l'ordre public visé à l'article 27,
point 1, de la convention de Bruxelles, tenir compte du fait que la
juridiction répressive de l'État d'origine a rejeté la défense du débiteur par
un avocat pour l'action civile (article II du protocole du 27 septembre 1968
concernant l'interprétation de la convention de Bruxelles), au motif que le
défendeur, domicilié dans un autre État contractant, est poursuivi pour une
infraction intentionnelle et qu'il n'a pas comparu personnellement?
En cas de réponse négative à la deuxième question:
3) La juridiction de l'État requis peut-elle, dans le cadre de l'ordre public visé
à l'article 27, point 1, de la convention de Bruxelles, tenir compte du fait
que la juridiction de l'État d'origine a fondé sa compétence uniquement surla nationalité de la victime (voir première question ci-dessus) et qu'elle a en
outre refusé que le défendeur en cause soit représenté par un avocat (voir
deuxième question ci-dessus)?»
Observations liminaires
- 18.
- Par ces questions, la juridiction de renvoi demande en substance à la Cour quelle
est l'interprétation qu'il convient de donner de la notion d'«ordre public de l'État
requis» visée à l'article 27, point 1, de la convention.
- 19.
- Il convient de rappeler que la convention vise à faciliter, dans toute la mesure du
possible, la libre circulation des jugements en prévoyant une procédure d'exequatur
simple et rapide (voir, notamment, arrêts du 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren, C-414/92, Rec. p. I-2237, point 20, et du 29 avril 1999, Coursier, C-267/97, Rec. p. I-2543, point 25).
- 20.
- Il ressort de la jurisprudence de la Cour que cette procédure constitue un système
autonome et complet, indépendant des systèmes juridiques des États contractants,
et que le principe de la sécurité juridique dans l'ordre communautaire ainsi que les
objectifs de la convention en vertu de l'article 220 du traité CE (devenu article 293
CE), sur lequel elle se fonde, exigent une application uniforme dans tous les États
contractants des règles de la convention et de la jurisprudence de la Cour y relative
(voir, notamment, arrêt du 11 août 1995, SISRO, C-432/93, Rec. p. I-2269, point
39).
- 21.
- En ce qui concerne l'article 27 de la convention, la Cour a jugé qu'il doit recevoir
une interprétation stricte en ce qu'il constitue un obstacle à la réalisation de l'un
des objectifs fondamentaux de la convention (arrêt Solo Kleinmotoren, précité,
point 20). S'agissant plus précisément du recours à la clause de l'ordre public,
figurant à l'article 27, point 1, de la convention, la Cour a précisé qu'il ne doit jouer
que dans des cas exceptionnels (arrêts du 4 février 1988, Hoffmann, 145/86, Rec.
p. 645, point 21, et du 10 octobre 1996, Hendrikman et Feyen, C-78/95, Rec. p. I-4943, point 23).
- 22.
- Il s'ensuit que, si les États contractants restent, en principe, libres de déterminer,
en vertu de la réserve inscrite à l'article 27, point 1, de la convention,
conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public,
les limites de cette notion relèvent de l'interprétation de la convention.
- 23.
- Dès lors, s'il n'appartient pas à la Cour de définir le contenu de l'ordre public d'un
État contractant, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre
desquelles le juge d'un État contractant peut avoir recours à cette notion pour ne
pas reconnaître une décision émanant d'une juridiction d'un autre État contractant.
- 24.
- À cet égard, il convient de relever que, la convention ayant été conclue sur le
fondement de l'article 220 du traité et dans le cadre qu'il définit, ses dispositionssont liées au traité (arrêt du 10 février 1994, Mund & Fester, C-398/92, Rec. p. I-467, point 12).
- 25.
- Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante
des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment,
avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s'inspire
des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des
indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des
droits de l'homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La
convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales (ci-après la «CEDH») revêt, à cet égard, une signification
particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651,
point 18).
- 26.
- La Cour a ainsi reconnu expressément le principe général de droit communautaire
selon lequel toute personne a droit à un procès équitable, qui s'inspire de ces droits
fondamentaux (arrêts du 17 décembre 1998, Baustahlgewebe/Commission, C-185/95
P, Rec. p. I-8417, points 20 et 21, et du 11 janvier 2000, Pays-Bas et Van der
Wal/Commission, C-174/98 P et C-189/98 P, non encore publié au Recueil, point
17).
- 27.
- L'article F, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne (devenu, après
modification, article 6, paragraphe 2, UE) a consacré cette jurisprudence. Aux
termes de cette disposition, «l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils
sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils
résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant
que principes généraux du droit communautaire».
- 28.
- C'est à la lumière de ces considérations qu'il convient de répondre aux questions
préjudicielles.
Sur la première question
- 29.
- Par cette question, la juridiction de renvoi demande en substance si, au regard de
la clause de l'ordre public visée à l'article 27, point 1, de la convention, le juge de
l'État requis peut, à l'endroit d'un défendeur domicilié sur le territoire de celui-ci,
tenir compte du fait que le juge de l'État d'origine a fondé sa compétence sur la
nationalité de la victime d'une infraction.
- 30.
- À titre liminaire, il convient de rappeler que, aux termes mêmes de son article 1er,
premier alinéa, la convention s'applique aux décisions rendues en matière civile par
une juridiction pénale (arrêt du 21 avril 1993, Sonntag, C-172/91, Rec. p. I-1963,
point 16).
- 31.
- Dans le système de la convention, hormis certaines hypothèses limitativement
énumérées à son article 28, premier alinéa, dont aucune ne correspond aux faits
de l'affaire au principal, le juge requis ne peut pas procéder au contrôle de la
compétence des juridictions de l'État d'origine. Ce principe fondamental, énoncé
à l'article 28, troisième alinéa, premier membre de phrase, de ladite convention, est
renforcé par la précision, figurant au second membre de phrase de la même
disposition, selon laquelle «les règles relatives à la compétence ne concernent pas
l'ordre public visé à l'article 27 paragraphe 1».
- 32.
- Il s'ensuit que l'ordre public de l'État requis ne saurait être opposé à la
reconnaissance ou à l'exécution d'une décision rendue dans un autre État
contractant au seul motif que le juge d'origine n'aurait pas respecté les règles de
la convention relatives à la compétence.
- 33.
- Eu égard aux termes généraux dans lesquels l'article 28, troisième alinéa, de la
convention est libellé, une telle solution doit être considérée comme étant, en
principe, applicable même dans l'hypothèse où le juge de l'État d'origine aurait à
tort fondé sa compétence, à l'égard d'un défendeur domicilié sur le territoire de
l'État requis, sur une règle faisant appel à un critère de nationalité.
- 34.
- Il y a donc lieu de répondre à la première question que le juge de l'État requis ne
peut pas, à l'endroit d'un défendeur domicilié sur le territoire de celui-ci, tenir
compte, au regard de la clause de l'ordre public visée à l'article 27, point 1, de la
convention, du seul fait que le juge de l'État d'origine a fondé sa compétence sur
la nationalité de la victime d'une infraction.
Sur la deuxième question
- 35.
- Par cette question, la juridiction de renvoi demande en substance si, au regard de
la clause de l'ordre public visée à l'article 27, point 1, de la convention, le juge de
l'État requis peut, à l'endroit d'un défendeur domicilié sur le territoire de celui-ci
et poursuivi pour une infraction volontaire, tenir compte du fait que le juge de
l'État d'origine a refusé à ce dernier le droit de se faire défendre sans comparaître
personnellement.
- 36.
- Il convient de relever que, en prohibant la révision au fond de la décision
étrangère, les articles 29 et 34, troisième alinéa, de la convention interdisent au
juge de l'État requis de refuser la reconnaissance ou l'exécution de cette décision
au seul motif qu'une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le
juge de l'État d'origine et celle qu'aurait appliquée le juge de l'État requis s'il avait
été saisi du litige. De même, le juge de l'État requis ne saurait contrôler
l'exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de
l'État d'origine.
- 37.
- Un recours à la clause de l'ordre public, figurant à l'article 27, point 1, de la
convention, n'est concevable que dans l'hypothèse où la reconnaissance oul'exécution de la décision rendue dans un autre État contractant heurterait de
manière inacceptable l'ordre juridique de l'État requis, en tant qu'elle porterait
atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision
au fond de la décision étrangère, l'atteinte devrait constituer une violation
manifeste d'une règle de droit considérée comme essentielle dans l'ordre juridique
de l'État requis ou d'un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre
juridique.
- 38.
- S'agissant du droit à être défendu, auquel fait référence la question préjudicielle,
il convient de relever qu'il occupe une place éminente dans l'organisation et le
déroulement d'un procès équitable et qu'il figure parmi les droits fondamentaux qui
résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres.
- 39.
- Plus précisément encore, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé à
plusieurs reprises en matière pénale que, quoique non absolu, le droit de tout
accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d'office,
figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable et qu'un accusé ne
perd pas le bénéfice d'un tel droit du seul fait de son absence aux débats (voir
Cour eur. D. H., arrêts Poitrimol c. France du 23 novembre 1993, série A n° 277-A;
Pelladoah c. Pays-Bas du 22 septembre 1994, série A n° 297-B, et Van Geyseghem
c. Belgique du 21 janvier 1999, non encore publié au Recueil).
- 40.
- Il ressort de cette jurisprudence que le juge national d'un État contractant est en
droit de considérer que le refus d'entendre la défense d'un accusé absent des
débats constitue une violation manifeste d'un droit fondamental.
- 41.
- La juridiction de renvoi s'interroge toutefois sur la possibilité pour le juge de l'État
requis de tenir compte, au regard de l'article 27, point 1, de la convention, d'une
violation de cette nature eu égard au libellé de l'article II du protocole. Ce dernier,
qui comporte une extension du champ d'application de la convention au domaine
pénal justifiée par les conséquences en matière civile ou commerciale qui peuvent
découler du jugement d'une juridiction répressive (arrêt du 26 mai 1981, Rinkau,
157/80, Rec. p. 1391, point 6), ne reconnaît le droit de se faire défendre sans
comparaître personnellement devant les juridictions répressives d'un État
contractant aux personnes non ressortissantes de cet État et domiciliées dans un
autre État contractant que dans la mesure où elles sont poursuivies pour une
infraction involontaire. Cette limitation a été interprétée en ce sens que la
convention a cherché, manifestement, à exclure du bénéfice de se faire défendre
sans comparaître personnellement les personnes poursuivies pour des infractions
dont la gravité le justifie (arrêt Rinkau, précité, point 12).
- 42.
- Cependant, il ressort d'une jurisprudence développée par la Cour sur le fondement
des principes rappelés aux points 25 et 26 du présent arrêt que le respect des droits
de la défense dans toute procédure ouverte à l'encontre d'une personne et
susceptible d'aboutir à un acte faisant grief constitue un principe fondamental dedroit communautaire qui doit être assuré même en l'absence de toute
réglementation concernant la procédure (voir, notamment, arrêts du 29 juin 1994,
Fiskano/Commission, C-135/92, Rec. p. I-2885, point 39, et du 24 octobre 1996,
Commission/Lisrestal e.a., C-32/95 P, Rec. p. I-5373, point 21).
- 43.
- En outre, la Cour a également jugé que, même si le but de la convention est
d'assurer la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la
reconnaissance et l'exécution réciproques des décisions judiciaires, cet objectif ne
saurait toutefois être atteint en affaiblissant les droits de la défense (arrêt du 11
juin 1985, Debaecker et Plouvier, 49/84, Rec. p. 1779, point 10).
- 44.
- Il découle de cette évolution jurisprudentielle que le recours à la clause de l'ordre
public doit être considéré comme étant possible dans les cas exceptionnels où lesgaranties inscrites dans la législation de l'État d'origine et dans la convention elle-même n'ont pas suffi à protéger le défendeur d'une violation manifeste de son droit
de se défendre devant le juge d'origine, tel que reconnu par la CEDH. Dès lors,
l'article II du protocole ne saurait être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce que
le juge de l'État requis puisse tenir compte, au regard de l'ordre public visé à
l'article 27, point 1, de la convention, du fait que, dans le cadre d'une action en
réparation de dommages fondée sur une infraction, le juge de l'État d'origine a
refusé d'entendre la défense de l'accusé, poursuivi pour une infraction volontaire,
au seul motif de son absence des débats.
- 45.
- Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que le juge de l'État requis
peut, à l'endroit d'un défendeur domicilié sur le territoire de celui-ci et poursuivi
pour une infraction volontaire, tenir compte, au regard de la clause de l'ordre
public visée à l'article 27, point 1, de la convention, du fait que le juge de l'État
d'origine a refusé à ce dernier le droit de se faire défendre sans comparaître
personnellement.
Sur la troisième question préjudicielle
- 46.
- Compte tenu de la réponse donnée à la deuxième question, il n'y a pas lieu de
répondre à la troisième question.
Sur les dépens
- 47.
- Les frais exposés par les gouvernements allemand et français, ainsi que par la
Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet
d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le
caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesgerichtshof, par ordonnance
du 4 décembre 1997, dit pour droit:
L'article 27, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la
compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale,
telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du
royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d'Irlande du Nord et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de
la République hellénique, doit être interprété de la façon suivante:
1) Le juge de l'État requis ne peut pas, à l'endroit d'un défendeur domicilié
sur le territoire de celui-ci, tenir compte, au regard de la clause de l'ordre
public visée à l'article 27, point 1, de ladite convention, du seul fait que le
juge de l'État d'origine a fondé sa compétence sur la nationalité de la
victime d'une infraction.
2) Le juge de l'État requis peut, à l'endroit d'un défendeur domicilié sur le
territoire de celui-ci et poursuivi pour une infraction volontaire, tenir
compte, au regard de la clause de l'ordre public visée à l'article 27, point
1, de ladite convention, du fait que le juge de l'État d'origine a refusé à ce
dernier le droit de se faire défendre sans comparaître personnellement.
Rodríguez IglesiasMoitinho de Almeida
Edward
Sevón Schintgen
Kapteyn
Gulmann Puissochet
Hirsch
Jann Ragnemalm
|
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 28 mars 2000.
Le greffier
Le président
R. Grass
G. C. Rodríguez Iglesias