Language of document : ECLI:EU:T:2010:556

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

17 décembre 2010 (*)

« Référé – Levée de l’immunité d’un membre du Parlement européen – Demande de sursis à exécution »

Dans l’affaire T‑507/10 R,

Viktor Uspaskich, demeurant à Kėdainiai (Lituanie), représenté par MV. Sviderskis, avocat,

partie requérante,

contre

Parlement européen, représenté par M. N. Lorenz, Mmes A. Pospíšilová Padowska et L. Mašalaite, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande de sursis à l’exécution de la résolution du Parlement européen du 7 septembre 2010, portant levée de l’immunité du requérant,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente


Ordonnance

 Cadre juridique

1        Aux termes du chapitre III du protocole (nº 7) sur les privilèges et immunités de l’Union européenne (JO 2010, C 83, p. 266, ci-après le « protocole ») :

« Membres du Parlement européen

Article 8

Les membres du Parlement européen ne peuvent être recherchés, détenus ou poursuivis en raison des opinions ou votes émis par eux dans l’exercice de leurs fonctions.

Article 9

Pendant la durée des sessions du Parlement européen, les membres de celui-ci bénéficient :

a)      sur leur territoire national, des immunités reconnues aux membres du parlement de leur pays,

b)      sur le territoire de tout autre État membre, de l’exemption de toute mesure de détention et de toute poursuite judiciaire.

L’immunité les couvre également lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement européen ou en reviennent.

L’immunité ne peut être invoquée dans le cas de flagrant délit et ne peut non plus mettre obstacle au droit du Parlement européen de lever l’immunité d’un de ses membres. »

2        L’article 6, intitulé « Levée de l’immunité », du règlement intérieur du Parlement européen est rédigé comme suit :

« 1.      Dans l’exercice de ses pouvoirs relatifs aux privilèges et aux immunités, le Parlement vise avant tout à conserver son intégrité en tant qu’assemblée législative démocratique et à assurer l’indépendance des députés dans l’accomplissement de leurs tâches.

2.      Toute demande adressée au Président par une autorité compétente d’un État membre en vue de lever l’immunité d’un député est communiquée en séance plénière et renvoyée à la commission compétente.

3.      Toute demande adressée au Président par un député ou un ancien député en vue de défendre l’immunité et les privilèges est communiquée en séance plénière et renvoyée à la commission compétente.

[…] »

3        L’article 7, intitulé « Procédures relatives à l’immunité », du règlement intérieur du Parlement européen dispose :

« 1.      La commission compétente examine sans délai […] les demandes de levée de l’immunité ou de défense de l’immunité et des privilèges.

2.      La commission présente une proposition de décision motivée qui recommande l’adoption ou le rejet de la demande de levée de l’immunité ou de défense de l’immunité et des privilèges.

3.      La commission peut demander à l’autorité intéressée de lui fournir toutes informations et précisions qu’elle estime nécessaires pour déterminer s’il convient de lever ou de défendre l’immunité. Les députés concernés se voient offrir la possibilité de s’expliquer ; ils peuvent présenter autant de documents et d’éléments d’appréciation écrits qu’ils jugent pertinents […]

7.      La commission […] ne se prononce en aucun cas sur la culpabilité ou la non-culpabilité du député ni sur l’opportunité ou non de le poursuivre au pénal pour les opinions ou actes qui lui sont imputés, même dans le cas où l’examen de la demande permet à la commission d’acquérir une connaissance approfondie de l’affaire.

8.      Le rapport de la commission est inscrit d’office en tête de l’ordre du jour de la première séance suivant son dépôt […]

Après examen par le Parlement, il est procédé à un vote séparé sur chacune des propositions contenues dans le rapport […]

9.      Le Président communique immédiatement la décision du Parlement au député concerné et à l’autorité compétente de l’État membre intéressé […] »

 Antécédents du litige et procédure

4        Le requérant, M. Viktor Uspaskich, est membre du Parlement européen depuis 2009. Ancien ministre du gouvernement lituanien et ancien député du parlement lituanien, il est actuellement le chef d’un parti politique lituanien.

5        En juillet 2009, les autorités judiciaires lituaniennes ont transmis au président du Parlement une demande de levée de l’immunité parlementaire du requérant, et ce en raison des poursuites pénales engagées en Lituanie contre lui pour manœuvres prétendument frauduleuses visant, entre 2004 et 2006, le financement illégal de son parti (tenue d’une double comptabilité).

6        Lors de la séance plénière du 7 octobre 2009, le président du Parlement a communiqué, conformément à l’article 6, paragraphe 2, du règlement intérieur du Parlement européen, la demande visant à lever l’immunité du requérant et l’a renvoyée à la commission des affaires juridiques du Parlement.

7        Le 21 octobre 2009, le requérant a adressé au président du Parlement une demande tendant à défendre son immunité, en application de l’article 6, paragraphe 3, du règlement intérieur du Parlement européen, et ce précisément en relation avec les poursuites pénales susmentionnées.

8        Sur rapport de la commission des affaires juridiques du Parlement qui avait, à la majorité de ses membres, recommandé de lever l’immunité du requérant, le Parlement a, lors de sa séance plénière du 7 septembre 2010, adopté la résolution portant levée de l’immunité du requérant (ci-après la « décision attaquée »).

9        Ensuite, le Parlement a, lors de sa séance plénière du 9 septembre 2010, déclaré caduque la demande de défense d’immunité introduite par le requérant, au motif que cette demande concernait les mêmes poursuites pénales que celles pour lesquelles son immunité avait été levée par la décision attaquée. Le requérant en a été informé par lettre du Parlement du 20 septembre 2010.

 Procédure et conclusions des parties

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 28 octobre 2010, le requérant a introduit un recours visant à l’annulation de la décision attaquée. Il fait valoir, en substance, que cette décision a été adoptée en violation de ses droits de la défense et en méconnaissance du caractère partial et politisé des poursuites pénales dirigées contre lui en Lituanie.

11      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, le requérant a introduit la présente demande en référé, dans laquelle il conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        surseoir à l’exécution de la décision attaquée ;

–        condamner le Parlement aux dépens.

12      Dans ses observations écrites, déposées au greffe du Tribunal le 26 novembre 2010, le Parlement conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

13      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 TFUE et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

14      L’article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal dispose que les demandes en référé doivent spécifier l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent. Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts du requérant, qu’ils soient prononcés et produisent leurs effets dès avant la décision sur le recours principal. Ces conditions sont cumulatives, de sorte que les mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut [ordonnance du président de la Cour du 14 octobre 1996, SCK et FNK/Commission, C‑268/96 P(R), Rec. p. I‑4971, point 30].

15      En outre, dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [ordonnances du président de la Cour du 19 juillet 1995, Commission/Atlantic Container Line e.a., C‑149/95 P(R), Rec. p. I‑2165, point 23, et du 3 avril 2007, Vischim/Commission, C‑459/06 P(R), non publiée au Recueil, point 25].

16      Enfin, il importe de souligner que l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 17 décembre 2009, Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht/Commission, T‑396/09 R, non publiée au Recueil, point 31, et la jurisprudence citée).

17      Eu égard aux éléments du dossier, le juge des référés estime qu’il dispose de toutes les informations nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

18      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

19      À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, le caractère urgent d’une demande en référé doit s’apprécier par rapport à la nécessité de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite les mesures provisoires. Cependant, il n’est pas suffisant d’alléguer que l’exécution de l’acte dont le sursis est sollicité est imminente, mais il appartient à cette partie d’apporter la preuve sérieuse qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours principal sans avoir à subir un préjudice de cette nature. Si l’imminence du préjudice ne doit pas être établie avec une certitude absolue, sa réalisation doit néanmoins être prévisible avec un degré de probabilité suffisant. La partie qui sollicite les mesures provisoires demeure tenue de prouver les faits qui sont censés fonder la perspective d’un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du président du Tribunal du 12 mai 2010, Reagens/Commission, T‑30/10 R, non publiée au Recueil, point 31, et la jurisprudence citée).

20      En l’espèce, le requérant prétend qu’il subirait un triple préjudice, de nature non pécuniaire, dans l’hypothèse où l’exécution de la décision attaquée ne serait pas suspendue.

21      Premièrement, la perte de son immunité aboutirait à ce que la « persécution » politique dont il serait la victime en Lituanie parviendrait à son objectif, à savoir la reconnaissance de sa culpabilité. Selon le requérant, le danger qu’il soit reconnu coupable de manière infondée est réel, la juridiction lituanienne compétente pouvant terminer rapidement la procédure pénale engagée contre lui, d’autant que les juges lituaniens ont, dans le passé, été partiaux dans leurs décisions à son détriment.

22      Deuxièmement, l’exécution de la décision attaquée menacerait son activité politique future et pourrait mettre un terme à la confiance des citoyens à son égard dans le domaine politique. Selon le requérant, si sa réputation auprès des électeurs était atteinte, il serait impossible de réparer le dommage même en cas de succès dans le litige principal. Ainsi, le requérant prétend risquer une défaite aux élections locales lituaniennes qui auront lieu en février 2011, puisque, à chaque fois qu’il est convoqué au tribunal, la télévision lituanienne se met à répéter plusieurs fois par jour les chefs d’accusation, sans présenter son point de vue.

23      Troisièmement, en raison de sa présidence d’un parti politique lituanien, l’agression politique portée contre lui engendrerait également un affaiblissement significatif de ce parti. Une partie des électeurs identifiant un parti politique par son dirigeant, l’objectif réel de la persécution politique dont il fait l’objet serait effectivement d’écarter, par ce moyen, son parti de la vie politique lituanienne. Selon le requérant, les électeurs ne votent plus pour des partis et pour des hommes politiques ayant une mauvaise réputation. Par conséquent, le parti politique qu’il dirige risquerait non seulement de perdre les élections locales de février 2011, mais également d’être complètement écarté de la vie politique.

24      À cet égard, il convient de rappeler que les membres du Parlement, détenteurs d’un mandat de représentant des citoyens de l’Union, doivent, à l’égard d’un acte émanant du Parlement et produisant des effets juridiques en ce qui concerne les conditions d’exercice de ce mandat, être recevables à contester devant le Tribunal la légalité d’un tel acte. S’agissant plus particulièrement de la décision par laquelle le Parlement lève l’immunité de l’un de ses membres, elle produit des effets juridiques affectant les conditions d’exercice du mandat du membre concerné, en ce qu’elle permet qu’une procédure pénale soit engagée à l’encontre de ce parlementaire et, le cas échéant, assortie de mesures restrictives de liberté de nature à entraver l’exercice de son mandat parlementaire (voir, en ce sens, arrêt du Tribunal du 15 octobre 2008, Mote/Parlement, T‑345/05, Rec. p. II‑2849, points 26, 29 et 30).

25      En ce qui concerne les privilèges et immunités reconnus à l’Union européenne par le protocole, il a néanmoins été jugé qu’ils ne revêtent qu’un caractère fonctionnel en ce qu’ils visent à éviter qu’une entrave soit apportée au fonctionnement et à l’indépendance de l’Union (voir arrêt Mote/Parlement, précité, point 27, et la jurisprudence citée). Par conséquent, ces privilèges et immunités sont accordés exclusivement dans l’intérêt de l’Union. Il en va nécessairement de même de l’immunité des membres du Parlement : celle-ci a pour objet d’éviter toute entrave au bon fonctionnement de l’institution dont ils sont membres, donc à l’exercice des compétences de cette institution (ordonnance du président du Tribunal du 22 novembre 2007, V/Parlement, T‑345/05 R III, non publiée au Recueil, point 54).

26      Il résulte de la jurisprudence citée aux points précédents qu’un député européen, confronté à une décision de levée de son immunité, ne saurait utilement invoquer, en tant que préjudice grave et irréparable qui lui serait causé directement par ladite décision, que l’atteinte que cette décision porterait non seulement à son droit d’exercer librement son mandat parlementaire, mais également au bon fonctionnement du Parlement.

27      Or, en l’espèce, le requérant n’a pas allégué, et encore moins démontré, que l’exécution de la décision attaquée dont le sursis est sollicité, en l’exposant à des mesures de poursuite judiciaire en Lituanie, affecterait l’accomplissement de ses missions parlementaires. Il n’a, notamment, apporté aucun élément de preuve permettant d’établir que le déroulement actuel ou prévisionnel de la procédure pénale engagée contre lui en Lituanie risquait d’entraver concrètement lesdites missions, telles que sa participation à des sessions ou à des voyages parlementaires ou à la rédaction de rapports, et que les intérêts liés au bon fonctionnement du Parlement s’opposaient à toute entrave portée à l’exercice de son mandat.

28      Quant aux préjudices allégués par le requérant, à savoir le risque personnel pour lui de se voir infliger une condamnation pénale, l’atteinte à sa réputation en tant qu’homme politique ainsi que le risque de perdre des élections en Lituanie et de voir disparaître le parti politique lituanien qu’il dirige, force est de constater qu’ils ne relèvent pas du domaine de protection conféré par l’immunité d’un membre du Parlement. Par conséquent, ces préjudices, à supposer même qu’ils soient réellement imminents, ne justifieraient pas l’octroi du sursis à exécution sollicité.

29      En tout état de cause, la levée de l’immunité du requérant a eu pour seul effet de permettre l’engagement de poursuites pénales à son égard. En revanche, à ce stade, rien ne permet d’établir, à suffisance de droit, la probabilité de sa condamnation pénale par la juridiction lituanienne compétente, soit à une amende, soit à une peine privative de liberté, plutôt que son acquittement. Le requérant bénéficiant actuellement de la présomption d’innocence, le risque de faire l’objet d’une telle condamnation doit donc, en l’état actuel, être qualifié de purement hypothétique et fondé sur une probabilité aléatoire d’événements futurs et incertains (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 16 mars 2007, V/Parlement, T‑345/05 R, non publiée au Recueil, point 92).

30      Il en va de même, et à plus forte raison, en ce qui concerne le risque encore plus éloigné d’un échec aux élections en Lituanie ou d’une disparition du parti politique dont le requérant est le dirigeant. Il s’agit là de pures spéculations, qui ne sont pas de nature à satisfaire au critère de l’urgence.

31      Enfin, s’agissant de la prétendue atteinte à la réputation politique du requérant, il suffit de rappeler que, par la décision portant levée de l’immunité d’un député européen, le Parlement ne vise qu’à permettre à l’autorité nationale compétente l’engagement de poursuites judiciaires –en estimant que ni le bon fonctionnement ni l’indépendance de l’institution ne s’y oppose –, sans que cette mesure puisse être considérée comme la reconnaissance de la culpabilité du député concerné ou de l’opportunité de le poursuivre au pénal (article 7, paragraphe 7, du règlement intérieur du Parlement européen). À supposer donc que la réputation du requérant ait effectivement été affectée dans le contexte de la présente affaire, la décision attaquée ne pourrait aucunement être considérée comme constituant la cause déterminante du préjudice allégué (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 26 mars 2010, SNF/ECHA, T‑1/10 R, non publiée au Recueil, point 66). Cette cause devrait plutôt être recherchée au niveau national lituanien.

32      Il s’ensuit que le requérant n’est pas parvenu à démontrer que la condition relative à l’urgence était remplie.

33      L’existence de l’urgence n’étant pas établie, il y a lieu de rejeter la présente demande en référé, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les conditions relatives au fumus boni juris et à la mise en balance des intérêts sont remplies.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 17 décembre 2010.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       M. Jaeger


* Langue de procédure : le lituanien.