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DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (deuxième chambre)

21 décembre 2023 (*)

« Recours en annulation – Santé publique – Retrait de certaines exemptions pour les produits du tabac chauffés – Défaut d’affectation individuelle – Irrecevabilité »

Dans l’affaire T‑791/22,

Broad Far (Hong Kong) Ltd, établie à Wan Chai, Hong Kong (Chine),

M21 Srl, établie à San Donato Milanese (Italie),

représentées par Me F. Specchiale, avocat,

parties requérantes,

contre

Commission européenne, représentée par M. H. van Vliet, Mmes D. Recchia et F. van Schaik, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre),

composé de Mme A. Marcoulli (rapporteure), présidente, MM. R. Norkus et W. Valasidis, juges,

greffier : M. V. Di Bucci,

vu la phase écrite de la procédure,

rend la présente

Ordonnance

1        Par leur recours fondé sur l’article 263 TFUE, les requérantes, Broad Far (Hong Kong) Ltd et M21 Srl, demandent, d’une part, l’annulation ou la non-application de l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil, du 3 avril 2014, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac et des produits connexes, et abrogeant la directive 2001/37/CE (JO 2014, L 127, p. 1) (ci-après la « disposition attaquée »), et, d’autre part, l’annulation de la directive déléguée (UE) 2022/2100 de la Commission, du 29 juin 2022, modifiant la directive 2014/40 en ce qui concerne le retrait de certaines exemptions pour les produits du tabac chauffés (JO 2022, L 283, p. 4) (ci-après l’« acte attaqué »).

 Antécédents du litige

2        La première requérante, Broad Far (Hong Kong), est une entreprise qui produit des bâtonnets de tabac chauffés. La seconde requérante, M21, est une entreprise chargée, par la première requérante, de l’importation, de la distribution et des procédures d’autorisation desdits produits en Italie.

3        La directive 2014/40 réglemente la mise sur le marché des produits du tabac. À cet effet, elle vise à rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en ce qui concerne notamment les ingrédients, l’étiquetage et le conditionnement des produits du tabac.

4        L’article 7, paragraphes 1 et 7, de la directive 2014/40 prévoit que les États membres interdisent la mise sur le marché des produits du tabac contenant un arôme caractérisant et de ceux contenant des arômes dans l’un de leurs composants. L’article 7, paragraphe 12, de cette directive, avant qu’il ne soit modifié par l’acte attaqué, exemptait les produits du tabac autres que les cigarettes et le tabac à rouler des interdictions visées aux paragraphes 1 et 7 dudit article. De même, l’article 11, paragraphe 1, premier alinéa, de ladite directive, avant qu’il ne soit modifié par l’acte attaqué, prévoyait que les États membres pouvaient exempter les produits du tabac à fumer autres que les cigarettes, le tabac à rouler et le tabac à pipe à eau de certaines obligations en matière d’étiquetage des produits du tabac et d’apposition obligatoire sur les emballages de certains avertissements, messages d’information et avertissements sanitaires combinés. En outre, l’article 7, paragraphe 12, ainsi que l’article 11, paragraphe 6, de la même directive précisent que la Commission européenne adopte des actes délégués pour retirer les exemptions visées à l’article 7 ou la possibilité d’accorder les exemptions visées à l’article 11 à une catégorie particulière de produits en cas d’évolution notable de la situation établie par un rapport élaboré par ses soins.

5        Le 15 juin 2022, la Commission a publié un rapport établissant une évolution notable de la situation pour les produits du tabac chauffés en application de la directive 2014/40.

6        À la suite de ce rapport, le 29 juin 2022, la Commission a adopté l’acte attaqué. L’article 1er de l’acte attaqué a modifié l’article 7, paragraphe 12, et l’article 11, paragraphe 1, de la directive 2014/40. À compter du 23 octobre 2023, date à laquelle les mesures prévues par l’acte attaqué doivent avoir été transposées, les produits du tabac chauffés ne seront plus exemptés des interdictions relatives aux arômes visées à l’article 7, paragraphes 1 et 7, de la directive 2014/40. En outre, à compter de cette même date, les produits du tabac chauffés à fumer non interdits se verront soumis aux mêmes contraintes d’affichage sur les emballages que les autres produits du tabac à fumer non exemptés.

 Conclusions des parties

7        Les requérantes concluent à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler l’acte attaqué ;

–        annuler ou laisser inappliquée la disposition attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

8        La Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ;

–        condamner les requérantes aux dépens.

9        Dans leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité, les requérantes réitèrent les conclusions présentées dans la requête.

 En droit

10      En vertu de l’article 130, paragraphes 1 et 7, du règlement de procédure du Tribunal, si la partie défenderesse le demande, le Tribunal peut statuer sur l’irrecevabilité ou l’incompétence sans engager le débat au fond. En l’espèce, la Commission ayant demandé qu’il soit statué sur l’irrecevabilité, le Tribunal, s’estimant suffisamment éclairé par les pièces du dossier, décide de statuer sur cette demande sans poursuivre la procédure.

11      À l’appui de l’exception d’irrecevabilité, la Commission fait valoir que la requête est entachée de vices de forme, que les requérantes ne sont ni directement ni individuellement concernées par l’acte attaqué et que la demande visant la disposition attaquée n’est pas non plus recevable.

12      À titre liminaire, il convient d’écarter l’objection des requérantes selon laquelle l’exception d’irrecevabilité de la Commission serait tardive. En effet, ainsi que l’indique la Commission dans l’exception d’irrecevabilité et qu’il ressort de l’application e-Curia, elle a reçu la notification de la requête le 16 janvier 2023. Par conséquent, le délai pour déposer l’exception d’irrecevabilité a commencé à courir à partir de cette date et, conformément à l’article 130, paragraphe 1, lu en combinaison avec les articles 58, 60 et 81 du règlement de procédure, est venu à échéance le 27 mars 2023 à minuit. La Commission ayant déposé l’exception d’irrecevabilité au greffe du Tribunal le 24 mars 2023, il y a lieu de constater que celle-ci est recevable.

 Sur la recevabilité du premier chef de conclusions du recours, tendant à l’annulation de l’acte attaqué

13      Aux termes de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, toute personne physique ou morale peut former un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution.

14      D’emblée, il convient de relever que, contrairement à ce qui est suggéré par les requérantes, la présente affaire ne relève pas de la dernière hypothèse prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. En effet, la notion d’« acte réglementaire », au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, doit être comprise comme visant tout acte de portée générale à l’exception des actes législatifs (voir, en ce sens, arrêt du 3 octobre 2013, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil, C‑583/11 P, EU:C:2013:625, points 60 et 61). En l’espèce, l’acte attaqué, qui comporte des mesures de portée générale, telles que celles mentionnées aux points 4 et 6 ci-dessus, et qui n’a pas été adopté selon l’une des procédures législatives mentionnées à l’article 289 TFUE, est un acte réglementaire au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. Toutefois, l’article 2 de l’acte attaqué prévoit des mesures d’exécution, à savoir des mesures de transposition dont l’adoption incombe aux États membres. Dès lors, le présent recours ne peut relever de la dernière hypothèse prévue à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, concernant les actes réglementaires qui ne comportent pas de mesures d’exécution.

15      En outre, les requérantes n’étant pas les destinataires de l’acte attaqué, la première hypothèse de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE n’est pas davantage applicable à l’espèce.

16      Partant, contrairement à ce que les requérantes allèguent, il y a lieu de déterminer si elles relèvent de la deuxième hypothèse de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, à savoir si elles sont directement et individuellement concernées par l’acte attaqué (voir, en ce sens, arrêt du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, C‑50/00 P, EU:C:2002:462, points 35 à 37 et jurisprudence citée).

17      À cet effet, les requérantes devant donc satisfaire cumulativement les deux conditions visées au point 16 ci-dessus, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convient d’examiner d’emblée si la Commission est fondée à exciper de ce que les requérantes ne sont pas individuellement concernées par l’acte attaqué.

 Arguments des parties

18      La Commission soutient que les requérantes doivent établir que l’acte attaqué les concerne individuellement. Dès lors qu’elles n’en seraient pas les destinataires, elles ne pourraient être individuellement concernées que si l’acte attaqué les atteignait en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne, les individualisant de ce fait d’une manière analogue à un destinataire. La Commission conteste que cela soit le cas pour deux séries de raisons.

19      Premièrement, cet acte ne ferait aucune distinction, en fonction de circonstances de fait ou de droit, entre les différents acteurs du marché des produits du tabac, mais les modifications qu’il introduit s’appliqueraient à un nombre indéterminé d’opérateurs qui commercialisent ou ont un intérêt à commercialiser des produits du tabac chauffés, y compris des opérateurs autres que les fabricants. Le groupe d’opérateurs susceptible d’être affecté par l’acte attaqué ne saurait donc être considéré comme fermé, et aucun groupe spécifique d’opérateurs ne saurait être distingué des autres opérateurs concernés.

20      Secondement, même si les requérantes appartenaient à une cercle fermé ou restreint d’opérateurs, cela ne serait pas suffisant, car l’acte attaqué fixe des exigences abstraites pour la mise sur le marché des produits du tabac chauffés, sans distinguer ou individualiser les requérantes. L’obtention d’éventuelles autorisations pour la mise sur le marché de tels produits ou la réalisation d’investissements importants ne seraient pas non plus suffisantes, car l’acte attaqué ne vise pas spécifiquement de tels opérateurs, mais en général la mise sur le marché des produits du tabac chauffés.

21      Les requérantes contestent les objections de la Commission.

22      Premièrement, les requérantes font valoir que le fait que l’acte attaqué s’applique à un nombre indéterminé d’opérateurs est dépourvu de pertinence, car il ne saurait en aller autrement pour une directive, le fait qu’elle porte préjudice à plusieurs opérateurs signifiant seulement que plusieurs personnes ont la qualité pour agir et ne rendant pas le recours irrecevable.

23      Secondement, les requérantes font valoir que bien qu’une directive soit nécessairement générale et abstraite, l’acte attaqué porte préjudice aux requérantes en raison de qualités qui leur sont propres.

24      D’une part, la situation des requérantes ne serait pas comparable à celle de tout autre opérateur dans le secteur du tabac, car les procédures d’autorisation sont longues, complexes et coûteuses. L’acte attaqué concernerait donc un groupe spécifique et restreint d’opérateurs, car il interdit les arômes caractérisants et impose des obligations d’étiquetage particulières pour les produits du tabac chauffés, de telles obligations s’adressant aux fabricants et aux importateurs de ces produits.

25      D’autre part, les requérantes font valoir que la Commission commet une erreur en considérant que l’acte attaqué n’invaliderait pas les autorisations des requérantes, car tout changement concernant le contenu et l’emballage des produits en cause nécessiterait une nouvelle demande d’autorisation. Selon les requérantes, ledit acte ne porterait préjudice et ne concernerait individuellement que les opérateurs dont les produits sont déjà sur le marché, après avoir obtenu les autorisation complexes requises. Les requérantes figureraient parmi ces opérateurs (au nombre de six selon leurs calculs) devant retirer du marché les produits pour lesquels ils avaient une autorisation, convertir leur production et demander de nouvelles autorisations.

 Appréciation du Tribunal

26      Si, en principe, les actes de portée générale ne peuvent être attaqués que par des parties requérantes privilégiées, mentionnées à l’article 263, deuxième et troisième alinéas, TFUE, de tels actes peuvent néanmoins, dans certaines circonstances, concerner individuellement certaines personnes physiques ou morales, revêtant dès lors un caractère décisionnel à leur égard. Tel est le cas si l’acte en cause atteint une personne physique ou morale en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire (arrêt du 15 juillet 1963, Plaumann/Commission, 25/62, EU:C:1963:17, p. 223 ; voir, également, arrêt du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, C‑50/00 P, EU:C:2002:462, points 35 et 36 et jurisprudence citée).

27      La portée générale et, partant, la nature normative d’un acte ne sont pas remises en cause par la possibilité de déterminer avec plus ou moins de précision le nombre ou même l’identité des sujets de droit auxquels il s’applique à un moment donné, tant qu’il est constant que cette application s’effectue en vertu d’une situation objective de droit ou de fait définie par l’acte en relation avec la finalité de ce dernier (voir arrêt du 18 mai 1994, Codorniu/Conseil, C‑309/89, EU:C:1994:197, point 18 et jurisprudence citée).

28      Il convient d’observer d’emblée que si les requérantes demandent l’annulation de l’acte attaqué dans son intégralité, elles concentrent leurs arguments sur les conséquences pour leur situation de l’interdiction des produits du tabac chauffés contenant un ou plusieurs arômes caractérisants et des obligations d’étiquetage.

29      Afin de justifier leur affectation individuelle, les requérantes s’appuient essentiellement sur les autorisations dont elles seraient titulaires et qui seraient invalidées par l’adoption de l’acte attaqué.

30      À cet égard, la directive 2014/40 prévoit la nécessité d’établir un modèle commun de déclaration des ingrédients contenus dans les produits du tabac et des émissions de certaines substances toxiques que ceux-ci dégagent (considérants 13 à 15) ainsi que l’obligation pour les fabricants et les importateurs de notifier les nouveaux produits du tabac, sans préjudice de la capacité des États membres de les interdire ou de les autoriser (considérant 34). Ces principes sont mis en œuvre aux articles 5 et 19 de la directive 2014/40. Or, il ressort de l’ensemble de ces dispositions que les fabricants et les importateurs ne peuvent mettre sur le marché que les produits du tabac conformes aux exigences de ladite directive et qui ont fait l’objet des déclarations et des notifications prévues par celle-ci, voire, le cas échéant, des autorisations prévues par les États membres ayant instauré un système d’autorisation. Les exigences prévues par la directive concernent notamment, en sus de l’indication des ingrédients et des émissions, l’absence d’ingrédients prohibés et la communication des études requises, portant notamment sur la toxicité, l’effet de dépendance, l’attractivité et l’incidence sur les comportements de consommation du produit concerné. De telles exigences constituent ainsi des critères généraux et abstraits, applicables à tous ceux mettant ou ayant l’intention de mettre sur le marché un produit du tabac.

31      À titre liminaire, il convient d’observer que si les requérantes se réfèrent plusieurs fois à des autorisations pour la mise sur le marché de leurs produits, aucun élément présenté devant le Tribunal ne permet de déterminer concrètement s’il s’agit d’autorisations accordées par un État membre à l’issue d’une procédure d’autorisation établie sur le fondement de l’article 19, paragraphe 3, de la directive 2014/14, ou encore s’il s’agit de déclarations au sens de l’article 5 de ladite directive ou de notifications aux sens de l’article 19 de la même directive, ou bien si les requérantes se réfèrent à d’autres types de procédures. En effet, les requérantes ont produit devant le Tribunal uniquement deux documents de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) concernant l’enregistrement de marques que la première requérante pourrait utiliser et un document (« determinazione ») du 16 septembre 2021 de l’Agenzia delle Dogane e dei Monopoli (Agence des douanes et des monopoles, Italie), adressé à la seconde requérante (suivant sa demande du 12 mai 2021 d’inscription « au barème de vente au public » de certains produits), portant fixation des prix et des accises pour certains produits. De même, les requérantes se sont référées au « code EU-CEG » sous lequel certains produits seraient enregistrés et à un document disponible sur le site internet de l’Agence des douanes et des monopoles comportant une liste de prix pour certains produits de plusieurs opérateurs. Toutefois, en l’absence de toute autre explication et élément de preuve, ces indications et ces pièces ne suffisent pas pour permettre au Tribunal d’apprécier l’existence d’éventuelles autorisations au sens de la directive 2014/40, voire d’éventuelles déclarations ou notifications au sens de la même directive, pour la mise sur le marché de produits du tabac chauffés.

32      Quoi qu’il en soit, le fait que les requérantes détiendraient d’éventuelles autorisations ou auraient effectué d’éventuelles déclarations ou notifications pour la mise sur le marché de certains produits du tabac chauffés n’est pas suffisant pour les individualiser d’une manière analogue à celle dont le destinataire d’une décision le serait.

33      Premièrement, le simple fait que les opérateurs ayant procédé à une déclaration ou à une notification ou détenant une autorisation étaient identifiables au moment de l’adoption de l’acte attaqué ne saurait suffire pour établir qu’ils sont individuellement concernés lorsque ledit acte s’applique en vertu d’une situation objective de droit ou de fait définie par l’acte en cause (voir, en ce sens, arrêt du 16 décembre 2011, Enviro Tech Europe et Enviro Tech International/Commission, T‑291/04, EU:T:2011:760, point 104 et jurisprudence citée).

34      Deuxièmement, l’argument, invoqué par les requérantes en réponse à l’exception d’irrecevabilité opposée par la Commission, tiré du fait que, suivant les données extraites du site internet de l’Agence des douanes et des monopoles, seuls six opérateurs seraient autorisés à commercialiser des bâtonnets de tabac chauffés et seraient affectés par l’acte attaqué ne saurait davantage prospérer. Il en va de même pour l’argument des requérantes selon lequel l’acte attaqué porterait préjudice à plusieurs opérateurs. En effet, il convient de rappeler qu’une personne physique ou morale ne peut être individuellement concernée par une disposition de portée générale que si celle-ci l’atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire. Le nombre de personnes physiques ou morales affectées par un tel acte n’est, en revanche, pas déterminant (voir, en ce sens, arrêt du 1er avril 2004, Commission/Jégo-Quéré, C‑263/02 P, EU:C:2004:210, points 43 à 46 et jurisprudence citée).

35      Troisièmement, les autorisations accordées en vertu de la directive 2014/40 sont relatives à la commercialisation de produits du tabac satisfaisant aux exigences de ladite directive. Or, contrairement aux allégations de la Commission dans l’exception d’irrecevabilité, il n’est pas douteux que l’interdiction absolue de commercialiser des produits du tabac chauffés contenant des arômes caractérisants résultant de l’acte attaqué aura nécessairement pour effet de remettre en cause des autorisations éventuellement détenues à cet égard par les requérantes. De telles autorisations, cependant, ne sauraient être considérées comme caractérisant et individualisant la position de leurs titulaires à l’égard de l’acte attaqué, comme s’ils en avaient été les destinataires.

36      En effet, tout d’abord, les effets de l’acte attaqué se produisent de la même manière tant à l’égard des opérateurs ayant obtenu une autorisation dans les États membres ayant instauré un mécanisme d’autorisation conformément à l’article 19, paragraphe 3, de la directive 2014/40 pour des produits du tabac chauffés contenant des arômes caractérisants qu’à l’égard des opérateurs ayant fait les déclarations prévues à l’article 5 de ladite directive ou les notifications prévues à l’article 19 de la même directive pour les mêmes produits, ou encore à l’égard des opérateurs n’ayant pas encore obtenu d’autorisation ou fait de déclaration ou de notification, mais ayant l’intention de mettre sur le marché de tels produits. Ainsi, aucun des opérateurs se trouvant dans ces situations n’est individualisé à l’égard de l’acte attaqué en vertu de circonstances de fait ou de droit qui lui sont propres.

37      En particulier, contrairement à ce qui est soutenu par les requérantes dans leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité en s’appuyant sur l’arrêt du 12 juillet 2022, Nord Stream 2/Parlement et Conseil (C‑348/20 P, EU:C:2022:548), les circonstances de la présente affaire ne sont pas semblables à celles de l’affaire ayant donné lieu audit arrêt et, par voie de conséquence, la conclusion retenue dans ladite affaire ne saurait être appliquée dans la présente affaire. En effet, aux points 159 à 163 dudit arrêt, la Cour a constaté que, s’il était vrai que la directive litigieuse dans ladite affaire était formulée en de termes généraux et s’appliquait indistinctement à tout opérateur exploitant une conduite de transport de gaz entre un État membre et un pays tiers, la partie requérante dans ladite affaire était le seul opérateur à se trouver, et à pouvoir se trouver, dans une situation donnée à l’aune des dispositions de ladite directive. Partant, la Cour en a conclu que l’entrée en vigueur de ladite directive avait produit des effets sur la situation juridique de la partie requérante dans ladite affaire de nature à l’individualiser d’une manière analogue à celle dont l’aurait été le destinataire d’une décision.

38      Or, en l’espèce, ainsi qu’il ressort du point 36 ci-dessus, la requérante ne se trouve pas dans une situation de fait ou de droit qui permettrait de l’individualiser à l’égard de l’acte attaqué. Au demeurant, force est de constater que les passages de l’arrêt du 12 juillet 2022, Nord Stream 2/Parlement et Conseil (C‑348/20 P, EU:C:2022:548), cités par les requérantes dans leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité au soutien de leur argumentaire sur l’affectation individuelle portent en réalité sur la condition de l’affectation directe et ne sont pas susceptibles de démontrer que, en l’espèce, les requérantes seraient individuellement concernées par l’acte attaqué.

39      Ensuite, ainsi qu’il a été relevé au point 30 ci-dessus, les autorisations ainsi que les déclarations ou les notifications répondent à des exigences objectives concernant les produits du tabac telles qu’elles sont prévues par la directive 2014/40, lesquelles sont déterminées de manière générale et abstraite pour tous les opérateurs. Il s’ensuit que les autorisations délivrées par les États membres sont accordées sans exclusivité, sur la seule base de la conformité des produits, tout comme aucune exclusivité ne découle des déclarations ou des notifications faites par les opérateurs.

40      En outre, l’éventuelle complexité ou longueur des procédures d’autorisation, invoquée par les requérantes dans leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité, est dépourvue de toute pertinence quant à la question de savoir si les requérantes sont individualisées par l’acte attaqué en raison de circonstances de fait ou de droit qui leur sont propres.

41      Enfin, la directive 2014/40 prévoit que différents actes délégués sont susceptibles de préciser ou de modifier les conditions de commercialisation des produits du tabac relevant de son champ d’application. Il en va notamment ainsi de l’article 7, paragraphe 12, et de l’article 11, paragraphe 6, de ladite directive, en ce qui concerne la suppression de l’exemption visée à l’article 7 et la suppression de la possibilité d’accorder l’exemption visée à l’article 11. Il s’ensuit que les autorisations de commercialiser des produits du tabac chauffés contenant des arômes caractérisants dont bénéficieraient certaines des requérantes ne peuvent être considérées comme indéfiniment acquises, tout comme le droit de commercialiser de tels produits suivant une déclaration ou une notification.

42      Il résulte de ce qui précède que les éventuelles autorisations, déclarations ou notifications dont les requérantes se prévalent ne permettent pas d’établir qu’elles sont individuellement concernées par l’acte attaqué.

43      Quatrièmement, le fait, invoqué par les requérantes en réponse à l’exception d’irrecevabilité opposée par la Commission, que les fabricants et les importateurs de produits du tabac chauffés contenant un arôme caractérisant ne se trouvent pas, au regard de l’acte attaqué, dans la même situation que les industries situées en amont et en aval de la chaîne de production et de distribution est dépourvu de pertinence en ce qui concerne la question de savoir si les requérantes sont individuellement concernées. En effet, les requérantes, pour démontrer qu’elles sont individuellement concernées par l’acte attaqué, doivent établir non qu’elles sont affectées d’une manière différente de celle dont sont affectés d’autres opérateurs, mais qu’elles sont atteintes en raison d’une qualité ou d’une situation de fait qui leur est propre et les distingue à l’instar du destinataire d’une décision (voir, en ce sens, ordonnance du 12 décembre 2003, Bactria/Commission, C‑258/02 P, EU:C:2003:675, point 34 et jurisprudence citée).

44      Par ailleurs, s’agissant de l’argument des requérantes selon lequel elles auraient effectué des investissements importants en vue de la mise sur le marché de certains produits du tabac chauffés, il convient de rappeler qu’il ne suffit pas que certains opérateurs soient économiquement plus affectés par un acte de portée générale que d’autres pour les individualiser par rapport à ces autres opérateurs, dès lors que l’application de cet acte s’effectue en vertu d’une situation objectivement déterminée (voir arrêt du 2 mars 2010, Arcelor/Parlement et Conseil, T‑16/04, EU:T:2010:54, point 106 et jurisprudence citée).

45      En outre, le simple fait qu’une personne physique ou morale soit susceptible de perdre une source importante de revenus en raison d’une nouvelle réglementation ne prouve pas qu’elle se trouve dans une situation spécifique et ne suffit pas à démontrer que cette réglementation la vise individuellement, cette personne devant rapporter la preuve de circonstances permettant de considérer que le préjudice prétendument subi est de nature à l’individualiser par rapport à tout autre opérateur économique concerné par ladite réglementation de la même façon qu’elle (voir, en ce sens, ordonnance du 29 juin 2006, Nürburgring/Parlement et Conseil, T‑311/03, non publiée, EU:T:2006:179, points 65 et 66 et jurisprudence citée).

46      Il résulte de tout ce qui précède que les requérantes ne sont pas fondées à soutenir qu’elles sont individuellement concernées par l’acte attaqué et que, dès lors, sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur les circonstances et la jurisprudence invoquées par les requérantes afin de démontrer leur affectation directe, le premier chef de conclusions du recours, tendant à l’annulation de l’acte attaqué, doit être rejeté comme irrecevable.

 Sur la recevabilité du second chef de conclusions du recours, tendant à l’annulation ou à la non-application de la disposition attaquée

47      La Commission fait valoir que la demande d’annulation ou de non-application de la disposition attaquée de la directive 2014/40 est irrecevable pour trois motifs. Tout d’abord, une demande visant à ne pas appliquer une disposition échapperait aux compétences du juge de l’Union. Ensuite, la demande visant à l’annulation de ladite disposition serait tardive. Enfin, les requérantes n’auraient apporté aucun élément démontrant qu’elles sont directement et individuellement concernées par cette disposition, laquelle concerne la délégation de pouvoirs à la Commission.

48      Les requérantes contestent les objections de la Commission. Tout d’abord, elles soutiennent que leur demande tend à l’annulation de la disposition attaquée et « non pas simplement [à la] laisser inappliqué[e] ». Selon elles, le pouvoir d’annuler la disposition attaquée implique celui de ne pas l’appliquer, car « si un acte est annulé, il ne sera pas appliqué ». La demande visant à laisser inappliquée la disposition attaquée aurait été faite « à titre de précaution », car ladite disposition affecterait la légalité de l’acte attaqué. Ensuite, elles font valoir que, en 2014, elles n’avaient aucun intérêt à faire annuler la disposition attaquée, leur intérêt étant né le jour de la publication de l’acte attaqué. Or, selon les requérantes, le délai de recours aurait commencé à courir à partir de ce moment. Enfin, les requérantes auraient un intérêt direct et individuel à voir cette disposition annulée, car elle rendrait l’acte attaqué annulable pour illégalité dérivée.

49      À cet égard, il suffit de relever que, dans la mesure où le second chef de conclusions du recours doit être vu, ainsi que les requérantes l’indiquent dans leurs observations sur l’exception d’irrecevabilité, comme une demande d’annulation de la disposition attaquée au titre de l’article 263 TFUE, une telle demande serait manifestement tardive. En effet, contrairement à ce qui est argué par les requérantes, le délai pour introduire une telle demande n’a pas commencé à courir à partir de la naissance d’un intérêt pour les requérantes. En revanche, conformément à l’article 263, sixième alinéa, TFUE, le recours en annulation doit être formé dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l’acte, de sa notification au requérant ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu connaissance. En l’espèce, la directive 2014/40 ayant été publiée au Journal officiel de l’Union européenne le 29 avril 2014, la demande en annulation de la disposition attaquée, figurant dans le recours déposé au greffe du Tribunal le 21 décembre 2022, ne répond manifestement pas aux exigences établies par l’article 263, sixième alinéa, TFUE.

50      Par ailleurs, à supposer que ce chef de conclusions doive être compris comme contenant une demande séparée visant à laisser inappliquée la disposition attaquée, il convient de rappeler que, saisi au titre de l’article 263 TFUE, si le recours est fondé, le Tribunal, conformément à l’article 264 TFUE, déclare nul et non avenu l’acte contesté et, si nécessaire, indique les effets de l’acte annulé qui doivent être considérés comme définitifs. En revanche, dans ce cadre, le Tribunal n’a pas compétence pour « laisser inappliquée » la disposition attaquée.

51      Au surplus, à supposer que la demande des requérantes tendant à annuler ou à laisser inappliquée la disposition attaquée doive être vue non pas comme une demande formée au titre de l’article 263 TFUE mais comme étant une exception d’illégalité présentée au titre de l’article 277 TFUE, il y a lieu de rappeler que la possibilité d’invoquer l’inapplicabilité d’un acte de portée générale en vertu de l’article 277 TFUE ne constitue pas un droit d’action autonome et ne peut être exercée que de manière incidente, l’irrecevabilité de l’action principale entraînant dès lors celle de l’exception d’illégalité (ordonnances du 28 juin 1993, Donatab e.a./Commission, C‑64/93, EU:C:1993:266, points 20 et 21, et du 20 octobre 2022, Callaway/Commission, T‑653/21, non publiée, EU:T:2022:670, point 34). En l’espèce, le premier chef de conclusions tendant à l’annulation de l’acte attaqué étant rejeté comme irrecevable, une exception d’illégalité présentée au titre de l’article 277 TFUE serait également irrecevable.

52      Partant, le second chef de conclusions du recours, tendant à l’annulation ou à l’inapplication de la disposition attaquée, doit également être rejeté comme étant irrecevable ou, en partie, en raison de l’incompétence du Tribunal pour en connaître.

53      Il résulte de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son intégralité, sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur les vices de forme invoqués par la Commission.

 Sur les demandes d’intervention

54      Par actes déposés au greffe du Tribunal, respectivement, les 13, 17 et 20 avril 2023, le Conseil de l’Union européenne, le Parlement européen et la République française ont demandé à être admis à intervenir au soutien de la Commission.

55      Aux termes de l’article 142, paragraphe 2, du règlement de procédure, l’intervention perd son objet lorsque, notamment, la requête est déclarée irrecevable. En l’espèce, le recours étant rejeté comme irrecevable ou, en partie, en raison de l’incompétence du Tribunal pour en connaître, il n’y a plus lieu de statuer sur les demandes d’intervention.

 Sur les dépens

56      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Les requérantes ayant succombé, il y a lieu de les condamner à supporter, outre leurs propres dépens, ceux exposés par la Commission, conformément aux conclusions de cette dernière, à l’exception de ceux afférents aux demandes d’intervention.

57      En outre, en application de l’article 144, paragraphe 10, du règlement de procédure, s’il est mis fin à l’instance dans l’affaire principale avant qu’il ne soit statué sur une demande d’intervention, le demandeur en intervention et les parties principales supportent chacun leurs propres dépens afférents à la demande d’intervention. Partant, en l’espèce, les requérantes, la Commission, la République française, le Parlement et le Conseil supporteront chacun leurs propres dépens afférents aux demandes d’intervention.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

ordonne :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Il n’y a plus lieu de statuer sur les demandes d’intervention présentées par la République française, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne.

3)      Broad Far (Hong Kong) Ltd et M21 Srl sont condamnées à supporter, outre leurs propres dépens, ceux exposés par la Commission européenne, à l’exception de ceux afférents aux demandes d’intervention.

4)      Broad Far (Hong Kong), M21, la Commission, la République française, le Parlement et le Conseil sont condamnés à supporter chacun leurs propres dépens afférents aux demandes d’intervention.

Fait à Luxembourg, le 21 décembre 2023.

Le greffier

 

La présidente

V. Di Bucci

 

A. Marcoulli


*      Langue de procédure : l’italien.