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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 16 mai 2024 (1)

Affaire C156/23 [Ararat] (i)

K,

L,

M,

N

contre

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid

[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Roermond (tribunal de La Haye, siégeant à Ruremonde, Pays-Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Directive 2008/115/CE – Article 5 – Principe de non-refoulement – Acte par lequel l’autorité nationale compétente rejette une demande de titre de séjour prévu par le droit national et se réfère à une décision de retour antérieure, devenue définitive – Légalité de la mise en œuvre de la décision de retour – Obligation de procéder à une évaluation actualisée des risques encourus en cas d’éloignement – Article 13 – Voies de recours – Obligation pour l’autorité judiciaire de relever d’office la violation du principe de non-refoulement – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 19, paragraphe 2 – Protection en cas d’éloignement – Article 47 – Droit à un recours effectif »






I.      Introduction

1.        Le respect du principe de non-refoulement dans le contexte du retour d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier soulève une problématique particulière lorsque l’État membre n’exécute pas la décision de retour qu’il a prononcée à son égard dans de brefs délais. En effet, avec l’écoulement du temps, si cette décision acquiert un caractère définitif pour ce ressortissant, en revanche, l’appréciation sur laquelle celle-ci se fonde, et, notamment, l’évaluation des risques encourus par ce dernier en cas d’éloignement vers le pays de destination envisagé, devient obsolète.

2.        À cet égard, le juge à la Cour européenne des droits de l’homme Ledi Bianku relevait que « la question du non-refoulement et du rôle des tribunaux dans sa mise en œuvre [est un sujet qui] revêt une difficulté particulière parce qu’il concerne des affaires qui traitent surtout des droits absolus protégés par la [convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (2)]. De plus, les juges, nationaux ou internationaux, doivent se prononcer sur des situations très lointaines et dont ils n’ont pas nécessairement une connaissance directe et complète. En outre, les affaires de non-refoulement sont généralement des affaires qui concernent des situations fluctuantes, des situations qui changent » (3).

3.        La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 5 et 13 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (4), qui garantissent respectivement le respect du principe de non-refoulement ainsi qu’une protection juridictionnelle effective à ces ressortissants.

4.        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant K, L, M et N, ressortissants arméniens, au Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (secrétaire d’État à la Justice et à la Sécurité, Pays-Bas) (ci-après le « secrétaire d’État »), au sujet de la légalité d’un acte par lequel ce dernier a rejeté leur demande de titre de séjour prévu par le droit néerlandais et dans lequel il s’est référé à une décision de retour antérieure, devenue définitive, aux fins de la reprise de la procédure de retour.

5.        Ladite demande contient, en substance, deux questions.

6.        Premièrement, le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Roermond (tribunal de La Haye, siégeant à Ruremonde, Pays-Bas) demande à la Cour si, dans une situation dans laquelle une autorité nationale compétente constate l’irrégularité du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à l’égard duquel a été adoptée une décision de retour antérieure, devenue définitive, cette autorité est tenue, préalablement à la reprise de la procédure de retour, de procéder à une évaluation actualisée des risques encourus par ce dernier en cas de retour vers le pays de destination envisagé.

7.        Deuxièmement, la juridiction de renvoi demande à la Cour si l’autorité judiciaire est tenue, dans le cadre du contrôle de légalité dont elle est saisie et sur la base des éléments dont elle dispose, de relever d’office la méconnaissance du principe de non-refoulement lorsque l’autorité nationale compétente n’a pas procédé à une telle évaluation.

8.        Dans les présentes conclusions, je proposerai à la Cour de dire pour droit que, dans une situation dans laquelle la procédure de retour a été suspendue pendant une période de temps considérable, l’autorité nationale compétente est tenue de déterminer, préalablement à l’exécution de la décision de retour antérieure, si la situation du ressortissant d’un pays tiers n’a pas été modifiée de façon telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, en cas d’exécution de cette décision, celui-ci serait exposé à un risque de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants dans le pays de destination envisagé. J’exposerai également les raisons pour lesquelles je considère que, en l’absence d’une telle évaluation, le juge national est tenu de relever d’office la violation du principe de non-refoulement qui n’aurait pas été invoquée par ce ressortissant, dès lors qu’il dispose d’éléments en ce sens.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

9.        La directive 2008/115, prévoit, à son article 5 que, « [l]orsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, les États membres [...] respectent le principe de non-refoulement ».

10.      L’article 6, paragraphes 1 et 6, de cette directive est libellé comme suit :

« 1.      Les État membres prennent une décision de retour à l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, sans préjudice des exceptions visées aux paragraphes 2 à 5.

[...]

6.      La présente directive n’empêche pas les États membres d’adopter une décision portant sur la fin du séjour régulier en même temps qu’une décision de retour et/ou une décision d’éloignement et/ou d’interdiction d’entrée dans le cadre d’une même décision ou d’un même acte de nature administrative ou judiciaire, conformément à leur législation nationale, sans préjudice des garanties procédurales offertes au titre du chapitre III ainsi que d’autres dispositions pertinentes du droit communautaire et du droit national. »

11.      L’article 9, paragraphe 1, sous a), de ladite directive dispose :

« Les États membres reportent l’éloignement :

a)      dans le cas où il se ferait en violation du principe de non‑refoulement [...] »

12.      Enfin, l’article 13, paragraphes 1 et 2, de la même directive est rédigé comme suit :

« 1.      Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.

2.      L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale. »

B.      Le droit néerlandais

13.      L’article 8:69 de l’Algemene wet bestuursrecht (loi générale relative au droit administratif) (5), du 4 juin 1992, dispose :

« 1.      La juridiction saisie statue en se fondant sur le recours, les pièces produites, l’instruction préalable et l’instruction de l’affaire à l’audience.

2.      La juridiction complète d’office les moyens de droit.

3.      La juridiction peut compléter les faits d’office. »

III. Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles

14.      Le 16 mars 2011, les requérants, une famille composée de deux sœurs, K et L, ainsi que de leurs parents, M et N, tous de nationalité arménienne, ont introduit une demande de protection internationale. Cette demande a été rejetée par une décision du 9 août 2012. En outre, les requérants se sont vu notifier une décision de retour qui a été adoptée après une appréciation des risques encourus par ces derniers en cas d’éloignement vers l’Arménie. Cette décision a acquis un caractère définitif.

15.      Le 10 mai 2016, les requérants ont introduit une demande de titre de séjour prévu par le droit néerlandais. Cette demande a été rejetée par une décision rendue le 16 juin 2016, devenue également définitive à la suite du rejet de leurs recours.

16.      Le 18 février 2019, les requérants ont sollicité un autre titre de séjour, également prévu par le droit néerlandais, en faveur des enfants résidents de longue durée [« afsluitingsregeling langdurig verblijvende kinderen » (régime final relatif aux enfants en séjour de longue durée)] (6). Par un acte en date du 8 octobre 2019, le secrétaire d’État a rejeté leur demande et a constaté, d’une part, le caractère irrégulier de leur séjour et, d’autre part, la validité de la décision de retour adoptée à leur égard le 9 août 2012 (ci-après l’« acte litigieux »). Cet acte a été confirmé le 12 novembre 2020 à la suite du rejet de la réclamation introduite par les requérants.

17.      Les requérants ont introduit un recours contre ce rejet devant le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Roermond (tribunal de La Haye, siégeant à Ruremonde), qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [(7)], lu en combinaison avec l’article 4 [et] l’article 19, paragraphe 2, de la [Charte] et [avec] l’article 5 de la directive [2008/115], doit-il être interprété en ce sens que l’autorité judiciaire doit constater d’office la méconnaissance du principe de non-refoulement sur la base des éléments du dossier portés à sa connaissance et complétés ou précisés dans la procédure contradictoire dont elle est saisie ? L’étendue de cette obligation dépend-elle de la circonstance que la procédure contradictoire a été entamée par une demande de protection internationale et l’étendue de cette obligation est-elle donc différente si le risque de refoulement est apprécié dans le cadre d’une admission ou dans le cadre d’un retour ?

2)      L’article 5 de la directive [2008/115], lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 2, de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que, si une décision de retour est prise dans une procédure qui n’a pas été entamée par une demande de protection internationale, la question de savoir si le principe de non-refoulement s’oppose au retour doit s’apprécier avant l’adoption d’une décision de retour, et un risque de refoulement avéré s’oppose-t-il alors à l’adoption d’une décision de retour ou un risque de refoulement avéré constitue-t-il, dans cette situation, un obstacle à l’éloignement ?

3)      Une décision de retour reprend-elle vigueur lorsqu’[elle] a été suspendue par une nouvelle procédure qui n’a pas été entamée par une demande de protection internationale, ou l’article 5 de la directive [2008/115], lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 2, de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où le risque de refoulement n’a pas été apprécié dans la procédure qui aboutit à constater une nouvelle fois l’irrégularité du séjour, le risque de refoulement doit alors faire ensuite l’objet d’une appréciation actualisée et une nouvelle décision de retour doit alors être prise ? La réponse à cette question est-elle différente lorsqu’une décision de retour a été non pas suspendue, mais inexécutée par le ressortissant d’un pays tiers et par les autorités pendant une période de temps considérable ? »

18.      Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements néerlandais, allemand et suisse ainsi que par la Commission européenne. Le gouvernement néerlandais et la Commission, auxquels se sont ajoutés les requérants ainsi que le gouvernement danois, ont participé à l’audience qui s’est tenue le 21 mars 2024, au cours de laquelle ils ont également répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour.

IV.    Observation liminaire

19.      Avant de procéder à l’examen des questions préjudicielles, il me paraît utile de faire une observation liminaire relative à leur objet, leur recevabilité ainsi qu’à l’ordre dans lequel je les examinerai.

20.      Tout d’abord, je pense qu’il importe de répondre à la troisième question, qui concerne la phase administrative de la procédure de retour. En effet, la juridiction de renvoi s’interroge sur les effets qu’engendre l’introduction, par un ressortissant d’un pays tiers, d’une nouvelle demande de titre de séjour prévu par le droit national sur la procédure de retour antérieurement engagée à son égard et, notamment, sur l’existence d’une obligation de procéder à une évaluation actualisée des risques encourus en cas d’éloignement, à la charge de l’autorité nationale compétente.

21.      Ensuite, il y aura lieu de répondre à la première question qui concerne plus particulièrement la phase juridictionnelle de la procédure de retour et l’obligation incombant à l’autorité judiciaire de relever d’office l’éventuelle méconnaissance du principe de non-refoulement dans le cadre du contrôle de légalité dont elle est saisie. Si la juridiction de renvoi demande, dans ce contexte, à la Cour d’interpréter l’article 5 de la directive 2008/115, à la lumière de l’article 4 et de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, je propose d’examiner cette question au regard des dispositions énoncées à l’article 13 de cette directive, qui consacre le droit à une protection juridictionnelle effective lors de la mise en œuvre de cette procédure.

22.      Enfin, je pense qu’il n’y a pas lieu d’examiner la deuxième question préjudicielle dans la mesure où, au-delà du caractère confus de sa formulation, elle paraît n’avoir aucun rapport avec l’objet du litige au principal. En effet, la juridiction de renvoi demande à la Cour de préciser certaines modalités relatives au respect du principe de non-refoulement dans l’hypothèse où une décision de retour n’a pas encore été adoptée. Or, dans la présente affaire, il est constant que les requérants font l’objet d’une décision de retour, qui a été adoptée le 9 août 2012. Cette décision a acquis un caractère définitif. Le litige au principal porte donc sur le respect de ce principe dans le contexte non pas de l’adoption d’une décision de retour, mais plutôt de son exécution lors de la poursuite éventuelle d’une procédure de retour.

23.      Il découle de la jurisprudence de la Cour que cette question est dès lors irrecevable puisqu’elle invite la Cour à formuler une opinion consultative sur une question hypothétique, en méconnaissance de la mission impartie à celle-ci dans le cadre de la coopération juridictionnelle instituée par l’article 267 TFUE (8).

V.      Analyse

24.      Il convient de cerner l’objet de l’acte litigieux dont la légalité est contestée devant l’autorité judiciaire.

25.      L’acte litigieux est un acte hybride. Il relève tant du champ d’application du droit néerlandais en tant qu’il refuse aux requérants le bénéfice d’un titre de séjour prévu par ce droit, que du droit de l’Union, en tant qu’il implique la réactivation de la procédure de retour qui avait été initialement engagée à leur égard, en constatant la validité de la décision de retour adoptée le 9 août 2012 (9).

26.      Les questions adressées à la Cour concernent uniquement la légalité de l’exécution de cette décision en tant qu’elle constitue une décision de retour au sens de l’article 3, point 4, de la directive 2008/115 (10).

A.      Sur l’obligation de l’autorité nationale compétente de procéder à une évaluation actualisée des risques encourus en cas d’éloignement (troisième question préjudicielle)

27.      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si, dans une situation dans laquelle une autorité nationale compétente constate l’irrégularité du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à l’égard duquel a été adoptée une décision de retour antérieure, devenue définitive, l’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens que cette autorité est tenue de reprendre la procédure de retour au stade de l’exécution de cette décision ou si, au préalable, celle-ci est tenue de procéder à une évaluation actualisée des risques encourus par ce ressortissant en cas d’éloignement vers le pays de destination envisagé, compte tenu de la durée considérable pendant laquelle cette procédure a été suspendue.

28.      D’emblée, je relève que le droit de l’Union, notamment la directive 2008/115, ne contient pas de dispositions déterminant expressément les effets qui doivent s’attacher à l’introduction par un ressortissant d’un pays tiers d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national et à son rejet subséquent sur une décision de retour adoptée antérieurement à son égard.

29.      Si la Cour a dégagé certains principes dans l’arrêt du 15 février 2016, N. (11), cet arrêt a été rendu dans un contexte factuel différent. En effet, dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt, la procédure de retour engagée contre l’intéressé avait été interrompue en raison de l’introduction non pas d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national, mais d’une demande de protection internationale. Dans sa demande de décision préjudicielle, le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas) soulignait que, conformément à sa jurisprudence, l’introduction d’une telle demande avait pour effet de rendre caduque de plein droit toute décision de retour qui avait été adoptée précédemment dans le contexte de cette procédure. Or, la Cour a considéré au contraire que, lorsqu’une procédure ouverte au titre de la directive 2008/115, dans le cadre de laquelle une décision de retour a été adoptée, a été interrompue en raison de l’introduction d’une nouvelle demande de protection internationale, les États membres sont tenus, dès le rejet de cette demande, de reprendre cette procédure non à son début, mais au stade où elle a été interrompue (12). La Cour a fondé son appréciation sur les exigences d’efficacité imposées par le législateur de l’Union lors de la mise en œuvre d’une procédure de retour et notamment sur l’obligation incombant aux États membres de procéder à l’éloignement dans les meilleurs délais.

30.      Dans l’affaire en cause au principal, le secrétaire d’État semble avoir repris la procédure de retour précédemment engagée à l’égard des requérants non pas à son début, mais bien au stade où elle avait été interrompue, en constatant la validité de la décision de retour antérieure.

31.      Or, dans une telle situation, la mise en œuvre du principe dégagé dans l’arrêt du 15 février 2016, N. (13), si elle répond aux exigences d’efficacité énoncées notamment au considérant 4 de la directive 2008/115, ne permet pas d’assurer le respect du principe de non-refoulement.

32.      Premièrement, cela est lié à la nature du titre de séjour sollicité. Si, lors de l’examen d’une demande de protection internationale, l’autorité nationale compétente est tenue de respecter le principe de non-refoulement, conformément à l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2011/95/UE (14), en revanche, selon les indications de la juridiction de renvoi, il ne serait pas d’usage dans la pratique juridique néerlandaise de procéder d’office à une évaluation des risques encourus par une personne en cas d’éloignement à la suite du rejet d’une demande de titre de séjour prévu par le droit néerlandais.

33.      Deuxièmement, cela est lié à la durée de la suspension de la procédure de retour. En l’occurrence, si le secrétaire d’État a adopté la décision de retour à un moment où l’éloignement des requérants vers leur pays d’origine était licite au regard du principe de non-refoulement, il apparaît, au regard des indications du juge de renvoi, que cette procédure a été interrompue pendant sept années, soit une période de temps considérable, avant que soit repris le cours de ladite procédure à la suite du rejet de la dernière demande de titre de séjour. Il est évident qu’un tel écoulement du temps implique vraisemblablement des changements quant à la situation du ressortissant concerné et/ou des circonstances prévalant dans le pays de destination envisagé.

34.      Or, la directive 2008/115 vise à mettre en place une politique d’éloignement et de rapatriement qui soit non seulement efficace, mais également menée dans le respect intégral des droits fondamentaux ainsi que de la dignité des personnes concernées (15).

35.      Toute décision de retour adoptée sur le fondement de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2008/115 et exécutée sur le fondement de l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci doit respecter les droits garantis par la Charte, parmi lesquels figurent l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci (16). Ces derniers interdisent la torture ainsi que les peines et les traitements inhumains ou dégradants, de même que l’éloignement vers un État où il existe un risque sérieux qu’une personne soit soumise à de tels traitements (17). Selon la Cour, une telle prohibition consacre « l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres » et revêt un caractère absolu en tant qu’elle est étroitement liée au respect de la dignité humaine visée à l’article 1er de la Charte (18).

36.      Dans ce contexte, l’article 5 de la directive 2008/115 exige des États membres qu’ils respectent le principe de non-refoulement « à tous les stades de la procédure » (19), et ce jusqu’à l’éloignement (c’est-à-dire le transfert physique hors de l’État membre (20)) de la personne concernée. Conformément à la jurisprudence de la Cour, ces derniers doivent ainsi permettre aux personnes concernées de se prévaloir de tout changement de circonstances intervenu après l’adoption de la décision de retour, qui serait de nature à avoir une incidence significative sur l’appréciation de leur situation au regard de cette directive, notamment de son article 5 (21), l’article 9, paragraphe 1, sous a), de ladite directive exigeant qu’ils reportent l’éloignement « dans le cas où il se ferait en violation du principe de non-refoulement ».

37.      Dans une situation dans laquelle la procédure de retour a été suspendue pendant une période de temps considérable, il est indispensable que l’autorité nationale compétente procède, préalablement à la reprise de la procédure de retour, à une nouvelle évaluation des risques encourus par la personne concernée en cas d’éloignement, distincte de celle réalisée au moment de l’adoption de la décision de retour antérieure. En effet, une suspension de la procédure pendant une période aussi longue exclut que l’autorité nationale compétente puisse tirer une conclusion définitive quant aux risques encourus par cette personne dans le pays de destination envisagé, au risque de méconnaître le principe de non-refoulement (22). À défaut d’une telle évaluation, l’obligation de retour risquerait de ne plus satisfaire aux conditions de légalité requises par le droit de l’Union et d’être exécutée, alors qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé encourrait un risque réel d’être exposé à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas d’éloignement dans ce pays.

38.      Dans l’hypothèse où cette nouvelle évaluation confirmerait les conclusions auxquelles l’autorité nationale compétente était parvenue lors de l’adoption de la décision de retour antérieure, il lui appartient de reprendre la procédure de retour au stade où elle l’a interrompue et de procéder à l’exécution de l’obligation de retour.

39.      Dans l’hypothèse inverse, l’autorité nationale compétente serait tenue de reporter l’éloignement de l’intéressé vers le pays de destination envisagé conformément à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2008/115 (23). Néanmoins, rien ne s’oppose à ce qu’elle procède, conformément aux dispositions prévues par le droit national, au réexamen de la décision de retour antérieure ou adopte une nouvelle décision de retour, à condition de respecter les garanties matérielles et procédurales prévues par cette directive (24).

40.      Au regard de l’ensemble de ces éléments, j’estime que, dans une situation dans laquelle une autorité nationale compétente constate l’irrégularité du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à l’égard duquel a été adoptée une décision de retour antérieure, devenue définitive, l’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens que cette autorité est tenue, préalablement à la reprise de la procédure de retour, de déterminer si, compte tenu de la période de temps considérable pendant laquelle celle-ci a été suspendue, la situation de ce ressortissant n’a pas été modifiée de façon telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, en cas d’exécution de cette décision, celui-ci serait exposé à un risque de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants dans le pays de destination envisagé.

B.      Sur l’obligation de l’autorité judiciaire de relever d’office la violation du principe de non-refoulement (première question préjudicielle)

41.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si, dans une situation dans laquelle une juridiction est saisie du contrôle de légalité d’un acte par lequel l’autorité nationale compétente reprend le cours d’une procédure de retour suspendue pendant une période de temps considérable sans toutefois qu’elle ait procédé à une évaluation actualisée des risques encourus par le ressortissant d’un pays tiers en cas d’éloignement, l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 5 de cette directive ainsi qu’avec l’article 4, l’article 19, paragraphe 2, et l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que le juge national est tenu de relever d’office, dans le cadre de ce contrôle sur la base des éléments du dossier portés à sa connaissance et complétés ou précisés dans la procédure contradictoire dont il est saisi, la violation du principe de non-refoulement qui n’a pas été invoquée par ce ressortissant.

42.      Selon la juridiction de renvoi, il serait en effet inconcevable que l’autorité judiciaire reste muette si un risque de méconnaissance du principe de non-refoulement peut être imminent ou n’a pas été évalué et que les ressortissants de pays tiers, comme dans l’affaire au principal, ne se rendent pas compte de ce risque et ne l’invoquent pas à l’appui de leur demande de titre de séjour ou dans le cadre de leur contestation de la décision constatant l’irrégularité de leur séjour ou de la décision de retour (25).

43.      En outre, cette juridiction demande à la Cour de préciser si l’étendue de cette obligation diffère selon que la décision de retour est motivée par le rejet d’une demande de protection internationale ou par celui d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national.

1.      Sur l’existence de lobligation

44.      Le droit de l’Union ne requiert pas, en principe, du juge national qu’il examine d’office un moyen tiré de la violation de dispositions de l’Union lorsque l’examen de ce moyen l’obligerait à sortir des limites du litige tel que ce dernier a été circonscrit par les parties. Cette limitation du pouvoir du juge national se justifie par le principe selon lequel l’initiative d’un procès appartient aux parties. Par conséquent, selon une jurisprudence constante de la Cour, ce juge ne saurait agir d’office que dans des cas exceptionnels où l’intérêt public exige son intervention (26).

45.      S’agissant de la directive 2008/115, le devoir d’examen d’office du juge national a été reconnu par la Cour en ce qui concerne les conditions de légalité d’une mesure de rétention ordonnée lors de la mise en œuvre d’une procédure de retour. Dans son arrêt du 8 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Examen d’office de la rétention) (27) – auquel la juridiction de renvoi se réfère expressément –, la Cour a jugé que l’autorité judiciaire est tenue de prendre en considération l’ensemble des éléments, notamment factuels, portés à sa connaissance, tels que complétés ou éclairés dans le cadre de mesures procédurales qu’elle estimerait nécessaire d’adopter sur le fondement de son droit national, et, le cas échéant, de relever, sur la base de ces éléments, la méconnaissance d’une condition de légalité découlant du droit de l’Union, quand bien même cette méconnaissance n’aurait pas été soulevée par la personne concernée. À cette fin, la Cour s’est référée à l’importance du droit à la liberté garanti à l’article 6 de la Charte ainsi qu’à la gravité de l’ingérence dans ce droit que constitue la rétention et à l’exigence d’une protection juridictionnelle de niveau élevé (28). Elle a, en outre, distingué le contentieux relatif au placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers, encadré de façon stricte par le législateur de l’Union, du contentieux administratif dans lequel l’initiative et la délimitation du litige appartiennent aux parties (29).

46.      Je pense qu’un tel raisonnement peut être étendu à la situation dans laquelle le juge constate, au regard des éléments portés à sa connaissance, que l’exécution d’une décision de retour adoptée à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers méconnaît le principe de non-refoulement. En effet, pour des raisons similaires à celles que j’ai exposées dans mes conclusions prononcées dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt (30), la protection de ce principe requiert que le juge national puisse relever d’office le fait que l’autorité nationale compétente n’a pas procédé à une évaluation actualisée des risques encourus en cas d’éloignement vers le pays de destination envisagé dans la décision de retour.

47.      Aux points 35 et 36 des présentes conclusions, j’ai rappelé la nature et la portée du principe de non-refoulement dans le contexte de la mise en œuvre d’une procédure de retour. J’ai évoqué son caractère impératif et insisté sur son importance. J’ai également rappelé que les États membres sont tenus de garantir le respect de ce principe « à tous les stades de la procédure », c’est-à-dire, tant dans le cadre de la phase administrative de celle-ci, au cours de laquelle les décisions liées au retour sont adoptées, que dans le cadre de sa phase juridictionnelle, au cours de laquelle la légalité de ces décisions est examinée, la procédure de retour ne prenant fin qu’au moment de l’éloignement effectif de l’intéressé vers son pays d’origine, un pays de transit ou un autre pays.

48.      J’ajoute que, en vertu de l’article 47 de la Charte, les États membres doivent assurer une protection juridictionnelle effective des droits individuels dérivés de l’ordre juridique de l’Union (31). En ce qui concerne le contrôle de légalité des décisions liées au retour, l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115 exige des États membres qu’ils mettent à la disposition de l’intéressé une voie de recours effective devant une autorité judiciaire ou administrative compétente. Conformément à la jurisprudence de la Cour, les caractéristiques de cette voie de recours doivent être déterminées en conformité avec l’article 47 de la Charte et dans le respect du principe de non-refoulement garanti à l’article 18 et à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte (32). Ainsi, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, un recours doit nécessairement revêtir un effet suspensif lorsqu’il est exercé contre une décision de retour dont l’exécution est susceptible d’exposer le ressortissant d’un pays tiers en cause à un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, assurant ainsi, à l’égard de ce ressortissant, le respect des exigences de l’article 19, paragraphe 2, et de l’article 47 de la Charte (33).

49.      En outre, l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2008/115 prévoit que l’autorité judiciaire ou administrative devant laquelle est contestée la légalité d’une décision liée au retour dispose de la compétence pour procéder au réexamen de cette décision et pour reporter, le cas échéant, l’éloignement (34). Il s’agit d’une disposition impérative, comme le démontre l’emploi, dans sa version en langue anglaise, de l’expression « shall have the power » (et non « may have the power »).

50.      Les modalités procédurales ainsi définies à l’article 13, paragraphes 1 et 2, de la directive 2008/115 ont pour finalité de garantir qu’une personne à l’égard de laquelle une décision de retour a été adoptée ne soit pas éloignée vers le pays de destination envisagé, alors que les conditions de légalité énoncées à l’article 5 de cette directive, parmi lesquelles le respect du principe de non-refoulement, ne sont pas  ou plus satisfaites en raison de circonstances postérieures à l’adoption de cette décision.

51.      Or, la protection juridictionnelle requise par l’article 47 de la Charte ne serait ni effective ni complète si le juge national n’avait pas l’obligation de constater d’office la méconnaissance du principe de non-refoulement dès lors que les éléments mis à sa disposition tendraient à démontrer que la décision de retour reposerait sur une appréciation obsolète des risques et d’en tirer toutes les conséquences sur l’exécution de cette décision en exigeant de l’autorité nationale compétente qu’elle procède à une évaluation actualisée de ces derniers avant de la mettre en œuvre. À défaut, une limitation de son office pourrait avoir pour conséquence qu’une telle décision soit exécutée, alors que l’intéressé risquerait d’être soumis, dans le pays de destination envisagé, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants qui sont des actes prohibés d’une manière absolue par l’article 4 de la Charte.

52.      À cet égard, le gouvernement néerlandais a soutenu, dans ses observations, que l’autorité judiciaire devrait renvoyer l’intéressé auprès de l’autorité responsable de l’examen des demandes de protection internationale – à savoir l’« autorité responsable de la détermination », au sens de l’article 2, sous f), de la directive 2013/32/UE (35) – afin que celle-ci évalue les risques encourus en cas d’éloignement. Si le choix de l’autorité nationale compétente à cette fin relève de l’autonomie procédurale de chaque État membre et s’il est vrai, comme l’a relevé ce gouvernement, que l’autorité responsable de la détermination est pourvue de moyens appropriés et d’un personnel compétent en la matière, on ne saurait néanmoins exiger de l’intéressé qu’il introduise une demande de protection internationale pour garantir le plein respect du principe de non-refoulement consacré à l’article 5 de la directive 2008/115.

53.      En outre, je souligne qu’une telle démarche implique nécessairement que l’autorité judiciaire soit en mesure de constater la méconnaissance du principe de non-refoulement et soit capable d’apprécier, dans une large mesure, la nature et la gravité des traitements auxquels ce dernier risque d’être exposé dans le pays de destination envisagé avant de l’inviter à introduire une demande de protection internationale. En effet, si, comme l’a soutenu le gouvernement néerlandais lors de l’audience, une telle demande serait alors prioritaire (36), il n’en reste pas moins que, en l’occurrence, elle aboutirait à suspendre une nouvelle fois la procédure de retour engagée contre l’intéressé (37) et à allonger la période durant laquelle ce dernier se trouverait dans une situation intermédiaire, sur le territoire de l’État membre, sans droit ni titre de séjour.

54.      Au regard de l’ensemble de ces éléments, je considère que, dans une situation dans laquelle une juridiction est saisie du contrôle de légalité d’un acte par lequel l’autorité nationale compétente reprend le cours d’une procédure de retour suspendue pendant une période de temps considérable sans toutefois qu’elle ait procédé à une appréciation actualisée des risques encourus par le ressortissant d’un pays tiers en cas d’éloignement, l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 5 de cette directive ainsi qu’avec l’article 4, l’article 19, paragraphe 2, et l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que le juge national est tenu de relever d’office, dans le cadre de ce contrôle sur la base des éléments du dossier portés à sa connaissance et complétés ou précisés dans la procédure contradictoire dont il est saisi, la violation du principe de non-refoulement qui n’a pas été invoquée par ce ressortissant.

2.      Sur la portée de l’obligation

55.      La juridiction de renvoi demande à la Cour de préciser si l’étendue de l’obligation de relever d’office la violation du principe de non-refoulement diffère selon que la décision de retour est motivée par le rejet d’une demande de protection internationale ou par celui d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national. En effet, selon cette juridiction, l’autorité nationale compétente est tenue de respecter ce principe chaque fois qu’elle examine une demande de protection internationale, et ce conformément à l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2011/95, en revanche, il n’est pas d’usage dans la pratique juridique néerlandaise que cette autorité apprécie d’office le respect dudit principe préalablement au rejet d’une demande de titre de séjour fondé sur le droit néerlandais.

56.      Je pense que le rôle de l’autorité judiciaire, statuant sur la légalité d’une décision de retour adoptée à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers, et la portée de l’obligation lui incombant de relever d’office une violation du principe de non-refoulement ne devraient pas être différenciés selon la nature du titre de séjour sollicité et, en particulier, selon que cette décision est motivée par le rejet d’une demande de protection internationale ou par celui d’une demande de titre de séjour fondé sur le droit national.

57.      En effet, il ressort des termes mêmes de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte et, notamment de l’expression « [n]ul ne peut être éloigné », que la protection contre le refoulement s’applique pleinement à tous les ressortissants de pays tiers, quel que soit leur statut ou les motifs à l’origine de leur refoulement.

58.      En outre, la Cour a rappelé dans l’arrêt du 3 juin 2021, Westerwaldkreis (38), que le champ d’application de la directive 2008/115 est défini par référence à la seule situation de séjour irrégulier dans laquelle se trouve un ressortissant d’un pays tiers, indépendamment des motifs à l’origine de cette situation ou des mesures susceptibles d’être adoptées à l’égard de ce ressortissant (39). Il découle ainsi de l’article 6, paragraphe 6, de la directive 2008/115 et du point 60 de l’arrêt du 19 juin 2018, Gnandi (40), que, si la décision de retour peut être prise simultanément ou immédiatement après la décision de rejet d’une demande de protection internationale, il s’agit bien de deux décisions distinctes, toute décision de retour devant respecter les garanties procédurales énoncées au chapitre III de cette directive ainsi que les autres dispositions pertinentes du droit de l’Union et du droit national.

59.      L’arrêt du 6 juillet 2023, Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Réfugié ayant commis un crime grave) (41), en est une parfaite illustration. Dans cet arrêt, la Cour a en effet jugé que la révocation du statut de réfugié, en application de l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95, ne saurait être regardée comme impliquant une prise de position à l’égard de la question distincte de savoir si cette personne peut être éloignée vers son pays d’origine et que les conséquences, pour le ressortissant concerné d’un pays tiers, d’un éventuel retour de celui-ci dans son pays d’origine, ont vocation à être prises en considération non pas lors de l’adoption de la décision de révoquer le statut de réfugié, mais, le cas échéant, lorsque l’autorité compétente envisage d’adopter une décision de retour à l’égard dudit ressortissant d’un pays tiers (42).

60.      Il en découle que le principe de non-refoulement doit être respecté toutes les fois qu’un État membre constate l’irrégularité du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers sur son territoire national et adopte une décision de retour, et ce indépendamment de la nature des raisons à l’origine de l’adoption d’une décision de retour ou de la forme que revêt l’acte.

61.      Par conséquent, je pense que le rôle de l’autorité judiciaire, statuant sur la légalité de l’exécution d’une décision de retour adoptée à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers et la portée de l’obligation lui incombant de relever d’office la violation du principe de non-refoulement ne sauraient être différenciés selon que cette décision est motivée par le rejet d’une demande de protection internationale ou par celui d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national.

VI.    Conclusion

62.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Roermond (tribunal de La Haye, siégeant à Ruremonde, Pays-Bas) de la manière suivante :

1)      L’article 5 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

doit être interprété en ce sens que :

dans une situation dans laquelle une autorité nationale compétente constate l’irrégularité du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à l’égard duquel a été adoptée une décision de retour antérieure, devenue définitive, cette autorité est tenue, préalablement à la reprise de la procédure de retour, de déterminer si, compte tenu de la période de temps considérable pendant laquelle celle-ci a été suspendue, la situation de ce ressortissant n’a pas été modifiée de façon telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, en cas d’exécution de cette décision, celui-ci serait exposé à un risque de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants dans le pays de destination envisagé.

2)      L’article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 5 de cette directive ainsi qu’avec l’article 4, l’article 19, paragraphe 2, et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux,

doit être interprété en ce sens que :

dans une situation dans laquelle une juridiction est saisie du contrôle de légalité d’un acte par lequel l’autorité nationale compétente reprend le cours d’une procédure de retour suspendue pendant une période de temps considérable sans toutefois qu’elle ait procédé à une évaluation actualisée des risques encourus par le ressortissant d’un pays tiers en cas d’éloignement, le juge national est tenu de relever d’office, dans le cadre de ce contrôle sur la base des éléments du dossier portés à sa connaissance et complétés ou précisés dans la procédure contradictoire dont il est saisi, la violation du principe de non-refoulement qui n’a pas été invoquée par ce ressortissant.

Le rôle de l’autorité judiciaire, statuant sur la légalité de l’exécution d’une décision de retour adoptée à l’égard d’un ressortissant d’un pays tiers et la portée de l’obligation lui incombant de relever d’office la violation du principe de non-refoulement ne sauraient être différenciés selon que cette décision est motivée par le rejet d’une demande de protection internationale ou par celui d’une demande de titre de séjour prévu par le droit national.


1      Langue originale : le français.


i      Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.


2      Signée à Rome le 4 novembre 1950.


3      Dialogue entre juges, actes du séminaire du 27 janvier 2017 sur « Le non-refoulement comme principe du droit international et le rôle des tribunaux dans sa mise en œuvre », organisé par la Cour européenne des droits de l’homme, p. 17 à 21, en particulier p. 17.


4      JO 2008, L 348, p. 98.


5      Stb. 1992, no 315.


6      Dans ses observations, le gouvernement néerlandais a indiqué que, en application de ce régime national (également dénommé le « kinderpardon », c’est-à-dire un régime d’indulgence en faveur des enfants), les enfants qui séjournent depuis longtemps aux Pays‑Bas (et leurs proches) peuvent, sous certaines conditions, prétendre au bénéfice d’un titre de séjour fondé sur le droit néerlandais.


7      Ci-après la « Charte ».


8      Voir arrêt du 22 février 2022, Stichting Rookpreventie Jeugd e.a. (C‑160/20, EU:C:2022:101, point 84 et jurisprudence citée).


9      Je rappelle que, si l’article 12 de la directive 2008/115 réglemente le contenu d’une décision de retour, les États membres jouissent en revanche d’un large pouvoir d’appréciation concernant la forme sous laquelle une décision de retour peut être adoptée (décision ou acte, de nature administrative ou judiciaire), jointe ou non à une décision d’éloignement [voir, à cet égard, manuel sur le retour qui se trouve en annexe de la recommandation (UE) 2017/2338 de la Commission, du 16 novembre 2017, établissant un « manuel sur le retour » commun devant être utilisé par les autorités compétentes des États membres lorsqu’elles exécutent des tâches liées au retour (JO 2017, L 339, p. 83), point 1.4, intitulé « Décision de retour »].


10      En vertu de cette disposition, une « décision de retour » s’entend d’une décision ou d’un acte de nature administrative ou judiciaire déclarant illégal le séjour d’un ressortissant d’un pays tiers et imposant ou énonçant une obligation de retour. Conformément à l’article 3, point 3, de la même directive, cette obligation de retour impose à la personne concernée de rentrer soit dans son pays d’origine, soit dans un pays de transit, soit dans un autre pays tiers dans lequel elle décide de retourner volontairement et sur le territoire duquel elle sera admise.


11      C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84.


12      Voir arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, points 75 et 76, ainsi que jurisprudence citée).


13      C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84.


14      Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9).


15      Voir considérant 24 de la directive 2008/115, ainsi que arrêt du 20 octobre 2022, Centre public d’action sociale de Liège (Retrait ou suspension d’une décision de retour) (C‑825/21, EU:C:2022:810, point 49 et jurisprudence citée).


16      Voir considérant 24 de la directive 2008/115.


17      Voir, en ce sens, arrêt du 11 mars 2021, État belge (Retour du parent d’un mineur) (C‑112/20, EU:C:2021:197, point 35). Voir, également, arrêt du 29 février 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Confiance mutuelle en cas de transfert) (C‑392/22, EU:C:2024:195, point 53 et jurisprudence citée)


18      Voir arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru (C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, points 85 et 87).


19      Voir, notamment, arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique) (C‑69/21, EU:C:2022:913, point 55).


20      Voir article 3, point 5, de la directive 2008/115.


21      Voir arrêt du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, point 64).


22      L’évolution de la situation des femmes en Afghanistan ou bien des personnes enregistrées auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) démontre avec évidence que l’écoulement du temps peut impliquer des changements de circonstances susceptibles de rendre (parfaitement) obsolète l’appréciation des risques que l’autorité nationale compétente a pu précédemment mener.


23      Voir manuel cité à la note en bas de page 9 des présentes conclusions, point 9, intitulé « Report de l’éloignement ».


24      Selon la jurisprudence de la Cour, si l’autorité nationale compétente constate que le ressortissant d’un pays tiers concerné peut être éloigné, dans le respect du principe de non-refoulement, vers un pays autre que le pays de destination visé dans la décision de retour antérieure, elle doit adopter une nouvelle décision de retour. Dans l’arrêt du 14 mai 2020, Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság (C‑924/19 PPU et C‑925/19 PPU, EU:C:2020:367), la Cour a en effet jugé que, en modifiant le pays de destination visé dans la décision de retour antérieure, l’autorité nationale compétente procède à une modification substantielle de cette décision et doit être considérée comme ayant adopté une nouvelle décision de retour au sens de l’article 3, point 4, de la directive 2008/115, contre laquelle le ressortissant concerné d’un pays tiers doit disposer d’une voie de recours effective, au sens de l’article 13, paragraphe 1, de cette directive (points 116, 120 et 123).


25      Cette interrogation du juge de renvoi s’inscrit dans la lignée du renvoi préjudiciel introduit dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Personnes s’identifiant aux valeurs de l’Union) (C-646/21), actuellement pendante, qui concerne la mesure dans laquelle de jeunes femmes, ressortissantes de pays tiers, ayant acquis un mode de vie occidental au cours de leur séjour sur le territoire d’un État membre peuvent bénéficier d’une protection internationale au motif qu’elles seraient exposées, en cas de retour dans leur pays d’origine, à des risques de persécutions ou d’atteintes graves au sens des articles 9 et 15 de la directive 2011/95. Ce renvoi préjudiciel, relatif à la situation de jeunes femmes irakiennes, a été introduit après que le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s-Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à Bois‑le‑Duc, Pays-Bas) a retiré une demande en substance identique dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (C-456/21), relative, quant à elle, à de jeunes femmes afghanes.


26      Il ressort ainsi de la jurisprudence de la Cour que le juge national est tenu d’examiner d’office le respect de certaines dispositions du droit de l’Union en matière de protection des consommateurs lorsque, en l’absence d’un tel examen, l’objectif de protection effective des consommateurs ne pourrait être atteint [voir arrêt du 14 septembre 2023, Tuk Tuk Travel (C‑83/22, EU:C:2023:664, points 45 à 47 et jurisprudence citée)].


27      C‑704/20 et C‑39/21, EU:C:2022:858.


28      Voir arrêt du 8 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Examen d’office de la rétention) (C‑704/20 et C‑39/21, EU:C:2022:858, point 88).


29      Voir arrêt du 8 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Examen d’office de la rétention) (C‑704/20 et C‑39/21, EU:C:2022:858, point 92).


30      Voir mes conclusions dans les affaires jointes Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Examen d’office de la rétention) (C‑704/20 et C‑39/21, EU:C:2022:489).


31      Voir arrêt du 8 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Examen d’office de la rétention) (C‑704/20 et C‑39/21, EU:C:2022:858, point 81 et jurisprudence citée).


32      Voir arrêts du 18 décembre 2014, Abdida (C‑562/13, EU:C:2014:2453, points 45 et 46) ; du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, points 52 et 53), et du 30 septembre 2020, CPAS de Liège (C‑233/19, EU:C:2020:757, point 45).


33      Voir arrêt du 30 septembre 2020, CPAS de Liège (C‑233/19, EU:C:2020:757, point 46 et jurisprudence citée).


34      Dans la pratique juridique, le réexamen d’une décision devenue définitive permet de modifier cette décision au regard de faits nouveaux et substantiels ou d’un changement de circonstances.


35      Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60).


36      La directive 2013/32 prévoit à son considérant 19 que, « [a]fin de raccourcir la durée globale de la procédure dans certains cas, les États membres devraient avoir la flexibilité, conformément à leurs besoins nationaux, d’accorder la priorité à une demande en l’examinant avant d’autres demandes présentées préalablement, sans déroger aux délais de procédures, principes et garanties normalement applicables ».


37      Dans l’arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, points 75 et 76), la Cour a jugé que l’introduction d’une demande de protection internationale par un ressortissant d’un pays tiers faisant déjà l’objet d’une procédure de retour aurait pour effet non pas de rendre caduque de plein droit toute décision de retour antérieure, mais de suspendre la procédure de retour avant que celle-ci soit éventuellement reprise au stade où elle a été interrompue.


38      C‑546/19, EU:C:2021:432.


39      Voir arrêt du 3 juin 2021, Westerwaldkreis (C‑546/19, EU:C:2021:432, point 45).


40      C‑181/16, EU:C:2018:465.


41      C‑663/21, EU:C:2023:540.


42      Voir points 41 et 42 dudit arrêt.