Language of document : ECLI:EU:T:2011:69

Affaires T-117/07 et T-121/07

Areva e.a.

contre

Commission européenne

« Concurrence — Ententes — Marché des projets d’appareillages de commutation à isolation gazeuse — Décision constatant une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord EEE — Droits de la défense — Obligation de motivation — Imputabilité du comportement infractionnel — Durée de l’infraction — Amendes — Responsabilité solidaire pour le paiement de l’amende — Circonstances aggravantes — Rôle de meneur — Circonstances atténuantes — Coopération »

Sommaire de l'arrêt

1.      Concurrence — Règles communautaires — Entreprise — Notion — Unité économique

(Art. 81, § 1, CE)

2.      Concurrence — Règles communautaires — Infractions — Imputation — Personne juridique responsable de l'exploitation de l'entreprise lors de l'infraction — Exceptions

(Art. 81, § 1, CE)

3.      Concurrence — Règles communautaires — Infraction commise par une filiale — Imputation à la société mère eu égard aux liens économiques et juridiques les unissant

(Art. 81, § 1, CE)

4.      Actes des institutions — Motivation — Obligation — Portée — Moyen tiré du défaut ou de l'insuffisance de la motivation — Moyen tiré de l'inexactitude de la motivation — Distinction

(Art. 253 CE)

5.      Droit communautaire — Principes généraux du droit — Non-rétroactivité des dispositions pénales — Domaine d'application — Concurrence

(Règlements du Conseil nº 17, art. 15, § 4, et nº 1/2003, art. 23, § 5)

6.      Concurrence — Ententes — Accords entre entreprises — Preuve de la durée de l'infraction à la charge de la Commission

(Art. 81, § 1, CE; règlements du Conseil nº 17, art. 15 § 2, et nº 1/2003, art. 23, § 3)

7.      Concurrence — Procédure administrative — Prescription en matière de poursuites — Point de départ

(Art. 81 CE; accord EEE, art. 53; règlement du Conseil nº 1/2003, art. 25)

8.      Actes des institutions — Motivation — Obligation — Portée

(Art. 253 CE)

9.      Concurrence — Amendes — Responsabilité solidaire pour le paiement — Conditions

(Art. 81, § 1, CE; accord EEE, art. 53)

10.    Concurrence — Amendes — Responsabilité solidaire pour le paiement — Portée

(Art. 81, § 1, CE; accord EEE, art. 53)

11.    Concurrence — Amendes — Responsabilité solidaire pour le paiement — Possibilité pour chacun des débiteurs d'introduire un recours en annulation contre une telle décision

(Art. 81, § 1, CE; accord EEE, art. 53)

12.    Concurrence — Règles communautaires — Infractions — Imputation — Principe d'individualisation des peines — Portée

(Art. 81, § 1 CE)

13.    Droit communautaire — Principes — Droit à une protection juridictionnelle effective — Consécration par la convention européenne des droits de l'homme et réaffirmation par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne

(Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, art. 47)

14.    Concurrence — Principes — Décision de la Commission constatant une infraction — Contrôle juridictionnel effectif des décisions de la Commission — Juridiction indépendante et impartiale — Compétence de pleine juridiction

(Art. 81 CE, 229 CE et 230 CE; règlements du Conseil nº 17, art. 17, et nº 1/2003, art. 31)

15.    Concurrence — Règles communautaires — Caractère d'ordre public

(Art. 81 CE; accord EEE, art. 53)

16.    Concurrence — Procédure administrative — Décision constatant une infraction et infligeant une amende — Obligation de respecter le principe des compétences d'attribution

(Art. 5 CE et 81 CE; accord EEE, art. 53; règlements du Conseil nº 17, art. 15, § 2, et nº 1/2003, art. 7, § 1, et 23, § 2)

17.    Concurrence — Procédure administrative — Respect des droits de la défense — Communication des griefs — Caractère provisoire — Abandon des griefs se révélant non fondés à l'égard de certaines sociétés entrainant une détérioration de la position de la société maintenue comme destinataire de la décision attaquée — Admissibilité au vu de l'exercice par la société de son droit d'être entendue

(Règlements du Conseil nº 17, art. 19, § 1, et nº 1/2003, art. 27, § 1)

18.    Concurrence — Amendes — Montant — Détermination — Critères — Gravité de l'infraction — Circonstances aggravantes — Rôle de meneur ou d'incitateur de l'infraction — Notion

(Règlements du Conseil nº 17, art. 15, § 2, et nº 1/2003, art. 23, § 2; communication de la Commission 98/C 9/03, points 2 et 3)

19.    Concurrence — Amendes — Montant — Détermination — Critères — Gravité de l'infraction — Circonstances aggravantes — Rôle de meneur de l'infraction — Rôle joué successivement par différentes entreprises et les sociétés les dirigeant

(Règlements du Conseil nº 17, art. 15, § 2, et nº 1/2003, art. 23, § 2; communication de la Commission 98/C 9/03, point 2)

20.    Concurrence — Amendes — Montant — Pouvoir d'appréciation de la Commission — Contrôle juridictionnel — Compétence de pleine juridiction

(Art. 229 CE; règlements du Conseil nº 17, art. 17, et nº 1/2003, art. 31)

21.    Concurrence — Amendes — Montant — Détermination — Critères — Prise en compte du chiffre d'affaires mondial réalisé pendant la dernière année complète de l'infraction et afférent aux produits et services visés par celle-ci

(Règlements du Conseil nº 17, art. 15, § 2, et nº 1/2003, art. 23, § 2; communication de la Commission 98/C 9/03, point 1 A)

1.      En droit de la concurrence, la notion d’entreprise doit être comprise comme désignant une unité économique du point de vue de l’objet de l’infraction en cause. En interdisant aux entreprises, notamment, de conclure des accords ou de participer à des pratiques concertées susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et ayant pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, l’article 81, paragraphe 1, CE s’adresse à des entités économiques consistant, chacune, en une organisation unitaire d’éléments personnels, matériels et immatériels poursuivant de façon durable un but économique déterminé et pouvant concourir à la commission d’une infraction visée par ces dispositions.

(cf. point 63)

2.      En matière de concurrence, conformément au principe de la responsabilité personnelle, selon lequel une personne ne peut être rendue responsable que de ses propres actes, il incombe, en principe, à la personne qui dirigeait l’entreprise au moment où celle-ci a participé à l’infraction de répondre de cette dernière, même si, au jour de l’adoption de la décision constatant l’infraction, ladite entreprise se trouve placée sous la responsabilité ou la direction d’une autre personne.

Dans certaines circonstances exceptionnelles, la jurisprudence admet qu’il puisse être dérogé au principe de la responsabilité personnelle en application du critère de la continuité économique, en vertu duquel une infraction aux règles de la concurrence peut être imputée au successeur économique d’une personne morale qui en est l’auteur, même lorsque cette dernière n’a pas cessé d’exister à la date d’adoption de la décision constatant ladite infraction, afin que l’effet utile de ces règles ne soit pas compromis du fait des changements apportés, notamment, à la forme juridique des sociétés concernées.

La Commission est fondée à ne pas faire jouer le critère dit « de la continuité économique » et à tenir pour personnellement responsable de la participation d'une entreprise à l'infraction la société mère qui a dirigé directement cette entreprise avant de la transférer à des filiales exclusives ou quasi exclusives, jusqu'à la date à laquelle lesdites filiales et ladite entreprise ont finalement été cédées à un autre groupe.

(cf. points 65-66, 72, 78)

3.      En matière de concurrence, il incombe, en principe, à la Commission de démontrer que la société mère a effectivement exercé une influence déterminante sur le comportement de sa filiale sur le marché, et ce sur la base d’un ensemble d’éléments factuels dont, en particulier, l’éventuel pouvoir de direction exercé par la société mère sur sa filiale. Cependant, la Commission peut raisonnablement présumer qu’une filiale dont le capital est détenu à 100 % par sa société mère applique, pour l’essentiel, les instructions qui lui sont données par celle-ci et que cette présomption de responsabilité implique que la Commission n’est pas tenue de vérifier si la société mère a effectivement exercé ce pouvoir de direction sur sa filiale. Lorsque, dans la communication des griefs, la Commission indique son intention de tenir une société mère pour personnellement responsable d’une infraction imputable à sa filiale en invoquant la présomption de responsabilité découlant de la détention de l’intégralité du capital de la filiale par sa société mère, il appartient à la société mère qui entend contester la responsabilité qui lui incombe de produire au cours de la procédure administrative ou, au plus tard, devant le juge de l’Union des éléments suffisamment probants pour renverser la présomption en démontrant que, malgré la détention de l’intégralité de son capital par sa société mère, la filiale déterminait de façon réellement autonome sa ligne d’action sur le marché.

La Commission doit être en mesure de tenir compte, dans la décision constatant une infraction, des réponses des entreprises en cause à la communication des griefs. À cet égard, elle doit pouvoir non seulement accepter ou rejeter les arguments des entreprises en cause, mais aussi procéder à sa propre analyse des faits avancés par celles-ci soit pour abandonner des griefs qui se seraient révélés non fondés, soit pour aménager ou compléter, tant en fait qu’en droit, son argumentation à l’appui des griefs qu’elle maintient. Tel est le cas lorsque la décision de la Commission s'appuie non seulement sur la présomption de responsabilité découlant de la détention de l’intégralité du capital des filiales par leur société mère, mais également sur des éléments factuels produits au cours de la procédure administrative et démontrant que :

- au sein du groupe, l’organisation opérationnelle primait sur la structure juridique et les activités des projets incriminés étaient dirigées, au plus haut niveau, par la société mère et ses prédécesseurs,

- six membres du conseil d’administration des sociétés filiales avaient été, de façon simultanée ou consécutive, membres du conseil d’administration des sociétés faîtières du groupe, avant leur cession ultérieure à un nouveau groupe,

- la nomination par la société mère d’un nouveau membre au sein du conseil d’administration de ses filiales actives dans le secteur en cause étaye la conclusion selon laquelle une influence déterminante avait été exercée par la première sur les secondes et

- s’agissant des opérations de restructuration intragroupe, le changement de nom commercial des filiales actives dans le secteur en cause, intervenu immédiatement après la cession intergroupes, atteste leur intégration dans le groupe.

De même, la Commission est fondée à considérer que la délégation de fonctions d’ordre commercial ne pouvait pas libérer la société mère de ses responsabilités, dès lors que celle-ci admet elle-même que, à l’époque de l’infraction, elle devait approuver tout projet d’offre pour les projets incriminés dépassant un certain seuil ou comportant certains risques substantiels pour le groupe.

(cf. points 86-87, 91, 97, 116, 144)

4.      En ce qui concerne l’obligation de motivation qui incombe à la Commission, notamment lorsqu’elle adopte une décision constatant une infraction aux règles de la concurrence, le grief tiré du défaut ou de l’insuffisance de la motivation doit être distingué de celui pris de l’inexactitude des motifs de la décision, en raison d’une erreur sur les faits ou dans l’appréciation juridique. Ce dernier aspect relève de l’examen de la légalité au fond de la décision et non de la violation des formes substantielles et ne peut donc constituer une violation de l’article 253 CE.

(cf. point 88)

5.      Le principe de non-rétroactivité des dispositions pénales est un principe commun à tous les ordres juridiques des États membres, consacré également par l’article 7 de la convention européenne des droits de l’homme, et fait partie intégrante des principes généraux du droit dont le juge de l’Union assure le respect. Même s’il ressort de l’article 15, paragraphe 4, du règlement nº 17 et de l’article 23, paragraphe 5, du règlement nº 1/2003 que les décisions de la Commission infligeant des amendes pour violation du droit de la concurrence n’ont pas un caractère pénal, il n’en reste pas moins que la Commission est tenue de respecter les principes généraux du droit de l’Union, et notamment celui de non-rétroactivité, dans toute procédure administrative susceptible d’aboutir à des sanctions en application du droit de la concurrence.

Ce respect exige que les règles d’imputation à des personnes, physiques ou morales, des infractions au droit de la concurrence correspondent à celles qui étaient fixées à l’époque à laquelle l’infraction a été commise. Lorsque plusieurs personnes peuvent être tenues pour personnellement responsables de la participation à une infraction d’une seule et même entreprise, au sens du droit de la concurrence, elles doivent être considérées comme étant solidairement responsables de ladite infraction. En outre, peuvent être tenues pour personnellement et solidairement responsables de la participation d’une seule et même entreprise à une infraction la personne sous la responsabilité ou la direction de laquelle l’entreprise était directement placée au moment où l’infraction a été commise et la personne qui, parce qu’elle exerçait effectivement un pouvoir de contrôle sur la première et déterminait son comportement sur le marché, dirigeait indirectement cette même entreprise au moment où l’infraction a été commise.

(cf. points 131-134)

6.      S’agissant de la durée d’une infraction aux règles de la concurrence, le principe de sécurité juridique impose que, en l’absence d’éléments de preuve susceptibles d’établir directement celle-ci, la Commission invoque, au moins, des éléments de preuve qui se rapportent à des faits suffisamment rapprochés dans le temps, de façon qu’il puisse être raisonnablement admis que cette infraction s’est poursuivie de façon ininterrompue entre deux dates précises. S’agissant des moyens de preuve, il est usuel que les activités que des pratiques et des accords anticoncurrentiels comportent se déroulent de manière clandestine, que les réunions se tiennent secrètement, le plus souvent dans un pays tiers, et que la documentation qui y est afférente soit réduite au minimum. Même si la Commission découvre des pièces attestant de manière explicite une prise de contact illégitime entre des opérateurs, telles que les comptes rendus d’une réunion, celles-ci ne seront normalement que fragmentaires et éparses, de sorte qu’il se révèle souvent nécessaire de reconstituer certains détails par des déductions. Dans la plupart des cas, l’existence d’une pratique ou d’un accord anticoncurrentiel doit être inférée d’un certain nombre de coïncidences et d’indices qui, considérés ensemble, peuvent constituer, en l’absence d’une autre explication cohérente, la preuve d’une violation du droit de la concurrence. Dans le cadre d’une infraction s’étendant sur plusieurs années, le fait que les manifestations de l’entente interviennent à des périodes différentes, pouvant être séparées par des laps de temps plus ou moins longs, demeure sans incidence sur l’existence de cette entente, pour autant que les différentes actions qui font partie de cette infraction poursuivent une seule finalité et s’inscrivent dans le cadre d’une infraction à caractère unique et continu.

Il s'ensuit que, dans la mesure où, pris dans leur ensemble, des accords contraires aux règles de concurrence avaient vocation à produire des effets entre la date d’entrée en vigueur de l’un d'entre eux et celle de fin de validité d'un autre, la Commission a pu considérer à bon droit ces accords comme constituant un indice de ce que l’infraction s’est poursuivie, de manière ininterrompue, pendant toute la période concernée. Ainsi, les preuves de manifestations répétées de l'entente, ainsi que le faisceau d’indices, réunis par la Commission, de ce que les activités auxquelles l’entreprise concernée a participé dans le cadre de l’entente se sont poursuivies pendant toute la période concernée doivent être regardées comme une preuve suffisante de ce que l’entente s’est poursuivie de manière ininterrompue entre les dates retenues par la décision de la Commission.

(cf. points 164-166, 176-177)

7.      En vertu de l’article 25 du règlement nº 1/2003, le pouvoir de la Commission d’infliger une sanction en raison d’une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord sur l'Espace économique européen se prescrit par cinq ans. La prescription court à compter du jour où l’infraction a été commise. Toutefois, pour les infractions continues ou répétées, la prescription ne court qu’à compter du jour où l’infraction a pris fin.

(cf. point 188)

8.      Il ne peut être reproché à la Commission de ne pas avoir spécialement motivé la décision d'infliger une amende à payer solidairement par deux sociétés, en cas d'infraction aux règles de la concurrence, au regard du fait que celles-ci ne formaient plus une entité économique unique au jour de l’adoption de cette décision, dès lors que, à son avis, cette circonstance n'y faisait pas obstacle. En effet, la Commission n’est pas tenue d’inclure, dans sa décision, une motivation précise quant à un certain nombre d’aspects qui lui semblent manifestement hors de propos, dépourvus de signification ou clairement secondaires pour son appréciation.

(cf. point 200)

9.      La solidarité pour le paiement des amendes dues en raison d’une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord sur l'Espace économique européen (EEE) est un effet juridique qui découle, de plein droit, des dispositions matérielles de ces articles.

La solidarité pour le paiement d’une amende due en raison de la participation d’une entreprise à une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord EEE résulte de ce que chacune des personnes concernées peut être tenue pour personnellement responsable de la participation de l’entreprise à l’infraction. L’unité du comportement de l’entreprise sur le marché justifie, aux fins de l’application du droit de la concurrence, que les sociétés ou, plus généralement, les sujets de droit qui peuvent en être tenus pour personnellement responsables soient obligés solidairement. La solidarité pour le paiement des amendes infligées en raison d’une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord EEE, en ce qu’elle concourt à garantir le recouvrement effectif desdites amendes, participe à l’objectif de dissuasion qui est généralement poursuivi par le droit de la concurrence, et ce dans le respect du principe ne bis in idem, principe fondamental du droit de l’Union, également consacré par l’article 4 du protocole nº 7 de la convention européenne des droits de l'homme, qui interdit, pour une même infraction au droit de la concurrence, de sanctionner plus d’une fois un même comportement d’entreprise sur le marché à travers les sujets de droit qui peuvent en être tenus pour personnellement responsables.

Le fait que les responsabilités personnelles encourues par plusieurs sociétés en raison de la participation d’une même entreprise à une infraction ne sont pas identiques ne fait pas obstacle à ce qu’elles se voient infliger une amende à payer solidairement, dès lors que la solidarité pour le paiement de l’amende ne couvre que la période d’infraction durant laquelle celles-ci formaient une unité économique et constituaient donc une entreprise, au sens du droit de la concurrence.

(cf. points 204-206)

10.    Pour autant que le moyen tiré d’une violation du principe de sécurité juridique peut être interprété comme une exception d’illégalité dirigée contre les règles en matière de solidarité pour le paiement des amendes en cas d'infraction aux règles de la concurrence, au motif que ces règles seraient source d’incertitude quant au paiement de l’amende, à la détermination du débiteur de l’obligation de paiement et à la situation juridique des codébiteurs solidaires, ledit moyen implique de se prononcer sur la légalité même du régime de la solidarité pour le paiement des amendes en droit de la concurrence et de vérifier si les droits et obligations qui en découlent peuvent être connus avec suffisamment de précision par les sociétés sanctionnées.

À cet égard, de même que la notion d'« entreprise », au sens du droit de la concurrence, dont elle n'est qu'un effet de plein droit, la notion de « solidarité pour le paiement des amendes » est une notion autonome qu'il faut interpréter en se référant aux objectifs et au système du droit de la concurrence, dont elle participe, et, le cas échéant, aux principes généraux qui se dégagent de l'ensemble des systèmes de droit nationaux. Faute d’indication contraire dans la décision par laquelle la Commission inflige une amende, à payer solidairement, à plusieurs sociétés en raison du comportement infractionnel d’une entreprise, celle-ci leur impute, à responsabilité égale, ledit comportement. En outre, les sociétés condamnées à payer solidairement une amende sont tenues au paiement d’une amende unique, dont le montant est calculé par référence au chiffre d’affaires de l’entreprise en cause.

Il en résulte que chaque société est tenue au paiement de la totalité du montant de l’amende à l’égard de la Commission et que le paiement effectué par l’une d’elles les libère toutes vis-à-vis de la Commission. Les sociétés qui se voient infliger une amende à payer solidairement et qui encourent, sauf indication contraire dans la décision qui inflige l’amende, une égale responsabilité dans la commission de l’infraction, doivent, en principe, contribuer à parts égales au paiement de l’amende infligée en raison de cette infraction. Par conséquent, la société qui, après avoir été éventuellement mise en cause par la Commission, paye l’intégralité du montant de l’amende peut, sur le fondement même de la décision de la Commission, agir en répétition contre ses codébiteurs solidaires, chacun pour sa quote-part. Ainsi, si la décision dans laquelle plusieurs sociétés se voient infliger une amende à payer solidairement ne permet pas de déterminer, a priori, laquelle de ces sociétés sera effectivement appelée à payer le montant de l’amende à la Commission, elle ne fait pas obstacle à ce que chacune de ces sociétés puisse connaître, sans ambiguïté, la quote-part du montant de l’amende qui lui revient en propre et agir contre ses codébiteurs solidaires en répétition des sommes qu’elle aurait payées au-delà de cette quote-part.

(cf. points 213, 215)

11.    La solidarité pour le paiement des amendes en droit de la concurrence ne fait pas obstacle au droit, pour chacune des sociétés sanctionnées, d’introduire un recours en annulation de la décision par laquelle la Commission leur a infligé une amende à payer solidairement.

(cf. point 217)

12.    Le principe d’individualité des peines et des sanctions, qui est applicable dans toute procédure administrative susceptible d’aboutir à des sanctions en vertu du droit de la concurrence, impose qu’une personne ne soit sanctionnée que pour les faits qui lui sont individuellement reprochés. Tel est le cas lorsque deux sociétés ont été sanctionnées, en raison de la participation d'une entreprise à une infraction, pour des faits qui leur ont été individuellement reprochés par la Commission, en raison de la responsabilité qui leur incombe en tant que dirigeantes, directes ou indirectes, de cette entreprise.

(cf. points 219-220)

13.    L’exigence d’un contrôle juridictionnel constitue un principe général de droit de l’Union, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a également été consacré dans les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l'homme. Le droit à un recours effectif a, en outre, été réaffirmé par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

(cf. point 224)

14.    L’exigence d’un contrôle juridictionnel effectif s’applique, notamment, à toute décision de la Commission constatant et réprimant une infraction au droit de la concurrence. Conformément à l’article 17 du règlement nº 17 et à l’article 31 du règlement nº 1/2003, le Tribunal statue avec compétence de pleine juridiction au sens de l’article 229 CE sur les recours intentés contre les décisions par lesquelles la Commission fixe une amende et il peut supprimer, réduire ou majorer l’amende infligée.

Dans le cadre des recours fondés sur l’article 230 CE, le contrôle de la légalité d’une décision de la Commission imputant une infraction au droit de la concurrence à des personnes physiques ou morales et leur infligeant, à ce titre, une amende doit être considéré comme un contrôle juridictionnel effectif de cette décision. L’intensité du contrôle exercé par le juge de l’Union et, partant, le caractère effectif des recours intentés contre les décisions par lesquelles la Commission constate une infraction aux règles de concurrence et fixe une amende sont encore renforcés par la compétence de pleine juridiction conférée au Tribunal en cette matière. Au-delà du simple contrôle de la légalité, qui ne permet que de rejeter le recours en annulation ou d’annuler l’acte attaqué, la compétence de pleine juridiction dont il dispose habilite le juge de l’Union à réformer l’acte attaqué, même en l’absence d’annulation, en tenant compte de toutes les circonstances de faits, afin de modifier, par exemple, le montant de l’amende infligée.

(cf. points 225-227)

15.    L’article 81 CE et, par analogie, l’article 53 de l’accord sur l'Espace économique européen (EEE) constituent des dispositions d’ordre public, indispensables à l’accomplissement des missions confiées à la Communauté européenne et à l’EEE, de sorte que la responsabilité et la sanction encourues par les sociétés en cas de violation de ces dispositions ne peuvent être laissées à la libre disposition de ces dernières.

(cf. point 229)

16.    En vertu de l’article 5 CE, la Communauté européenne agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le traité. Elle ne dispose ainsi que de compétences d’attribution.

Lorsque la Commission ouvre une procédure en vue de l’adoption d’une décision de constatation d’une infraction à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord sur l'Espace économique européen, elle a seule compétence, en vertu de l’article 15, paragraphe 2, du règlement nº 17 ou de l’article 7, paragraphe 1, et de l’article 23, paragraphe 2, du règlement nº 1/2003, pour constater cette infraction et infliger des amendes aux entreprises qui, de propos délibéré ou par négligence, ont participé à celle-ci. Sous peine de méconnaître le principe des compétences d’attribution, la Commission ne peut pas déléguer à un tiers les pouvoirs qui lui sont ainsi conférés par les dispositions précitées.

Il ne peut pas être considéré que la Commission a délégué, dans un cas déterminé, à un juge national ou à un arbitre une partie des pouvoirs qui lui sont dévolus pour constater et sanctionner de telles infractions, dès lors que la Commission a déterminé, dans la décision adoptée dans ce même cas, la part de responsabilité respective de deux sociétés distinctes dans la participation de l’entreprise concernée à l’infraction constatée et, partant, leur quote-part respective dans le montant de l’amende au paiement duquel elles sont solidairement tenues à l'égard de la Commission.

(cf. points 233-234, 236)

17.    La communication des griefs constitue un document préparatoire dont les appréciations de fait et de droit ont un caractère purement provisoire. Pour cette raison, la Commission peut, et même doit, tenir compte des éléments résultant de la procédure administrative, pour, notamment, abandonner des griefs qui se seraient révélés mal fondés. Dès lors qu’une société sanctionnée pour des violations du droit de la concurrence a été en mesure de faire valoir utilement son point de vue au sujet de l'abandon par la Commission, dans la décision attaquée, d'un grief que cette dernière avait précédemment retenu à l'encontre d'autres sociétés, pour les tenir solidairement responsables, avec la première société, de la participation d'une seule et même entreprise à une infraction, avant l’adoption de cette décision, les droits de la défense de cette première entreprise n'ont pas été violés du fait de la discordance entre la communication des griefs et la décision attaquée.

(cf. points 248-249, 262)

18.    Le rôle de chef de file joué par une ou plusieurs entreprises dans le cadre d’une entente doit être pris en compte aux fins du calcul du montant de l’amende, dans la mesure où les entreprises ayant joué un tel rôle doivent porter une responsabilité particulière par rapport aux autres entreprises. Pour être qualifiée de meneur d’une entente, une entreprise doit avoir représenté une force motrice significative pour l’entente ou avoir porté une responsabilité particulière et concrète dans le fonctionnement de celle-ci. Tel est le cas lorsqu'une entreprise a joué un rôle de meneur de l’infraction en assumant les fonctions de « secrétaire européen » de l’entente, fonctions qui lui conféraient le rôle d’un chef de file dans la coordination de l’entente et, en tout état de cause, dans le fonctionnement concret de celle-ci, et, plus particulièrement, lorsque ledit « secrétaire européen » était le point de contact entre les membres de l’entente et jouait un rôle crucial dans le fonctionnement concret de cette dernière, en ce qu’il facilitait l’échange d’informations au sein de l’entente, qu’il centralisait, compilait et échangeait avec les autres membres de l’entente des informations essentielles au fonctionnement de celle-ci et, notamment, les informations concernant certains projets particulièrement importants, en ce qu’il organisait et assurait le secrétariat des réunions de travail et en ce que, occasionnellement, il modifiait les codes servant à dissimuler ces réunions ou ces contacts.

(cf. points 280, 283, 287)

19.    En matière de concurrence, dans le cas d’une infraction de longue durée au cours de laquelle différentes entreprises ont, sous la direction de différentes sociétés, successivement joué, pour des périodes bien établies, le rôle de meneur de l’infraction, les principes d’égalité de traitement et de proportionnalité exigent que des sociétés ayant dirigé une ou plusieurs entreprises ayant joué, sous leur direction, le rôle de meneur de l’infraction se voient imposer une majoration différente du montant de base de leur amende lorsque la période pendant laquelle ladite ou lesdites entreprises ont joué, sous leur direction, ledit rôle est substantiellement différente. Le rôle de meneur se rapporte au fonctionnement de l’entente et, à l’inverse du rôle d’incitateur de l’infraction, il s’inscrit nécessairement dans une certaine durée. Dès lors, il doit être tenu compte de ce qu’une société qui a dirigé l’une des entreprises ayant participé à l’entente peut se voir imputer le rôle moteur joué par cette dernière dans le fonctionnement de l’entente pendant, au maximum, un peu plus du quart de la période infractionnelle, alors qu’une autre société, qui a dirigé une autre entreprise ayant participé à l’entente, peut se voir imputer le rôle moteur joué par cette dernière dans le fonctionnement de l’entente pendant près des trois quarts de ladite période.

Il s’ensuit que la Commission a enfreint les principes d’égalité de traitement et de proportionnalité en imposant une majoration identique du montant de base de l’amende à des sociétés qui ont joué, à travers les entreprises qu'elle dirigeait, le rôle de meneur de l'entente, alors que les périodes pendant lesquelles la ou les entreprises en cause ont exercé, sous leur direction, les fonctions de meneur de l’entente étaient substantiellement différentes.

En revanche, à supposer même que la Commission ait fait une application illégale des critères ayant trait à la qualification de meneur de l’infraction, en ne retenant pas cette qualification à l’encontre d’une entreprise, en dépit du rôle significatif joué par celle-ci au sein de l’entente, une telle illégalité, commise en faveur d’autrui, ne justifierait pas qu’il soit fait droit aux griefs tirés du non-respect du principe d'égalité de traitement ou de non-discrimination.

(cf. points 307-308, 311-312)

20.    La compétence de pleine juridiction conférée au juge de l’Union par l’article 17 du règlement nº 17 et l’article 31 du règlement nº 1/2003 l’habilite, au-delà du simple contrôle de légalité de la sanction, à substituer son appréciation à celle de la Commission et, en conséquence, à supprimer, à réduire ou à majorer l’amende infligée lorsque la question du montant de celle-ci est soumise à son appréciation. Dans le cadre de cette appréciation, il convient de s’assurer que la majoration attachée au rôle de meneur de l’infraction joué par l’entreprise concernée soit fixée à un niveau qui garantit son caractère dissuasif.

(cf. points 318-319)

21.    Dans le cas de l'imposition d'amendes à plusieurs sociétés pour la participation d'entreprises, placées sous leur direction, à une infraction aux règles de la concurrence et de la détermination de leurs montants respectifs, la Commission ne s’écarte pas de la méthode de calcul énoncée dans les lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement nº 17 et de l'article 65, paragraphe 5, du traité CECA, ne va pas au-delà du cadre juridique des sanctions défini par l’article 15 du règlement nº 17 et l’article 23 du règlement nº 1/2003 et n’enfreint pas le principe de proportionnalité en décidant de se référer, en principe, au chiffre d’affaires mondial afférent aux projets incriminés réalisé par chaque entreprise au cours de la dernière année complète de l’infraction, aux fins d’apprécier la taille et la puissance économique relatives de celle-ci au moment de l’infraction. Tel est, plus particulièrement, le cas lorsque la Commission considère que, au regard du caractère mondial d'une entente, il convient de prendre pour base de comparaison de l’importance relative de chaque entreprise la part du chiffre d’affaires mondial afférent aux projets visés par cette entente, part détenue par chaque entreprise au cours de la dernière année complète de la participation de l’entreprise à l’infraction constatée, cette base de comparaison étant de nature à refléter fidèlement la capacité de chaque entreprise à nuire gravement aux autres opérateurs sur le territoire de l’Espace économique européen et à fournir une indication de sa contribution à l’efficacité de l’entente dans son ensemble ou, à l’inverse, de l’instabilité qui aurait régné au sein de l’entente si celle-ci n’y avait pas participé.

(cf. points 360, 362)