Language of document : ECLI:EU:T:2024:468

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (dixième chambre)

10 juillet 2024 (*)

« Droit institutionnel – Coopération renforcée concernant la création du Parquet européen – Règlement (UE) 2017/1939 – Nomination des procureurs européens délégués du Parquet européen – Refus de nomination de l’un des candidats désignés par un État membre –Article 1er, paragraphe 2, de la décision no 13/2020 – Avis du groupe de travail – Obligation de motivation – Responsabilité non contractuelle – Préjudices matériel et moral – Lien de causalité »

Dans l’affaire T‑676/22,

Carmela Giuffrida, demeurant à Catane (Italie), représentée par Me S. Petillo, avocat,

partie requérante,

contre

Parquet européen, représenté par Mme C. Charalambous et M. M. Simonato, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (dixième chambre),

composé de Mme O. Porchia (rapporteure), présidente, MM. M. Jaeger et P. Nihoul, juges,

greffier : Mme P. Nuñez Ruiz, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure, notamment la mesure d’organisation de la procédure du 17 novembre 2023 et la réponse du Parquet européen déposée au greffe du Tribunal le 30 novembre 2023,

à la suite de l’audience du 19 janvier 2024,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours, la requérante, Mme Carmela Giuffrida, demande, d’une part, sur le fondement de l’article 263 TFUE, l’annulation de la décision no 38/2022 du Parquet européen, du 14 septembre 2022, portant rejet de sa candidature aux fonctions de procureur européen délégué dans la République italienne (ci‑après la « décision attaquée ») et, d’autre part, sur le fondement de l’article 268 TFUE, la réparation des préjudices matériel et moral qu’elle aurait subis de ce fait.

 Antécédents du litige

2        Le 12 octobre 2017, le Conseil de l’Union européenne a adopté le règlement (UE) 2017/1939 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen (JO 2017, L 283, p. 1).

3        En ce qui concerne la nomination des procureurs européens délégués, l’article 17, paragraphe 1, du règlement 2017/1939 prévoit que le collège du Parquet européen nomme les procureurs européens délégués désignés par les États membres et peut refuser de nommer la personne désignée si celle-ci ne remplit pas les critères visés au paragraphe 2. Aux termes de ce dernier paragraphe, à compter de leur nomination aux fonctions de procureur européen délégué et jusqu’à leur révocation, les procureurs européens délégués doivent être des membres actifs du ministère public ou du corps judiciaire de l’État membre qui les a désignés et ils doivent offrir toutes les garanties d’indépendance, disposer des qualifications requises et posséder une expérience pratique pertinente de leur ordre juridique national.

4        Le 16 novembre 2020, le collège du Parquet européen a adopté la décision no 13/2020 fixant les règles relatives à la procédure de nomination des procureurs européens délégués.

5        Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, de cette décision, le chef du Parquet européen doit vérifier, sur la base des documents produits par l’État membre concerné, si le procureur européen délégué désigné par l’autorité nationale compétente remplit les conditions d’éligibilité prévues à l’article 17, paragraphe 2, du règlement 2017/1939. Selon l’article 1er, paragraphe 2, de la décision n° 13/2020, si les documents fournis ne sont pas suffisants pour l’examen, le chef du Parquet européen demande des informations complémentaires à l’État membre.

6        L’article 3 de la décision no 13/2020 prévoit que, si les informations produites conformément à l’article 1er de cette décision ne sont pas suffisantes pour conclure à l’éligibilité de la personne désignée, le chef du Parquet européen adresse une demande au groupe de travail constitué de procureurs européens désignés par le collège du Parquet européen afin d’obtenir des informations additionnelles pour vérifier si ladite personne remplit les critères d’éligibilité. En vertu du paragraphe 2 de ce même article 3, le groupe de travail demande au candidat de fournir toute information additionnelle ou peut l’auditionner, avant d’adresser un avis au chef du Parquet européen. Le groupe de travail consulte le procureur européen de l’État membre qui a désigné le procureur européen délégué.

7        Selon l’article 4 de la décision no 13/2020, le collège prend sa décision sur la proposition du chef du Parquet européen sur la base des documents fournis par l’État membre et/ou par le procureur européen délégué qui est désigné par cet État, ainsi que de l’avis du groupe de travail, le cas échéant. La décision du collège est communiquée à l’État membre et au procureur européen délégué désigné par cet État. Lorsque la candidature est rejetée, la décision doit être motivée en indiquant les critères d’éligibilité qui ne sont pas remplis.

8        En l’espèce, le 18 novembre 2021, le Consiglio superiore della magistratura (conseil supérieur de la magistrature, Italie, ci‑après le « CSM ») a publié un appel à candidatures en vue de la désignation de cinq procureurs européens délégués dans la République italienne sur la base des critères prévus à l’article 17 du règlement 2017/1939.

9        La requérante s’est portée candidate à l’un des deux postes de procureur européen délégué à Bari (Italie).

10      Par décision du 9 mars 2022, le CSM a désigné deux candidats aux fonctions de procureurs européens délégués, dont la requérante pour le poste à Bari et un autre magistrat, A, pour le poste à Bologne (Italie).

11      Le 23 mars 2022, le collège du Parquet européen a adopté la décision no 14/2022 portant nomination d’un procureur européen délégué dans la République italienne, à savoir A. Cette décision ne visait pas la requérante.

12      Par lettre du 7 avril 2022, le groupe de travail chargé de connaître la situation de la requérante, conformément à l’article 3 de la décision no 13/2020 (ci‑après le « groupe de travail »), a proposé à celle-ci d’organiser un entretien oral afin d’acquérir une meilleure compréhension de son expérience pratique (ci‑après la « lettre du 7 avril 2022 »). La requérante a accepté cette proposition et l’entretien a eu lieu le 19 mai 2022 par visioconférence.

13      À la suite de cet entretien, la requérante a présenté des informations supplémentaires demandées par le groupe de travail.

14      Le 30 mai 2022, la requérante a envoyé au groupe de travail une lettre de motivation complémentaire.

15      Par avis du 6 juillet 2022, le groupe de travail a estimé que la désignation de la requérante devait être rejetée (ci‑après l’« avis du groupe de travail »).

16      Le 14 septembre 2022, le collège du Parquet européen a adopté la décision attaquée, laquelle a été notifiée à la requérante le 16 septembre 2022.

 Conclusions des parties

17      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        condamner le Parquet européen à lui payer la somme de 50 445,94 euros en réparation des préjudices matériel et moral qu’elle aurait subis ;

–        condamner le Parquet européen aux dépens.

18      La requérante demande, en outre, au Tribunal d’ordonner au Parquet européen de produire l’ensemble des documents, visés à l’article 3 de la décision no 13/2020, sur lesquels le collège du Parquet européen s’est fondé pour adopter la décision attaquée et, en particulier, l’avis du groupe de travail ainsi que le compte-rendu de la consultation du procureur européen de la République italienne.

19      Dans la réplique, la requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal d’auditionner le procureur européen de la République italienne.

20      Le Parquet européen conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

21      Dans la duplique, le Parquet européen conclut au rejet de la demande de la requérante visant à ordonner l’audition du procureur européen de la République italienne, tout comme au rejet de la demande de production de documents.

 En droit

 Sur les conclusions en annulation

22      Au soutien de ses conclusions en annulation, la requérante soulève trois moyens, tirés, le premier, d’une violation de l’obligation de motivation et d’un détournement de pouvoir, le deuxième, d’une violation du principe d’égalité de traitement et d’une violation des formes substantielles, et, le troisième, d’une violation de la décision no 13/2020.

23      Le Tribunal estime opportun d’analyser le troisième moyen, qui concerne la légalité de la procédure suivie pour l’adoption de la décision attaquée, avant d’analyser les premier et deuxième moyens, qui concernent le contenu proprement dit de la décision attaquée.

 Sur le troisième moyen, tiré de la violation de la décision no 13/2020

24      En premier lieu, la requérante soutient que le Parquet européen a violé l’article 1er, paragraphe 2, de la décision no 13/2020 dans la mesure où, à la suite de sa désignation, le collège du Parquet européen a rejeté la décision adoptée par le CSM et a constitué un groupe de travail sans demander des informations supplémentaires aux autorités italiennes. La requérante observe que la décision no 13/2020 n’indique pas que le chef du Parquet européen peut décider de manière discrétionnaire d’omettre une étape de la procédure. Il ressortirait de façon claire de l’article 3 de cette décision que le chef du Parquet européen ne peut former un groupe de travail qu’après avoir obtenu l’ensemble des informations visées à l’article 1er de ladite décision et seulement si les informations complémentaires communiquées par l’État membre ne sont pas suffisantes. En outre, la requérante reproche au Parquet européen d’avoir considéré nécessaire de recueillir l’avis du procureur européen de la République italienne et adjoint du chef du Parquet européen. En effet, selon la requérante, ce procureur européen n’était pas membre du groupe de travail, n’a participé ni à l’entretien ni à l’évaluation et n’avait pas accès à son dossier personnel.

25      En second lieu, la requérante fait valoir que la manière dont le groupe de travail a été constitué viole le principe de bonne administration. La requérante conteste la composition du groupe de travail dans la mesure où ce groupe de travail est composé de procureurs européens provenant de petits États membres d’Europe du Nord et du Nord-Est, où la culture juridique, les systèmes juridiques et la dimension de la criminalité sont complétement différents de ceux de la République italienne. Ces procureurs européens n’auraient pas pu avoir une perception réelle de la quantité et de la qualité des infractions traitées par un magistrat italien. Selon la requérante, le groupe de travail aurait dû être composé également de procureurs européens dont le pays d’origine était comparable à la République italienne du point de vue de la taille, de l’organisation, du système et de la culture juridiques. La requérante ajoute que le simple fait que la décision no 13/2020 ne fasse pas référence à la composition du groupe de travail ne dispensait pas le Parquet européen de veiller à ce que la composition de ce groupe de travail soit appropriée en tenant compte des différences substantielles qui existent entre les États membres.

26      Le Parquet européen demande que ce moyen soit rejeté comme étant en partie irrecevable et en partie non fondé.

27      À cet égard, s’agissant tout d’abord de la question de savoir si la décision no 13/2020 a une valeur contraignante, il convient de relever que cette décision a été adoptée, comme son intitulé l’indique, par le collège du Parquet européen pour établir les règles relatives à la procédure de nomination des procureurs européens délégués.

28      Il ressort de la lecture des dispositions de cette décision que les verbes employés le sont à la forme indicative ou, pour ce qui concerne la version anglaise de la décision no 13/2020, avec le verbe modal « shall », ce qui est en général interprété comme le signe de règles obligatoires (voir, en ce sens et par analogie, arrêts du 14 juillet 2016, Lettonie/Commission, T‑661/14, EU:T:2016:412, point 43 ; du 1er mars 2018, Pologne/Commission, T‑402/15, EU:T:2018:107, point 68, et du 14 février 2019, Pologne/Commission, T‑366/17, non publié, EU:T:2019:90, point 116).

29      L’article 5 de la décision no 13/2020 prévoit que les dispositions de celle-ci entrent en vigueur le jour de leur adoption et il ne ressort ni des considérants ni des autres articles de la décision no 13/2020 que celle-ci aurait pour objet d’établir des règles qui n’auraient qu’une simple valeur indicative et n’auraient, du point de vue de leur portée, vocation qu’à produire des effets juridiques internes.

30      Dans ce contexte, il convient d’interpréter la décision no 13/2020 comme prévoyant des règles auxquelles le collège du Parquet européen a entendu se soumettre de manière contraignante et qui peuvent produire des effets juridiques à l’égard des tiers.

31      S’agissant ensuite de la question de savoir si l’article 1er, paragraphe 2, de la décision no 13/2020 vise à imposer au chef du Parquet européen une obligation de demander des informations supplémentaires à l’État membre concerné avant qu’il saisisse, pour avis, le groupe de travail, il ressort de cette disposition qu’une telle obligation est soumise à la condition que les documents fournis par cet État membre ne soient pas suffisants pour procéder à l’appréciation de la candidature du procureur européen délégué désigné.

32      À la lecture du libellé de ladite disposition, il est possible de conclure que le chef du Parquet européen est obligé d’adresser une demande à l’État membre concerné avant la saisine du groupe de travail, dans l’hypothèse où les documents fournis par l’État membre ne sont pas suffisants pour apprécier si le candidat proposé remplit les critères d’éligibilité pour être nommé procureur européen délégué.

33      En revanche, lorsque tous les documents ont été transmis par l’État membre, mais que les informations fournies au titre l’article 1er de la décision no 13/2020 ne sont pas concluantes, le chef du Parquet européen demande au groupe de travail, en vertu de l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la même décision, de recueillir des informations supplémentaires auprès notamment du candidat ou en auditionnant ce dernier avant de rendre son avis.

34      La lecture combinée de l’article 1er, paragraphe 2, et de l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la décision no 13/2020 conduit donc à les interpréter en ce sens que, lorsque l’État membre a fourni tous les documents relatifs à la candidature de la personne désignée, comme il est constant en l’espèce, le chef du Parquet européen n’est pas obligé de demander encore des informations audit État membre avant de saisir le groupe de travail.

35      C’est donc sans commettre d’erreur que le chef du Parquet européen a, conformément à l’article 3 de la décision no 13/2020, demandé au groupe de travail de recueillir des informations additionnelles auprès de la requérante, sans demander au préalable de nouveaux documents auprès de l’État membre concerné.

36      Par ailleurs, pour ce qui concerne la consultation du procureur européen de la République italienne, il convient de relever que, non seulement cette consultation n’est pas interdite, mais qu’elle est même expressément prévue à l’article 1er, paragraphe 1, et à l’article 3, paragraphe 2, de la décision no 13/2020. Aux termes de ces deux dispositions, le chef du Parquet européen et le groupe de travail peuvent consulter le procureur européen de l’État membre qui a désigné le procureur européen délégué candidat.

37      S’agissant enfin du grief tiré de la composition du groupe de travail, sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur la question de savoir si ce grief est recevable, il convient de relever que ni le règlement 2017/1939, ni le règlement intérieur du Parquet européen, ni la décision no 13/2020 ne prévoient l’obligation pour le Parquet européen de composer le groupe de travail d’une façon telle que le soutient la requérante. Ainsi que le relève à juste titre le Parquet européen, le groupe de travail a été créé d’une façon permanente pour donner un avis, quel que soit l’État membre d’origine du candidat, afin de l’aider à prendre la décision de nomination ou de rejet. Les procureurs européens étant nommés pour exercer leurs fonctions quelles que soient l’origine et la nature des problématiques auxquelles ils peuvent être confrontés, la composition du groupe de travail ne saurait être contestée sur le fondement d’une violation du principe de bonne administration, au motif que les membres composant ce groupe devraient provenir d’États membres comparables à celui ayant proposé la candidature du procureur européen délégué en cause.

38      Il résulte de tout ce qui précède que le troisième moyen doit être rejeté comme non fondé.

 Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’obligation de motivation et du détournement de pouvoir

39      En premier lieu, pour ce qui concerne la violation de l’obligation de motivation, en substance, la requérante soutient notamment que le Parquet européen n’a pas indiqué le raisonnement logique et juridique qui l’a conduit à considérer que son expérience professionnelle était insuffisante malgré l’existence de documents prouvant le contraire. Par ailleurs, elle souligne, d’une part, qu’elle n’a jamais eu connaissance de l’avis du groupe de travail et, d’autre part, qu’elle n’a pas connaissance des documents qui ont été transmis lorsque la République italienne l’a désignée. Ainsi, elle conclut qu’elle n’a eu aucun moyen de connaître les raisons pour lesquelles son expérience n’a pas été considérée comme suffisante suivant la procédure de l’Union européenne.

40      Par ailleurs, la requérante fait valoir que la motivation figurant dans la décision attaquée ne correspond pas à son expérience professionnelle et que la décision attaquée est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.

41      En second lieu, pour ce qui concerne le détournement de pouvoir, la requérante développe notamment, dans sa réplique, trois éléments en vue de démontrer que l’objectif réel du Parquet européen était de refuser sa nomination. Ces éléments concerneraient, premièrement, l’absence totale de motivation de la décision attaquée, deuxièmement, la divergence entre la décision attaquée et les conclusions auxquelles le CSM était parvenu et, troisièmement, le recours à une personne étrangère à la procédure en tant que « source d’information ».

42      Le Parquet européen soutient que la branche du moyen relative au défaut de motivation doit être rejetée comme étant en partie irrecevable et en partie non fondée.

43      Le Parquet européen considère que la décision attaquée a permis à la requérante de comprendre les raisons pour lesquelles elle n’a pas été nommée procureur européen délégué à la suite de l’évaluation de sa candidature quant à l’expérience pratique requise. Selon le Parquet européen, la lettre du 7 avril 2022 expliquait de manière claire et détaillée les raisons pour lesquelles la candidature de la requérante n’avait, à première vue, pas été jugée satisfaisante.

44      Le Parquet européen ajoute que l’argument de la requérante relatif au caractère erroné de la motivation de la décision attaquée tend à contester la validité au fond de cette décision et doit être rejeté comme étant inopérant.

45      Quant au grief tiré d’une erreur manifeste d’appréciation, il devrait être rejeté comme étant irrecevable au motif qu’il est relatif à une erreur de fond dans le cadre du moyen tiré d’une violation de l’obligation de motivation. En tout état de cause, si le Tribunal devait considérer ledit grief comme recevable, une simple lecture de la requête suffirait pour exclure l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation.

46      Par ailleurs, le Parquet européen considère que la branche du moyen relative au détournement de pouvoir doit être rejetée comme étant irrecevable ou, à titre subsidiaire, comme étant non fondée.

47      À cet égard, en premier lieu, quant à la violation de l’obligation de motivation, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la motivation exigée par l’article 296, deuxième alinéa, TFUE doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. L’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où la question de savoir si la motivation d’un acte satisfait aux exigences de l’article 296, deuxième alinéa, TFUE doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 30 avril 2014, Hagenmeyer et Hahn/Commission, T‑17/12, EU:T:2014:234, point 173 et jurisprudence citée ; arrêt du 28 novembre 2019, Mélin/Parlement, T‑726/18, non publié, EU:T:2019:816, point 25).

48      Aux termes de l’article 4, paragraphe 3, de la décision no 13/2020, il est prévu que la décision de rejeter la nomination du procureur européen délégué désigné est motivée, en indiquant les critères d’éligibilité qui n’ont pas été remplis.

49      En l’espèce, dans la décision attaquée, il est indiqué que la requérante n’a pas démontré avoir l’expérience pratique appropriée suffisante en matière d’enquêtes, de poursuites et d’incrimination de personnes responsables d’infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union prévues par la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2017, relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal (JO 2017, L 198, p. 29), ou d’infractions financières en général, et qu’elle ne remplit donc pas tous les critères énoncés à l’article 17, paragraphe 2, du règlement 2017/1939. Il est ensuite précisé que l’avis du groupe de travail a été pris en compte, que le collège partageait la conclusion de ce groupe de travail selon laquelle la requérante ne possédait pas toutes les qualifications nécessaires pour être nommée procureur européen délégué et que, en conséquence, celle-ci ne remplissait pas les critères d’éligibilité prévus à l’article 17 du règlement 2017/1939.

50      Or, il convient de constater que, en indiquant le critère d’éligibilité qui n’a pas été rempli, la décision attaquée expose seulement le motif général justifiant le rejet de la candidature de la requérante au poste de procureur européen délégué, à savoir que celle-ci n’avait pas démontré avoir l’expérience pratique suffisante en matière d’enquêtes, de poursuites et d’incriminations des personnes concernées et qu’elle ne remplissait donc pas tous les critères énoncés à l’article 17 du règlement 2017/1939.

51      Pour ce qui concerne le détail et l’explication des raisons pour lesquelles la requérante n’aurait pas l’expérience pratique appropriée suffisante requise, celles-ci figurent dans l’avis du groupe de travail.

52      Or, si un tel avis est bien visé par la décision attaquée, il est constant qu’il n’a pas été joint à celle-ci et, partant, n’a pas été porté à la connaissance de la requérante, la décision attaquée n’y renvoyant que de manière générale avec la seule précision selon laquelle le collège du Parquet européen en partageait la conclusion.

53      Il y a lieu d’ajouter que, en réponse à la question posée par le Tribunal au titre de la mesure d’organisation de la procédure, le Parquet européen a communiqué un message électronique du 2 septembre 2022 par lequel le chef du Parquet européen transmettait au collège du Parquet européen l’avis du groupe de travail et proposait le rejet de la candidature de la requérante. Or ce message électronique semble proposer d’exposer de manière détaillée les raisons qui devraient justifier le refus. Ces raisons sont, en substance, les mêmes que celles figurant dans cet avis.

54      Toutefois, ces raisons n’ont pas été reprises dans la décision attaquée.

55      En fait, la requérante n’a pris connaissance de ces raisons que lorsque le Parquet européen a répondu à la mesure d’organisation de la procédure adressée par le Tribunal au Parquet européen dans le cadre de la présente procédure.

56      À l’audience, le Parquet européen a soutenu que la requérante aurait pu demander la communication de l’avis du groupe de travail après avoir reçu la décision attaquée, si elle avait voulu connaître en détail les motifs de celle-ci.

57      Toutefois, il convient de rappeler que, si les exigences tenant à la sécurité juridique imposent de la part des destinataires d’un acte d’agir, lorsqu’ils ne connaissent pas le contenu précis d’un acte, avec diligence en vue d’être suffisamment informés, cette exigence ne concerne pas le cas de la communication partielle des motifs d’une décision qui leur est notifiée (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 novembre 2019, Mélin/Parlement, T‑726/18, non publié, EU:T:2019:816, point 44).

58      Par ailleurs, le Parquet européen a soutenu que la lettre du 7 avril 2022 avait expliqué de manière claire et détaillée les raisons pour lesquelles la candidature de la requérante n’avait, à première vue, pas été jugée satisfaisante et que cette dernière avait aussi pu comprendre de son audition devant le groupe de travail les raisons qui avaient conduit au rejet de sa candidature.

59      Or, si l’exigence de motivation n’impose pas de spécifier tous les éléments de fait et de droit pertinents et si une telle exigence doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, ainsi qu’il a été rappelé au point 47 ci-dessus, il ne saurait suffire de se fonder sur la lettre du 7 avril 2022 et l’audition de la requérante devant le groupe de travail pour en déduire que la requérante était en mesure de connaître le détail des raisons motivant la décision attaquée.

60      À cet égard, tout d’abord, la décision attaquée ne donne aucune indication sur le fait que les motifs du rejet de la candidature de la requérante seraient les mêmes que ceux exposés dans la lettre du 7 avril 2022 ou correspondraient aux questions posées à la requérante lors de son audition par le groupe de travail.

61      Ensuite, dans le contexte de la présente affaire où la requérante a non seulement apporté des informations complémentaires à la demande du Parquet européen, mais a aussi retenu d’avoir répondu aux doutes du groupe de travail lors de son audition, les explications dans la lettre du 7 avril 2022 ne pouvaient pas à eux seuls permettre de présumer les motifs de la décision attaquée.

62      Enfin, alors que le CSM avait désigné la requérante pour le poste de procureur européen délégué concerné au regard des conditions fixées à l’article 17 du règlement 2017/1939, ce n’est qu’en prenant connaissance dans le cadre de la présente procédure de l’avis motivé du groupe de travail ainsi que du message électronique du 2 septembre 2022 que la requérante a eu connaissance du fait que le refus du Parquet européen de la nommer reposait sur trois points principaux, à savoir que son expérience au Parquet remontait à plus de quatorze ans, que son expérience en tant que magistrat du siège ou de liaison n’avait pas été prise en compte et que le poste de procureur européen délégué à Bari nécessitait des compétences particulières dont elle ne disposait pas.

63      C’est d’ailleurs seulement à l’audience que la requérante a pu contester ces trois points ensemble, en ce qu’ils interagissent.

64      Dans de telles circonstances, il convient de considérer comme fondé le premier moyen, en ce qu’il est tiré de la violation de l’obligation de motivation. Il y a donc lieu d’annuler la décision attaquée, sans se prononcer sur la recevabilité ou le bien-fondé des autres arguments du premier moyen ainsi que sur le deuxième moyen. Il n’y a pas lieu non plus d’examiner les conclusions de la requérante tendant à se voir communiquer d’autres documents relatifs à sa candidature ou à voir auditionner le procureur européen de la République italienne.

 Sur les conclusions indemnitaires

65      La requérante demande réparation des préjudices matériel et moral qu’elle aurait subis. Selon elle, les trois conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de l’Union sont réunies.

66      S’agissant tout d’abord de l’illégalité du comportement reproché au Parquet européen, la requérante soutient notamment que celui-ci a manifestement et gravement dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation et que la procédure ayant abouti au rejet de sa candidature a accusé un retard excessif.

67      S’agissant ensuite du préjudice, d’une part, la requérante soutient qu’elle a subi un préjudice matériel, qu’elle évalue à 445,94 euros, correspondant aux frais de déplacement et de séjour pour se rendre à Bari et résultant du fait qu’elle a perdu l’opportunité d’introduire un recours contre les nominations pour un poste auquel elle aurait pu être nommée, qu’elle n’a pas eu la possibilité d’organiser sa vie privée dans la mesure où elle s’attendait à être appelée à travailler en tant que procureur européen délégué à Bari et qu’elle a subi une perte de compétence professionnelle spécifique au poste de procureur européen délégué ainsi qu’un retard dans la progression salariale prévue tous les trois ans. D’autre part, la requérante fait valoir qu’elle a subi un préjudice moral qu’elle évalue à 50 000 euros, résultant d’une atteinte à son image professionnelle. À cet égard, la requérante ajoute que le préjudice moral invoqué n’est pas potentiel, mais réel.

68      S’agissant enfin du lien de causalité, la requérante considère qu’il existe un lien entre, en premier lieu, la décision attaquée et le fait qu’elle n’ait pas été nommée en tant que juge à un autre poste, en deuxième lieu, entre la décision attaquée et le préjudice matériel qu’elle a subi pour trouver un logement à Bari et, en troisième lieu, entre le retard avec lequel la décision attaquée a été adoptée et le fait qu’elle n’ait pas été nommée en tant que juge à un autre poste.

69      Le Parquet européen considère la demande indemnitaire comme étant en partie irrecevable, à défaut d’être claire quant à l’illégalité alléguée, et comme en partie non fondée.

70      À cet égard, sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur l’irrecevabilité invoquée par le Parquet européen, il est de jurisprudence constante que l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, à savoir l’existence d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre la violation de l’obligation qui incombe à l’auteur de l’acte et le dommage subi par les personnes lésées (voir arrêt du 16 juin 2022, SGL Carbon e.a./Commission, C‑65/21 P et C‑73/21 P à C‑75/21 P, EU:C:2022:470, point 43 et jurisprudence citée).

71      Par ailleurs, la Cour a itérativement rappelé que la responsabilité extracontractuelle de l’Union ne saurait être tenue pour engagée sans que soient réunies toutes les conditions auxquelles se trouve ainsi subordonnée l’obligation de réparation définie à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE (voir arrêt du 9 septembre 2008, FIAMM e.a./Conseil et Commission, C‑120/06 P et C‑121/06 P, EU:C:2008:476, point 165 et jurisprudence citée). Le juge de l’Union n’est pas tenu d’examiner ces conditions dans un ordre déterminé (voir arrêt du 21 décembre 2022, Vialto Consulting/Commission, T‑617/17 RENV, non publié, EU:T:2022:851, point 44 et jurisprudence citée).

72      Pour ce qui concerne l’existence du lien de causalité, il convient de rappeler que la condition relative à l’existence d’un tel lien porte sur l’existence d’un lien suffisamment direct de cause à effet entre le comportement des institutions de l’Union et le dommage, lien dont il appartient au requérant d’apporter la preuve, de telle sorte que le comportement reproché doit être la cause déterminante du préjudice (arrêt du 5 septembre 2019, Union européenne/Guardian Europe et Guardian Europe/Union européenne, C‑447/17 P et C‑479/17 P, EU:C:2019:672, point 32).

73      S’agissant du préjudice matériel invoqué en l’espèce, la requérante soutient avoir subi un préjudice en engageant des frais de déplacement à Bari et en perdant des opportunités d’être affectée à un autre poste au niveau national.

74      À cet égard, il suffit de relever que la requérante a engagé des frais de déplacement à Bari, alors qu’elle n’avait encore aucune garantie d’être nommée.

75      En outre, à supposer que la requérante n’ait pas été en mesure de postuler à d’autres postes au niveau national pendant sa candidature au poste de procureur européen délégué, cela découle, comme elle l’explique, de l’organisation même du système national et non de la décision attaquée.

76      Dans ces conditions, la requérante ne démontre pas à suffisance de droit le lien suffisamment direct de cause à effet entre la décision attaquée et le préjudice matériel invoqué.

77      S’agissant du préjudice moral invoqué par la requérante, il convient de souligner que l’annulation d’un acte entaché d’illégalité peut constituer en elle-même la réparation adéquate et, en principe, suffisante de tout préjudice moral que cet acte peut avoir causé, à moins que la partie requérante ne démontre avoir subi un préjudice moral insusceptible d’être intégralement réparé par cette annulation (voir, en ce sens, ordonnance du 3 septembre 2019, FV/Conseil, C‑188/19 P, non publiée, EU:C:2019:690, point 26, et arrêt du 28 avril 2021, Correia/CESE, T‑843/19, EU:T:2021:221, point 86 et jurisprudence citée).

78      Or, en l’espèce, il convient de relever que la requérante n’explique pas en quoi elle aurait subi un préjudice moral insusceptible d’être réparé par l’annulation de la décision attaquée.

79      La requérante ayant invoqué, au titre des illégalités de la décision attaquée, la violation de l’obligation de motivation, qui est retenue par le Tribunal pour annuler cette décision, il convient de considérer que le préjudice moral invoqué est réparé de manière adéquate et suffisante par l’annulation de la décision attaquée.

80      Par ailleurs, à supposer que la requérante invoque un préjudice moral détachable de la décision attaquée, lié au prétendu délai excessif dans lequel le collège du Parquet européen aurait pris la décision attaquée, pour que la demande en indemnité du préjudice moral soit fondée, il faudrait que la requérante démontre l’existence d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers.

81      Or, il convient de constater que, après la désignation le 9 mars 2022 par le CSM de la requérante comme candidate au poste de procureur européen délégué, la procédure concernant celle-ci a été engagée et s’est poursuivie avec l’audition de la candidate le 19 mai 2022 par le groupe de travail, lequel a rendu son avis le 6 juillet 2022, et s’est terminée par la décision attaquée qui a été prise le 14 septembre 2022. Pour ce qui concerne la durée de la procédure de nomination, le Parquet européen n’étant soumis à aucune autre règle que celle du traitement de la candidature dans un délai raisonnable, rien ne permet de conclure, dans les circonstances de l’espèce, que le Parquet européen aurait violé d’une manière suffisamment caractérisée une quelconque règle de droit, en adoptant la décision attaquée le 14 septembre 2022.

82      En tout état de cause, il convient de relever que la requête ne comporte pas de preuve quant à l’étendue du préjudice moral allégué par la requérante, les arguments de celle-ci ne procédant que d’affirmations non étayées par le moindre élément de preuve (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 10 mars 2021, AM/BEI, T‑134/19, EU:T:2021:119, point 86).

83      Il résulte de tout ce qui précède qu’il convient de rejeter comme non fondées les conclusions indemnitaires présentées par la requérante, sans avoir à vérifier les autres conditions pour pouvoir engager la responsabilité extracontractuelle du Parquet européen.

 Sur les dépens

84      Aux termes de l’article 134, paragraphe 3, du règlement de procédure, chaque partie supporte ses propres dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. Toutefois, si cela apparaît justifié au vu des circonstances de l’espèce, le Tribunal peut décider que, outre ses propres dépens, une partie supporte une fraction des dépens de l’autre partie. Par ailleurs, en vertu de l’article 135, paragraphe 1, du même règlement, le Tribunal peut décider, lorsque l’équité l’exige, qu’une partie qui succombe supporte, outre ses propres dépens, uniquement une fraction des dépens de l’autre partie, voire qu’elle ne doit pas être condamnée à ce titre.

85      En l’espèce, le Parquet européen ayant succombé en l’essentiel de ses conclusions, il sera fait une juste appréciation de la cause en décidant qu’il supportera ses propres dépens ainsi que ceux exposés par la requérante.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (dixième chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision no 38/2022 du Parquet européen, du 14 septembre 2022, portant rejet de la candidature de Mme Carmela Giuffridaaux fonctions de procureur européen délégué dans la République italienne est annulée ;

2)      Le recours est rejeté pour le surplus ;

3)      Le Parquet européen est condamné aux dépens.

Porchia

Jaeger

Nihoul

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 10 juillet 2024.

Signatures


*      Langue de procédure : l’italien.