Language of document : ECLI:EU:T:1999:82

ARRÊT DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

22 avril 1999 (1)

«Fonctionnaires — Recours en annulation et en indemnité — Recevabilité — Méconnaissance de l'arrêt T-583/93 — Article 26 du statut — Erreur manifeste»

Dans les affaires jointes T-148/96 et T-174/96,

Ernesto Brognieri, fonctionnaire de la Commission des Communautés européennes, demeurant à Barasso (Italie), représenté par Me Éric Boigelot, avocat au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Louis Schiltz, 2, rue du Fort Rheinsheim,

partie requérante,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme Florence Clotuche, membre du service juridique, en qualité d'agent, assistée de Me Alberto Dal Ferro, avocat au barreau de Vicence, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,

partie défenderesse,

ayant pour objet:

—    dans l'affaire T-148/96, d'une part, une demande d'annulation de la décision de la Commission du 28 novembre 1995 confirmant la décision du 22 février 1993 retirant le requérant du service par tour de la section anti-incendie et de la décision de la Commission du 21 juin 1996 rejetant la réclamation du requérant, et, d'autre part, l'octroi de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel et moral subi par le requérant,

—    dans l'affaire T-174/96, d'une part, une demande d'annulation de la décision de la Commission du 30 novembre 1995 octroyant une indemnité non conforme au dispositif de l'arrêt du Tribunal du 8 juin 1995, P/Commission (T-583/93, RecFP p. II-433), dans la mesure où cette décision octroie des indemnités pour service par tour, depuis le 1er mars 1993, seulement jusqu'au 31 décembre 1993, et de la décision de la Commission du 21 juin 1996, susmentionnée, rejetant la réclamation du requérant, et, d'autre part, l'octroi de la totalité de l'indemnité due au requérant, en principal et intérêts,

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (quatrième chambre),

composé de Mme P. Lindh, président, MM. K. Lenaerts et J. D. Cooke, juges,

greffier: M. H. Jung,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 8 octobre 1998,

rend le présent

Arrêt

Faits à l'origine du litige

1.
    Le requérant est agent temporaire de grade C 1 à la Commission. Depuis son entrée en service en 1966 et jusqu'en 1993, il a été affecté au service des pompiers au Centre commun de recherche d'Ispra (ci-après «CCR»). Le service des pompiers exige de certains de ses membres qu'ils effectuent des tours pendant la nuit, et, à cause de cette activité nocturne et de la nécessité d'être disponible 24 heures sur 24, ces membres reçoivent une indemnité complémentaire de traitement, conformément à l'article 56 bis du statut des fonctionnaires des Communautés européennes (ci-après «statut»).

2.
    Par décision du 22 février 1993, le requérant a été retiré du service par tour. Cette décision a fait l'objet d'un recours introduit par le requérant devant le Tribunal qui a déclaré que, la décision étant insuffisamment motivée, elle devait être annulée (arrêt du Tribunal du 8 juin 1995, P/Commission, T-583/93, RecFP p. II-433, ci-après «arrêt du 8 juin 1995»).

3.
    Le dispositif de l'arrêt du 8 juin 1995 se lit comme suit:

«1)    La décision contenue dans le mémorandum adressé au requérant, le 22 février 1993, par M. [Agazzi] est annulée.

2)    La Commission est condamnée à payer au requérant la somme de 2 000 000 LIT à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte du droit d'utiliser un service de transport gratuit.

3)    La Commission est condamnée à payer au requérant les sommes qu'il aurait perçues à titre d'indemnités pour service par tour à compter du 1er mars 1993 et jusqu'à l'adoption d'une décision régularisant sa situation. Ces sommes devront être majorées d'intérêts moratoires au taux de 8 % l'an à compter du 18 mai 1993. A défaut d'accord quant au montant de ce préjudice dans un délai de trois mois, les parties feront parvenir au Tribunal leurs conclusions chiffrées.

4)    [...]»

4.
    Le 28 novembre 1995, la Commission a adopté une décision (ci-après «première décision contestée») confirmant celle du 22 février 1993 de retirer le requérant du service par tour de la section anti-incendie. La première décision contestée aurait été prise à la suite d'un certain nombre d'incidents qu'elle énumère:

«1. Le 10 décembre 1992 a eu lieu l'exercice d'alerte nucléaire qui s'est déroulé devant les inspecteurs nationaux de l'ENEA-DISP (Office national des énergies alternatives/Direction de la sécurité nucléaire et de la protection sanitaire). C'est de l'avis de cet office que dépend la licence nucléaire du Centre.

Vous avez commis durant cet exercice une série 'd'erreurs‘ et avez eu un comportement excessif (observé à plusieurs reprises par les inspecteurs) que l'on ne saurait en aucun cas mettre sur le compte du hasard ou de l'inexpérience (vous mettez continuellement en avant vos 25 ans d'expérience!). Sans aller jusqu'à dire que de tels comportements sont délibérément provocateurs, je ne puis néanmoins écarter l'hypothèse qu'il s'est agi, pour le moins, d'une légèreté irresponsable.

2. En janvier 1993, les pompiers du Centre (professionnels et volontaires) se sont engagés, dans des conditions d'alerte véritable, à remplacer les travailleurs de

l'entreprise Fichet dans les salles de contrôle des postes de sécurité de la zone nucléaire.

Le travail des pompiers a été exemplaire. Vous avez été le seul dans les équipes affectées à ce service à avoir un comportement délétère et démobilisateur.

Cette action destructrice a même poussé certains de vos collègues à faire état d'une impossibilité de remplir les missions assignées lorsque vous êtes avec eux en service.

3. L'alerte une fois passée, le service en question a été régulièrement pris en charge par des pompiers professionnels après renforcement approprié des effectifs. Pour pouvoir effectuer cette tâche, il fallait avoir une autorisation spéciale délivrée à chacun par les autorités de son pays. Vous ne l'avez pas obtenue des autorités italiennes.

A la suite des faits que je viens de rappeler, j'ai eu avec vous un long entretien au cours duquel je vous ai lu deux documents où figuraient les détails et les témoignages concernant les griefs repris aux points 1 et 2 [...]»

5.
    Cette décision fait l'objet du recours dans l'affaire T-148/96.

6.
    Le 30 novembre 1995, la Commission a adopté une décision octroyant au requérant une somme totale de 10 326 376 LIT. Ce montant était composé, d'une part, de la somme de 2 000 000 LIT à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte du droit d'utiliser un service de transport gratuit et, d'autre part, de la somme de 7 030 629 LIT à titre d'indemnités pour service par tour que le requérant aurait perçues pendant la période du 1er mars 1993 au 31 décembre suivant, majorée de 1 295 747 LIT d'intérêts (ci-après «seconde décision contestée»). Cette décision fait l'objet du recours dans l'affaire T-174/96.

7.
    Le requérant a adressé à l'autorité investie du pouvoir de nomination (ci-après «AIPN») le 22 février 1996 une réclamation contre chacune des deux décisions contestées. Ces réclamations ont été expressément rejetées par une décision datée du 21 juin 1996.

Procédure

8.
    Par requêtes déposées au greffe du Tribunal le 20 septembre 1996, le requérant a introduit les présents recours.

9.
    Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (quatrième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale. Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, le Tribunal a posé plusieurs questions au requérant, auxquelles il a dûment répondu.

10.
    Le 10 septembre 1998, les parties entendues, le président de la quatrième chambre du Tribunal a ordonné la jonction des affaires T-148/96 et T-174/96 aux fins de la procédure orale et de l'arrêt, compte tenu de la connexité de leur objet.

11.
    Par ordonnances du 10 septembre 1998, le Tribunal (quatrième chambre) a ordonné à titre de mesures d'instruction la comparution en personne du requérant, ainsi que l'audition comme témoins de MM. Agazzi, Tincani et Bandirali sur l'existence et le contenu de l'entretien mentionné dans la première décision contestée. MM. Bandirali et Tincani devaient également être entendus, respectivement, sur le contenu des documents joints en annexes 11, et 11 et 12 à la défense dans l'affaire T-148/96.

12.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal à l'audience du 8 octobre 1998. Le Tribunal a également entendu M. Agazzi en qualité de témoin, ainsi que le requérant. Toutefois, la Commission ayant déclaré à l'audience que MM. Bandirali et Tincani n'étaient pas présents lors de l'entretien en question, contrairement à ce qu'elle avait allégué dans ses écritures, le Tribunal a estimé qu'il n'était pas nécessaire de les entendre.

Conclusions des parties

13.
    Le requérant conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

a)    dans l'affaire T-148/96:

—    déclarer le recours recevable et fondé;

—    annuler la première décision contestée, d'une part, en ce qu'elle confirme la décision du 22 février 1993 et, d'autre part, en ce qu'il ne pourra réintégrer la caserne des pompiers, même en service de jour;

—    annuler la décision du 21 juin 1996, portant rejet explicite de la réclamation introduite le 22 février 1996 par le requérant;

—    condamner la Commission à payer au requérant, à titre d'indemnité pour dommage moral, une somme de 2 000 000 LIT, augmentée des intérêts au taux de 8 % l'an à dater de la décision à intervenir jusqu'au complet paiement;

—    condamner la Commission à payer au requérant des dommages et intérêts correspondant aux sommes qu'il aurait dû percevoir à titre d'indemnités pour service par tour à dater du 28 novembre 1995 jusqu'à l'adoption d'une décision régulière et légale régularisant sa situation administrative,

augmentés des intérêts moratoires au taux de 8 % l'an à compter du 22 février 1996;

—    condamner la Commission aux dépens;

b)    dans l'affaire T-174/96:

—    déclarer le recours recevable et fondé;

—    annuler la seconde décision contestée lui octroyant une indemnité de 10 326 377 LIT, contrairement au dispositif de l'arrêt du 8 juin 1995, dans la mesure où cette décision n'octroie, à concurrence d'une somme de 7 030 629 LIT, que des indemnités pour service par tour depuis le 1er mars 1993 jusqu'au 31 décembre 1993, alors que la décision de régularisation de la situation du requérant n'est intervenue que le 28 novembre 1995, et que le dispositif de l'arrêt précité imposait le versement de montants destinés à couvrir la période s'écoulant entre le 1er mars 1993 et la date d'adoption de cette décision de régularisation;

—    annuler la décision du 21 juin 1996, portant rejet explicite de la réclamation introduite le 22 février 1996 par le requérant;

—    condamner la Commission à octroyer au requérant la totalité des sommes qui lui sont dues à titre d'indemnités pour service par tour, le montant étant provisoirement évalué, sous toutes réserves et notamment de majorations en cours de procédure, à 24 997 792 LIT, et les intérêts calculés au taux de 8 % l'an;

—    condamner la Commission aux dépens.

14.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

—    rejeter le recours dans l'affaire T-149/96 comme irrecevable ou non fondé, et le recours dans l'affaire T-174/96 comme non fondé;

—    statuer sur les dépens comme de droit.

Sur les demandes des parties

Sur la recevabilité du recours dans l'affaire T-148/96

Arguments des parties

15.
    La Commission estime que la première décision contestée n'a aucun effet sur la position statutaire et économique du requérant puisqu'elle n'aurait fait que

confirmer le contenu de la décision annulée du 22 février 1993 en fournissant la motivation nécessaire à la suite de l'arrêt du 8 juin 1995.

16.
    Ainsi, la position économique du requérant ne serait en rien modifiée par la première décision contestée puisqu'il aurait perçu les montants qui lui étaient dûs en vertu de l'arrêt du 8 juin 1995, en application de la seconde décision contestée.

17.
    Quant à la position statutaire du requérant, elle aurait déjà été modifiée par une décision du 13 décembre 1993 qui l'a affecté à partir du 1er janvier 1994 à l'unité de mécanique appliquée de l'institut de la technologie de la sécurité. Ce serait cette décision qui aurait régularisé la situation administrative du requérant et celui-ci ne l'aurait pas attaquée en son temps.

18.
    La Commission estime donc qu'elle a parfaitement exécuté l'arrêt du 8 juin 1995 et que le recours dans l'affaire T-148/96 est irrecevable.

19.
    Le requérant rappelle que l'arrêt du 8 juin 1995 imposait à l'AIPN de payer des dommages «à compter du 1er mars 1993 et jusqu'à l'adoption d'une décision régularisant sa situation». Il serait très clair qu'à la date dudit arrêt aucune décision de régularisation n'était intervenue. Si le Tribunal estimait que la première décision contestée ne régularisait pas de manière légale sa situation, le requérant se trouverait donc toujours dans une situation statutaire irrégulière et non déterminée.

20.
    Le requérant remarque que le Tribunal était informé de l'existence de la décision du 13 décembre 1993 et que la Commission n'avait jamais prétendu à l'époque qu'il s'agissait d'une décision régularisant de manière définitive sa situation.

21.
    Il résulterait clairement des propos tenus par la Commission que la décision visant à régulariser la situation du requérant est bien la première décision contestée et non pas celle du 13 décembre 1993.

Appréciation du Tribunal

22.
    Selon une jurisprudence constante, le destinataire d'un arrêt annulant un acte d'une institution est directement concerné par la manière dont l'institution exécute cet arrêt. Il est donc habilité à faire constater par le Tribunal le manquement éventuel de l'institution aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions applicables (arrêt du Tribunal du 14 février 1990, Hochbaum/Commission, T-38/89, Rec. p. II-43, point 9, et la jurisprudence citée).

23.
    En l'espèce, l'affaire T-148/96 concerne la première décision contestée, qui confirme la décision du 22 février 1993, qui avait été annulée par le Tribunal dans son arrêt du 8 juin 1995.

24.
    Il s'ensuit que le recours vise directement l'exécution par la Commission de l'arrêt du 8 juin 1995 et qu'il est, dès lors, recevable.

Sur les conclusions en annulation dans l'affaire T-148/96

25.
    A l'appui de son recours en annulation dans l'affaire T-148/96, le requérant invoque trois moyens. Le premier moyen est tiré d'une méconnaissance de l'arrêt du 8 juin 1995. Le deuxième moyen s'articule en deux branches, la première branche étant tirée d'une violation des articles 7, paragraphe 1, 86 et 87 du statut et d'un détournement de pouvoir, et la seconde du fait que la décision serait entachée d'erreurs de fait et de droit. Le troisième moyen est tiré d'une violation de l'article 26 du statut. Il convient d'examiner ensemble la seconde branche du deuxième moyen et le troisième moyen.

Sur la seconde branche du deuxième moyen, tirée du fait que la décision serait entachée d'erreurs de fait et de droit, et sur le troisième moyen, tiré d'une violation de l'article 26 du statut

— Arguments des parties

26.
    En ce qui concerne la seconde branche du deuxième moyen, le requérant fait valoir que la Commission n'aurait pas démontré en quoi consiste l'habilitation au secret (dénommée «autorisation spéciale» dans la première décision contestée) dont elle fait état, ni en quoi cette habilitation au secret était requise. De plus, elle n'aurait pas démontré que cette habilitation au secret a été demandée aux autorités italiennes, ni que ces dernières auraient répondu négativement à une telle demande.

27.
    De même, le requérant soutient que le grief tenant à des problèmes relationnels avec ses collègues et à des manquements dans l'exécution de ses obligations ne serait pas justifié.

28.
    Quant au troisième moyen, le requérant soutient que, lors de la réunion du groupe interservice à Bruxelles le 29 juillet 1993, l'existence de pièces tenues à l'écart de son dossier individuel en violation de l'article 26 du statut aurait été révélée. L'AIPN détiendrait des déclarations prétendument négatives de certains collègues, recueillies par son supérieur hiérarchique, et une note, établie à la suite de l'exercice annuel d'émergence nucléaire du 10 décembre 1992, qui ferait état d'un comportement insatisfaisant dans l'exercice de ses fonctions. Le requérant estime que le mémoire en défense de la Commission constitue un aveu judiciaire de l'existence des documents qui ne lui ont pas été communiqués.

29.
         Dans sa duplique, la Commission admet que la demande d'habilitation au secret du requérant n'a jamais été présentée aux autorités italiennes, contrairement à ce qu'elle avait soutenu au cours de la procédure écrite dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 8 juin 1995 et dans son mémoire en défense dans la présente affaire.

L'unité chargée de la sécurité au CCR aurait jugé au mois de janvier 1993 ne pas pouvoir demander l'habilitation au secret au nom du requérant auprès des autorités italiennes pour des raisons de sécurité.

30.
    Le comportement insatisfaisant du requérant dans l'exercice de ses fonctions serait corroboré par deux documents (les annexes 11 et 12 au mémoire en défense), qui ne figurent pas dans le dossier personnel de celui-ci mais qui lui auraient été lus par M. Agazzi, son chef d'unité de l'époque, au cours d'un long entretien.

31.
    Si les services du CCR n'ont pas versé ces pièces au dossier individuel du requérant, c'était uniquement pour ne pas formaliser l'attitude fautive de celui-ci et éviter l'ouverture d'une procédure disciplinaire contre lui.

— Appréciation du Tribunal

32.
    Selon la jurisprudence, les institutions disposent d'un large pouvoir d'appréciation dans l'évaluation de l'intérêt du service (arrêt du Tribunal du 16 décembre 1993, Turner/Commission, T-80/92, Rec. p. II-1465, point 53). Compte tenu de l'étendue de ce pouvoir, le contrôle du Tribunal doit se limiter à la q uestion de savoir si l'AIPN s'est tenue dans des limites non critiquables et n'a pas usé de son pouvoir d'appréciation de manière manifestement erronée (arrêt du Tribunal du 13 décembre 1990, Moritz/Commission, T-20/89, Rec. p. II-769, point 39). Toutefois, le Tribunal est tenu d'exercer un contrôle sur les éventuelles irrégularités de forme et sur les erreurs de fait manifestes entachant les appréciations portées par l'administration (voir arrêt du Tribunal du 24 janvier 1991, Latham/Commission, T-63/89, Rec. p. II-19, point 19).

33.
    Il convient d'examiner les raisons avancées par la Commission dans la première décision contestée pour justifier la décision du 22 février 1993 à la lumière des principes énoncés ci-dessus.

34.
    Premièrement, la Commission fait valoir que le requérant n'a pas obtenu l'habilitation au secret qui était nécessaire pour accomplir les tâches que les pompiers devaient remplir à la suite de la réorganisation de leur service effectuée pendant l'année 1993. Cet élément avait déjà été évoqué par la Commission au cours de la procédure écrite de l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 8 juin 1995, en vue de justifier le retrait du requérant du service par tour de la section anti-incendie.

35.
    La Commission a précisé dans sa réponse à la réclamation qu'elle avait introduit une demande d'habilitation au secret du requérant auprès des autorités italiennes qui avaient décidé, pour des raisons qui n'ont pas été portées à sa connaissance, de ne pas l'accorder. Selon la Commission, le requérant ne pouvait donc pas faire partie du service par tour.

36.
    Ce n'est que dans la duplique que la Commission a admis qu'elle n'a jamais introduit une telle demande auprès des autorités italiennes. La Commission n'a pas expliqué pourquoi cet aveu est intervenu si tardivement, alors que son service juridique en avait été avisé par fax du CCR au plus tard le 19 novembre 1996 et que le mémoire en défense n'a été déposé que le 28 novembre 1996 au greffe du Tribunal. La Commission a ainsi privé le requérant du droit de formuler des observations sur cet aspect de l'affaire dans la réplique.

37.
    Il est donc clair que le fait que le requérant n'avait pas obtenu l'habilitation au secret nécessaire, avancée par la Commission dans la première décision contestée comme un élément susceptible de justifier la décision du 22 février 1993, ne peut nullement servir à justifier son retrait du service par tour. En l'absence d'une demande d'habilitation au secret de la Commission auprès des autorités italiennes, il est évident que le requérant n'avait aucune possibilité de l'obtenir.

38.
    Il s'ensuit que la première décision contestée est entachée d'une erreur de fait manifeste, le fait que le requérant ne possède pas l'habilitation au secret n'étant pas dû à son propre comportement mais bien à celui de la Commission.

39.
    Deuxièmement, en ce qui concerne le prétendu comportement insatisfaisant du requérant dans l'exercice de ses fonctions, il est constant que les deux documents auxquels la première décision contestée fait référence ne figurent pas dans le dossier personnel de celui-ci.

40.
    L'article 26, premier alinéa, sous a), du statut énonce que le dossier individuel du fonctionnaire doit contenir toutes pièces intéressant sa situation administrative et tous rapports concernant sa compétence, son rendement et son comportement.

41.
    Cette disposition a pour objectif de garantir les droits de la défense du fonctionnaire en évitant que des décisions prises par l'administration et affectant sa situation administrative et sa carrière ne soient fondées sur des faits concernantson comportement et qui ne seraient pas mentionnés dans son dossier personnel (arrêt du Tribunal du 18 juin 1996, Vela Palacios/CES, T-293/94, RecFP p. II-893, point 37, et la jurisprudence citée).

42.
    Comme le Tribunal l'a déjà jugé dans son arrêt du 8 juin 1995, il n'est pas contesté que la décision du 22 février 1993, dont la première décision contestée constitue une confirmation motivée, entraînait la perte de tout droit à l'indemnité, prévue à l'article 56 bis du statut, perçue par le requérant lorsqu'il exerçait ses fonctions dans le cadre d'un service par tour, du fait qu'elle l'excluait de ce service. Il n'est pas contesté non plus que la perte de l'indemnité en cause était susceptible d'avoir une incidence non négligeable sur les revenus du requérant (voir arrêt du 8 juin 1995, point 29).

43.
    Il en découle que la décision du 22 février 1993 faisait grief au requérant et que la première décision contestée lui fait également grief, dans la mesure où elle confirme ladite décision.

44.
    L'article 26 du statut est donc applicable en l'espèce.

45.
    Toutefois, le seul fait que des pièces n'aient pas été versées au dossier individuel d'un fonctionnaire n'est pas de nature à justifier l'annulation d'une décision qui fait grief si elles ont été effectivement portées à la connaissance de l'intéressé, même s'il s'agit d'une violation de l'article 26 du statut. Il ressort de l'article 26, deuxième alinéa, que l'inopposabilité de pièces à l'égard d'un fonctionnaire concerne seulement celles qui ne lui ont pas été préalablement communiquées (arrêt de la Cour du 12 novembre 1996, Ojha/Commission, C-294/95 P, Rec. p. I-5863, point 68, et arrêt du Tribunal du 5 mars 1997, Rozand-Lambiotte/Commission, T-96/95, RecFP p. II-97, point 43). Il s'ensuit que, si le requérant a effectivement eu connaissance des documents en question, ils lui sont opposables.

46.
    Il convient donc d'examiner si la Commission a apporté la preuve que le requérant a eu connaissance des documents auxquels il est fait référence dans la première décision contestée.

47.
    Dans sa réponse à la réclamation, la Commission répondait aux contestations du requérant sur ce point que les documents avaient été portés à la connaissance de celui-ci par M. Agazzi.

48.
    Dans son mémoire en défense, la Commission précisait que M. Agazzi, l'auteur de la première décision contestée, s'était personnellement entretenu avec le requérant pour lui faire part du contenu de ces documents en présence de leur rédacteur, M. Tincani, et sollicitait du Tribunal qu'il convoque MM. Agazzi et Tincani en qualité de témoins.

49.
    Dans sa duplique, la Commission ajoutait que MM. Agazzi, Tincani, Gemelli, Bardelli et Bandirali avaient assisté à l'entretien mentionné dans la première décision contestée et pouvaient confirmer que le requérant, à cette occasion, avait pu lire les deux documents en cause. Elle estimait utile que le Tribunal les convoque pour témoigner devant lui.

50.
    Or, à l'audience du 8 octobre 1998, M. Agazzi a admis, en réponse aux questions posées par le Tribunal, que le long entretien évoqué dans la première décision contestée n'avait pas eu lieu. Il avait eu deux entretiens avec le requérant auxquels personne d'autre n'était présent. M. Agazzi a néanmoins affirmé que le requérant avait lu les deux documents lors de ces entretiens.

51.
    Le requérant l'a formellement nié à l'audience, faisant valoir que M. Agazzi avait simplement fait référence à deux notes qu'il détenait dans un tiroir, qu'il avait ouvert et fermé sans que lui-même puisse en voir le contenu.

52.
    Il ressort de tout ce qui précède que, après avoir affirmé à plusieurs reprises que le requérant avait eu connaissance des documents en question, et après avoir invité le Tribunal à convoquer des témoins qui pourraient confirmer cette allégation, la Commission s'est trouvée obligée d'admettre, au cours de l'audience, qu'il n'y avait pas de témoins qui puissent soutenir que le requérant avait eu connaissance des documents en question.

53.
    Dans la mesure où, en l'espèce, les affirmations de la Commission se sont révélées fausses à deux reprises, en premier lieu quant à l'existence d'une demande d'habilitation au secret du requérant et en deuxième lieu quant à l'existence de l'entretien auquel plusieurs personnes auraient assisté, le Tribunal estime que la preuve que le requérant a effectivement eu connaissance des documents en question avant leur dépôt par la Commission au cours de la procédure écrite dans la présente affaire n'est pas rapportée.

54.
    Il s'ensuit que ces deux documents ne sont pas opposables au requérant. Par ailleurs, la Commission n'a pas établi par d'autres éléments le bien-fondé de l'allégation contenue dans la première décision contestée pour justifier sa décision du 22 février 1993, à savoir qu'il est survenu certains désagréments entre le requérant et ses collègues et qu'il a manqué à ses obligations professionnelles.

55.
    Dans ces circonstances, il convient d'annuler la première décision contestée, sans qu'il soit nécessaire de statuer sur le premier moyen et sur la première branche du deuxième moyen.

Sur les conclusions en annulation dans l'affaire T-174/96

Arguments des parties

56.
    Dans l'affaire T-174/96, le requérant soulève un moyen unique, tiré d'une méconnaissance de l'arrêt du 8 juin 1995. A cet égard, il rappelle que, en exécution de cet arrêt, la Commission était tenue de lui verser, à titre d'indemnité pour service par tour, les sommes qu'il aurait dû percevoir entre le 1er mars 1993 et la date d'«adoption d'une décision régularisant sa situation». Pourtant, sa situation n'avait pas encore été régularisée le 8 juin 1995. La décision du 13 décembre 1993 ne pouvait constituer cette régularisation. La première décision contestée, d'une part, ne ferait aucune allusion à cette décision. D'autre part, elle aurait été prise aux fins de régulariser la situation du requérant au sens du dispositif de l'arrêt. Dans le cadre de la procédure ayant donné lieu à l'arrêt du 8 juin 1995, il n'a jamais été prétendu par la Commission que la décision du 13 décembre 1993 pouvait constituer cette décision de régularisation.

57.
    La Commission précise que la décision qui a régularisé la situation administrative du requérant à partir du 1er janvier 1994 est celle du 13 décembre 1993, décision qui n'a pas été attaquée par celui-ci en son temps.

58.
    Selon la Commission, même à supposer que la première décision contestée eût permis la réintégration du requérant dans le service par tour à dater du 1er mars 1993, l'effet de cette décision aurait nécessairement été limité au 31 décembre 1993. En outre, elle estime que le terme «une décision régularisant [l]a situation [du requérant]» utilisé dans le dispositif de l'arrêt du 8 juin 1995 peut se référer indifféremment à une décision antérieure ou postérieure à l'arrêt en question.

59.
    Le requérant soutient que le point 15 du mémoire en défense de la Commission contient un aveu judiciaire reconnaissant que la première décision contestée constitue la régularisation effective de sa position statutaire. La Commission reconnaîtrait que c'est pour se conformer à l'arrêt du 8 juin 1995 que la première décision contestée a été prise. De plus, de l'aveu même de la Commission, la situation du requérant, antérieure à cette décision, n'aurait été que provisoire.

60.
    La Commission conteste l'interprétation faite par le requérant de son mémoire en défense. Elle affirme que la première décision contestée constitue l'exécution de l'arrêt du 8 juin 1995, mais soutient toutefois que la situation administrative du requérant était définitivement fixée dés le 1er janvier 1994. Elle souligne que les première et seconde décisions contestées ne font que remplir le vide juridique existant entre le 22 février et le 31 décembre 1993, à la suite de l'annulation de la décision du 22 février 1993 par l'arrêt du 8 juin 1995. La première décision contestée aurait comblé ce vide juridique en ce qui concerne la position statutaire du requérant, tandis que la seconde aurait liquidé les indemnités dues au requérant.

Appréciation du Tribunal

61.
    L'arrêt du 8 juin 1995 a établi que la décision du 22 février 1993 de retirer le requérant du service par tour de la section anti-incendie était illégale et devait être annulée. La Commission a, dès lors, été condamnée à payer au requérant les sommes qu'il aurait perçues à titre d'indemnités pour service par tour à compter du 1er mars 1993 et jusqu'à l'adoption d'une décision régularisant sa situation.

62.
    La situation du requérant ne pouvait cependant être considérée comme ayant été régularisée par la circonstance qu'il avait entre-temps accepté un changement d'affectation au sein de l'unité de mécanique appliquée, l'illégalité de la décision du 22 février 1993 subsistant jusqu'à ce que la Commission fournisse une motivation appropriée la justifiant.

63.
    La Commission ne peut, dès lors, se prévaloir de ce changement d'affectation pour justifier la limitation des indemnités pour service par tour dues au requérant à celles qu'il aurait perçues du 1er mars jusqu'au 31 décembre 1993.

64.
    En revanche, il n'y a pas de désaccord entre les parties en ce qui concerne le montant des sommes octroyées au requérant à titre d'indemnités pour cette période du 1er mars au 31 décembre 1993, à savoir 7 030 629 LIT, ni en ce qui concerne le montant des sommes octroyées au requérant à titre d'intérêts pour la période du 18 mai 1993 jusqu'à l'arrêt du 8 juin 1995, à savoir 1 295 747 LIT. Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu d'annuler ces dispositions de la seconde décision contestée.

65.
    Dans ces circonstances, il convient d'annuler la seconde décision contestée dans la mesure où elle limite le paiement des sommes que le requérant aurait perçu à titre d'indemnités pour service par tour à la période située entre le 1er mars et le 31 décembre 1993.

Sur les conclusions en indemnité dans les affaires T-148/96 et T-174/96

Arguments des parties

66.
    A titre de réparation du préjudice moral, le requérant, qui réclamait la somme de 2 000 000 LIT dans sa requête dans l'affaire T-148/96, a demandé 4 000 000 LIT dans son mémoire en réplique au motif que son préjudice se serait aggravé après l'aveu judiciaire de l'existence d'un dossier parallèle.

67.
    Au titre des indemnités pour service par tour, le requérant fait valoir que, si le Tribunal décidait d'annuler la première décision contestée, il faudrait considérer que sa situation n'est toujours pas régularisée et donc que le montant de l'indemnité à lui verser doit être calculé en fonction de la date à laquelle une décision régulière fixant sa situation sera prise.

68.
    La Commission estime que l'acte attaqué est parfaitement légal et que, en conséquence, aucune indemnité n'est due au requérant. Subsidiairement, elleconsidère que, même si le Tribunal devait annuler ladite décision, l'annulation de l'acte constituerait en elle-même une réparation adéquate de tout préjudice moral (arrêt du Tribunal du 20 septembre 1990, Hanning/Parlement, T-37/89, Rec. p. II-463).

Appréciation du Tribunal

69.
    Il ressort des termes de l'arrêt du 8 juin 1995 que, en ordonnant le paiement des sommes que le requérant aurait perçues à titre d'indemnités pour service par tour jusqu'à l'adoption d'une décision régularisant sa situation, le Tribunal a laissé à la Commission le choix de régulariser la situation du requérant soit en le réaffectant à son poste au sein de la section anti-incendie, soit en adoptant la même décision que celle annulée en fournissant une motivation adéquate.

70.
    Il est clair que, en adoptant la même décision dans la première décision contestée, la Commission a choisi de ne pas renvoyer le requérant au service des pompiers mais de le laisser dans le poste qu'il occupait au sein de l'unité de mécanique

appliquée depuis le 1er janvier 1994 et à l'encontre duquel, pour autant que la Commission le sache, il n'avait aucune objection à formuler.

71.
    Il ressort des termes de l'arrêt du 8 juin 1995 que le Tribunal entendait que la Commission prenne vite la décision nécessaire et que le montant exact des dommages et intérêts à octroyer soit définitivement décidé, soit par accord entre les parties, soit, à défaut d'accord dans un délai de trois mois, par ordonnance du Tribunal. Étant donné qu'aucune des deux parties ne s'est prévalue des termes de cet arrêt dans ce délai afin d'obtenir la fixation du montant des dommages et intérêts, le Tribunal estime qu'il ne serait ni approprié ni équitable d'appliquer les termes de l'arrêt du 8 juin 1995 afin d'octroyer au requérant un montant correspondant aux sommes qu'il aurait perçues à titre d'indemnité pour service par tour jusqu'à la date du présent arrêt. Le fait que la première décision contestée est également annulée ne saurait justifier cet octroi.

72.
    Au vu de ces circonstances, le Tribunal estime ne pouvoir apporter de solution équitable au présent litige, dans le cadre de l'exercice de sa compétence de pleine juridiction, qu'en octroyant au requérant une somme globale en vue de mettre fin définitivement au désaccord entre les parties.

73.
    Afin d'arriver à un montant équitable, il convient de tenir compte des considérations suivantes:

—    les termes de l'arrêt du 8 juin 1995, qui prévoyait l'octroi des sommes que le requérant aurait perçues à titre d'indemnités pour service par tour ainsi que l'octroi d'intérêts moratoires au taux de 8 % l'an;

—    le fait que le Tribunal a conclu aux points 62 à 63 ci-dessus que la décision du 13 décembre 1993 ne constitue pas la décision régularisant la situation du requérant requise par l'arrêt du 8 juin 1995;

—    le montant des dommages et intérêts déjà obtenus par le requérant sur la base de l'arrêt du 8 juin 1995;

—    le fait que, depuis le 1er janvier 1994, il n'a plus exercé des fonctions justifiant l'octroi d'une indemnité complémentaire conformément à l'article 56 bis du statut.

74.
    En revanche, il convient également de tenir compte du comportement hautement critiquable de la Commission vis-à-vis du requérant (voir, en particulier, les événements décrits aux points 34 à 37 et 47 à 52 ci-dessus) et de la détresse que ce comportement a provoqué dans le chef du requérant.

75.
    Au vu de toutes ces circonstances, il y a lieu d'octroyer au requérant la somme de 24 000 000 LIT.

Sur les dépens

76.
    Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Le requérant ayant conclu en ce sens, il y a lieu de condamner la Commission aux dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

déclare et arrête:

1)    La décision du 28 novembre 1995 adressée au requérant par M. Agazzi est annulée.

2)    La décision du 30 novembre 1995 adressée au requérant par M. Chambaud est annulée dans la mesure où elle limite le paiement des sommes que le requérant aurait perçues à titre d'indemnités pour service par tour à la période du 1er mars au 31 décembre 1993.

3)    La Commission est condamnée à payer au requérant la somme de 24 000 000 LIT.

4)    La Commission est tenue de payer cette somme dans un délai de deux mois à partir de la date à laquelle cet arrêt lui sera communiqué. A défaut de paiement, la somme devra être majorée d'intérêts moratoires au taux de 5 % l'an à compter de la date d'expiration de ce délai.

5)    La Commission est condamnée aux dépens.

Lindh
Lenaerts
Cooke

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 22 avril 1999.

Le greffier

Le président

H. Jung

P. Lindh


1: Langue de procédure: le français.