Language of document : ECLI:EU:C:2023:858

ORDONNANCE DE LA COUR (neuvième chambre )

8 novembre 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne  Indépendance des juges – Directive 2000/78/CE – Interdiction de discrimination fondée sur l’âge – Interprétation nécessaire pour que la juridiction de renvoi puisse rendre son jugement – Absence – Irrecevabilité manifeste »

Dans l’affaire C‑333/23 [Habonov] (i),

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Verwaltungsgericht Gießen (tribunal administratif de Giessen, Allemagne), par décision du 19 mai 2023, parvenue à la Cour le 26 mai 2023, dans la procédure

GM

contre

Bundesrepublik Deutschland

LA COUR (neuvième chambre),

composée de M. J.–C. Bonichot (rapporteur), faisant fonction de président de chambre, M. S. Rodin et Mme L. S. Rossi, juges,

avocat général : M. P. Pikamäe,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») ainsi que des articles 2, 3 et 6 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant GM, ressortissant russe, à la Bundesrepublik Deutschland (République fédérale d’Allemagne), représentée par le Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Office fédéral des migrations et des réfugiés, Allemagne) (ci-après l’« Office des réfugiés »), au sujet d’une décision adoptée par ce dernier déclarant irrecevable la demande de protection internationale de GM, ordonnant la reconduite de celui-ci en Croatie et prononçant, à son égard, une interdiction d’entrée et de séjour.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

3        Le 19 décembre 2022, GM est entré en Allemagne et, dix jours plus tard, il a introduit une demande d’asile dans cet État membre.

4        La consultation de la base de données « Eurodac » a permis d’établir que GM avait déjà introduit une demande d’asile en Croatie et que, à cette occasion, il avait donné ses empreintes digitales aux autorités policières croates. GM a confirmé aux autorités allemandes avoir déposé une telle demande dans ce dernier État membre et a déclaré y avoir été traité de manière inhumaine et contraint de se soumettre à un prélèvement d’empreintes digitales. Il a également indiqué qu’il souhaitait rester en Allemagne.

5        Saisies d’une demande de transfert, les autorités croates ont admis leur compétence pour traiter la demande d’asile de GM, en application du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31).

6        Par une décision du 20 mars 2023, l’Office des réfugiés a rejeté la demande d’asile introduite par GM en Allemagne comme étant irrecevable, a ordonné son éloignement vers la Croatie et a prononcé, à son égard, une interdiction d’entrée et de séjour. Cette autorité a constaté que la République de Croatie était responsable du traitement de la demande d’asile de GM et que, dans cet État membre, il n’existait pas de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile.

7        Le 5 avril 2023, GM a introduit un recours contre cette décision devant la juridiction de renvoi, à savoir le Verwaltungsgericht Gießen (tribunal administratif de Giessen, Allemagne).

8        Cette juridiction considère que, avant de pouvoir procéder à un contrôle de légalité de ladite décision, elle est tenue de vérifier si, compte tenu de la réglementation allemande relative à la rémunération des juges, elle satisfait aux exigences découlant du droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ainsi que du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial.

9        À cet égard, la juridiction de renvoi se réfère aux arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117) et du 7 février 2019, Escribano Vindel (C‑49/18, EU:C:2019:106), dans lesquels la Cour aurait jugé que la perception, par les juges nationaux, d’un niveau de rémunération en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent constitue une garantie inhérente à leur indépendance. Il en découlerait que toute juridiction nationale aurait le droit d’interroger la Cour sur la compatibilité avec le droit de l’Union de la réglementation nationale relative à la rémunération des juges.

10      En l’occurrence, la juridiction de renvoi doute que la réglementation relative à la rémunération des juges en vigueur dans le Land Hessen (Land de Hesse, Allemagne), dont elle relève ainsi que certaines dispositions relatives à la rémunération des juges fédéraux, soient conformes au droit de l’Union.

11      D’une part, elle demande si l’article 19 TUE et l’article 47 de la Charte s’opposent à la réglementation relative à la rémunération des juges en vigueur dans le Land de Hesse dans l’hypothèse où ce Land ne la modifierait pas après le prononcé de la décision de la Cour dans la présente affaire, de sorte à la faire correspondre aux « standards européens ».

12      D’autre part, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’article 19 TUE, l’article 47 de la Charte ainsi que les articles 2, 3 et 6 de la directive 2000/78 s’opposent à une réglementation nationale qui subordonne l’accès à un certain grade de rémunération à la condition que l’intéressé ait atteint l’âge de 35 ans.

13      Dans ces conditions, le Verwaltungsgericht Gießen (tribunal administratif de Giessen) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)       L’article 19 TUE et l’article 47 de la [Charte] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposeront aux dispositions relatives à la rémunération des juges en vigueur dans l’État membre de la juridiction de [renvoi], telles qu’elles résultent [de la loi sur la nouvelle adaptation des rémunérations et pensions de retraite des fonctionnaires pour les années 2023 et 2024 du Land de Hesse], si, à l’issue d’un certain délai déterminé par la Cour et courant à partir de la notification de la décision de cette dernière, le Land de Hesse n’a pas adopté, en la matière, une réglementation qui soit conforme aux normes européennes ?

2)      L’article 19 TUE et l’article 47 de la Charte, lus en combinaison avec les articles 2, 3 et 6 de la directive [2000/78], doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que la rémunération des juges du grade R 6 [de la loi fédérale relative à la rémunération des fonctionnaires] dans l’État membre de la juridiction de [renvoi] soit liée à la condition d’avoir atteint l’âge de 35 ans, avec pour conséquence que les juges de cet État membre ayant perçu jusqu’à présent une rémunération d’un montant inférieur à celui du grade R 6 [de cette loi] doivent être rémunérés à hauteur du montant prévu pour le grade R 6, et que les juges du même État membre, qui, en vertu de la législation nationale, ont demandé une rémunération en adéquation avec leur fonction ou formé un recours contre leur rémunération inadéquate au titre des exercices budgétaires antérieurs, peuvent demander à percevoir la différence de rémunération par rapport au grade R 6 [de ladite loi] pour les années antérieures durant lesquelles ils ont activement contesté ladite rémunération ? »

 La procédure devant la Cour

14      La juridiction de renvoi a demandé que la présente affaire soit soumise à la procédure préjudicielle d’urgence prévue à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour ou à la procédure accélérée prévue à l’article 105 de ce règlement.

15      Par une décision du 7 juillet 2023, la quatrième chambre a décidé, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à la demande tendant à ce que la présente affaire soit soumise à la procédure préjudicielle d’urgence, les conditions de l’urgence prévues à l’article 107 du règlement de procédure n’étant pas réunies.

16      S’agissant de la demande tendant à ce que cette affaire soit soumise à la procédure préjudicielle accélérée, il y a lieu de constater, au regard de la présente décision de statuer par voie d’ordonnance motivée conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, qu’il n’y a plus lieu de statuer sur cette demande (ordonnance du 16 décembre 2021, Fedasil, C‑505/21, EU:C:2021:1049, point 35).

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

17      En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsqu’une demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

18      Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

19      Il est de jurisprudence constante que la procédure instituée à l’article 267 TFUE constitue un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution des litiges qu’elles sont appelées à trancher et que la justification du renvoi préjudiciel tient non pas dans la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais dans le besoin inhérent à la solution effective d’un litige [arrêt du 22 mars 2022, Prokurator Generalny e.a. (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination), C‑508/19, EU:C:2022:201, point 60].

20      Selon les termes mêmes de l’article 267 TFUE, la décision préjudicielle sollicitée doit être « nécessaire » pour permettre à la juridiction de renvoi de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie [arrêts du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C 563/18, EU:C:2020:234, point 45, ainsi que du 22 mars 2022, Prokurator Generalny e.a. (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination), C‑508/19, EU:C:2022:201, point 61].

21      La Cour a ainsi itérativement rappelé qu’il ressort à la fois des termes et de l’économie de l’article 267 TFUE que la procédure préjudicielle présuppose, notamment, qu’un litige soit effectivement pendant devant les juridictions nationales, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt préjudiciel [arrêts du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C 563/18, EU:C:2020:234, point 46, ainsi que du 22 mars 2022, Prokurator Generalny e.a. (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination), C‑508/19, EU:C:2022:201, point 62].

22      Dans le cadre d’une procédure préjudicielle, il doit ainsi exister entre le litige au principal et les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est sollicitée un lien de rattachement tel que cette interprétation réponde à un besoin objectif pour la décision que la juridiction de renvoi doit prendre (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 48 ainsi que jurisprudence citée).

23      Un tel lien existe lorsque le litige présente, quant au fond, un lien de rattachement avec les dispositions du droit de l’Union sur lesquelles portent les questions préjudicielles, la juridiction de renvoi étant appelée à appliquer lesdites dispositions aux fins de dégager la solution de fond à réserver audit litige (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 49, ainsi que ordonnance du 2 juillet 2020, S.A.D. Maler und Anstreicher, C‑256/19, EU:C:2020:523, point 46).

24      En l’occurrence, la juridiction de renvoi demande à la Cour d’interpréter l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, l’article 47 de la Charte et les articles 2, 3 et 6 de la directive 2000/78.

25      Toutefois, le litige au principal porte exclusivement sur la légalité de la décision de l’Office des réfugiés, du 20 mars 2023, rejetant la demande d’asile de GM comme étant irrecevable, en application du règlement no 604/2013. Partant, ce litige ne présente, quant au fond, aucun lien de rattachement avec les dispositions du droit de l’Union sur lesquelles portent les questions préjudicielles.

26      Certes, la Cour a déjà jugé recevables, d’une part, des questions préjudicielles portant sur l’interprétation de dispositions procédurales du droit de l’Union que la juridiction de renvoi concernée serait tenue d’appliquer pour rendre son jugement et, d’autre part, celles étant de nature à pouvoir fournir à la juridiction de renvoi une interprétation du droit de l’Union lui permettant de trancher des questions procédurales de droit national avant de pouvoir statuer sur le fond du litige dont elle se trouve saisie (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, points 50 et 51, ainsi que ordonnance du 2 juillet 2020, S.A.D. Maler und Anstreicher, C‑256/19, EU:C:2020:523, points 47 et 48).

27      Toutefois, aucune des deux questions préjudicielles ne relève des hypothèses visées au point précédent de la présente ordonnance.

28      En effet, par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le niveau de rémunération des juges dans le Land de Hesse est conforme « aux normes européennes ».

29      Ainsi, cette juridiction cherche à obtenir de la part de la Cour une déclaration de portée générale sur l’adéquation de la rémunération des juges du Land de Hesse, afin d’obliger le législateur de ce Land à modifier sa réglementation en la matière. Elle poursuit donc un objectif qui, manifestement, est étranger à la résolution du litige au principal et dépourvu de toute utilité à cette fin.

30      En cela, la présente affaire se distingue, notamment, des affaires ayant donné lieu aux arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117) et du 7 février 2019, Escribano Vindel (C‑49/18, EU:C:2019:106), qui portaient sur des recours introduits, respectivement, par une association syndicale pour le compte de juges portugais et par un magistrat espagnol contre des actes administratifs par lesquels la rémunération des juges portugais et espagnols avait été réduite.

31      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi se demande si la réglementation fédérale allemande relative à la rémunération des juges emporte une discrimination en fonction de l’âge.

32      Cette question est également manifestement dépourvue de tout lien avec le litige au principal. Au demeurant, la juridiction de renvoi ne fournit pas non plus la moindre explication quant aux raisons pour lesquelles la réponse de la Cour à cette question lui serait nécessaire pour la résolution dudit litige.

33      Partant, il convient de constater que les questions posées ne portent pas sur une interprétation du droit de l’Union qui répond à un besoin objectif pour la résolution du litige au principal, mais revêtent un caractère général, voire hypothétique.

34      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, en application de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, la présente demande de décision préjudicielle doit être rejetée comme étant manifestement irrecevable.

 Sur les dépens

35      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) ordonne :

La demande de décision préjudicielle introduite par le Verwaltungsgericht Gießen (tribunal administratif de Giessen, Allemagne), par décision du 19 mai 2023, est manifestement irrecevable.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.


i      Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.