Language of document : ECLI:EU:C:2013:252

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 18 avril 2013 (1)

Affaire C‑661/11

Martin y Paz Diffusion SA

contre

David Depuydt

et

Fabriek van Maroquinerie Gauquie SA

[demande de décision préjudicielle
formée par la Cour de cassation (Belgique)]

«Marques – Directive 89/104/CEE – Article 5, paragraphe 1 – Droit exclusif du titulaire conféré par la marque enregistrée – Exploitation partagée de la marque – Consentement – Retrait du consentement à l’usage de la marque – Concurrence déloyale»





1.        Le titulaire d’une marque peut‑il se voir interdire définitivement l’exercice du droit exclusif qu’elle confère et d’en faire usage pour certains produits du fait qu’un tiers en a fait usage pendant fort longtemps pour ces mêmes produits avec le consentement du titulaire? Tel est le cœur des questions préjudicielles déférées en l’espèce à la Cour.

2.        Ces questions sont nées dans un contexte factuel peu commun. Les parties au litige au principal – d’une part, la société Martin y Paz Diffusion SA (ci‑après «MyP») et, d’autre part, la société Fabriek van Maroquinerie Gauquie SA (ci‑après «Gauquie») et son gérant, M. David Depuydt – exercent leurs activités dans le secteur de la maroquinerie. Elles ont fait usage de la même marque, mais pas pour les mêmes produits. Initialement, elles travaillaient en coopération, modifiant la marque utilisée à quelques reprises. À un moment, MyP a enregistré certaines de ces marques. Ultérieurement, leurs rapports se sont dégradés, donnant lieu à plusieurs contentieux.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

3.        La première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988 (2) (ci‑après la «directive»), applicable en l’espèce, a été adoptée afin de rapprocher les législations des États membres sur les marques.

4.        Son sixième considérant expose que «la présente directive n’exclut pas l’application aux marques des dispositions du droit des États membres, autres que le droit des marques, telles que les dispositions relatives à la concurrence déloyale, à la responsabilité civile ou à la protection des consommateurs».

5.        Son septième considérant expose notamment que «les motifs de refus ou de nullité concernant la marque elle‑même, par exemple l’absence de caractère distinctif, ou concernant les conflits entre la marque et des droits antérieurs, doivent être énumérés de façon exhaustive».

6.        L’article 3 de la directive énumère les motifs de refus ou de nullité. Son paragraphe 2, sous d), dispose que, dans la mesure où «la demande d’enregistrement de la marque a été faite de mauvaise foi par le demandeur», chaque État membre peut prévoir qu’une marque est refusée à l’enregistrement ou, si elle est enregistrée, est susceptible d’être déclarée nulle. L’article 4 énumère des motifs supplémentaires de refus ou de nullité concernant les conflits avec des droits antérieurs.

7.        L’article 5, paragraphe 1, de la directive est ainsi rédigé:

«La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:

a)      d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;

b)      d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque».

8.        L’article 8 de la directive est relatif aux licences.

9.        La directive a été abrogée par l’article 17 de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques (3), entrée en vigueur le 28 novembre 2008. Son septième considérant reprend la rédaction du sixième considérant de l’ancienne directive et les dispositions de son article 5, paragraphe 1, sont quasiment identiques à celles de l’article 5, paragraphe 1, de l’ancienne directive. Compte tenu des dates des faits du litige au principal, l’ancienne directive est applicable.

B –    Le droit national

10.      La juridiction de renvoi doit appliquer les articles 2.20, alinéa 1er, et 2.32, alinéa 1er, de la convention Benelux en matière de propriété intellectuelle (marques et dessins ou modèles), faite à La Haye le 25 février 2005 (ci‑après la «convention Benelux»), qui transposent les articles 5, paragraphe 1, et 8, paragraphe 1, de la directive. Cette convention, entrée en vigueur le 1er février 2007, a été modifiée depuis.

11.      L’article 2.20, alinéa 1er, dispose:

«1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Sans préjudice de l’application éventuelle du droit commun en matière de responsabilité civile, le droit exclusif à la marque permet au titulaire d’interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement:

a)      de faire usage dans la vie des affaires, d’un signe identique à la marque pour des produits ou services identiques à ceux pour lesquels celle‑ci est enregistrée;

b)      de faire usage dans la vie des affaires, d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque;

c)      […]»

12.      L’article 2.32, alinéa 1er, de cette même convention dispose que «[l]a marque peut faire l’objet d’une licence pour tout ou partie des produits ou services pour lesquels la marque a été déposée ou enregistrée».

II – Les faits et la procédure au principal

A –    Les faits

13.      Le litige au principal est relatif à la portée du droit exclusif que confèrent à MyP, à ce stade, deux marques enregistrées auprès de l’Office Benelux de la propriété intellectuelle (ci‑après l’«OBPI»): un signe constitué par une lettre «N» étirée, enregistré comme marque figurative le 14 août 1998 sous le no 636.308 pour tous les produits des classes 18 (cuir) et 25 (vêtements) de la classification établie en vertu de l’arrangement de Nice (4), ainsi que la marque verbale «NATHAN BAUME», enregistrée le 24 janvier 2002 sous le no 712.962 pour des produits des classes 18 et 25.

14.      Toutefois, les origines des litiges viennent de l’exploitation partagée antérieurement par MyP et Gauquie d’une troisième marque, «NATHAN», qui remonte à l’époque où M. Nathan Svitckenbaum a commencé la fabrication d’articles de maroquinerie sous la dénomination de «Nathan Baum» dans les années 1930. En 1990, les droits relatifs à la marque «Nathan» étaient détenus par M. Paul Baquet, autre fabricant d’articles de maroquinerie.

15.      Le 6 juin 1990, M. Baquet a cédé la marque «NATHAN» à MyP. Le contrat stipulait que la vente était faite «en vue de l’exploitation d’une ligne de produits de petite maroquinerie». M. Baquet «conserve la propriété du nom pour la fabrication de sacs à main». MyP «s’engage à ne pas faire de concurrence déloyale pour ce qui concerne la fabrication et la distribution de sacs avec les modèles et le nom de ‘NATHAN’».

16.      Cinq ans plus tard, par contrat du 2 mai 1995, M. Depuydt acquiert le fonds de commerce de M. Baquet, en ce compris «la raison commerciale/l’enseigne Paul Baquet ‘NATHAN’» ainsi que la marque verbale «NATHAN», enregistrée en 1991 auprès de l’OBPI par M. Baquet pour des produits des classes 18 et 25. Compte tenu du contrat conclu par M. Baquet avec MyP, M. Depuydt s’interdit de fabriquer et de distribuer de la petite maroquinerie sous le nom de «NATHAN».

17.      Dans le courant de l’année 1995, M. Depuydt a mis sur le marché des sacs à main sous la marque «NATHAN», sur lesquels était apposée une lettre «N» dans un graphisme étiré horizontalement (5). Au moins depuis 1996, MyP fait usage du signe constitué par une lettre «N» étirée et soutient qu’elle en faisait déjà usage fin 1990, début 1991, ce qui est contesté par M. Depuydt et par Gauquie.

18.      Les parties au principal ont dû réexaminer l’usage de leur marque en 1998, car la société Natan (non liée à elles) a considéré que la marque «NATHAN» était trop proche de sa propre marque «NATAN».

19.      Depuis 2002, les deux sociétés MyP et Gauquie font usage de la marque figurative «N» et d’un nouveau vocable, «NATHAN BAUME». Elles partagent l’exploitation de ces marques tout comme elles partageaient celle de la marque «NATHAN». Ainsi, en faisant usage de la marque figurative «N» et de la marque verbale «NATHAN BAUME» (les seules marques qui demeurent pertinentes à ce stade du litige), MyP distribue une gamme de produits de maroquinerie (notamment des trousses de toilette, des portefeuilles, des sacs de voyage, des ceintures, etc.) et Gauquie fabrique et vend des sacs à main et des chaussures. Les parties se vendent mutuellement leurs produits qu’elles exposent dans leurs boutiques respectives.

20.      Le 14 août 1998, MyP a déposé auprès de l’OBPI à la fois la marque figurative «N» en cause dans le litige au principal et la marque figurative «NATHAN». Elle a déposé la marque «NATHAN BAUME» en 2002. M. Depuydt et Gauquie affirment que MyP ne les a pas prévenus de ces dépôts. La cession de la marque verbale «NATHAN», initialement déposée par M. Baquet, à MyP et à M. Depuydt a été enregistrée respectivement le 17 août 1998 et le 19 décembre 2000.

21.      En dépit de l’enregistrement de ces marques, les parties ont poursuivi leurs relations d’affaires comme par le passé. Toutefois, leurs relations ont commencé à se dégrader, selon l’arrêt attaqué, car MyP a commencé à mettre d’autres produits dans le commerce et a exigé de Gauquie une concertation sur le choix des matières, des coloris ainsi que sur la communication. Déjà en juillet 1998, MyP s’était plainte à Gauquie d’un manque de coopération entre elles au détriment de l’image de marque, demandant à plusieurs reprises (de nouveau en décembre 2001, en juin 2003 et en décembre 2003) d’accentuer cette collaboration. Selon l’arrêt de renvoi, MyP s’est plainte en décembre 2004 de ce que «les règles de la copropriété de la marque ‘NATHAN BAUME’ sont violées». Un projet d’accord ne s’est pas concrétisé.

B –    La procédure

22.      Le 24 mai 2005, M. Depuydt et Gauquie ont fait citer MyP devant le tribunal de commerce de Nivelles, en vue d’obtenir que les marques figuratives «N» et «NATHAN», ainsi que la marque verbale «NATHAN BAUME», soient déclarées nulles ou valables seulement pour des articles de petite maroquinerie, demandes qui ont été déclarées non fondées.

23.      En réplique à la tentative de M. Depuydt et de Gauquie de faire constater la nullité des marques, MyP a décidé de mettre fin à leur exploitation partagée et, le 11 janvier 2007, les a fait citer devant le même tribunal pour qu’il leur soit ordonné de cesser de faire usage de la marque figurative «N» et de la marque verbale «NATHAN BAUME» pour des produits des classes 18 et 25. Par voie reconventionnelle, M. Depuydt et Gauquie ont demandé qu’il soit ordonné à MyP de cesser de faire usage des marques «N», «NATHAN» et «NATHAN BAUME» pour des produits de maroquinerie autres que de petite maroquinerie, plus particulièrement pour des sacs à main. MyP a été déboutée de sa demande et a été condamnée à cesser de fabriquer, de commercialiser, de mettre en vente et de distribuer des sacs à main identiques ou analogues à ceux que distribuent M. Depuydt et Gauquie.

24.      Appel a été interjeté des deux jugements. La cour d’appel de Bruxelles s’est prononcée le 8 novembre 2007.

25.      La cour d’appel a constaté la validité des trois marques en cause déposées par MyP, à savoir les marques figuratives «NATHAN» et «N», ainsi que la marque verbale «NATHAN BAUME». Elle constate notamment que l’action en nullité pour dépôt de mauvaise foi est prescrite.

26.      En raison du droit exclusif qu’elles confèrent, il a été fait défense à Gauquie et à M. Depuydt d’utiliser ces trois marques pour d’autres produits que des sacs à main et des chaussures. La cour d’appel justifie ces exceptions par la théorie de l’abus de droit, tiré en l’espèce d’un détournement de procédure. Elle constate que la demande de MyP de faire valoir son droit exclusif, telle qu’elle était formulée dans sa rigueur absolue, n’était qu’une forme de représailles. Par le passé, MyP a toujours reconnu le droit de Gauquie à faire usage des marques «N» et «NATHAN BAUME» pour des sacs à main et des chaussures. La cour d’appel a constaté l’absence de licence (à durée indéterminée, renouvelable par tacite reconduction) entre les parties. MyP est même allée jusqu’à reconnaître une forme de copropriété sur les marques. La Cour a considéré qu’il s’agissait là d’un «consentement irrévocable» à ce que Gauquie fasse usage de ces marques pour des sacs à main et des chaussures.

27.      D’un autre côté, il est fait défense à MyP de faire usage de ces marques sur des sacs à main et des chaussures dans la vie des affaires. La cour d’appel a jugé qu’un tel usage serait constitutif de concurrence déloyale. En premier lieu, MyP a toujours reconnu volontairement que l’interdiction qui pesait sur elle de ne pas faire de concurrence déloyale à M. Baquet, en ce qui concerne la fabrication et la distribution de sacs avec le nom «NATHAN», s’est étendue aux marques «N» et «Nathan Baume» pour les sacs à main et les chaussures. En second lieu, Gauquie a énormément investi, depuis de nombreuses années, dans la publicité de ses produits et MyP en tirerait indûment profit.

28.      Les notions de «sacs à main’» et d’«usage dans la vie des affaires» ont fait l’objet d’un arrêt interprétatif du 12 septembre 2008.

29.      MyP s’est pourvue en cassation contre les deux arrêts de la cour d’appel dans la mesure où ils concernent les deux marques «N» et «NATHAN BAUME». Elle soulève deux moyens à l’appui de son pourvoi.

30.      Par son premier moyen, concernant le fait que la cour d’appel n’a pas défendu toute utilisation de la marque à Gauquie et à M. Depuydt, mais a reconnu des exceptions, MyP fait valoir que seule une licence, laquelle constitue le consentement nécessaire visé à l’article 2.20, alinéa 1er, de la convention Benelux, peut permettre à un tiers de faire usage d’une marque. Il est d’ordre public qu’il ne peut y avoir de consentement irrévocable, à savoir une obligation irrévocable, car ce serait contraire au droit exclusif conféré par la marque. Selon MyP, le retrait du consentement et l’exercice des droits conférés par la marque ne peuvent constituer un abus de droit et, même s’ils devaient l’être, la sanction ne peut consister qu’à réduire l’exercice du droit à sa mesure normale et à faire réparer le préjudice et non l’interdiction de l’usage de la marque.

31.      Sur l’interdiction qui lui est faite de faire soi‑même un certain usage de la marque, le deuxième moyen soulevé par MyP fait valoir que les marques confèrent le droit exclusif de s’opposer à leur usage par des tiers sans consentement. Selon MyP, ce droit implique celui de faire soi‑même usage de la marque, puisque, dans le cas de non‑usage, le titulaire risque la déchéance. Lorsqu’une licence (même assortie d’un engagement du titulaire de la marque de ne pas en faire lui‑même usage) prend fin, le titulaire de la marque reprend le plein exercice de son droit exclusif. Tout avantage résultant pour le titulaire de la marque de la publicité faite par le tiers autorisé auparavant et le risque de confusion résultant de la reprise de l’usage par le titulaire ne sont ainsi que les conséquences nécessaires de l’exercice légal par le titulaire de son droit exclusif. S’il devait en être autrement, la cour d’appel ne pouvait ordonner l’interdiction définitive de l’usage de la marque et elle aurait dû prononcer une sanction moins restrictive.

III – Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

32.      Dans son arrêt du 2 décembre 2011, la juridiction de renvoi rejette l’argument de MyP, selon lequel sa tentative d’interdire l’usage de la marque à Gauquie ne constituait que l’exercice du droit exclusif que lui confère la marque et, par conséquent, ne pouvait être considéré comme un abus de droit, considérant qu’il se fonde sur une lecture inexacte de l’arrêt objet du pourvoi. La juridiction de renvoi a estimé que la cour d’appel a tenu compte non seulement de la longue période d’exploitation commune, mais également du mobile de rétorsion qui a justifié l’introduction de sa demande par MyP et le caractère rigoureux de la formulation de cette demande.

33.      La juridiction de renvoi constate également que les deux moyens fondant le pourvoi de MyP soulèvent des questions d’interprétation de la directive. Elle a donc ordonné le sursis à statuer et saisi la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles suivantes:

«1.1.      L’article 5, paragraphe 1, et l’article 8, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent‑ils être interprétés en ce sens que le droit exclusif conféré par la marque enregistrée ne peut définitivement plus être opposé par son titulaire à un tiers, pour tous les produits visés lors de l’enregistrement:

–        lorsque, pendant une longue période, le titulaire a partagé l’exploitation de cette marque avec ce tiers dans le cadre d’une forme de copropriété pour une partie des produits visés?

–        lorsque, à l’occasion de ce partage, il a donné à ce tiers son consentement irrévocable à ce que celui-ci fasse usage de cette marque pour ces produits?

1.2.      Lesdits articles doivent-ils être interprétés en ce sens que l’application d’une règle nationale, telle que celle suivant laquelle le titulaire d’un droit ne peut exercer celui‑ci d’une manière fautive ou abusive, peut aboutir à empêcher définitivement l’exercice de ce droit exclusif pour une partie des produits visés ou en ce sens que cette application doit être limitée à sanctionner autrement ledit exercice fautif ou abusif du droit?

2.1.      L’article 5, paragraphe 1, et l’article 8, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent‑ils être interprétés en ce sens que, lorsque le titulaire d’une marque enregistrée met fin à son engagement envers un tiers de ne pas faire usage de cette marque pour certains produits, et entend ainsi reprendre lui‑même cet usage, le juge national peut néanmoins définitivement interdire cette reprise d’usage au motif qu’elle est constitutive de concurrence déloyale parce qu’il en résultera pour le titulaire un profit tiré de la publicité effectuée auparavant à propos de la marque par ledit tiers et une confusion possible dans l’esprit de la clientèle, ou doivent‑ils être interprétés en ce sens que le juge national doit adopter une sanction différente n’empêchant pas définitivement cette reprise d’usage par le titulaire?

2.2.      Lesdits articles doivent‑ils être interprétés en ce sens que l’interdiction définitive d’usage par le titulaire se justifie lorsque le tiers a investi depuis de nombreuses années pour faire connaître au public les produits pour lesquels il a été autorisé par le titulaire à faire usage de la marque?»

34.      L’arrêt de renvoi est parvenu au greffe de la Cour le 3 janvier 2012.

35.      La Cour a reçu les observations de MyP, de M. Depuydt et Gauquie (communes), de la République de Pologne et de la Commission européenne.

36.      Les parties au principal et la Commission ont présenté des observations à l’audience du 10 janvier 2013.

IV – Appréciation

A –    Sur la recevabilité

37.      M. Depuydt et Gauquie font valoir deux motifs d’irrecevabilité des questions préjudicielles déférées. En premier lieu, la directive ayant été transposée en droit national, toute question relative à son interprétation leur paraît être une question d’interprétation du droit national. La même réflexion vaut pour la question de savoir si la loi nationale peut venir limiter les droits conférés par une marque. La Commission également ne voit qu’un lien ténu entre le litige au principal et le droit de l’Union en matière de marques.

38.      En second lieu, M. Depuydt et Gauquie affirment que les questions déférées sont dénuées de pertinence pour la solution du litige au principal. Selon ces parties, l’article 5, paragraphe 1, de la directive ne concerne nullement la question de savoir dans quelle mesure les droits exclusifs du titulaire de la marque peuvent faire l’objet de limitations par le biais de dispositions de droit national. De même, les juridictions nationales ayant expressément constaté l’absence d’une quelconque licence, l’article 8, paragraphe 1, de la directive est également dénué de pertinence (6). M. Depuydt et Gauquie sont également d’avis que la première question concerne une mesure étrangère aux faits de l’espèce.

39.      Ces deux arguments n’emportent pas ma conviction. Il est évident que, en application de l’article 267 TFUE, la Cour n’a compétence pour se prononcer à titre préjudiciel que sur des seules questions d’interprétation du droit de l’Union et ne peut interpréter le droit national (7). Toutefois, la Cour de cassation a saisi la Cour d’une demande d’interprétation de la directive et non de la loi nationale qui la transpose. Le fait que la directive a été transposée en droit national ne signifie pas que les juridictions nationales n’ont plus à en tenir compte. Au contraire, elles sont tenues d’interpréter leur droit national à la lumière du texte et de la finalité de la directive (8).

40.      Sur la pertinence des questions déférées par les juridictions nationales, il est de jurisprudence établie que, saisies d’un litige, il leur appartient, en principe, d’apprécier la pertinence des questions qu’elles posent à la Cour (9). Ce n’est que s’il apparaît de «manière manifeste» (10) que l’interprétation du droit de l’Union ne présente aucune pertinence pour le litige au principal que la Cour procédera autrement.

41.      Quant à l’article 8, paragraphe 1, de la directive, la juridiction de renvoi a elle‑même constaté l’absence de licence entre les parties. La Cour étant tenue par cette constatation de fait, il apparaît indéniablement que l’article 8, paragraphe 1, de la directive n’est pas pertinent à la solution du litige au principal. Gardant cela à l’esprit et afin d’apporter une réponse satisfaisante à la juridiction de renvoi, il convient de reformuler les questions déférées de manière à exclure toute référence à l’article 8, paragraphe 1, de la directive (11).

B –    Analyse au fond

42.      La juridiction de renvoi rapporte plusieurs faits importants pour le présent litige. Comme la Cour est tenue par cet exposé des faits, certains méritent d’être soulignés. En premier lieu, MyP est le titulaire des marques en question, valablement enregistrées pour tous les produits concernés. En second lieu, depuis que MyP a enregistré ces marques, Gauquie et M. Depuydt en ont fait usage avec son consentement. En troisième lieu, il est incontesté que les parties n’ont pas conclu de licence. En quatrième lieu, rien n’indique que Gauquie et M. Depuydt soient également titulaires des marques litigieuses. Même si la juridiction de renvoi fait état d’une «forme de copropriété», elle ne prétend pas que ces parties aient enregistré les marques, ni qu’elles les aient acquises par l’usage (12).

43.      Mis à part l’absence de licence, ces faits sont, à première vue, comparables à ceux d’une situation normale où existe une licence, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent, à savoir qu’il peut être mis fin à une licence. Cette solution est remise en cause par le contexte particulier de l’évolution des relations entre les parties: à l’origine, les parties avaient les mêmes titres sur les marques. Elles en ont partagé l’exploitation pendant fort longtemps. Cependant, comme indiqué ci‑dessus, à un moment, MyP a enregistré les marques, soi‑disant «secrètement», bien qu’il faille garder à l’esprit que les marques font l’objet d’une publication et qu’elles peuvent faire l’objet d’une surveillance. La demande de nullité des marques pour dépôt de mauvaise foi a échoué pour forclusion.

44.      Bien qu’il ait constaté les faits exposés ci‑dessus, l’arrêt de la cour d’appel a rétabli l’exploitation partagée des marques telle que les parties l’avaient pratiquée pendant fort longtemps. Elle y est parvenue, d’une part, en limitant les droits conférés par la marque et, d’autre part, en interdisant au titulaire des marques d’en faire usage pour certains produits. Devant une telle décision, la juridiction de renvoi se demande si et sur quelles bases une exploitation partagée peut être maintenue. Dans la mesure où plusieurs des arguments de la cour d’appel se fondent sur le droit national, une question importante qui se pose en l’espèce est celle de savoir dans quelle mesure une loi nationale peut limiter le droit de l’Union en matière de marques. Il convient de souligner qu’il appartient aux juridictions nationales de déterminer les règles nationales. À cet égard, la Cour ne peut que se borner à définir les limites que la directive impose à la loi nationale.

1.      La première question

45.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande à se faire préciser les limites pour faire valoir le droit exclusif conféré par une marque dans un cas, tel celui du litige au principal, où l’exploitation de la marque a été partagée au cours d’une longue période. La juridiction de renvoi a subdivisé cette question en deux sous‑questions.

a)      De l’objet de la première sous‑question

46.      La première sous‑question demande si l’article 5, paragraphe 1, de la directive interdit définitivement au titulaire d’une marque d’opposer à un tiers le droit exclusif qu’elle lui confère pour tous les produits visés lors de l’enregistrement lorsque, pendant une longue période, le titulaire a partagé l’exploitation de cette marque avec ce tiers dans le cadre d’une «forme de copropriété» et qu’il a donné à ce tiers son «consentement irrévocable» à ce que celui-ci fasse usage de cette marque.

47.      Il ressort de l’arrêt de renvoi que la juridiction de renvoi demande à savoir si le droit des marques permet d’interdire définitivement au titulaire d’une marque enregistrée d’exercer ses droits à l’encontre d’un tiers avec lequel il a partagé l’exploitation de la marque pendant fort longtemps. Les références qu’elle fait à une «forme de copropriété» et à un «consentement irrévocable» méritent quelques explications.

48.      Tout d’abord, il me semble que l’expression «forme de copropriété» se comprend aisément dans le contexte de l’arrêt de la cour d’appel cité par la juridiction de renvoi. La cour d’appel a fondé son raisonnement sur l’exploitation partagée des marques par les parties, indiquant que MyP est allée jusqu’à admettre une «forme de copropriété» pour constater que MyP a donné son «consentement irrévocable» à l’usage de la marque. Elle n’a pas constaté que M. Depuydt et Gauquie avaient enregistré les marques, ni qu’ils étaient titulaires de droits sur les marques en raison de l’usage. L’expression n’est donc pas employée dans un sens juridique. Elle doit plutôt s’entendre comme une constatation de faits se fondant sur l’exploitation partagée et consensuelle des marques.

49.      L’expression «consentement irrévocable» employée par la juridiction de renvoi, elle aussi tirée de l’arrêt de la cour d’appel, apparaît comme une constatation de faits, qui se déduit des agissements de MyP. À l’audience, M. Depuydt et Gauquie ont déclaré que cette constatation d’un «consentement irrévocable» relevait de la compétence de la juridiction nationale. La Commission admet l’existence d’un consentement irrévocable en tant que fait. Mais la constatation factuelle qu’un «consentement irrévocable» a été donné suppose a priori qu’en droit le consentement donné par le titulaire d’une marque peut être irrévocable. Il appartient à la Cour de répondre à la question de savoir si le consentement dont il est fait état à l’article 5, paragraphe 1, de la directive peut être irrévocable.

50.      Indéniablement, la Cour a compétence pour répondre à cette question. S’il appartient aux juridictions nationales d’apprécier les faits du litige – et donc, en l’espèce, la question de savoir si un consentement a été donné ou non –, la Cour n’est pas tenue par la prémisse de l’existence de catégories juridiques retenues par la juridiction de renvoi. Dans la même veine, le juge national détermine l’objet des questions déférées à la Cour. Toutefois, cela ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union pouvant être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait ou non référence dans l’énoncé de sa question (13).

51.      C’est sur ce fondement que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Libertel, lorsqu’elle a été interrogée sur le caractère distinctif d’une couleur particulière en tant que marque, la Cour a pu déterminer si une couleur en elle‑même est susceptible de constituer une marque (14). Ce même principe s’applique dans le présent cas.

52.      La question qui appelle plus particulièrement une réponse de la Cour est donc de savoir si, en application de l’article 5, paragraphe 1, de la directive, le titulaire d’une marque enregistrée peut donner un consentement irrévocable à son usage, dans le sens que le droit exclusif conféré par la marque ne peut plus être invoqué à l’encontre du tiers bénéficiaire de ce consentement avec lequel le titulaire en a partagé l’exploitation pendant fort longtemps, tant avant qu’après son enregistrement.

b)      Analyse de la première sous‑question

53.      Cela étant posé, la première question déférée demande à la Cour d’analyser la nature du «consentement» dans le contexte de l’article 5, paragraphe 1, de la directive.

54.      Il va sans dire que la Cour ne peut accueillir cette demande que si la notion de «consentement» figurant à l’article 5, paragraphe 1, de la directive est une notion en droit de l’Union dont, par conséquent, l’interprétation ne peut être confiée aux juridictions nationales.

55.      Il est de règle qu’il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union doivent trouver une interprétation autonome qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause, à moins de comporter un renvoi exprès au droit des États membres (15).

56.      Certes, cette règle perd beaucoup de sa vigueur lorsqu’il s’agit de directives qui ne procèdent pas à une harmonisation totale d’un domaine du droit. Toutefois, bien que, suivant son troisième considérant, la directive ne procède pas à un rapprochement total des législations des États membres en matière de marques, elle en harmonise certains domaines. À cet égard, son neuvième considérant souligne que, pour faciliter la libre circulation des produits, les marques enregistrées doivent jouir de la même protection dans la législation de tous les États membres. En conséquence, la Cour a systématiquement jugé que les articles 5 à 7 de la directive procèdent à une harmonisation complète des règles relatives aux droits conférés par une marque (16).

57.      Par conséquent, la notion de «consentement» figurant à l’article 5, paragraphe 1, de la directive est une notion de droit de l’Union.

58.      À plusieurs reprises, la Cour a été amenée à préciser différents points de l’article 5, paragraphe 1, de la directive. Mais cette jurisprudence ne me paraît pas apporter d’éclaircissements sur la nature du «consentement» visé par cette disposition.

59.      Le contexte de l’article 5, paragraphe 1, de la directive et la jurisprudence y relative peuvent cependant être très instructifs. La directive use du terme de «consentement» à plusieurs reprises: à l’article 5, paragraphes 1 et 2, sur la portée du droit exclusif conféré par la marque; à l’article 7, paragraphe 1, sur l’épuisement du droit conféré par la marque; à l’article 10, paragraphe 3, sur l’obligation d’usage de la marque et à l’article 12, paragraphe 2, dans le cadre des motifs de déchéance. L’emploi que fait la directive de ce terme n’est nullement extraordinaire. Le règlement sur la marque communautaire vise le consentement dans des contextes similaires (17) et ce terme figure également à l’accord ADPIC (18) et dans la loi étatsunienne sur les marques (19).

60.      La Cour a eu à interpréter la notion de consentement dans le contexte de l’épuisement du droit conféré par la marque, c’est‑à‑dire de l’article 7, paragraphe 1, de la directive. En vertu de cette disposition (20), le titulaire d’une marque ne peut interdire l’usage de celle‑ci pour des produits mis dans le commerce dans l’Espace économique européen (EEE) sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

61.      Dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Zino Davidoff et Levi Strauss (précité), les titulaires des marques en question avaient mis leurs produits dans le commerce en dehors de l’EEE et les produits y avaient été importés par un tiers. Il était demandé à la Cour de préciser dans quelles circonstances le titulaire de la marque pouvait être réputé avoir donné son «consentement» à la mise dans le commerce de produits dans l’EEE. Elle a jugé qu’il convenait de donner une interprétation uniforme à la notion de «consentement» (21). Selon la Cour, le consentement peut être exprès ou implicite, pouvant alors se déduire à partir d’éléments et de circonstances antérieures, concomitantes ou postérieures à la mise dans le commerce en dehors de l’EEE. Compte tenu de l’importance des effets du consentement dans le contexte de l’article 7, paragraphe 1, de la directive, à savoir l’effet d’extinction du droit exclusif qui permet au titulaire de la marque de contrôler la première mise dans le commerce dans l’EEE, «le consentement doit être exprimé d’une manière qui traduise de façon certaine une volonté de renoncer à ce droit» (22). Même si le consentement visé à l’article 7, paragraphe 1, de la directive concerne la mise dans le commerce de produits (23), alors que celui visé à l’article 5, paragraphe 1, concerne l’usage d’une marque (ou d’une marque présentant un risque de confusion) dans la vie des affaires, les constatations de la Cour sur la nature du consentement me paraissent pareillement applicables à la notion de consentement de l’article 5, paragraphe 1, de la directive.

62.      Les constatations de la Cour semblent aller dans le sens que le consentement demande que soit exprimée (sans aucune ambiguïté) l’intention de renoncer aux droits conférés par la marque. C’est un acte juridique volontaire conclu entre le titulaire de la marque et le bénéficiaire du consentement.

63.      Une telle interprétation est étayée par la lecture de l’article 5, paragraphe 1, de la directive à la lumière de son article 8, relatif aux licences. Dans la vie des affaires, la licence est l’instrument le plus répandu pour donner son consentement à l’usage d’une marque. En fait, des circonstances telles celles du litige au principal, où le consentement à l’usage d’une marque a été donné en l’absence de licence (explicite ou implicite) sont rarissimes.

64.      L’article 10, paragraphe 3, de la directive vient également confirmer mon interprétation de la notion de «consentement». En vertu de cette disposition, l’usage de la marque avec le consentement du titulaire est considéré comme un usage fait par le titulaire et satisfait donc à la condition relative à l’usage (24). Attribuer au titulaire l’usage par un tiers se justifie par une forme de relation de représentation instituée avec le consentement du titulaire. Une telle construction juridique ne se justifie qu’en présence d’un acte juridique entre le titulaire et le tiers faisant usage de la marque.

65.      La distinction entre la notion de «tolérance» de l’article 9, paragraphe 1, de la directive et celle de «consentement» est également instructive. Alors que la première sous‑entend une forme de passivité, dans le sens de ne pas s’opposer à l’usage d’une marque postérieure, la dernière exige l’expression de l’intention de renonciation au droit (25).

66.      En tant qu’acte juridique volontaire conclu entre le titulaire de la marque et celui qui en fait usage, le consentement est subordonné aux principes généraux en la matière. Dans une très large mesure, ces règles seront les mêmes que celles applicables à la forme la plus aboutie du consentement, à savoir la licence. Le consentement peut ainsi être donné pour une durée déterminée ou sans détermination de durée. Même dans ce dernier cas, le retrait du consentement est possible (26). Toutefois, un tel retrait doit respecter les attentes légitimes de celui qui fait usage de la marque et demande donc, par exemple, un préavis ou un motif raisonnables. Le consentement irrévocable n’est pas admissible.

67.      Même si le consentement irrévocable n’existe donc pas, il n’en demeure pas moins qu’il pourrait être inadmissible d’exercer le droit exclusif conféré par la marque à l’encontre de celui avec lequel l’exploitation en a été partagée pendant fort longtemps, tant avant qu’après l’enregistrement de la marque.

68.      Le titulaire de la marque ne peut s’opposer à tous les usages de celle‑ci. La Cour a déduit des objectifs du droit des marques que les seuls usages d’une marque par un tiers qui peuvent être interdits sont ceux qui portent atteinte ou sont susceptibles de porter atteinte aux fonctions de la marque (27).

69.      La République de Pologne soutient qu’une exploitation partagée antérieure, telle celle par MyP et Gauquie, peut conduire à une situation où il ne serait plus porté atteinte à la fonction de la marque. Elle suggère que, dans un cas où l’usage d’une marque a été partagé de telle sorte que les consommateurs se sont habitués à ce qu’une certaine catégorie de produits n’est pas fabriquée par le titulaire de la marque, mais par un tiers, ils peuvent s’attendre à la poursuite d’un tel usage. Il ne serait donc pas porté atteinte à la fonction essentielle de la marque, à savoir de garantir aux consommateurs la provenance des produits.

70.      Je ne suis pas convaincu que cet argument soit applicable en l’espèce. La poursuite de l’usage de la marque par M. Depuydt et Gauquie après le retrait du consentement par MyP porterait atteinte à la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits.

71.      L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Budějovický Budvar illustre les conditions dans lesquelles un usage simultané pendant une longue période conduit à une situation où la poursuite de cet usage ne porte plus atteinte à la fonction de garantie de la provenance des produits propre à la marque. Même si, en l’espèce, la question se posait par rapport à l’article 4, paragraphe 1, sous a), de la directive, les mêmes principes valent pour son article 5, paragraphe 1 (28).

72.      Les faits de cette espèce présentaient un caractère exceptionnel. De manière totalement indépendante, tant Anheuser‑Busch que Budvar avaient vendu pendant près de 30 ans de la bière sous la marque «Budweiser» au Royaume‑Uni avant que la marque ne soit enregistrée. En 2000, les deux sociétés ont été autorisées à enregistrer conjointement et simultanément leurs marques. La particularité de cette affaire avait amené les consommateurs à être bien conscients des différences entre les deux bières, nonobstant la même désignation de «Budweiser». Dans ces circonstances, la Cour a jugé que l’usage simultané honnête et de longue durée de deux marques identiques ne porte pas atteinte à la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits (29).

73.      Les faits de la présente espèce se distinguent passablement de ceux de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Budějovický Budvar. Tout d’abord, la juridiction de renvoi n’a nullement indiqué que les consommateurs soient au fait de l’exploitation partagée par MyP et Gauquie des marques en question et, par conséquent, qu’il ne soit pas porté atteinte à la garantie de provenance des produits si cet usage se poursuit.

74.      Toutefois, ce qui est plus important est que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Budějovický Budvar, deux entreprises totalement indépendantes faisaient usage de la même marque. Dans la présente espèce, d’après la juridiction de renvoi, l’une des parties fait usage des marques valables de l’autre, avec le consentement du titulaire, et souhaite poursuivre cet usage malgré le retrait de ce consentement. Dans ces circonstances, affirmer que la poursuite de l’exploitation commune ne porterait pas atteinte à la fonction de la marque relève d’une mauvaise compréhension de cette fonction.

75.      La fonction essentielle de la marque est de garantir aux consommateurs la provenance du produit (30). Toutefois, à cet effet, en matière de provenance des produits, ce qui importe est le titulaire de la marque et non (nécessairement) le véritable fabricant. Dans une économie moderne, bien des produits sont fabriqués sous licence (ou avec le consentement du titulaire) par des tiers et/ou par des circuits complexes de production. Les consommateurs ne sont généralement pas informés de ces modalités. Même si le changement de fabricant peut affecter la qualité du produit, le consommateur n’a généralement pas d’intérêt protégé à la poursuite des modalités de coopération entre le titulaire de la marque et le fabricant du produit. Il appartient au titulaire de la marque d’en organiser l’usage. À ce titre, le titulaire peut résilier des licences et en consentir d’autres et réorganiser ses processus de fabrication et de commercialisation. Il serait donc porté atteinte à la garantie de provenance si une partie continuait à faire usage de la marque alors que le titulaire a retiré son consentement.

c)      Analyse de la deuxième sous‑question

76.      Par sa deuxième sous‑question, la juridiction de renvoi demande si l’application d’une règle nationale, telle que celle suivant laquelle le titulaire d’un droit ne peut exercer celui‑ci d’une manière fautive ou abusive, peut aboutir à interdire définitivement l’exercice de ce droit exclusif pour une partie des produits pour lesquels la marque a été enregistrée ou si cette application doit être limitée à sanctionner autrement ledit exercice fautif ou abusif du droit.

77.      M. Depuydt et Gauquie sont en faveur de la possibilité pour une règle nationale d’interdire définitivement l’exercice du droit exclusif conféré par la marque. De son côté, MyP est d’avis que de telles dispositions nationales ne peuvent que prévoir des sanctions qui ne privent pas définitivement le titulaire de la marque de l’exercice du droit exclusif qu’elle confère. Tant la Commission que la République de Pologne partagent en substance cet avis.

78.      De manière générale, suivant son sixième considérant, la directive n’exclut pas l’application aux marques des dispositions du droit des États membres, autres que le droit des marques, telles que les dispositions relatives à la concurrence déloyale ou à la responsabilité civile. Comme le soutiennent très justement M. Depuydt et Gauquie, il en va de même des lois nationales interdisant l’exercice fautif ou abusif de droits (31).

79.      Toutefois, dans ce contexte, il est des limites à l’application de la loi nationale. Une loi nationale ne peut entraver le plein effet de la directive. Elle ne peut diverger de l’harmonisation complète à laquelle procède la directive. Cela vaut tout autant pour les agissements considérés comme fautifs ou abusifs que pour la sanction de tels agissements.

80.      S’agissant d’agissements considérés comme fautifs, la loi nationale ne saurait traiter comme fautif ou abusif l’exercice en tant que tel d’un droit tiré du droit de l’Union. Comme la directive permet le retrait du consentement, un tel retrait et l’exercice du droit exclusif conféré par la marque à l’encontre du bénéficiaire antérieur du consentement ne peuvent, en eux‑mêmes, être considérés comme abusifs. Toutefois, l’absence de préavis et des circonstances similaires peuvent faire l’objet d’une sanction en vertu de la loi nationale.

81.      S’agissant de la sanction, l’interdiction définitive de l’exercice du droit exclusif conféré par la marque pour une partie des produits visés par son enregistrement se heurte également aux objectifs poursuivis par la directive.

82.      La Cour a systématiquement jugé que les articles 5 et 7 de la directive procèdent à une harmonisation complète des droits conférés par une marque. La directive prévoit de nombreux motifs de refus ou de nullité à l’enregistrement (articles 3 et 4), de limitations des effets de la marque et de l’épuisement du droit qu’elle confère (articles 6 et 7) ainsi que la possibilité de forclusion par tolérance (article 9) (32). Il n’a pas été soutenu qu’une exception au droit exclusif prévu par la directive serait applicable.

83.      S’il était permis aux lois nationales d’interdire définitivement l’exercice du droit exclusif conféré par la marque pour une partie des produits visés par son enregistrement pour des motifs non prévus par la directive, ce droit protégé serait en partie réduit à néant, à l’encontre de l’objectif d’harmonisation des droits voulue par l’article 5 de la directive, faisant ainsi l’impasse sur les conditions d’application des dispositions de la directive sur la limitation des droits. Une telle conséquence est inadmissible.

84.      L’avocat général Jacobs est parvenu à une conclusion analogue après avoir examiné les lois nationales adoptant la protection complémentaire au droit des marques dans le contexte de la marque communautaire: «[s]i chaque État membre avait le droit d’adopter le régime de protection complémentaire de son choix, l’ensemble du régime de la marque communautaire courrait un danger considérable d’être anéanti, de même que l’harmonisation visée par la directive même, dont l’objectif est de supprimer les entraves aux échanges et les distorsions de la concurrence dans l’intérêt du marché intérieur» (33). Ce raisonnement est applicable mutatis mutandis au présent litige.

85.      Une loi nationale sur l’exercice fautif ou abusif de droits ne peut donc interdire définitivement au titulaire d’une marque l’exercice du droit exclusif conféré par la marque pour une partie des produits visés par son enregistrement.

86.      Cela étant dit, rien ne fait obstacle à ce qu’une loi nationale prévoie d’autres sanctions, compatibles avec le droit de l’Union, par exemple des dommages‑intérêts, voire une injonction interdisant au titulaire de la marque d’exercer son droit exclusif. Mais une telle injonction ne peut être que limitée dans le temps, dans le respect des droits du titulaire de la marque. Compte tenu de la complexité des faits, des risques de procédures interminables et de la perspective de dommages‑intérêts, il est envisageable que les parties négocient la conclusion d’une licence.

2.      Analyse de la seconde question

87.      Par sa seconde question, qu’elle a subdivisée en deux sous‑questions, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 5, paragraphe 1, de la directive permet au juge national d’interdire définitivement au titulaire de la marque enregistrée d’en reprendre lui‑même l’usage après avoir mis fin à son engagement envers un tiers de ne pas faire usage de cette marque pour certains produits. Une telle interdiction serait fondée sur l’interdiction de la concurrence déloyale, parce qu’il en résultera pour le titulaire un profit tiré de la publicité effectuée auparavant à propos de la marque par ledit tiers et une confusion possible dans l’esprit de la clientèle. À défaut, le juge national doit‑il prononcer une autre sanction?

88.      M. Depuydt et Gauquie sont d’avis qu’une interdiction définitive de l’usage de la marque par son titulaire constitue une sanction appropriée à la concurrence déloyale. MyP, la République de Pologne et la Commission estiment que le juge national doit prononcer une autre sanction.

89.      Là encore, en vertu de son sixième considérant, la directive n’exclut pas l’application de lois nationales autres que le droit des marques, telles que celles relatives à la concurrence déloyale ou à la responsabilité civile. De telles lois ne peuvent entraver le plein effet de la directive, ni s’écarter de l’harmonisation complète qu’elle réalise.

90.      La directive n’harmonise pas les engagements du titulaire d’une marque à ne pas en faire usage. De même, de manière générale, le droit des marques ne prévoit pas le droit pour le titulaire de faire usage de celle‑ci (34). Les droits conférés par une marque sont des droits négatifs excluant les tiers.

91.      Il n’en demeure pas moins que la mesure nationale proposée s’opposerait à la directive. Une telle mesure se fonderait sur le sentiment d’un profit indu que le titulaire de la marque tirerait de la publicité effectuée auparavant à propos de la marque par le tiers et une confusion possible dans l’esprit de la clientèle, qui viendrait du fait que les produits en question sont désormais fabriqués par quelqu’un d’autre. Ces deux conséquences résultent dans une large mesure du retrait du consentement et de la réorganisation de l’usage de la marque. Toutefois, comme analysé ci‑dessus, l’article 5, paragraphe 1, de la directive crée un système où le titulaire d’une marque peut retirer le consentement donné à son usage par un tiers et réorganiser cet usage.

92.      Là encore, rien n’interdit à la loi nationale de prévoir d’autres mesures de réparation du préjudice subi par le tiers qui soient compatibles avec le droit de l’Union.

V –    Conclusion

93.      Par ces motifs, j’ai l’honneur de proposer qu’il plaise à la Cour de justice de l’Union européenne apporter les réponses suivantes aux questions préjudicielles déférées par la Cour de cassation:

–        L’article 5, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, ne permet pas au titulaire d’une marque enregistrée de donner un consentement irrévocable à l’usage de celle‑ci. Après le retrait d’un tel consentement, le droit exclusif conféré par la marque enregistrée peut être opposé à l’encontre du tiers qui en faisait usage avec le consentement de son titulaire, même si le titulaire et ce tiers ont partagé l’exploitation de la marque, chacun pour des produits différents pour lesquels la marque était enregistrée, pendant fort longtemps.

–        Une loi nationale sur l’exercice fautif ou abusif de droits ne peut interdire définitivement au titulaire d’une marque d’exercer ses droits pour une partie des produits visés par son enregistrement. Nonobstant cela, la directive 89/104 n’interdit pas à la loi nationale de prévoir d’autres mesures de réparation du préjudice subi.

–        L’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/104 ne permet pas au juge national d’interdire définitivement, en vertu du droit de la concurrence déloyale, au titulaire d’une marque enregistrée d’en reprendre l’usage après avoir mis fin à un engagement envers un tiers de ne pas en faire usage pour certains produits, en se fondant sur le fait qu’il tirerait bénéfice de la publicité de la marque réalisée par ledit tiers et des investissements y relatifs ainsi que sur le risque de confusion pour les consommateurs. Ce nonobstant, la directive 89/104 n’interdit pas à la loi nationale de prévoir d’autres mesures de réparation du préjudice subi.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Première directive rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1), modifiée.


3 – JO L 299, p. 25.


4 – Arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques du 15 juin 1957, modifié.


5 – M. Depuydt et Gauquie affirment que M. Baquet faisait déjà usage du signe constitué par la lettre «N», qui faisait partie du fonds de commerce qu’ils ont acquis.


6 – La Commission souligne également qu’à aucun moment une licence n’a été conclue entre les deux parties.


7 – Arrêt du 2 décembre 1964, Dingemans (26/64, Rec. p. 1259).


8 – Arrêt du 10 avril 1984, von Colson et Kamann (14/83, Rec. p. 1891, point 26).


9 – Arrêts du 29 novembre 1978, Redmond (83/78, Rec. p. 2347, point 25), et du 30 novembre 1995, Esso Española (C‑134/94, Rec. p. I‑4223, point 9).


10 – Arrêt du 16 juin 1981, Salonia (126/80, Rec. p. 1563, point 6).


11 – Voir arrêt du 11 juillet 2002, Marks & Spencer (C‑62/00, Rec. p. I‑6325, point 32).


12 – Sur ces droits, voir quatrième considérant de la directive et article 16, paragraphe 1, troisième phrase, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ci‑après l’«accord ADPIC»).


13 – Arrêt du 25 janvier 2007, Dyson (C‑321/03, Rec. p. I‑687, point 24).


14 – Arrêts du 6 mai 2003 (C‑104/01, Rec. p. I‑3793, point 22) et Dyson (précité, points 24 à 26).


15 – Arrêts du 18 janvier 1984, Ekro (327/82, Rec. p. 107, point 11); du 19 septembre 2000, Linster (C‑287/98, Rec. p. I‑6917, point 43), et du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar (C‑482/09, Rec. p. I‑8701, point 29).


16 – Arrêts du 16 juillet 1998, Silhouette International Schmied (C‑355/96, Rec. p. I‑4799, point 25); du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, Rec. p. I‑8691, point 39); du 23 avril 2009, Copad (C‑59/08, Rec. p. I‑3421, point 40); du 3 juin 2010, Coty Prestige Lancaster Group (C‑127/09, Rec. p. I‑4965, point 27), et Budějovický Budvar (précité, point 32).


17 – Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque communautaire (JO L 78, p. 1): sur le droit conféré (article 9, paragraphe 1), sur l’épuisement du droit conféré (article 13, paragraphe 1), sur l’usage (article 15, paragraphe 2) et sur les causes de déchéance [article 51, paragraphe 1, sous c)].


18 – L’article 16, paragraphe 1, de l’accord ADPIC, relatif aux droits conférés par la marque, fait usage de ce terme dans un contexte analogue à celui de l’article 5, paragraphe 1, de la directive.


19 – Voir Trademark Act of 1946 (Lanham Act), Sec. 32, modifié, 15 U.S.C. Sec. 1141 sur la réparation, la violation et la contrefaçon involontaire par des imprimeurs et des éditeurs.


20 – Telle que modifiée par l’article 65, paragraphe 2, de l’annexe XVII de l’accord sur l’Espace économique européen (JO 1994, L 1, p. 3).


21 – Arrêt précité, point 43.


22 – Ibidem, points 45 et 47; arrêts Copad (précité, point 42), et du 15 octobre 2009, Makro Zelfbedieningsgroothandel e.a. (C‑324/08, Rec. p. I‑10019, point 22).


23 – Selon la Cour, le consentement doit porter sur les exemplaires du produit qui ont été mis dans le commerce: arrêts du 1er juillet 1999, Sebago et Maison Dubois (C‑173/98, Rec. p. I‑4103, point 19), et Coty Prestige Lancaster Group (précité, point 31).


24 – La disposition correspondante du règlement sur la marque communautaire a été examinée dans l’arrêt du 11 mai 2006, Sunrider/OHMI (C‑416/04 P, Rec. p. I‑4237).


25 – Arrêt Budějovický Budvar (précité, points 43 et 44).


26 – Une position identique est adoptée en matière de licence de marque communautaire par Schennen, D., dans Eisenführ, G., et Schennen, D., Gemeinschaftsmarkenverordnung, éditions Carl Heymanns Verlag, 2e éd., 2007, article 22, paragraphe 18.


27 – Arrêts du 12 novembre 2002, Arsenal Football Club (C‑206/01, Rec. p. I‑10273, point 51); du 18 juin 2009, L’Oréal e.a. (C‑487/07, Rec. p. I‑5185, point 58); du 23 mars 2010, Google France et Google (C‑236/08 à C‑238/08, Rec. p. I‑2417, point 76); du 25 mars 2010, BergSpechte (C‑278/08, Rec. p. I‑2517, points 29 à 37), et du 22 septembre 2011, Interflora et Interflora British Unit (C‑323/09, Rec. p. I‑8625, point 37), et Budějovický Budvar (précité, point 71). Cette jurisprudence remonte à l’arrêt du 23 février 1999, BMW (C‑63/97, Rec. p. I‑905, point 38).


28 – Arrêts du 20 mars 2003, LTJ Diffusion (C‑291/00, Rec. p. I‑2799, points 41 à 43), et Budějovický Budvar (précité, points 69 et 70).


29 – Arrêt Budějovický Budvar (précité, points 63 à 84).


30 – Ibidem, point 71.


31 – Cela avec d’autant plus de force que le droit de l’Union s’oppose à l’abus de droit: arrêts du 12 mai 1998, Kefalas e.a. (C‑367/96, Rec. p. I‑2843, point 20), et du 21 février 2006, Halifax e.a. (C‑255/02, Rec. p. I‑1609, points 68 et 69).


32 – M. Depuydt et Gauquie semblent soutenir que le onzième considérant de la directive permet un principe général extensif de tolérance allant au‑delà des limites posées par la directive. Cela reviendrait à contourner les conditions qu’elle pose, par exemple, en son article 9, paragraphe 1.


33 – Conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Zino Davidoff et Levi Strauss (arrêt précité, point 63).


34 – Toutefois, la directive impose une obligation de faire usage de la marque (article 10, paragraphe 1). Notons que l’article 20 de l’accord ADPIC interdit que l’usage d’une marque soit entravé de manière injustifiable par des prescriptions spéciales.